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Federal Court

 

Cour fédérale


Date : 20090527

Dossiers : T‑357‑07

T‑2098‑07

 

Référence : 2009 CF 547

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2009

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

SELECT BRAND DISTRIBUTORS INC. et

GERBER PRODUCTS COMPANY

demanderesses

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE,

L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

(DIRECTEUR, DIVISION DES ALIMENTS D’ORIGINE VÉGÉTALE),

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET

L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               En l’espèce, deux demandes de contrôle judiciaire ont été réunies pour les besoins du dossier et de l’audience. Les demanderesses (Gerber) sollicitent l’intervention de la Cour par suite des refus de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’ACIA ou l’Agence) de permettre à Gerber de procéder à un essai de mise en marché au Canada d’une quantité importante d’aliments pour bébés, selon des modalités autres que celles qui sont autorisées par certains règlements, tels que l’Agence les applique. Pour les motifs ci‑après énoncés, je conclus que ces règlements sont ultra vires et j’ordonnerai à l’Agence d’autoriser immédiatement l’essai de mise en marché des aliments pour bébés en question.

 

LES FAITS

[2]               Selon l’affidavit de Rick Klauser, vice‑président, Expansion des débouchés, chez Gerber, Gerber fabrique et vend des aliments pour bébés depuis près d’un siècle. Jusqu’au mois de juin 1990, Gerber fabriquait des aliments pour bébés au Canada dans une usine située à Niagara Falls. Gerber a fermé cette usine et a répondu à la demande sur le marché canadien à l’aide de produits qu’elle fabriquait aux États‑Unis.

 

[3]               À partir de 1997, des enquêtes concernant des accusations de dumping portées contre Gerber ont donné lieu à l’imposition de droits élevés sur les produits Gerber importés. En 2003, ces droits ont été éliminés. Toutefois, les produits Gerber ont presque disparu du marché canadien, de sorte qu’il ne reste qu’un fabricant au pays, Heinz, qui possède pour ainsi dire un monopole sur le marché.

 

[4]               En 2003 et encore de nos jours, le Règlement sur les produits transformés, DORS/82‑701 (C.R.C., ch. 291), pris en vertu de la Loi sur les produits agricoles au Canada, L.C.R. 1985 (4e suppl.), ch. 20, annexe III, tableau III, Contenant, article (2), autorise la vente d’aliments pour bébés au Canada en deux formats seulement, 4½ oz liq (128 ml) et 7½ oz liq (213 ml). Au mois de mars 2003, l’ACIA a annoncé qu’elle prenait l’initiative de réviser ces règlements en vue de revoir notamment les capacités permises des contenants d’aliments pour bébés. Un projet de révision a été publié au mois de mars 2003, mais, au mois de mai 2009, soit à la date de l’audition des présentes demandes, aucune mesure n’avait encore été prise en vue de l’adoption de ces révisions ou de toute autre modification. Gerber a présenté plusieurs observations à l’appui du projet de révision.

 

[5]               Le Règlement sur les produits transformés dispose, à l’article 9.1, que les fabricants d’aliments ou les importateurs peuvent présenter au directeur de l’Agence une demande d’autorisation pour l’essai de mise en marché au Canada d’un produit qui n’est pas conforme au règlement. Certains renseignements, notamment le type et le format des contenants, une estimation de la quantité totale du produit qui sera utilisée et la durée de l’essai, d’au plus 24 mois, ainsi que d’autres renseignements, doivent être produits par le demandeur.

 

[6]               Le paragraphe 9.1(5) dispose que le directeur peut accorder l’autorisation d’effectuer un essai de mise en marché s’il est convaincu, entre autres choses, que l’essai « ne perturbera pas la structure commerciale habituelle du secteur ». En voici le texte :

(5) Le directeur peut accorder par écrit à l’exploitant d’un établissement agréé ou à l’importateur d’un produit alimentaire l’autorisation d’effectuer un essai de mise en marché pendant une période d’au plus 24 mois, s’il est convaincu, d’après les renseignements dont il dispose, que l’essai :

 

(5) The Director may issue a written authorization to the operator of a registered establishment or to an importer of food products to test market a food product for a period of up to 24 months where the Director is satisfied, based on information available to the Director, than the test marketing of the food product will not

 

a) ne perturbera pas la structure commerciale habituelle du secteur;

b) ne créera pas de confusion chez le public ni le l’induira en erreur;

c) n’aura pas d’effets néfastes sur le processus de fixation des prix ni sur la santé et la sécurité publiques.

 

(a) disrupt the normal or usual trading patterns of the industry;

(b) confuse or mislead the public; or

(c) have an adverse affect on public health and safety or on product pricing.

 

 

[7]               Ni la Loi sur les produits agricoles au Canada ni le Règlement ne définissent l‘expression « structure commerciale habituelle »; ils ne donnent pas non plus de critères permettant de préciser le sens de cette expression. L’alinéa 9.1(5)a) est le seul endroit, dans la Loi et dans le Règlement, où il est fait mention de la « structure commerciale habituelle ».

 

[8]               Des discussions ont eu lieu et des lettres ont été échangées entre les représentants de Gerber et l’Agence. Le 29 janvier 2007, celle-ci a envoyé à l’avocat de Gerber une lettre dans laquelle elle lui faisait part du refus de la demande d’autorisation d’essai de mise en marché de Gerber. Le motif invoqué à l’appui du refus était que le directeur [traduction] « n’[était] pas convaincu qu’un essai de mise en marché d’aliments pour bébés dans des contenants de capacités différentes de celles qui sont autorisées au Canada ne perturberait pas la structure commerciale habituelle du secteur ». Les parties désignent parfois cette lettre comme étant la décision provisoire, étant donné qu’elle indiquait que l’on garderait le dossier actif tant que la question ne serait pas examinée et tant qu’il ne serait pas tenu compte des [traduction] « préoccupations exprimées par tous les intéressés ». Cette lettre était rédigée en ces termes :

[traduction]

La présente se rapporte à la demande que votre cliente a présentée le 19 septembre 2006 en vue d’être autorisée à faire l’essai de mise en marché de produits alimentaires pour bébés emballés dans des contenants de capacités ne correspondant pas aux normes, en vertu de l’article 9.1 du Règlement sur les produits transformés (le RPT).

 

À la suite de la réception de votre lettre, nous vous avons rencontré ainsi que M. Kesting le 19 décembre 2006. Lors de cette rencontre, nous vous avons expliqué que certaines préoccupations étaient soulevées par le gouvernement américain, par les importateurs et par le secteur canadien, démontrant l’absence de consensus parmi les intéressés au sujet de l’ajout de contenants de capacités nouvelles pour les aliments pour bébés et des répercussions possibles sur la structure commerciale habituelle du secteur. Il a donc été conclu qu’il était nécessaire de poursuivre l’examen des répercussions possibles de votre demande avant de vous donner une autorisation d’essai de mise en marché (l’AEM).

 

Compte tenu des renseignements dont je dispose, je ne suis donc pas convaincu qu’un essai de mise en marché d’aliments pour bébés dans des contenants de capacités différentes de celles qui sont autorisées au Canada, à l’heure actuelle, ne perturberait pas la structure commerciale habituelle du secteur. C’est avec regret que je dois vous informer que votre demande est rejetée pour le moment.

 

Dans l’intervalle, je tiens à vous assurer que nous garderons votre demande d’AEM active et que nous continuerons à étudier la demande tant que nous n’aurons pas examiné la question ainsi que les préoccupations exprimées par tous les intéressés.

 

 

[9]               Dès réception de cette lettre, Gerber a présenté la première de ses demandes de contrôle judiciaire, dossier T‑357‑07.

 

[10]           Les discussions se sont poursuivies entre les représentants de Gerber et l’Agence. Elles ont abouti à un autre refus de la demande d’autorisation d’essai de mise en marché, dans une lettre datée du 2 novembre 2007 adressée à l’avocat de Gerber. Le motif donné à l’appui du refus était que le directeur n’était [traduction] « pas convaincu que la délivrance d’une autorisation d’essai de mise en marché de contenants de capacités nouvelles, à l’égard de 70 millions d’unités, demandée par [Gerber] ne perturbera[it] pas la structure commerciale habituelle, comme l’exige  l’alinéa 9.1(5)a) du [Règlement] ». Cette lettre était rédigée en ces termes :

[traduction]

La présente fait suite à la lettre du 29 janvier 2007 qui vous a été envoyée en réponse à la demande que Select Brand Distributors Inc. a présentée en vue d’être autorisée à procéder à un essai de mise en marché de produits alimentaires pour bébés emballés dans des contenants de capacités non-conformes aux normes ainsi qu’à la lettre du 8 juin 2007 indiquant que le directeur de la Division des produits agroalimentaires procéderait à un examen plus approfondi de la demande d’autorisation d’essai de mise en marché et prendrait une décision au plus tard à la fin du mois d’octobre 2007. Dans la lettre du 8 juin, on a donné à Select Brand Distributors Inc. la possibilité de produire de nouveaux renseignements.

 

Depuis le 8 juin 2007, l’ACIA n’a reçu aucun nouveau renseignement de votre cliente et n’a reçu aucune demande de rencontre.

 

J’ai examiné tous les documents qui sont en ma possession à l’heure actuelle, notamment les rapports sur la consommation d’aliments pour bébés au Canada, les chiffres d’importation et les préoccupations exprimées par les Fabricants de produits alimentaires du Canada, par le secteur et par les intéressés, au sujet de l’introduction de contenants de nouvelles capacités.

 

Le Règlement sur les produits transformés (le RPT) prescrit la capacité de deux différents contenants en ce qui concerne les produits de fruits et de légumes pour bébés. Dans sa demande du 31 juillet 2006, votre cliente a sollicité une autorisation d’essai de mise en marché de 70 millions d’unités d’aliments pour bébés de Gerber, de marques 1ers et 2e Aliments, dans des contenants de deux nouvelles capacités.

 

Selon les estimations, la consommation globale actuelle d’aliments pour bébés au Canada s’élève annuellement à  80 millions d’unités (source : extrait des Grocery Manufacturers Share Reports d’ACNeilsen Canada), dont un pourcentage se rapporte aux produits de fruits et de légumes; la consommation n’a pas énormément changé depuis quelques années. Toutefois, les importations de produits de fruits et de légumes pour bébés ont considérablement augmenté depuis 2002 (plus de dix fois; source : Statistique Canada). À l’heure actuelle, toutes les entreprises vendent au Canada des produits dans des contenants correspondant aux  deux capacités prescrites par règlement. Compte tenu de ces faits, je ne suis pas convaincu que la délivrance d’une autorisation d’essai de mise en marché de contenants de capacités nouvelles, à l’égard de 70 millions d’unités, demandée par votre cliente, ne perturbera pas la structure commerciale habituelle, comme l’exige  l’alinéa 9.1(5)a) du RPT.

 

Par conséquent, la demande que Select Brand Distributors Inc. a présentée en vue d’être autorisée à procéder à un essai de mise en marché de 70 millions d’unités de produits alimentaires pour bébés emballés dans des contenants de 67 ml (2,6 oz liq) et de 95 ml (3,6 oz liq) est refusée. Cette décision met fin à l’examen de la demande d’autorisation d’essai de mise en marché présentée par Select Brand Distributors Inc.

 

 

[11]           Dès réception de cette lettre, Gerber a présenté la deuxième demande de contrôle judiciaire, dossier T‑2098‑07.

 

LES ÉLÉMENTS DE PREUVE

[12]           La demanderesse Gerber a déposé dans la présente instance deux affidavits souscrits par Rick Klauser, comme il en a déjà été fait mention. M. Klauser a été contre‑interrogé par l’avocat des défendeurs.

 

[13]           Les défendeurs n’ont pas produit d’affidavit en preuve. Ils se sont contentés de produire des copies certifiées de certains dossiers de l’Agence qui, selon eux, sont pertinents en l’espèce. Des passages de certains documents versés à ces dossiers ont été expurgés. Apparemment, les défendeurs avaient déposé un bref affidavit d’un fonctionnaire de l’Agence, qu’ils ont ensuite retiré. Par conséquent, les défendeurs n’ont pas cité de témoins et n’ont présenté personne aux fins de contre‑interrogatoire. Je dispose donc tout au plus des copies de passages de documents qui auraient été versés aux dossiers de l’Agence, se rapportant à la décision ici en cause. L’exactitude du contenu de ces documents n’a pas été prouvée. Je ne dispose d’aucune preuve de discussions verbales ou d’autres communications non-écrites que l’Agence aurait pu tenir ou sur lesquelles elle aurait pu se fonder lorsque les décisions ont été prises. Le fait que les défendeurs n’ont pas été plus francs me déçoit.

 

[14]           La demanderesse a également produit en preuve certains documents qu’elle avait reçus par suite de demandes faites en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. 1985, ch. A‑1. Encore une fois, le gouvernement avait expurgé certains passages de ces documents.

 

[15]           Par conséquent, il n’existe aucun élément de preuve tendant à contredire ce que M. Klauser a dit dans ses affidavits, sauf ce qui ressort de son contre‑interrogatoire. On n’a porté à mon attention aucun élément contradictoire. En outre, lorsque l’Agence a fait des déclarations dans les lettres qui constituent la décision ici en cause, déclarations qui ne peuvent pas être corroborées à l’aide des documents fournis, je dois supposer que ces déclarations ne sont pas justifiées. Ainsi, la lettre du 29 janvier 2007 indique que les [traduction] « importateurs » avaient exprimé leurs préoccupations; or, les documents fournis n’en font pas état. Aucun des documents fournis ne démontre qu’il y ait eu consultation de quelque [traduction] « intéressé », si ce n’est Heinz et les Fabricants de produits alimentaires du Canada, un organisme dont Heinz est apparemment membre, ou que quelque [traduction] « intéressé », autre que cette entreprise et cette organisation, ait exprimé son avis. Aucuns consommateurs ou associations de consommateurs n’ont été consultés; aucuns autres fabricants ou importateurs de produits alimentaires n’ont été consultés. Il semble que seule Heinz ait été réellement consultée ou que seule Heinz ait fait des déclarations; elle a notamment proféré une menace à peine voilée dans une lettre datée du 2 août 2006 adressée à l’Agence, à savoir [traduction] qu’« un grand nombre de décisions ultérieures de [Heinz] en matière d’investissement » seront peut‑être réexaminées.

 

[16]           Il faut souligner que, de la preuve documentaire produite, l’on peut dégager  deux autres questions pertinentes. La première se rapporte à un échange de courriels entre l’Agence (Christina Zehaluk) et Santé Canada (Chantal Martineau), en date du 24 mars 2005, indiquant [traduction] qu’« il n’existe aucune preuve scientifique, sur le plan de la santé, amenant Santé Canada à recommander qu’aucune modification ne soit apportée aux règlements en vue d’autoriser la vente de contenants de capacités plus petites au Canada », ce qui constitue une référence directe aux capacités visées par l’essai de mise en marché proposé par Gerber. Le second courriel, obscur, a été envoyé par Amélie Morin, qui est désignée ailleurs dans le dossier comme étant chef des litiges, Section des produits transformés, à l’ACIA, à deux personnes, dont un certain Trenholm, l’auteur de la lettre constituant la [traduction] « décision provisoire » datée du 21 juillet 2006. Le courriel indique simplement : « [v]oici une lettre de refus. » Aucune lettre n’a été produite; la lettre avait apparemment été expurgée. Ce courriel a été produit à la suite d’une demande faite en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. Étant donné que les défendeurs n’ont produit aucun élément de preuve quel qu’il soit, il est raisonnable de conclure qu’au moins six mois avant la décision « provisoire », l’Agence avait formulé une lettre de refus au sujet de la demande de Gerber. Rien ne montre qu’un projet de lettre d’approbation de cette demande ait été préparé.

 

[17]           Il importe de noter ce que les documents produits par les défendeurs et les documents produits à la suite de la demande faite en vertu de la Loi sur l’accès à l’information ne montrent pas. Ils ne montrent pas quelle était la « structure commerciale habituelle du secteur ». Ils démontrent tout au plus que Heinz avait pour ainsi dire un monopole. Aucune enquête de la part de l’Agence ne ressort des documents, montrant que l’Agence a cherché à établir quelle était la structure commerciale ou de quelle manière cette structure pouvait être perturbée. Il y a de fait une lettre du Commissaire de la concurrence, Bureau de la concurrence Canada, en date du 7 mars 2007, adressée au président de l’ACIA, dans laquelle certaines préoccupations sont exprimées au sujet des règlements portant sur les capacités des pots d’aliments pour bébés et de la position monopolistique de Heinz. En voici le texte :

[traduction]

Objet : Projet de nouveau règlement concernant les produits transformés – Capacités des pots de produits alimentaires pour bébés et pour jeunes enfants

 

Je joins, pour information, une lettre que j’ai envoyée aujourd’hui au ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et au ministre à la Coordination des affaires rurales au sujet du projet de règlement concernant les capacités des pots d’aliments pour bébés et pour jeunes enfants. Je l’ai fait conformément à ma mission  de promotion de la concurrence en examinant les initiatives réglementaires qui imposent des contraintes aux marchés.

 

Plus précisément, le Bureau de la concurrence craint que le projet de règlement, tel qu’il s’applique aux fruits et légumes en conserve, s’il est pris, n’empêche le lancement de nouveaux produits alimentaires pour bébés faisant concurrence au seul fabricant au pays, Heinz Canada, et réduise ainsi l’éventail de choix des consommateurs.

 

C’est avec plaisir que je vous rencontrerai ou que je vous fournirai des renseignements supplémentaires si des questions se posent ou si vous voulez discuter de l’affaire.

 

 

[18]           Vu les éléments de preuve que j’ai examinés, voici mes  conclusions :

  1. Les projets d’essai de mise en marché de Gerber ne justifient aucune réserve sur le plan de la santé;
  2. L’Agence ne dispose d’aucun document sur lequel elle peut se fonder pour tirer des conclusions au sujet de ce qu’était la « structure commerciale habituelle du secteur [des aliments pour bébés] ». Sans énumérer tous les différents facteurs, disons qu’il y a par exemple la question de la durée pendant laquelle la structure doit être examinée, la définition du secteur en cause, la question de savoir si les pratiques monopolistiques doivent être considérées comme faisant partie de la structure commerciale habituelle;
  3. Dans la mesure où le secteur en cause constituait essentiellement un monopole pour Heinz, le Bureau de la concurrence nourrit de sérieuses réserves. On ne saurait dire que ce monopole forme une « structure commerciale habituelle ».
  4. L’Agence ne s’est pas efforcée d’obtenir l’avis des « intéressés », tels que d’autres fabricants, des détaillants ou des consommateurs, et elle n’avait entre les mains aucun renseignement, sauf ceux qui avaient été produits par Heinz, celle-ci  ayant proféré, sans excès de subtilité, la menace de réexaminer ce qu’elle a appelé ses options en matière d’investissement.
  5. Au moins six mois avant que la décision « provisoire » soit prise, l’Agence a eu à remettre un projet de lettre de refus. Rien ne montre qu’un projet de lettre d’acceptation ait été préparé.

 

LES QUESTIONS QUI NE SONT PAS EN LITIGE

[19]           À l’audience, les avocats des demanderesses ont renoncé à demander à la Cour de se prononcer sur la question, soulevée dans leur mémoire des arguments, de savoir si le directeur était autorisé à prendre les décisions ici en cause. Deuxièmement, les avocats des demanderesses et l’avocat des défendeurs ont convenu qu’aucune question ni aucune distinction ne serait plaidée en ce qui concerne la décision « provisoire » du 29 janvier 2007 et la décision « définitive » du 2 novembre 2007. Il a été convenu que la Cour devait étudier l’affaire en tenant pour acquis que l’Agence a refusé d’autoriser Gerber à effectuer un essai de mise en marché comme elle l’avait demandé.

 

LES QUESTIONS SUR LESQUELLES LA COUR EST APPELÉE À SE PRONONCER

[20]           Vu les observations des avocats des demanderesses et par l’avocat des défendeurs, la Cour n’est désormais appelée à se prononcer que sur les questions suivantes  :

a.       L’alinéa 9.1(5)a) du Règlement sur les produits transformés, DORS/82‑701 (C.R.C., ch. 291), tel qu’il a été modifié à DORS/94‑465, est‑il ultra vires  de la loi habilitante, à savoir la Loi sur les produits agricoles au Canada, L.R.C. 1985 (4e suppl.), ch. 20?

b.      Les décisions de refus des 29 janvier et 2 novembre 2007  doivent‑elles être annulées?

c.       La Cour doit-elle donner à l’Agence des instructions quant au réexamen de la demande d’autorisation d’essai de mise en marché de Gerber,  et, dans l’affirmative, quelles doivent être ces instructions?

 

Première question : L’alinéa 9.1(5)a) du Règlement sur les produits transformés, DORS/82‑701 (C.R.C., ch. 291), tel qu’il a été modifié à DORS/94‑465, est‑il ultra vires de la loi habilitante, à savoir la Loi sur les produits agricoles au Canada, L.R.C. 1985 (4e suppl.), ch. 20?

[21]           L’alinéa 9.1(5)a) du Règlement dispose que  :

(5) Le directeur peut accorder par écrit à l’exploitant d’un établissement agréé ou à l’importateur d’un produit alimentaire l’autorisation d’effectuer un essai de mise en marché pendant une période d’au plus 24 mois, s’il est convaincu, d’après les renseignements dont il dispose, que l’essai :

 

(5) The Director may issue a written authorization to the operator of a registered establishment or to an importer of food products to test market a food product for a period of up to 24 months where the Director is satisfied, based on information available to the Director, that the test marketing of the food product will not

 

a) ne perturbera pas la structure commerciale habituelle du secteur;

 

(a) disrupt the normal or usual trading patterns of the industry;

 

 

[22]           La jurisprudence a parfois jugé utile le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (le REIR) qui accompagne les règlements publiés. En l’espèce, le REIR qui a été publié dans la Gazette du Canada, partie II, volume 128, no 14, 1994‑07‑13, indique que les modifications visent à faciliter la mise au point et la commercialisation de nouveaux produits ou de nouvelles idées. Il y est notamment indiqué ce qui suit :

Description

 

La présente modification du Règlement sur les produits transformés a pour effet d’établir des modalités et conditions à l’intention des fabricants et importateurs canadiens qui souhaitent procéder à des marchés-tests de produits alimentaires qui ne respectent pas les exigences du règlement en matière d’emballage, d’étiquetage ou de composition.

 

Le Règlement sur les produits transformés, pris sous le régime de la Loi sur les produits agricoles au Canada, régit la commercialisation des produits alimentaires transformés qui sont importés, exportés ou écoulés sur le marché interprovincial.

 

Solution de rechange

Ces modifications étaient nécessaires pour offrir à l’industrie la possibilité, qui n’existait pas antérieurement, de soumettre les nouveaux produits alimentaires à des marchés‑tests. Comme elles facilitent la mise au point et la commercialisation de nouveaux produits ou de nouvelles idées et se traduisent par des avantages supérieurs aux coûts, aucune solution de rechange acceptable n’a été trouvée.

 

Avantages et coûts

 

Avantages

- La possibilité de soumettre à des marchés‑tests des produits alimentaires et des emballages qui ne respectent pas certaines des exigences du règlement facilitera le lancement de nouveaux produits et de nouvelles idées ou technologie sur le marché canadien, et elle pourrait réduire les coûts que cela suppose.

- Les marchés‑tests permettraient aux membres de l’industrie de saisir immédiatement les nouveaux débouchés qui se présentent sans avoir à passer par un lourd processus réglementaire.

- Grâce aux marchés‑tests, les consommateurs canadiens pourront avoir accès à toute une gamme de produits qui ne sont actuellement offerts qui sur les marchés étrangers.

Description

 

These amendments to the Processed Products Regulations introduce terms and conditions for Canadian manufacturers and importers to test market processed food products which do not meet packaging, labelling and compositional requirements of the regulations.

 

The Processed Products Regulations are made under the authority of the Canada Agricultural Products Act to regulate the marketing of processed foods and product in import, export and interprovincial trade.

 

Alternatives

Amendments to the regulations were required to provide the industry with flexibility, which did not previously exists, to test market new food products. Since the amendments facilitate the development and marketing of new products and ideas, and result in positive costs-benefits, no acceptable alternatives were identified.

 

Benefits and Costs

 

Benefits

- the opportunity to test market food products and packaging which do not meet some requirement of the regulations will facilitate the introduction of new products, ideas and technologies to the Canadian market and could reduce the costs of new product development;

- test marketing may also allow industry members to take immediate advantage of newly identified opportunities unencumbered by a lengthy regulatory process;

- as a result of test marketing, Canadian consumers may have access to a variety of products currently available only in foreign markets.

 

 

[23]           En ce qui concerne l’examen d’un règlement de ce genre, il faut rechercher s’il est conforme à la loi habilitante; en l’occurrence, il s’agit de la Loi sur les produits agricoles au Canada. Comme l’explique le juge LaForest dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Milk Board) c. Grisnich, [1995] 2 R.C.S. 895, au paragraphe 19 :

Traditionnellement, la principale question qui se pose lors du contrôle de la validité d’un texte de législation déléguée est de savoir si le délégué a, en vertu de la loi habilitante, le pouvoir d’adopter le texte contesté. Tout règlement, toute décision ou toute ordonnance doivent être compatibles avec les objectifs de la loi habilitante et ne sauraient être destinés à réaliser une fin secondaire qui serait étrangère aux objectifs de la loi en cause.

 

[24]           La Loi sur les produits agricoles au Canada, selon son préambule, est censée réglementer la commercialisation des produits agricoles et à prévoir l’institution de normes et de noms de catégorie nationaux :

Loi réglementant la commercialisation – soit interprovinciale, soit liée à l’importation ou l’exportation – des produits agricoles et prévoyant l’institution de normes et de noms de catégorie nationaux à leur égard, leur inspection et classification et l’agrément d’établissements ainsi que les normes relatives à ceux‑ci

 

[25]           Le terme « commercialisation » est défini à l’article 2 de la Loi :

« commercialisation » Les opérations de conditionnement, de promotion et de vente des produits agricoles et toute opération nécessaire à leur offre pour consommation ou utilisation. Y sont assimilés l’acheminement et l’achat de ces produits.

 

[26]           L’article 32 se rapporte au pouvoir réglementaire; les parties ont en particulier attiré l’attention de la Cour sur les alinéas l), n) et o) :

32. Le gouverneur en conseil peut, par règlement, prendre toute mesure d’application de la présente loi, et notamment :

 

[…]

 

l) régir ou interdire, relativement aux fruits et légumes frais ou transformés, la commercialisation – soit interprovinciale, soit liée à l’importation ou l’exportation –, et à cet effet :

 

(i) fixer toutes conditions et modalités liées à cette activité,

 

(ii) définir les fruits et légumes frais ou transformés,

 

(iii) délimiter la vente en consignation de fruits et légumes frais,

 

(iv) permettre au ministre, ou à son délégué, de soustraire aux obligations de la présente loi ou de ses règlements la commercialisation – interprovinciale, ou liée à l’importation – de tous fruits et légumes frais ou transformés quand il l’estime nécessaire pour prévenir une pénurie au Canada de certaines de ces denrées ou de denrées semblables,

 

(v) permettre au ministre, ou à son délégué, de soustraire aux obligations de la présente loi ou de ses règlements la commercialisation – liée à l’exportation – de tous fruits et légumes frais ou transformés;

 

[…]

 

n) exempter toute personne, tout établissement, agréé ou non, tout produit agricole – ou la classe correspondante – , tout contenant ou tout autre objet de l’application totale ou partielle de la présente loi ou de ses règlements;

 

o) prévoir la collecte de renseignements ou statistiques sur les marchés, la publication d’études sur la commercialisation des produits agricoles et la tenue d’enquêtes ou sondages sur tout aspect touchant à la présente loi et à ses règlements;

 

[27]           L’avocat des défendeurs a accordé une importance particulière à l’alinéa o), qui vise, à mon avis, la collecte de données et de statistiques; cette disposition n’a rien à voir avec le maintien de la structure habituelle du secteur.

 

[28]           La Loi régit l’offre de produits alimentaires sur le marché canadien pour consommation et utilisation. Elle ne vise pas à réglementer la « structure » du marché. D’autres textes le font, comme la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C‑34. L’ACIA n’a pas pour mission de réglementer la structure « habituelle » du secteur des produits alimentaires.

 

[29]           L’alinéa 9.1(5)a) du Règlement ne donne aucune définition de la  structure commerciale « habituelle » et aucune disposition du Règlement ou de la Loi ne contient de lignes directrices sur la manière de préciser cette structure. Cela n’entre tout simplement pas dans les prévisions de la Loi.

 

[30]           Je conclus que l’alinéa 9.1(5)a) du Règlement est ultra vires de la loi habilitante.

 

Deuxième question : Les décisions de refus des 29 janvier et 2 novembre 2007 doivent‑elles être annulées?

[31]            Le refus « provisoire » et le refus « définitif » de l’Agence opposés à la demande d’autorisation d’essai de mise en marché de Gerber étaient uniquement fondés sur l’alinéa 9.1(5)a) du Règlement sur les produits transformés, lequel est, comme je l’ai conclu, ultra vires.

 

[32]           Même si je n’avais pas conclu que la disposition en question est ultra vires, j’aurais de toute façon annulé ces décisions puisqu’elles n’étaient pas raisonnables, et ce, parce que, compte tenu des éléments de preuve, l’Agence n’a pas établi quelle était la structure « habituelle » du secteur en question. Il n’y avait rien qui permette de faire une comparaison avec la demande de Gerber. Étant donné les éléments de preuve dont je dispose, les enquêtes menées par l’Agence étaient insuffisantes et déficientes et elles étaient exposées de manière erronée dans les lettres de décision. L’Agence semble avoir préparé une lettre de refus, mais non une lettre d’acceptation, plusieurs mois avant de prendre la première décision. Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a dit, en particulier au paragraphe 47, qu’une décision doit être raisonnable, justifiée, intelligible et transparente :

47     La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

[33]           Je conclus que les décisions en cause étaient entachées d’erreurs, qu’elles manquaient de transparence et qu’elles étaient déraisonnables. Ces décisions doivent être annulées.

 

Troisième question : La Cour doit-elle donner à l’Agence des instructions quant au réexamen de la demande d’autorisation d’essai de mise en marché de Gerber, dans l’affirmative, quelles doivent être ces instructions?

[34]           L’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, autorise la Cour non seulement à annuler la décision, mais aussi à donner des instructions appropriées à l’office fédéral concerné.

 

[35]           Le manque de coopération de l’Agence en ce qui concerne la production des éléments de preuve ainsi que le fait qu’elle a pris beaucoup trop de temps pour examiner l’affaire et qu’elle a fondé sa décision sur des considérations erronées me troublent. Il est ordonné à l’Agence de réexaminer la demande sans délai et, puisqu’il n’y a aucun problème sur le plan de la santé, de faire droit à la demande pour une période d’au plus 24 mois.

 

DÉPENS

[36]           Si j’ai débouté l’Agence, je dois aussi conclure qu’elle a agi de manière irrégulière en omettant de produire ses éléments de preuve. J’adjuge les dépens aux demanderesses, lesquels seront taxés selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne V.

 


JUGEMENT

PAR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS :

LA COUR :

  1. Accueille les demandes.
  2. Déclare que l’alinéa 9.1(5)a) du Règlement sur les produits transformés, DORS/82‑701, tel qu’il a été modifié à DORS/94‑465, est ultra vires.
  3. Annule les décisions des 29 janvier et 2 novembre 2007.
  4. Ordonne à l’Agence canadienne d’inspection des aliments d’autoriser les demanderesses à effectuer un essai de mise en marché d’aliments pour bébés, comme elles l’ont demandé, pour une période d’au plus 24 mois.
  5. Adjuge aux demanderesses leurs dépens, lesquels seront taxés selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne V.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIERS :                                      T‑357‑07 et T‑2098‑07

 

INTITULÉ :                                       SELECT BRAND DISTRIBUTORS et al. c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 21 mai 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Hughes

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 27 mai 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Brenda Swick

Simon Potter

POUR LES DEMANDERESSES

SELECT BRAND DISTRIBUTORS et al.

 

Lorne Ptack

POUR LE DÉFENDEUR

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

40, rue Elgin, bureau 1400

The Chambers

Ottawa (Ontario)  K1P 5K6

Fax : 613‑563‑9386

POUR LES DEMANDERESSES

SELECT BRAND DISTRIBUTORS et al.

 

 

 

 

Ministère de la Justice

Section du contentieux des affaires civiles

234, rue Wellington, Tour Est

Ottawa (Ontario)  K1A 0H8

Fax : 613‑954‑1920

POUR LE DÉFENDEUR

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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