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Date : 20090603

Dossier : T-1554-08

Référence : 2009 CF 584

Toronto (Ontario), le 3 juin 2009

En présence de monsieur le protonotaire Kevin R. Aalto

 

ENTRE :

PRENBEC EQUIPMENT INC. et QUADCO EQUIPMENT INC.

demanderesses

(défenderesses reconventionnelles)

 

et

 

TIMBERBLADE INC.

défenderesse

(demanderesse reconventionnelle)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une requête, déposée par la défenderesse/demanderesse reconventionnelle (la Timberblade), en vue d’établir un échéancier dans le cadre de la présente instance qui [traduction« suspend tout délai jusqu’à ce que le conseil de réexamen formé en application de l’article 48.2 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, modifié (la Loi), réexamine le brevet canadien n2 084 013 (« le brevet ’013 ») », conformément à l’échéancier proposé joint à l’avis de requête.

 

[2]               L’échéancier proposé prévoit essentiellement qu’aucune autre mesure ne sera prise dans la présente instance avant la date de la décision définitive du conseil de réexamen ou de l’avis du conseil de réexamen indiquant que le conseil conclut que la demande ne soulève pas de nouveau point de fond vis-à-vis de la brevetabilité des revendications du brevet ’013. Même si elle ne le demande pas en tant que tel, Timberblade cherche en réalité à obtenir la suspension de la présente instance en attendant l’issue de la procédure de réexamen.

 

[3]               Un bref résumé de la chronologie des événements est nécessaire pour saisir le litige dans son contexte. Le brevet ’013 concerne l’invention d’une dent de scie détachable pouvant être fixée au disque d’une scie circulaire d’une tête-abatteuse ou d’une abatteuse-empileuse. Ce brevet avait été délivré le 1er novembre 1994. L’invention semble avoir eu beaucoup de succès dans l’industrie forestière. Elle a également été brevetée aux États-Unis où elle fait l’objet d’un litige.

 

[4]               Au Canada, le brevet ‘013 a fait l’objet de litiges antérieurs et est demeuré intact. La déclaration dans la présente espèce a été signifiée à la défenderesse le 15 octobre 2008 à la suite d’un échange de correspondance enclenché par l’avocat des demanderesses sollicitant que Timberblade mette fin et renonce à l’usage d’un produit censément contrefait.

 

[5]               Timberblade a signifié aux demanderesses une défense et une demande reconventionnelle le 12 décembre 2008. Dans sa défense, Timberblade rejette la contrefaçon et la demande reconventionnelle visant à obtenir une ordonnance déclarant que le brevet ‘013 est invalide. L’un des motifs principaux à l’appui de cette conclusion d’invalidité est qu’il y a eu divulgation antérieure par d’autres de la dent de scie définie dans les revendications du brevet ‘013.

 

[6]               Le 11 décembre 2008, une journée avant la signification de sa défense et demande reconventionnelle, Timberblade a déposé une demande de réexamen du brevet ‘013 auprès du Bureau canadien des brevets conformément aux articles 48.1 à 48.5 de la Loi. Suivant la clôture des actes de procédure, Timberblade a déposé la présente requête.

 

[7]               Une description utile de la procédure de réexamen a été donnée dans Genencor International, Inc. c. Commissaire aux brevets (2008), 66 C.P.R. 4th 181. Comme le juge Gibson l’indique au paragraphe 4 de cette décision le but de la procédure de réexamen consiste en la création d’une procédure sommaire et d’une solution de rechange peu coûteuse aux procédures d’invalidation devant les tribunaux.

 

[8]               La procédure de réexamen est précisée aux articles 48.1 à 48.5 de la Loi. Ces articles de la Loi prévoient que, dans le cadre de cette procédure, un conseil de réexamen décide, dans un délai de trois mois, si la demande soulève un nouveau point de fond vis-à-vis de la brevetabilité des revendications du brevet en cause. En cas de décision positive, un conseil de réexamen est alors constitué et tenu de terminer un réexamen dans les douze mois suivant le début de la procédure. En l’espèce, la période de trois mois ne s’est pas encore écoulée.

 

[9]               Les demanderesses allèguent qu’il s’agit en l’espèce d’une requête en vue de l’établissement d’un échéancier présentée sous l’apparence d’une requête en suspension. À cet égard, elles allèguent que les facteurs pertinents quant à une suspension doivent être pris en compte.

 

[10]           Les facteurs à prendre en considération dans une requête en suspension et les critères à appliquer sont résumés dans Kent c. Universal Studios Canada Inc. 2008 CF 906, au paragraphe 15. Essentiellement, la partie qui demande une suspension doit démontrer que la poursuite de l’action causera un préjudice ou une injustice à l’autre partie et qu’elle-même n’en subira pas d’injustice. Dans l’application de ces critères, on trouve un certain nombre de facteurs issus de la jurisprudence. Ces lignes directrices ont été utilement exposées dans White c. E.B.F. Manufacturing Ltd., 2001 CFPI 713, au paragraphe 3. La liste des facteurs n’est pas exhaustive ni cumulative. Chaque affaire doit être examinée en fonction des faits qui lui sont propres, en accordant une importance aux éléments appropriés qui découlent de ces faits. Les éléments sont les suivants :

1.      La poursuite de l’action causerait-elle un préjudice ou une injustice (non seulement des inconvénients et des frais additionnels) au défendeur?

 

2.      La suspension créerait-elle une injustice envers le demandeur?

 

3.      Il incombe à la partie qui demande la suspension d’établir que ces deux conditions sont réunies;

 

4.      L’octroi ou le refus de la suspension relèvent de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge;

 

5.      Le pouvoir d’accorder une suspension peut seulement être exercé avec modération et dans les cas les plus évidents;

 

6.      Les faits allégués, les questions de droit soulevées et la réparation demandée sont-ils les mêmes dans les deux actions?

 

7.      Quelles sont les possibilités que les deux tribunaux tirent des conclusions contradictoires?

 

8.      À moins qu’il y ait un risque que deux tribunaux différents rendent prochainement une décision sur la même question, la Cour devrait répugner fortement à limiter le droit d’accès d’une partie en litige à un autre tribunal;

 

9.      La priorité ne doit pas nécessairement être accordée à la première instance par rapport à la deuxième ou vice versa.

 

[11]           Pour sa part, Timberblade allègue que les critères applicables à l’égard de la présente requête se trouvent à l’article 8 des Règles des Cours fédérales. Cet article permet à la Cour de proroger tout délai prévu par les Règles. Ces critères relatifs à la prorogation sont notamment les suivants :

(a)               La partie cherche-t-elle une prorogation parce qu’elle a une intention constante de poursuivre ou de défendre sa cause?

(b)              La position de la partie requérante est-elle bien fondée?

(c)               Quelle est l’étendue du préjudice causé à la partie adverse?

(d)              Quelle est l’explication donnée pour justifier la prorogation demandée.

 

[12]           Tant les critères pour la suspension que ceux pour la prorogation devraient être établis en fonction des faits particuliers de l’affaire que la Cour doit prendre en compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. En outre, pour établir les critères dans un cas comme dans l’autre, les Règles devraient être appliquées en respectant le principe général énoncé à l’article 3 des Règles selon lequel celles-ci doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

 

[13]           Timberblade soutient énergiquement qu’elle satisfait à tous les critères relatifs à la prorogation.

 

[14]           Peu importe que l’on applique les critères pour la suspension ou ceux pour la prorogation, je suis d’avis que les considérations d’équité ne sont pas favorables à Timberblade en l’espèce et que l’échéancier qu’elle propose ne devrait pas être approuvé. L’instance doit progresser dans une période beaucoup plus courte selon les besoins de l’affaire et conformément aux Règles.

 

[15]           J’arrive à cette conclusion pour les raisons suivantes. Premièrement, le brevet en cause a été délivré le 1er novembre 1994 et a fait l’objet de deux poursuites fondées sur une allégation d’invalidité, bien que celle-ci n’ait pas encore été confirmée. Deuxièmement, même si la défenderesse a souligné, de façon tout à fait appropriée, que la procédure de réexamen prévue pas la Loi sert à apporter une solution qui soit la plus sommaire et économique permettant aux parties de contester la validité d’un brevet déjà délivré, le conseil de réexamen n’évalue pas la crédibilité des témoins dans le cadre de cette procédure de réexamen.

 

[16]           L’un des arguments principaux énoncé par les parties est de savoir comment une dent de scie appelée Koehring Waterous 4000 en est arrivée à être décrite et annoncée dans le numéro de juin 1992 du « Southern Loggin’ Times », une publication commerciale s’adressant aux travailleurs forestiers dans le Sud des États-Unis. Cette dent de scie en particulier est semblable, sinon identique, à celle décrite dans les revendications du brevet ’013. On allègue que l’une des demanderesses a cessé d’avoir en sa possession un prototype de la dent de scie visée par le brevet ’013 et, de plus, qu’il a été admis que la dent de scie des demanderesses avait été copiée. En fait, on allègue que l’invention « a été volée ».

 

[17]           Le conseil de réexamen ne se penche pas sur les questions de crédibilité et ne peut trancher la véritable question en cause dans la présente affaire, étant donné que la crédibilité est déterminante dans le litige entre les demanderesses et Timberblade. Aucun contre-interrogatoire des témoins, ni même d’audition des témoignages de vive voix n’est prévu dans la procédure de réexamen.

 

[18]           Par conséquent, je suis d’avis que les demanderesses subiront un préjudice si la requête de Timberblade est accueillie, ce qui suffit pour trancher la requête. Cependant, d’autres facteurs qui permettent d’étayer cette conclusion sont ceux qui se rapportent aux prorogations ou aux suspensions. Plus précisément, Timberblade a eu amplement la possibilité, bien avant la signification de la défense et de la demande reconventionnelle en l’espèce, voire même avant le début de la présente action, de demander le réexamen du brevet ’013. En outre, les demanderesses ont introduit la présente instance en premier, ce qui permettra d’évaluer la crédibilité des témoins afin de trancher les questions soulevées par Timberblade et de décider s’il y a eu contrefaçon et si le brevet ’013 est valide. Le cadre de la présente action est plus vaste que celui de la procédure de réexamen.

 

[19]           De surcroît, Timberblade n’a pas démontré l’existence d’un préjudice advenant qu’il soit décidé que l’action doit suivre la procédure normale. Tout préjudice peut être réparé par des dépens si la partie finit par avoir gain de cause dans l’action. Il n’y a rien dans les faits en l’espèce, puisque le brevet ‘013 a été délivré en 1994, qui permet de conclure que la poursuite de la procédure de réexamen a préséance sur les droits des demanderesses de chercher à faire respecter leurs droits de brevet. Même si cela n’est pas déterminant, il est utile de souligner ce dont le juge Gibson a fait état dans Genencor :

[40] […] la seule conclusion que l’on puisse tirer de l’adoption du processus de réexamen est que le législateur voulait créer une solution de rechange simplifiée et relativement peu coûteuse à l’action en invalidation prévue à l’article 60 de la Loi. Il reconnaît l’expertise de ceux qui ont à ce jour été choisis pour constituer les conseils de réexamen. Le recours au processus de réexamen n’empêche pas une partie de se prévaloir de l’action en invalidation lorsque cette option s’impose. Ce n’est que dans les cas comme celui dont nous sommes saisis, où le réexamen fait en sorte qu’un brevet est réputé n’avoir jamais été délivré ou perd une partie de sa portée -- ce qui semble rare si l’on se fie aux antécédents – qu’un appel comme celui-ci est sollicité.

[Non souligné dans l’original.]

 

[20]           Fait à noter, le juge Gibson fait également remarquer dans ce paragraphe que le processus de réexamen n’empêche pas une partie de se prévaloir de l’action d’invalidation et, par conséquent, compte tenu des faits de la présente affaire, il n’y a aucune raison valable pour laquelle il faudrait aussi attendre le résultat du réexamen avant de procéder à l’action en contrefaçon. Bien que Timberblade allègue qu’elle sera privée de son droit de réexamen si l’action en contrefaçon se poursuit, je suis d’avis qu’elle ne le perd pas. La procédure de réexamen a été enclenchée par Timberblade et il n’y a rien que cette dernière puisse faire de très important dans le cadre de ce réexamen avant que la procédure soit terminée.

 

[21]           Enfin, la Cour devrait être prudente avant d’accorder une suspension ou d’approuver un échéancier qui équivaudrait en fait à une suspension en attendant l’issue de la procédure de réexamen. Il en est ainsi parce que les parties pourraient utiliser la procédure de réexamen comme un moyen de rallonger les actions en contrefaçon en déposant une demande de réexamen. Bien qu’il s’agisse là de l’argument du « raz de marée », celui-ci n’a pas été confirmé dans l’historique des procédures de brevet de la Cour. Toutefois, pour accorder la réparation demandée en l’espèce, la Cour doit être persuadée par une preuve plus solide et convaincante que le brevet visé par le réexamen peut être réputé n’avoir jamais été délivré ou perd une partie de sa portée. La réparation ne devrait pas être accordée lorsque le brevet visé par l’examen, comme en l’espèce, est l’élément central d’allégations selon lesquelles il aurait été copié et volé, ce qui fait naître la nécessité pour la Cour d’évaluer la crédibilité.

 

[22]           La requête est donc rejetée et les dépens adjugés aux demanderesses sont fixés et payables sans délai. 

 

 


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La présente requête est rejetée.

 

2.                  Les demanderesses ont droit aux dépens, fixés au montant de 2 000 $, incluant la TPS et les débours, et payables sans délai.

 

3.                  Les parties devront soumettre un échéancier conjoint concernant les étapes à suivre dans la présente instance. Si elles n’arrivent pas à s’entendre sur l’échéancier conjoint, les parties devront chacune fournir une copie de l’échéancier qu’elle propose et la Cour convoquera une conférence de cas pour établir cet échéancier.

 

 

« Kevin R. Aalto »

Protonotaire

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-1554-08

 

INTITULÉ :                                                   PRENBEC EQUIPMENT INC. et QUADCO

                                                                        EQUIPMENT INC.

c.

TIMBERBLADE INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 16 avril 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE  

ET ORDONNANCE :                                   LE PROTONOTAIRE AALTO

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 3 juin 2009

 

COMPARUTIONS :

 

François Guay

POUR LES DEMANDERESSSES

 

John Koch

Athar K. Malik

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Smart & Biggar

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSSES

 

Blake, Cassels & Graydon LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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