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Federal Court

 

 

 

 

 

 

 

 

Cour fédérale


Date : 20090623

Dossier : IMM-2455-08

Référence : 2009 CF 660

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2009

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

ALVIN JOHN BROWN

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               La question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la Section d’appel de l’immigration (la SAI) n’avait pas compétence pour entendre un appel au motif qu’une détention préventive de 17 mois était réputée équivaloir à 34 mois d’emprisonnement. Ce calcul de la période de détention avant le procès aurait pour effet de priver le demandeur d’un droit d’appel parce qu’il a été condamné à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans.

 

[2]               La question de la compétence est soulevée en ce qui concerne l’article 64 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), qui énonce ce qui suit :

64. (1) L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant.

 

 

 

(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité vise l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins deux ans.

64. (1) No appeal may be made to the Immigration Appeal Division by a foreign national or their sponsor or by a permanent resident if the foreign national or permanent resident has been found to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality.

 

(2) . For the purpose of subsection (1), serious criminality must be with respect to a crime that was punished in Canada by a term of imprisonment of at least two years.

 

 

[3]               Bien que l’audition de la demande de contrôle judiciaire ait eu lieu à la fin du mois de novembre, les observations du demandeur sur une question à certifier ne sont pas parvenues à la Cour avant le mois de mai, pour des raisons inconnues. La faute n’est attribuable à aucune des parties.

 

 

 

II.         CONTEXTE

 

[4]               Le demandeur est dans la mi-trentaine et est un citoyen de la Jamaïque. Il demeure au Canada depuis l’âge de huit ans, et a été un résident permanent durant presque toute cette période.

 

[5]               Le 10 septembre 2002, M. Brown a été déclaré coupable de deux chefs d’accusations de vol qualifié et d’un chef d’accusation d’usage d’une fausse arme à feu lors de la perpétration d’une infraction.

 

[6]               Au procès criminel de M. Brown, le procureur de la Couronne et l’avocat de M. Brown ont déposé une observation conjointe sur la peine appropriée, compte tenu du temps passé par le demandeur (17 mois) en détention préventive, dont une partie a été purgée lors d’une grève à la prison. Le juge du tribunal ontarien a accepté la peine convenue, soit une journée de prison et une probation de 18 mois. 

 

[7]               La transcription de la détermination de la peine, versée au dossier certifié du tribunal, contient une seule mention de la part de la Couronne au sujet de la possibilité que la détention préventive puisse être considérée double aux fins de la détermination de la peine. Cette mention se lit comme suit :

[traduction]

Cela ferait donc 34 mois, si vous comptez le temps en double, ce qui est la pratique courante pour nos tribunaux. Je comprends que certains juges ont accordé un crédit additionnel en raison du temps purgé lors de la grève. Je laisse cette question à l’entière discrétion de Votre Honneur. Quoiqu’il en soit, il s’agit de 17 mois de détention préventive, et j’estime que c’est suffisant. C’est sur cette base que nous avons résolu cette affaire.

 

[8]               La transcription démontre ensuite que l’accent est mis sur la probation et les conditions de celle-ci. Le prononcé formel de la peine par le juge ne fait pas mention de la détention préventive, encore moins du compte en double du temps purgé.

 

[9]               Compte tenu de la peine, M. Brown a été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité à la suite d’une enquête devant la Section de l’immigration. Une mesure d’expulsion a été prononcée.

 

[10]           M. Brown a déposé un avis d’appel à la SAI. Après que la question de la compétence ait été soulevée, la SAI a statué qu’elle ne trancherait pas l’appel avant d’avoir entendu les motifs humanitaires (CH) soulevés par M. Brown dans son appel.

 

[11]           Cependant, avant que l’appel et l’audience sur la demande CH n’aient eu lieu, la SAI a décidé qu’elle n’avait pas compétence, a annulé l’audience et rejeté l’appel.

 

[12]           En agissant ainsi, la SAI a jugé que la question en litige était de savoir si la détention préventive devait être considérée comme du temps normal (1 pour 1), ou si elle devait être considérée comme si chaque journée passée en prison était l’équivalent de deux jours « d’emprisonnement » (2 pour 1).

 

[13]           La SAI a conclu que 17 mois de détention préventive équivalaient à une période d’emprisonnement de 34 mois pour l’application du paragraphe 64(2) et que, par conséquent, M. Brown n’avait aucun droit d’appel.

 

[14]           La conclusion centrale de la SAI était énoncée de cette façon :

Le tribunal est d’avis que le libellé des observations conjointes n’aurait pas pu être plus clair quant aux intentions des avocats et quant à ce que le juge d’instance était disposé à accepter.

 

[…]

 

D’après les commentaires formulés par les deux avocats, il était très clair qu’ils approuvaient la détention avant procès de 17 mois, qui équivalait à 34 mois une fois doublée.

 

III.       ANALYSE

[15]           Le demandeur soulève deux questions :

(1)        La détention préventive fait-elle partie de « l’emprisonnement » prévu à l’article 64 de la LIPR?

(2)        Les 17 mois de détention préventive du demandeur constituent-ils un emprisonnement d’au moins deux ans?

 

 

 

A.        Norme de contrôle

[16]           La norme de contrôle applicable à la première question est celle de la décision correcte, puisqu’il s’agit d’une question de compétence et d’interprétation de la loi (voir Sherzad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 757, au paragraphe 18). Même si la décision Sherzad, précitée, a été rendue avant l’arrêt Dunsmuir (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9), la conclusion qui y est tirée au sujet de la norme de contrôle est toujours exacte.

 

[17]           En ce qui concerne la deuxième question, dans la mesure où la réponse à celle-ci dépend de la décision de savoir si la règle du calcul double de la détention préventive est une norme juridique, il s’agit d’une décision qui se situe hors du champ d’expertise de la SAI et qui devrait être examinée selon la norme de la décision correcte. Dans la mesure où la question est de savoir si la règle du calcul double s’applique et a été appliquée, il s’agit d’une question mixte de fait et de droit qui est assujettie au contrôle judiciaire selon la norme de la raisonnabilité.

 

B.         Détention préventive/emprisonnement

[18]           Une jurisprudence abondante à la Cour énonce que la détention préventive peut constituer une partie de « l’emprisonnement », au sens où le terme est employé à l’article 64. Le demandeur fait fausse route en s’appuyant sur l’arrêt R. c. Mathieu, 2008 CSC 21, de la Cour suprême du Canada, puisque cet arrêt portait sur des questions différentes concernant la définition de « peine » en ce qui a trait à un « emprisonnement ». Je n’estime pas que l’arrêt Mathieu infirme l’arrêt R. c. Wust, 2000 CSC 18.

 

[19]           Dans Wust, précité, la Cour suprême a conclu que la détention préventive peut constituer une partie de la peine imposée à la suite d’une déclaration de culpabilité. La juge Arbour, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré ce qui suit au paragraphe 41 de l’arrêt Wust, précité :

[…] bien que la détention avant le procès ne se veuille pas une sanction lorsqu’elle est infligée, elle est, de fait, réputée faire partie de la peine après la déclaration de culpabilité du délinquant, par l’application du par. 719(3).  Le fait d’assimiler ce type de détention à une peine n’est pas sans rappeler l’observation, analysée plus tôt dans les présents motifs, que le délinquant qui bénéficie d’une libération conditionnelle continue, tant qu’il a le droit d’être en liberté, de purger sa peine d’emprisonnement.

 

[20]           Tout comme l’arrêt Wust (et contrairement aux questions soulevées dans l’arrêt Mathieu, précité), le paragraphe 64(2) de la LIPR prend en considération la manière dont la personne a réellement été punie, comme l’exprime l’expression « punie au Canada par un emprisonnement ».

 

[21]           De plus, l’objet de l’article 36 de la LIPR est d’expulser du Canada des non-citoyens ayant commis certains crimes graves. La durée de l’emprisonnement imposé, ou, dans le cas de la détention préventive, la durée de la détention considérée comme faisant partie de la peine imposée par le juge, est un outil de mesure de la gravité des crimes.

 

[22]           Dans la LIPR, l’accent est mis sur l’emprisonnement que le juge qui prononce la peine a imposé, ou considéré comme faisant partie de la peine. C’est de cette manière que la LIPR mesure la gravité des crimes.

 

[23]           Par conséquent, la SAI avait raison lorsqu’elle a conclu que la détention préventive peut faire partie de l’équation lorsqu’il s’agit de déterminer si le demandeur avait été puni par un emprisonnement d’au moins deux ans. La question qui reste à trancher est celle de savoir si la SAI a conclu à juste titre que c’était le cas en l’espèce.

 

C.        17 mois/emprisonnement

[24]           La question cruciale est de savoir si le juge qui a imposé la peine a accordé à M. Brown un crédit équivalant au double de sa détention préventive de 17 mois, de sorte que celui-ci aurait été puni par un emprisonnement de 34 mois et 1 jour, suivi d’une probation de 18 mois.

 

[25]           Les raisons de principe qui motivent ce crédit sont décrites par la juge Arbour dans l’arrêt Wust, précité, au paragraphe 45, et elle dit sans équivoque que cette mesure n’est pas automatiquement appliquée :

Dans le passé, nombre de juges ont retranché environ deux mois à la peine du délinquant pour chaque mois de détention présentencielle.  Cette façon de faire est tout à fait convenable, quoiqu’un autre rapport puisse aussi être appliqué, par exemple si l’accusé a été détenu avant son procès dans un établissement où il avait pleinement accès à des programmes d’enseignement, de formation professionnelle ou de réadaptation.  Le rapport de 2 pour 1 qui est souvent appliqué reflète non seulement la rigueur de la détention en raison de l’absence de programmes, rigueur qui peut être plus grande dans certains cas que dans d’autres, mais également le fait qu’aucun des mécanismes de réduction de la peine prévus par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ne s’applique à cette période de détention.  Le «temps mort» est de la détention «concrète».  Comme la période à retrancher ne peut ni ne doit être établie au moyen d’une formule rigide, il est par conséquent préférable de laisser au juge qui détermine la peine le soin de calculer cette période, car c’est encore lui qui est le mieux placé pour apprécier soigneusement tous les facteurs permettant d’arrêter la peine appropriée, y compris l’opportunité d’accorder une réduction pour la période de détention présentencielle.

 

[26]           En l’espèce, il était déraisonnable pour la SAI de conclure que le juge qui a imposé la peine « n’aurait pas pu être plus clair » dans son acceptation de retrancher deux jours à la peine du délinquant pour chaque jour de détention préventive. En fait, le juge qui a prononcé la peine a passé ce point sous silence, et même le procureur de la Couronne était indécis à ce sujet.

 

[27]           Le fait que le juge qui a prononcé la peine n’a imposé qu’une seule journée supplémentaire de prison laisse entendre que l’emprisonnement purgé était une punition adéquate, et indique que la détention préventive a été prise en considération. Cependant, rien ne laisse croire que le juge croyait qu’un emprisonnement de 34 mois était approprié.

 

[28]           La SAI devrait être prudente lorsqu’elle parvient à une conclusion dont le résultat est de refuser le droit d’appel à une personne. La SAI ne devrait parvenir à la conclusion que la peine imposée était censée être supérieure à deux ans seulement si la preuve en ce sens est claire. Le dossier ne permet pas de conclure ainsi.

 


IV.       CONCLUSION

[29]           La SAI a compétence pour entendre l’appel de M. Brown. La décision de la SAI sera annulée. La question précise de savoir s’il y a un droit d’appel ne sera pas renvoyée à un tribunal différemment constitué. La SAI doit entendre l’appel de la manière habituelle.

 

[30]           Puisque le présent contrôle judiciaire, bien qu’il porte sur une conclusion de nature juridique, repose en grande partie sur les faits au dossier au moment de l’audience de détermination de la peine, aucune question ne sera certifiée.

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la décision de la Section d’appel de l’immigration est annulée et que l’affaire ne sera pas renvoyée à un tribunal différemment constitué. La Section d’appel de l’immigration doit entendre l’appel de la manière habituelle.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A.Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2455-08

 

INTITULÉ :                                       ALVIN JOHN BROWN c.

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

                                                           

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 27 novembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 23 juin 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Carole S. Dahan

 

POUR LE DEMANDEUR

Greg G. George

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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