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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20090625

Dossier : T-64-08

Référence : 2009 CF 666

 

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2009

En présence de madame la juge Simpson

 

ENTRE :

HENRY NEUGEBAUER

demandeur

 

et

 

 

ANNA M. LABIENIEC

défenderesse

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La présente affaire concerne une demande présentée en vue de la radiation du certificat d’enregistrement du droit d’auteur (enregistrement n° 1,039,825) enregistré le 12 juillet 2006 auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada relativement à l’œuvre littéraire en langue polonaise intitulée Gesi puch (le Livre). L’enregistrement en cause désigne tant le demandeur que la défenderesse à titre de propriétaires et d’auteurs du Livre. La demande est présentée en application du paragraphe 57(4) de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42 (la Loi).

 

LES PARTIES

 

[2]               Le demandeur, Henry Neugebauer, est né en Pologne en 1926 et il vit au Canada depuis les années 1950. C’est un survivant de l’Holocauste qui avait 13 ans lorsque les Allemands ont commencé à occuper la Pologne en 1939. Le Livre relate son histoire, particulièrement ce qu’il a vécu pendant l’Holocauste. Le demandeur n’a aucune expérience comme écrivain et il ne connaît rien de questions comme la mise en page électronique, la conception de page couverture et l’impression et la publication d’un ouvrage. Le demandeur dit parler couramment l’anglais et le polonais.

 

[3]               La défenderesse, Anna M. Labieniec, est écrivaine et journaliste et elle vit et travaille au Canada depuis une douzaine d’années. Elle parle le polonais et travaille dans cette langue, la seule qu’elle maîtrise. La défenderesse était par conséquent assistée d’un interprète lors de l’audition de la présente demande. En plus du Livre dont elle prétend être la coauteure, la défenderesse a écrit et publié six livres, dont quatre à titre de réviseure générale, un en tant que coauteure et un autre comme auteure. Elle prétend également avoir rédigé le texte de centaines d’entrevues ainsi que des reportages écrits pour la radio et la télévision.

 

[4]               La défenderesse a été représentée pendant une brève période, lorsqu’a été introduite une requête en vue de l’ajournement de la présente instance, mais elle s’est représentée elle-même pendant l’audience sur le fond. Malheureusement, en raison de la décision de la défenderesse de se représenter elle-même, le dossier de celle-ci était incomplet. À titre d’exemple, bien que la défenderesse ait fait état dans son affidavit du 23 décembre 2008 d’une transcription de trente pages qu’elle aurait établie, elle n’a pas été autorisée à la produire à l’audience, cette transcription n’ayant pas été jointe comme pièce à son affidavit. Je n’ai pas tenu compte, de même, d’éléments de preuve présentés par elle lors de sa plaidoirie mais qui n’avaient pas été inclus dans ses affidavits.

 

LES FAITS

 

[5]               Le demandeur affirme qu’un document intitulé « Confirmation d’entente verbale » daté du 1er septembre 2005 (la première entente) exprimait l’intention des parties de créer un livre dont il serait l’auteur et dont la défenderesse serait la réviseure. Le demandeur ajoute que les parties sont liées par les dispositions de la première entente relatives à la « paternité de l’œuvre », la défenderesse n’ayant pas démontré l’existence d’une modification de cette entente ou d’un changement important dans les intentions des parties.

 

[6]               La défenderesse nie pour sa part que la première entente avait trait à un livre. L’entente prévoyait plutôt, selon ses dires, qu’elle établirait une transcription révisée des souvenirs enregistrés sur bande du demandeur sur ce qu’il avait vécu pendant l’Holocauste. Les enregistrements étaient faits en polonais et leur transcription devait également être effectuée dans cette langue.

 

[7]               La défenderesse affirme qu’un contrat verbal distinct a été conclu qui traitait de la rédaction conjointe du Livre (la seconde entente), et que le comportement du demandeur confirme que le  Livre était bien une œuvre créée en collaboration.

 

[8]               Pour les motifs qui vont suivre, j’en suis venue à la conclusion que la défenderesse était crédible et qu’une seconde entente avait été conclue selon laquelle elle et le demandeur avaient convenu d’être les coauteurs du Livre.

 

La première entente

 

[9]               Les deux parties ne se connaissaient pas avant d’engager leurs discussions au sujet de la première entente. En raison d’une recommandation favorable, le demandeur avait communiqué avec la défenderesse en août 2005.

 

[10]           Le 1er septembre 2005, les parties ont signé la première entente. Il s’agissait d’un contrat de travail personnel d’une page rédigé en anglais par J. Bogdan Pasziewicz, l’époux de la défenderesse. Ce dernier a expliqué les dispositions de la première entente aux parties en polonais avant qu’elles ne la signent. L’entente désignait le demandeur à titre d’auteur, et la défenderesse à titre de réviseure ayant pour fonctions de [traduction] « [t]ranscrire par écrit (en polonais) les enregistrements magnétiques » et d’en « [r]éviser le contenu en lui donnant forme littéraire ».

 

[11]           La première entente ne fait mention d’aucun livre, mais désigne plutôt l’œuvre sous les noms de [traduction] « révision » ou de « mémoires ». Le mot « Mémoires » figure au-dessus du nom du demandeur au haut de la page à gauche, puis dans l’expression qui suit, sous la rubrique [traduction] « divers » : « L’auteur confère à la réviseure le droit d’utiliser des parties des mémoires dans ses œuvres futures ». Le mot « révision » figure pour sa part deux fois sous la rubrique « divers », dans les expressions qui suivent : [traduction] « La révision demeure la propriété de l’auteur » et « L’auteur dispose du droit d’approbation finale de la révision ».

 

[12]           Dans son affidavit, M. Pasziewicz dit avoir expliqué aux parties que [traduction] « le document porte le nom de mémoires », de même que ce qui suit :

[traduction]

La transcription sur papier des enregistrements, leur version imprimée (révision), appartient à l’auteur des bandes magnétiques. Cet auteur a le droit de demander qu’une correction soit apportée à la version imprimée, afin que ne soit pas révélée dans un écrit certains secrets sur sa vie. Il accorde à Anna Labieniec le droit d’utiliser des parties de son récit pour son travail de journaliste, sans qu’une autorisation distincte ne soit requise. La dernière clause est celle qui a le plus préoccupé M. Neugebauer.

 

[13]           La défenderesse affirme que le contenu des enregistrements magnétiques consistait en [traduction] « une accumulation chaotique de renseignements sans suite logique sur la vie du demandeur » aucunement présentés selon un ordre chronologique. Le langage du demandeur, en outre, était difficile à comprendre. Étant donné les difficultés causées par le matériel fourni, la défenderesse a demandé au demandeur d’avoir des entretiens avec lui afin de mener à bien la transcription de ses bandes magnétiques. Elle a aussi procédé à des recherches indépendantes pour combler les lacunes du matériel. En fin de compte, la défenderesse a remis au demandeur un texte de trente pages.

 

[14]           J’en suis venue à la conclusion que la première entente constituait un contrat restreint en vue de la transcription et de la révision du contenu des bandes magnétiques du demandeur et sa mise sous forme écrite structurée en polonais. Comme la première entente ne prévoyait que des honoraires de 2 000 $ et une période de deux mois pour mener à terme le travail, sans rien prévoir au sujet du droit d’auteur et des redevances, j’ai prêté foi à la déposition de la défenderesse selon laquelle cette entente n’avait pas trait à un livre.

 

La seconde entente

 

[15]           La défenderesse soutient que le demandeur était satisfait de la transcription de 30 pages réalisée dans le cadre de la première entente, mais qu’il rêvait également d’écrire un livre. La défenderesse affirme que le demandeur souhaitait qu’elle écrive un livre d’environ 240 pages portant sur sa vie, livre dont il devait être le personnage principal. À ce stade, les parties ont conclu verbalement la seconde entente prévoyant qu’elles seraient des coauteurs du Livre. La seconde entente prévoyait également que le demandeur acquitterait les frais de la première édition dont il toucherait donc tous les revenus, mais que les profits tirés de futures éditions et d’éventuelles traductions seraient partagés entre les parties.

 

Le Livre

 

[16]           C’est le 5 mai 2006, à Toronto, qu’a eu lieu la première publication du Livre. Le livre compte 224 pages ainsi qu’une jaquette en papier. Au recto de la jaquette figure bien en vue le nom des deux parties, le nom du demandeur étant écrit au-dessus du nom de la défenderesse, en caractères légèrement plus gros. Les renseignements sur la publication figurant à la seconde page du Livre font état des droits d’auteur tant du demandeur que de la défenderesse. Sur le premier rabat de la jaquette se trouve la photo du demandeur ainsi que des renseignements à son sujet, et on y mentionne : [traduction] « Il a raconté son histoire à [la défenderesse], auteure et journaliste polonaise qui vit au Canada ». La défenderesse a donné la traduction suivante de la première phrase sur le second rabat de la jaquette :

[traduction]

Gesi puch (Vers le bas) d’Henry Neugebauer et d’Anna Labieniec est un récit fondé sur des événements réels, comme les a perçus un adolescent, liés à l’Holocauste et survenus à Sosnowiec.

 

 

[17]           Le demandeur reconnaît que la défenderesse a écrit chacun des mots du Livre. J’ai prêté foi à la prétention de la défenderesse selon laquelle elle avait utilisé les renseignements sans suite communiqués par le demandeur et en avait fait un récit, et rejeté la prétention du demandeur selon laquelle la défenderesse avait simplement révisé et organisé son récit. J’en suis également venue à la conclusion que la défenderesse avait inclus dans le Livre des éléments originaux, hors les souvenirs du demandeur, sur les événements survenus, pour ajouter à son récit et pouvoir réaliser le Livre.

 

[18]           Le demandeur affirme que, lorsque le Livre a été imprimé par un imprimeur choisi par la défenderesse, il ne savait pas qu’il y était fait mention de la défenderesse soit comme auteure, soit comme détentrice d’un droit d’auteur. Il ajoute qu’avant l’impression on lui avait montré certaines choses sur l’écran d’ordinateur de M. Paszkiewicz, mais qu’il n’avait rien pu voir parce qu’il ne portait pas ses lunettes. Le demandeur déclare également que, bien qu’il l’ait demandé, on ne lui avait pas présenté d’épreuves à réviser. Il soutient que tout était expédié et désorganisé à l’imprimerie, qu’on ne lui avait fait voir que quelques pages, qu’on ne lui avait pas laissé assez de temps pour examiner la couverture du Livre et que personne n’avait porté à son attention [traduction] « les petits passages où il était question de droit d’auteur, de droits attribués à Sooni Project et autres détails semblables figurant dans la version imprimée de Gesi Puch ».

 

[19]           Le demandeur affirme également que, lorsqu’il a vu la mise en page du Livre, il s’était estimé suffisamment présenté comme son auteur du fait d’éléments tels que les plus gros caractères utilisés pour son nom sur la couverture, sa préface placée en introduction de l’ouvrage, sa photographie ainsi que sa biographie figurant sur  le premier rabat de la jaquette et [traduction] « le fait que Gesi Puch [était] son autobiographie ».

 

[20]           Pour sa part, la défenderesse affirme que le demandeur avait aimé la conception graphique du Livre et avait permis que son nom figure à titre de coauteure sur la couverture. Il avait également souhaité que la photographie de la défenderesse paraisse sur le deuxième rabat de couverture, ce à quoi celle-ci s’était toutefois objectée. La défenderesse et Marek Kornas, propriétaire et exploitant de l’entreprise Nova Printing, ont tous deux déclaré dans leur déposition que le demandeur avait participé à la prise de toutes les décisions et donné son approbation à toutes les étapes du processus d’impression, qui s’était déroulé sur une période de trois semaines. Pendant celle-ci, selon leurs dires, le demandeur avait apporté à la maison la jaquette et le texte de l’ouvrage, et aucun élément n’avait soulevé de sa part la moindre objection. Ils ont également affirmé qu’à la fin d’avril 2006, le demandeur s’était rendu à l’imprimerie et avait examiné avec soin le Livre et la couverture, et il avait approuvé le contenu de l’un et de l’autre.

 

[21]           Sur la foi de ces affirmations, j’ai rejeté la prétention du demandeur voulant qu’il n’ait pas eu connaissance des renseignements sur les droits d’auteur et la paternité de l’œuvre figurant dans le Livre avant qu’il ne soit publié.

 

La publication du Livre

 

[22]           Le demandeur soutient que le comportement des parties après la publication d’une œuvre ne devrait pas être considéré comme une preuve de leurs intentions. Toutefois, dans l’arrêt Drapeau c. Girard, [2003] R.J.Q. 2539, au paragraphe 9, la Cour d’appel du Québec a statué qu’un tel comportement était pertinent au regard des questions de paternité et de paternité conjointe. Je vais maintenant examiner, par conséquent, ce comportement en l’espèce.

 

[23]           La première activité de promotion du Livre s’est déroulée le 5 mai 2006, à la librairie Artus de Toronto. Selon Teresa Budzillo, propriétaire et gérante de la librairie, lorsqu’elle-même, le demandeur et la défenderesse s’étaient réunis pour planifier la tenue de l’événement, le demandeur s’était [traduction] « présenté comme le coauteur du livre Gesi puch rédigé par Anna Labieniec ». Aux dires de Mme Budzillo et de la défenderesse, des écrivains, des journalistes ainsi que des lecteurs et des proches parents du demandeur avaient assisté à la lecture publique du 5 mai 2006.


 

[24]           Voici un extrait de la description, par Mme Budzillo, de l’activité de promotion :

[traduction]

Anna Labieniec a parlé de son processus d’écriture, et des problèmes qu’elle avait dû surmonter pour exprimer en mots dans le livre le mode de pensée d’un homme élevé au sein d’une culture autre que la culture chrétienne, et rendre l’expérience traumatisante vécue par le personnage face à l’extermination […] Pendant la lecture publique, M. Neugebauer n’a cessé de remercier Anna Labieniec d’avoir écrit un beau livre sur lui et ses compagnons d’infortune. Il lui a présenté un bouquet de roses. Mme Labieniec et M. Neugebauer ont dédicacé l’un et l’autre les livres des lecteurs.

 

[25]           Marek Kusiba, écrivain et journaliste ayant assisté à l’événement, a dit que plusieurs acheteurs du Livre avaient demandé tant à l’une qu’à l’autre parties de dédicacer leur exemplaire. Le demandeur affirme toutefois que les parties avaient signé le Livre non en tant que coauteurs, mais en tant qu’auteur et réviseure, et n’avaient dédicacé ensemble des exemplaires lors du lancement du Livre à Toronto que parce que la défenderesse comptait de nombreux amis dans l’assistance. Je rejette toutefois cette explication, comme les parties ont également dédicacé ensemble des exemplaires du Livre en Pologne.

 

[26]           Le demandeur a donné à la défenderesse un exemplaire dédicacé par lui du Livre. La défenderesse a traduit comme suit, de l’anglais au polonais, cette dédicace : [traduction] « Pour Mme Ania qui a rédigé ce beau livre, merci. Henry Neugebauer ». Le demandeur ne conteste pas la fidélité de la traduction, mais fait plutôt valoir qu’il voulait exprimer sa gratitude pour le travail de révision de la défenderesse. Les avocates du demandeur ont affirmé que celui-ci avait entendu remercier la défenderesse pour avoir révisé le Livre, et que la Cour ne devrait pas accorder trop d’importance aux mots qu’il avait utilisés. J’ai néanmoins pris pour argent comptant les mots employés par le demandeur, et j’estime que sa note de remerciement aurait permis de le constater si la défenderesse n’avait bien été qu’une réviseure de l’œuvre. J’en arrive à cette conclusion en gardant à l’esprit que, lorsqu’il a signé la première entente, le demandeur connaissait la distinction entre un auteur et un réviseur.

 

[27]           J’ai jugé particulièrement utile la preuve relative à la lecture publique qui a eu lieu le 26 mai 2006 au Studio 102 à Lodz, en Pologne. La défenderesse a fourni une traduction de la partie de la lecture enregistrée sur bande, et le demandeur n’a pas contesté la fidélité de cette traduction. La défenderesse s’y décrivait bien clairement comme une auteure du Livre, sans que le demandeur n’émette la moindre objection.

 

[28]           Compte tenu de l’ensemble de la preuve, y compris des photographies faisant voir la défenderesse dédicaçant le Livre avec le demandeur à Toronto et en Pologne, j’en suis venue à la conclusion que les parties avaient rédigé au moins deux fois ensemble des dédicaces. Étant donné le comportement des intéressés lors des activités de promotion, particulièrement sur la foi de la déposition de Mme Budzillo selon laquelle le demandeur s’était décrit comme un « coauteur » du Livre avec la défenderesse, je rejette également la prétention de ce dernier voulant que les dédicaces n’aient pas été signées par l’un et l’autre à titre de coauteurs. Je conclus par conséquent que les parties se sont présentées en tant que coauteurs lorsqu’elles ont fait la promotion du Livre.

 

Les événements ayant conduit à la présente instance

 

[29]           Le demandeur a déclaré dans son témoignage qu’une fois rentré d’Europe, il avait appris que, selon ce que croyait sa fille (maintenant décédée), la défenderesse prétendait être la coauteure du Livre. Il aurait alors apparemment été surpris et en colère, et pris des mesures pour corriger la situation, notamment en faisant publier une annonce dans un journal où il se déclarait être l’auteur exclusif du Livre.

 

[30]           Mme Budzillo affirme qu’à la fin de juin 2006, elle a découvert que le demandeur avait fait remplacer dans sa librairie les affiches où figurait le nom des deux parties par des affiches ne faisant plus voir que son seul nom. Elle a enlevé les affiches et demandé à rencontrer le demandeur. Mme Budzillo ajoute que, selon ce que la défenderesse lui aurait dit, l’avocate du demandeur lui avait écrit pour l’accuser de se présenter illicitement comme coauteure du Livre et pour la menacer de poursuites. Mme Budzillo affirme aussi que, lorsqu’elle a rencontré le demandeur, ce dernier ne lui avait justifié d’aucune manière sa conduite. Elle lui a dit qu’elle jugeait son comportement scandaleux et qu’il était un ingrat, et elle a refusé de vendre le Livre. Elle a ensuite renvoyé au demandeur les invendus.

 

[31]           La défenderesse affirme que le demandeur ne dit pas la vérité lorsqu’il soutient avoir appris par sa fille qu’elle se présentait comme coauteure du Livre. La défenderesse explique le comportement du demandeur par le fait qu’elle disposait des relations requises pour organiser la tournée de promotion en Pologne et, qu’une fois la tournée terminée, le demandeur avait estimé ne plus avoir besoin d’elle. Comme autre explication du refus du demandeur de lui reconnaître la paternité conjointe, la défenderesse a invoqué les éventuels paiements qu’il allait devoir lui verser si le Livre était publié de nouveau ou traduit.

 

[32]           Le 12 juillet 2006, la défenderesse a fait enregistrer le Livre auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada. L’enregistrement désignait la défenderesse et le demandeur comme propriétaires et auteurs du Livre.

 

[33]           En octobre 2007, le demandeur a présenté une demande indépendante d’enregistrement de droit d’auteur auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, et l’enregistrement a été fait le 2 novembre 2007. Cet enregistrement faisait état du demandeur en tant que propriétaire et auteur unique du Livre.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[34]           Dans ce contexte, il convient maintenant d’examiner les questions qui suivent :

1.                  La contribution de la défenderesse au Livre correspond-elle à une « paternité » pour l’application de la Loi?

2.                  Les contributions respectives des parties au Livre en ont-elles fait une « œuvre créée en collaboration »?

 

1re question – Paternité de l’œuvre

 

[35]           Les parties ne s’entendent pas au sujet de la contribution de la défenderesse à la création du Livre. Le demandeur soutient que la défenderesse n’a pas contribué au processus créatif ou intellectuel de rédaction du Livre, considérant sa contribution être simplement de l’ordre d’une révision. La défenderesse prétend au contraire être l’unique source du processus créatif et intellectuel de rédaction du Livre.

 

[36]           Le demandeur signale à juste titre que, bien que le mot « auteur » ne soit pas défini dans la Loi, la jurisprudence a établi qu’elle dénotait une certaine créativité et une certaine ingéniosité. Il cite à cet égard le passage suivant de l’arrêt New Brunswick Telephone Company de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick :

Le terme auteur […] ne doit pas être assimilé à un simple scribe ou copiste. […] Par ailleurs, une personne qui donne simplement des idées à une autre personne n’est pas l’auteur. […] L’auteur semblerait plutôt être la personne qui exprime les idées sous une forme neuve ou originale.

 

New Brunswick Telephone Company, Limited c. John Maryon International Limited [1982] A.N.-B. n° 387,

[1982] 141 D.L.R. (3d) 193, page 244 (C.A. N.-B.).

 

 

[37]           J’en suis venue à la conclusion qu’en l’espèce, la contribution de la défenderesse au Livre suffisait en termes d’originalité et d’expression pour qu’elle puisse en revendiquer la paternité, et j’ai rejeté la prétention du demandeur voulant que le Livre soit simplement la transcription de son récit par la défenderesse, celle-ci n’ayant apporté que des modifications mineures en en facilitant la lecture, en en révisant le vocabulaire et en le peaufinant. À mon avis, le demandeur n’a pas transmis à la défenderesse suffisamment de souvenirs personnels pour qu’elle puisse écrire un livre. C’est pour cette raison que la défenderesse a décrit dans son affidavit plus d’une douzaine de scènes qu’elle a tirées de son imagination ou de ses recherches pour pouvoir étoffer le Livre. Le demandeur ne conteste la provenance que de l’une de ces scènes, disant que c’est lui qui avait raconté à la défenderesse avoir bu de l’huile de baleine.

 

[38]           Il est de jurisprudence constante au Canada qu’en matière de droits d’auteur, le droit ne protège pas des idées, des concepts et des faits, mais bien l’expression de ceux-ci en une forme originale. Le demandeur soutient à ce titre que tous les épisodes créés par la défenderesse [traduction] « tirent leur origine de ma vie ou de la vie d’autres victimes, comme moi, de l’Holocauste ». Or, je vois là l’admission du fait qu’il ne s’agissait pas, quant à ces épisodes, d’une simple transcription révisée par la défenderesse d’un récit dont le demandeur aurait été l’auteur.

 

[39]           Dans l’affaire Gould Estate c. Stoddart Publishing Co. (1996), 30 O.R. (3d) 520 (Div. gén.), conf. par (1998), 80 C.P.R. (3d) 161 (C.A. Ont.), Glenn Gould, l’objet de l’œuvre littéraire en cause, avait contribué substantiellement à l’œuvre au moyen de déclaration faites lors d’entrevues. On a toutefois statué que l’auteur était la personne qui avait fait passer les entrevues et accompli le travail créatif consistant à assembler les déclarations formulées en une œuvre littéraire. Il ressort par conséquent de Gould qu’une personne ne dispose pas d’un droit d’auteur sur une œuvre du simple fait qu’elle en constitue l’objet ou qu’elle a répondu à des questions posées lors d’entrevues. Dans la décision subséquente Gould, Hager c. ECW Press Ltd., [1999] 2 C.F. 287, 85 C.P.R. (3d) 289, au paragraphe 24, la Cour a fait remarquer ce qui suit :

[E]n droit anglo-canadien, s’agissant des entrevues privées, c’est la personne qui consigne sous une forme permanente les déclarations orales qui acquiert le droit d’auteur sur celles-ci. Cette personne est considérée comme le créateur de l’œuvre.

 

2e question –Oeuvre créée en collaboration

 

[40]           Le demandeur conteste également que la défenderesse puisse prétendre, de par les faits et en droit, que l’œuvre a été créée en collaboration.

 

[41]           On définit comme suit, à l’article 2 de la Loi, ce qu’est une « œuvre créée en collaboration » :

«oeuvre créée en collaboration »
"
work of joint authorship"

«oeuvre créée en collaboration » Oeuvre exécutée par la collaboration de deux ou plusieurs auteurs, et dans laquelle la part créée par l’un n’est pas distincte de celle créée par l’autre ou les autres.

"work of joint authorship"
«oeuvre créée en collaboration »

"work of joint authorship" means a work produced by the collaboration of two or more authors in which the contribution of one author is not distinct from the contribution of the other author or authors;

 

 

[42]           La définition prévue dans la Loi impose ainsi deux exigences précises : l’existence d’une collaboration et le caractère indistinct des parts créées ou contributions.

 

[43]           J’en suis venue à la conclusion qu’en conformité avec la seconde entente, il y a bien eu en l’espèce une collaboration qui a résulté en un tout unifié, et que les parties entendaient que leurs contributions soient réunies pour la réalisation d’un projet commun. J’ai prêté foi à la déposition de la défenderesse selon laquelle le demandeur avait accepté qu’ils soient tous deux les coauteurs du Livre. La déposition de la propriétaire d’une librairie, selon laquelle le demandeur s’était présenté à elle en tant que « coauteur » du Livre écrit par la défenderesse, ainsi que le comportement postérieur à la publication du demandeur, m’ont convaincue que la défenderesse était bien une coauteure du Livre.

 

[44]           J’ai tiré cette conclusion en fonction tant du critère classique de la paternité conjointe, que du critère plus étoffé introduit par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans la décision Neudorf c. Nettwerk Productions Ltd. (1999), 3 C.P.R. (4th) 129, paragraphe 24 (C.S. C.-B.) (Neudorf). La Cour suprême de la Colombie-Britannique a appliqué le droit américain dans Neudorf et exigé que les collaborateurs aient entendu se considérer l’un l’autre comme des coauteurs, une telle exigence n’étant pas prévue par ailleurs par la jurisprudence canadienne et anglaise.

 

[45]           On continue d’invoquer Levy c. Rutley (1871) 6 L.R. 976 (C.J.C.P. Angl.) 1870-71 523 [Levy c. Rutley] à titre de décision faisant autorité quant aux éléments constitutifs de la paternité conjointe en droit anglais et canadien. Selon Normand Tamaro, par exemple, dans l’ouvrage The 2009 Annotated Copyright Act (Toronto: Carswell, 2008), aux pages 189 à 191, les trois importants éléments suivants sont établis par suite de ce jugement en ce qui concerne l’œuvre créée en collaboration :

[traduction]

Premièrement, l’existence d’une œuvre créée en collaboration est établie en fonction des faits et du droit, et non pas des intentions des parties.

[…]

Deuxièmement, la contribution de chacune des parties n’a pas à être égale, mais chaque contribution se doit d’être importante.

[…]

Troisièmement, bien qu’une contribution puisse être inférieure à une autre au plan de la qualité ou de la quantité, il doit s’agir d’un travail accompli de concert pour la réalisation d’un projet commun.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[46]           Par contraste avec l’élément « contribution » de la paternité conjointe examinée dans de nombreuses décisions canadiennes, le juge Cohen a dit dans la décision Neudorf, au paragraphe 68, [traduction] « la jurisprudence canadienne est très peu abondante quant au sens à donner au mot "collaboration" dans la définition de l’œuvre créée en collaboration de l’article 2 de la Loi ».

 

[47]           Après avoir décrit certains des précédents canadiens et anglais, le juge Cohen a conclu comme suit, au paragraphe 71 :

[traduction]

Ni Fox, ni les décisions Stuart c. Barrett ou Godfrey c. Lees, n’ont longuement traité du critère de la paternité conjointe, si ce n’est pour en dire qu’il avait été introduit en common law par Levy c. Rutley. Il est toutefois à tout le moins établi en jurisprudence, selon moi, que pour satisfaire à ce critère, le présumé auteur doit démontrer avoir contribué à l’œuvre au moyen d’une expression originale d’importance au moment de sa création, et l’avoir fait pour la réalisation d’un projet commun (il faut, autrement dit, une certaine intention commune).

[Non souligné dans l’original.]

 

[48]           En instaurant l’exigence d’une intention commune, le juge Cohen s’est inspiré de la législation et de la jurisprudence américaines.

 

[49]           À l’article 101 de la Copyrights Act de 1976, 17 U.S.C., la loi sur le droit d’auteur américaine, était énoncée comme suit la définition d’une [traduction] « œuvre créée en collaboration » en vigueur aux États-Unis lorsqu’à été rendue la décision Neudorf :

[traduction]

Une « œuvre créée en collaboration » est une œuvre créée par deux ou plusieurs auteurs ayant l’intention que les diverses contributions soient fusionnées comme parts inséparables ou interdépendantes d’un tout unifié.

 

 

[50]           Le juge Cohen s’est également fondé sur la décision Childress c. Taylor, 945 F.2d 500 (2e Cir. 1991) (Childress), soit, selon lui, le jugement faisant autorité aux États-Unis quant à l’interprétation de la définition qui y est donnée dans la loi à l’« œuvre créée en collaboration ». On a établi dans Childress le critère en trois volets suivant :

1)                  chacun des collaborateurs avait l’intention que l’autre ou les autres soient des coauteurs de l’œuvre;

2)                  l’œuvre de chaque auteur était protégeable de manière indépendante;

3)                  chaque auteur avait l’intention que son œuvre soit fusionnée comme part inséparable ou interdépendante d’un tout.

 

[51]           Bien qu’on ait recouru au critère de Neudorf en première instance au Québec, en Ontario et en Nouvelle-Écosse (Drapeau c. Carbone 14, [2000] J.Q. n° 1171 (C.S.Q.) (paragraphe 55); Saxon c. Communications Mont-Royal inc., [2000] J.Q. n° 5634 (C.S.Q.) (paragraphe 75); Dolmage c. Erskine (2003), 23 C.P.R. (4th) 495 (C.S.J. Ont.) (paragraphe 45); Wall c. Horn Abbot Ltd., 2007 C.S. N.-É.) 197 (paragraphes 498 à 506), il n’a jamais été appliqué, à ce que je sache, par une cour d’appel. Plus particulièrement, je ne partage pas l’avis du demandeur selon lequel la Cour d’appel du Québec s’est fondée sur ce critère dans l’arrêt Drapeau c. Girard, [2003] J.Q. n° 13044, 127 A.C.W.S. (3d) 533. Tel que j’interprète cet arrêt, la Cour d’appel y a plutôt recouru au critère classique de la paternité conjointe formulé dans Levy c. Rutley.

 

[52]           Dans ce contexte, j’ai décidé de ne pas me conformer à l’énoncé dans Neudorf du critère approprié de la paternité conjointe pour l’application de l’article 2 de la Loi. Comme je l’ai toutefois déjà mentionné, même si j’avais appliqué la décision Neudorf, ma conclusion sur la question de la paternité conjointe aurait été la même.

 

CONCLUSION

 

[53]           La demande de radiation de l’enregistrement du droit d’auteur n° 1,039,825 sera rejetée.

 

ORDONNANCE

 

VU les observations des avocates du demandeur et de la défenderesse s’étant représentée  elle-même entendues le jeudi 22 janvier 2009 à Toronto,

 

ET VU que je suis convaincue, pour les motifs énoncés précédemment, que le certificat d’enregistrement du droit d’auteur (enregistrement n° 1,039,825) daté du 12 juillet 2006 désigne à bon droit les deux parties comme propriétaires et auteurs de l’œuvre littéraire intitulée Gesi puch,

 

ET VU que je suis convaincue que la défenderesse, comme elle s’est représentée elle-même, a le droit d’être remboursée à l’égard de ce qui suit : (i) son temps, selon une échelle modérée; (ii) ses débours raisonnables; (iii) les dépens partie-partie liés au travail de tout avocat dont les services ont pu être retenus pour assistance dans le cadre de la présente demande;

 

LA COUR ORDONNE PAR CONSÉQUENT :

1.                  La présente demande de radiation du certificat d’enregistrement du droit d’auteur (enregistrement n° 1,039,825) daté du 12 juillet 2006, relative à l’œuvre littéraire intitulée Gesi puch, est rejetée.

2.                  La défenderesse a droit à ses dépens, d’un montant de 3 000 $, pour son temps, en plus des débours raisonnables et des dépens partie-partie liés au travail de tout avocat dont les services ont été retenus pour assistance dans le cadre de la présente demande.

 

 

 

« Sandra J. Simpson »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-64-08

 

INTITULÉ :                                       HENRY NEUGEBAUER c. ANNA M. LABIENIEC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 26 NOVEMBRE 2008

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE:                        LA JUGE SIMPSON

 

 

DATE DES MOTIFS ET

DE L’ORDONNANCE :                   LE 25 JUIN 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jordana Sanft

Jill Melissa Daley 

                      POUR LE DEMANDEUR

 

 

Christopher Kozlowski

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault

Toronto (Ontario)

 

                            POUR LE DEMANDEUR

Kozlowski and Associates Mississauga (Ontario)

 

                          POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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