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Date : 20090313

Dossier : T-549-08

Référence : 2009 CF 258

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

ISLAND TIMBERLANDS LP

 

et

 

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET KEMP FOREST PRODUCTS LTD.

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision par laquelle le ministre des Affaires étrangères (le ministre), défendeur en l’espèce, a autorisé une société qui effectue du découpage sur commande, la défenderesse Kemp Forest Products Ltd. (Kemp), à présenter des offres pour des billes de bois destinées à l’exportation. La décision a été prise en vertu de la Liste des marchandises d’exportation contrôlée, édictée par règlement (DORS/89-202) sous le régime de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation, L.R.C. 1985, ch. E‑19 (la LLEI), selon laquelle quiconque souhaite exporter des billes du Canada doit d’abord obtenir une licence d’exportation du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI).

 

CONTEXTE

[2]               Le gouvernement du Canada a compétence exclusive pour contrôler l’exportation du bois récolté (billes) du Canada. Les billes provenant d’arbres qui poussent sur des terres provinciales sont également assujetties à d’autres exigences provinciales. À compter de 1867, le gouvernement du Canada a exercé sa compétence en matière de contrôles à l’exportation en vertu de la Loi sur les douanes, puis de la Loi sur les mesures de guerre et de lois d’urgence. En 1947, les contrôles touchant l’exportation de billes ont été autorisés dans la LLEI et la Liste des marchandises d’exportation contrôlée

 

[3]               À l’origine, en 1947, les billes ont été incluses dans la Liste des marchandises d’exportation contrôlée surtout pour les fins de l’alinéa 3(1)e) de la LLEI, soit pour « s’assurer d’un approvisionnement et d’une distribution de cet article en quantité suffisante pour répondre aux besoins canadiens, notamment en matière de défense ». L’objectif énoncé à l’alinéa 3(1)b) de la LLEI a aussi trouvé application, puisque l’intégration des billes à la Liste des marchandises d’exportation contrôlée permet de « s’assurer que les mesures prises pour favoriser la transformation au Canada d’une ressource naturelle d’origine canadienne ne deviennent pas inopérantes du fait de son exportation incontrôlée ».

 

[4]               Tous les contrôles à l’exportation de billes sont effectués au gouvernement fédéral par la Direction des contrôles à l’exportation du MAECI. Pour fournir des indications aux exportateurs, le MAECI publie des « Avis aux exportateurs » qui exposent la marche à suivre pour demander différents types de licences ainsi que les critères dont le ministre tient normalement compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

 

[5]               Depuis 1969, le gouvernement fédéral a mis en place des mécanismes de contrôle particuliers pour l’exportation de billes en provenance de la Colombie-Britannique. En 1986, le gouvernement du Canada a harmonisé les critères provinciaux et fédéraux relatifs aux surplus de billes en publiant l’Avis aux exportateurs, no de série 23 (l’Avis no 23). Selon cet Avis et son successeur, l’Avis no 102, les billes provenant de terres fédérales peuvent être exportées uniquement si elles sont excédentaires par rapport aux besoins nationaux. Les billes sont considérées excédentaires si aucune personne intéressée au traitement des billes au Canada n’offre d’acheter les billes à leur juste valeur sur le marché national.

 

[6]               L’Avis no 102 a remplacé l’Avis no 23 le 1er avril 1998 et demeure en vigueur à ce jour. L’Avis no 102 est un communiqué publié sous l’autorité du ministre pour donner des précisions sur la politique et les pratiques administratives concernant l’exportation de billes de la Colombie‑Britannique (un régime différent s’applique à l’exportation de billes d’autres régions du Canada). En ce qui a trait aux billes provenant de terres provinciales, l’Avis no 102 prévoit que normalement, une licence d’exportation est délivrée lorsque l’exportateur présente une autorisation provinciale attestant l’observation des conditions légales pour emporter les billes hors de la Colombie-Britannique.

 

[7]               Pour ce qui est des billes provenant de terres fédérales, l’Avis no 102 expose la procédure à suivre pour obtenir l’autorisation d’exporter des billes récoltées sur des terres fédérales. Dans l’affidavit qu’elle a souscrit, Mme Lynne C. Sabatino, analyste principale des politiques à la Direction des contrôles à l’exportation du MAECI, résume comme suit cette procédure :

[traduction]

a)      Quiconque souhaite obtenir une licence pour exporter des billes provenant de terres fédérales en Colombie‑Britannique doit d’abord présenter à la Direction des contrôles à l’exportation une demande pour annoncer des billes de bois dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.-B. en vue de leur vente sur le marché intérieur.

 

b)      Dès réception de la demande d’annonce, la Direction des contrôles à l’exportation demande au ministère des Forêts de la Colombie-Britannique d’avertir les acheteurs canadiens potentiels que des billes sont disponibles pour vente au pays et qu’ils peuvent faire une offre d’achat écrite dans les quatorze jours suivant la date de la notification.

 

c)      Lorsque des offres d’achat sont faites dans le délai prescrit, ces offres sont transmises par la Direction des contrôles à l’exportation au Comité consultatif fédéral des exportations de bois (le CCFEB) pour que celui-ci détermine si les offres correspondent à la juste valeur marchande des billes sur le marché intérieur.

 

d)      Le CCFEB, qui est constitué d’un président, d’un secrétaire provincial, de membres de l’industrie et d’un représentant du gouvernement fédéral, a pour mission de fournir des conseils et des recommandations au ministre. Le CCFEB évalue si une offre est valide au regard de l’Avis no 102 et si elle correspond à la juste valeur marchande au pays, après examen du marché.

 

e)      Lorsqu’une offre est valide et correspond à la juste valeur marchande au pays, le CCFEB recommande au ministre que les billes soient considérées comme n’étant pas excédentaires par rapport aux besoins nationaux. Lorsque le CCFEB estime qu’une offre est invalide ou basse en comparaison de la juste valeur marchande au pays, le CCFEB recommande au ministre de considérer les billes comme excédentaires par rapport aux besoins nationaux.

 

f)        Lorsque le ministre étudie une recommandation du CCFEB pour décider s’il y a lieu de délivrer une licence d’exportation, son objectif est de s’assurer d’un approvisionnement et d’une distribution suffisants de billes de cette nature au Canada, à la lumière d’une évaluation des besoins intérieurs. Il répond généralement à cet objectif en autorisant uniquement l’exportation des billes excédentaires par rapport aux besoins, conformément aux fins énoncées au paragraphe 3(1) de la LLEI relativement aux contrôles à l’exportation.

 

 

[8]               En accord avec cette politique, dont le but semble être d’assurer un approvisionnement suffisant aux personnes intéressées au traitement des billes en Colombie‑Britannique, l’alinéa 4.3c) prévoit :

En ce qui touche le calcul de l’excédent, le CCFEB n’étudie que les offres présentées par les particuliers, les personnes ou les entreprises directement intéressés au traitement des billes.

 

 

[9]               Selon l’affidavit non contredit de Mme Sabatino, la pratique du MAECI et du CCFEB, avant 2006, était d’accepter les offres d’achat des billes annoncées dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.‑B. présentées au pays par des entités propriétaires d’installations de traitement de billes, ce qui pouvait inclure des offres faites pour le compte de tierces parties. À la suite de commentaires reçus d’entités exploitant des installations de traitement de billes aux termes de baux ou d’ententes de location, le CCFEB a recommandé, le 10 novembre 2006, que ces entités soient aussi autorisées à offrir d’acheter les billes annoncées dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.‑B. si elles ont des antécédents dans le traitement de billes au moyen d’installations louées ou sont en mesure de prouver que les billes seront traitées localement. Le ministre, à son tour, a accepté la recommandation du CCFEB. 

 

[10]           Selon la demanderesse, les précisions apportées en ce qui touche les personnes ou entités admises à offrir d’acheter des billes annoncées dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.-B. visent à favoriser les objectifs de l’Avis no 102, à savoir « s’assurer d’un approvisionnement et d’une distribution de cet article en quantité suffisante pour répondre aux besoins canadiens, notamment en matière de défense » (LLEI, alinéa 3(1)e)).

 

[11]           La nouvelle pratique a été publiée le 12 mai 2008 sur le site Web de la Direction des contrôles à l’exportation, sous le titre « Précisions sur les “parties intéressées” visées dans l’Avis aux exportateurs no 102 qui peuvent présenter des offres d’achat de billes (alinéa 4.3c)) ». Ce document énonce les facteurs dont il faut tenir compte pour décider si une personne est intéressée dans un établissement de traitement de billes conformément à l’alinéa 4.3c) de l’Avis no 102 : 

1. éléments de preuve attestant que la personne a établi une relation d’affaires régulière de découpage de billes avec une entité qui comprend une scierie particulière et des installations de maintenance ou de rabotage (la scierie);

 

2. éléments de preuve attestant qu’une scierie s’est associée avec la personne qui agit à titre d’acheteur indépendant des billes qui seront traitées dans cette scierie;

 

3. confirmation par la scierie que l’activité de la personne permettra de maintenir les emplois dans la scierie;

 

4. indication du volume de bois qui sera traité par cette personne dans la scierie.

 

 

LA DÉCISION ATTAQUÉE

[12]           Par lettre en date du 22 janvier 2008, Kemp a fourni à Mme Sabatino une lettre de S&R Sawmills qui visait à établir que Kemp avait établi avec cette scierie une relation d’affaires régulière de découpage de billes pour le traitement de billes achetées, et que la scierie s’était associée avec Kemp à titre d’acheteur indépendant de billes. La partie pertinente de la lettre de Sawmills Ltd. est reproduite ci‑dessous :

[traduction]

La présente a pour but de fournir l’information que vous avez requise de Kemp Forest Products concernant l’offre que cette entreprise a présentée pour être incluse dans le système de calcul de l’excédent.

 

Kemp Forest Products souhaite être incluse dans le système du calcul de l’excédent de façon à pouvoir acheter des billes convenables pour le découpage, lequel sera effectué exclusivement chez S&R Sawmills. Si elle peut obtenir du bois qui convient, l’entreprise Kemp Forest Products prévoit découper environ 5 000 m3 par mois, ce qui créera des emplois directs chez S&R Sawmills.

 

Afin de faciliter l’inclusion de l’offre de Kemp Forest Products dans le système de calcul de l’excédent et pour continuer à fonctionner et à maintenir les niveaux de dotation actuels, nous nous associons avec Kemp Forest Products à titre d’acheteur indépendant de billes qui seront transformées chez S&R Sawmills.

 

 

[13]           Le CCFEB a examiné la demande de Kemp à sa réunion du 1er février 2008. Après avoir signalé que la même question avait été discutée au début de 2007 et que le comité n’avait pas alors recommandé l’octroi du statut à Kemp, et en dépit des réserves exprimées par de nombreux membres, le comité a appuyé la nouvelle demande et recommandé que le statut de partie intéressée soit provisoirement accordé à Kemp, ce qui permettrait à l’entreprise de mettre au point un programme de découpage.

 

[14]           Le ministre a souscrit à la recommandation du CCFEB, et le MAECI a informé Kemp de cette décision par lettre en date du 14 février 2008. Les deux paragraphes suivants reflètent l’essentiel de cette lettre :  

[traduction]

Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada a examiné la présente demande à la lumière des recommandations du CCFEB et est disposé à reconnaître à Kemp Forest Products Ltd., à titre provisoire, le statut de « partie intéressée au traitement de billes » pour l’application de l’alinéa 4.3c) de l’Avis aux exportateurs no 102, de sorte qu’en principe, ses offres devraient être considérées valides.

 

Toutefois, le CCFEB a souligné le fait que vos antécédents en la matière sont quelque peu limités; en conséquence, une réévaluation devra être effectuée au plus tard le 1er septembre 2008. Kemp Forest Products Ltd. devra être prête, à cette date, à présenter de nouveaux éléments de preuve attestant ses activités de traitement pour que son statut de partie intéressée soit confirmé.

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[15]           La demanderesse conteste la décision du ministre tant sur le fond que sur le plan procédural. Sur le fond, la demanderesse allègue que la décision est déraisonnable parce qu’elle est fondée sur une conclusion de fait qui n’est pas étayée par la preuve. Plus particulièrement, la demanderesse soutient qu’aucune preuve, quelle qu’elle soit, n’établit que Kemp a réellement la capacité de traiter 5 000 mètres cubes de bois par mois. La question, en conséquence, est de savoir si la demande soulève bien une erreur susceptible de révision.

 

[16]           Sur le plan de la procédure, la demanderesse soulève deux questions. Elle prétend tout d’abord que le MAECI a changé les règles applicables sans consulter Island Timberlands, puis a tenté de justifier après coup les nouvelles règles en publiant un addenda à l’Avis no 102 qui établit de nouveaux critères. Deuxièmement, elle estime que le MAECI a enfreint les principes d’équité procédurale en refusant de fournir des motifs écrits à l’appui de sa décision, malgré deux demandes en ce sens. Dans ses observations écrites, la demanderesse a aussi soulevé le fait que le MAECI a refusé de transmettre le dossier de la décision à l’origine de la présente demande, comme le prévoit l’article 317 des Règles des Cours fédérales, jusqu’à ce que la Cour le lui ordonne. À l’audience, cependant, la demanderesse a reconnu que cette question était réglée. Par conséquent, les questions que la Cour doit trancher sont de savoir si les obligations d’équité procédurale s’appliquent aux décisions stratégiques du ministre et, le cas échéant, s’il y a eu manquement à ces obligations.

 

[17]           Le ministre défendeur a aussi soulevé une troisième question en contestant la qualité de la demanderesse pour demander le contrôle judiciaire de la décision ministérielle d’accorder à Kemp le statut de partie intéressée. J’examinerai d’abord cette question.

 

ANALYSE

[18]           Il est bien établi en droit qu’une partie qui n’est pas partie à une décision d’un ministre n’a pas qualité pour demander le contrôle judiciaire de cette décision en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7. Cette disposition prévoit que le procureur général du Canada ou « quiconque est directement touché » par l’objet de la demande, a qualité pour présenter une demande de contrôle judiciaire. Il a été décidé à maintes reprises qu’une partie qui n’est touchée qu’au sens commercial par une décision ministérielle n’a pas qualité pour solliciter le contrôle judiciaire de cette décision : voir, par exemple, Rothmans of Pall Mall Canada Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national ), [1976] 2 C.F. 500 (C.A.F.); Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social) (1988), 146 F.T.R. 249 (C.A.F.); Aventis Pharma Inc. c. Canada (Ministre de la santé), 2005 CF 1396.

 

[19]           Il est vrai, comme l’a souligné la demanderesse, que Kemp est un peu plus directement touchée par la décision contestée du ministre que ne l’étaient les demanderesses dans les cas évoqués ci‑dessus. Dans ces affaires, les demanderesses se plaignaient surtout du fait qu’elles devaient affronter un nouveau concurrent pour le produit qu’elles vendaient. La situation serait la même en l’espèce si une autre personne effectuant le découpage sur commande contestait la décision de permettre à Kemp de soumettre une offre pour l’achat de billes annoncées dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.‑B.

 

[20]           Cela dit, je suis d’accord avec le ministre défendeur pour dire que la demanderesse cherche néanmoins tout simplement à protéger l’avantage ou l’intérêt commercial apparent que lui procure la possibilité d’exporter des billes plutôt que d’avoir à les vendre sur le marché intérieur, en tentant d’empêcher l’inclusion de Kemp dans le bassin d’acheteurs de billes admissibles au niveau national. En outre, la présente demande de contrôle judiciaire semble être à tout le moins prématurée. La décision prise par le ministre relativement à Kemp n’empêchera pas la demanderesse de solliciter le contrôle judiciaire d’une éventuelle décision du ministre portant que les billes ne sont pas excédentaires par rapport aux besoins nationaux, que cette décision découle d’une offre valide faite par Kemp ou par tout autre propriétaire d’installations pour le traitement de billes ou toute autre partie intéressée dans de telles installations. 

 

[21]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire pourrait être rejetée pour le seul motif qu’elle est prématurée ou que la demanderesse n’a pas la qualité requise pour contester la décision du ministre d’accorder le statut de partie intéressée à Kemp. Outre que la demanderesse n’est pas partie à la décision du ministre, et en l’absence de tout droit reconnu dans la LLEI d’exporter des billes, la décision ne touche pas les droits de la demanderesse prévus à la loi ni ne lui impose quelque obligation juridique que ce soit.

 

[22]           Par mesure de précaution, et pour le cas où j’aurais fait erreur sur la question de la qualité, je répondrai néanmoins aux arguments de fond et aux arguments de procédure soulevés par la demanderesse.

 

[23]           Les parties devant la Cour, à savoir la demanderesse et le ministre défendeur, ont convenu que la norme de contrôle applicable à l’égard de l’erreur de fond alléguée est celle de la décision raisonnable, alors que la norme de la décision correcte s’applique à l’analyse des manquements procéduraux invoqués.

 

[24]           Selon la demanderesse, la décision du ministre ne relève pas des conclusions possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. À son avis, aucun élément de preuve ne permettait d’étayer une conclusion de fait essentielle sous-tendant la décision, soit que Kemp pourrait traiter et traiterait 5 000 mètres cubes de bois par mois. Ce volume équivaut à multiplier par 53 le volume moyen de découpage effectué par Kemp au cours des cinq années précédentes.

 

[25]           Le problème, avec cet argument, est que rien n’indique que la décision repose sur la prémisse que Kemp traiterait 5 000 mètres cubes de bois par mois. Il est vrai que dans sa lettre d’appui, Sawmills Ltd. mentionne que Kemp prévoit découper environ 5 000 mètres cubes par mois. Selon le procès-verbal de la réunion du 1er février 2008 du CCFEB, la recommandation préconise l’octroi d’une période de six mois pour permettre à Kemp de porter son programme de découpage à une moyenne de 5 000 mètres cubes par mois. Cependant, ce chiffre n’est pas évoqué dans la décision communiquée par lettre à la demanderesse le 14 février 2008. 

 

[26]           Je ne vois pas en quoi la décision d’accorder le statut de partie intéressée à Kemp au titre de l’Avis no 102 ne relève pas des conclusions possibles envisagées par l’alinéa 4.3c) de cet avis, compte tenu particulièrement des Précisions publiées subséquemment. La preuve concernant les antécédents de Kemp a été prise en considération, et de fait, on peut penser que c’est pour cette raison que le ministre a rendu une décision provisoire. Il n’a pas donné carte blanche à Kemp, qu’il a obligée à fournir des nouveaux éléments de preuve de ses activités de traitement six mois après la décision pour que son statut de partie intéressée soit confirmé. Il ne s’agit manifestement pas d’une conclusion déraisonnable.  

 

[27]           Même si la Cour estimait que la décision n’est pas conforme à pas l’Avis no 102, cette conclusion ne pourrait pas être déterminante pour ce qui est du caractère raisonnable de la décision. L’Avis no 102 énonce certes la politique applicable aux exportations de billes de la Colombie‑Britannique, mais la politique en soi ne saurait restreindre le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre par la LLEI. Ce principe trouve écho dans l’emploi du mot « normally », dans la version anglaise de l’alinéa 4.3c) de l’Avis no 102; ce terme témoigne du fait qu’aucune disposition de la LLEI ne restreint le pouvoir discrétionnaire du ministre quant à la délimitation des parties qui peuvent présenter des offres pour les billes de bois annoncées dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.-B. L’absence d’un mot semblable dans la version française de l’Avis no 102 ne peut avoir pour effet de porter atteinte à ce principe fondamental de droit administratif. 

 

[28]           Les alinéas 3(1)b) et e) de la LLEI confèrent une grande discrétion au ministre, et l’établissement de lignes directrices ou de politiques ne peut pas entraver l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Ce principe a été confirmé sans ambiguïté dans l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2. Formulant des observations sur une politique adoptée dans le contexte de l’article 8 de la LLEI, le juge McIntyre (s’exprimant au nom de la Cour) a écrit, aux pages 6 et 7 :

Il est donc manifeste, à mon avis, que l’art. 8 de la Loi accorde un pouvoir discrétionnaire au Ministre. Le fait que le Ministre ait employé dans ses lignes directrices contenues dans l’avis aux importateurs les mots : « Si le produit canadien n’est pas offert au prix du marché, une licence est émise… » n’entrave pas l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. C’est la Loi qui accorde le pouvoir discrétionnaire et la formulation et l’adoption de lignes directrices générales ne peut le restreindre. Il n’y a rien d’illégal ou d’anormal à ce que le Ministre chargé d’appliquer le plan général établi par la Loi et les règlements formule et publie des conditions générales de délivrance de licences d’importation. Il est utile que les demandeurs de licences connaissent les grandes lignes de la politique et de la pratique que le Ministre entend suivre. Donner aux lignes directrices la portée que l’appelante allègue qu’elles ont équivaudrait à attribuer un caractère législatif aux directives ministérielles et entraverait l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Ministre.

 

 

[29]           Même si une personne autre qu’un propriétaire d’installations pour le traitement de billes ou qu’une partie intéressée à ces installations présentait une offre pour des billes annoncées dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.-B., le ministre devrait tenir compte du bien-fondé de cette offre, pour autant que cette personne ait un motif valable pour que le ministre envisage de déroger à l’Avis no 102. Le ministre entraverait l’exercice de son pouvoir discrétionnaire s’il agissait autrement, parce que la LLEI ne précise pas qui peut offrir d’acheter les billes annoncées dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.‑B. ni ne limite les personnes autorisées à le faire.

 

[30]           En l’espèce, aucun élément de preuve n’établit que la décision du ministre à l’égard de Kemp est déraisonnable, ni même que le changement de politique à la suite duquel cette décision a été prise est étranger aux objectifs de la LLEI. Le ministre est investi du pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu ou non de restreindre l’exportation de biens énumérés dans la Liste des marchandises d’exportation contrôlée pour assurer un approvisionnement et une distribution suffisants de cet article au Canada. Selon les Précisions, une partie du traitement continuera de se faire au Canada, comme l’exige l’alinéa 3b) de la LLEI. Il se peut bien que par suite de la modification de la politique et de l’élargissement de la catégorie de personnes admissibles à être reconnues comme parties intéressées, le traitement de billes au Canada diminue. Néanmoins, à défaut d’une preuve établissant la mauvaise foi, un manquement aux principes de justice naturelle là où ils s’appliquent, ou la prise en considération d’éléments sans pertinence pour la décision en cause, il s’agit là d’un choix qu’il est préférable de laisser au ministre.

 

[31]           Pour tous les motifs exposés ci-dessus, on ne m’a pas convaincu que la décision d’accorder à Kemp le statut de partie intéressée est déraisonnable.

 

[32]           J’examinerai maintenant les manquements allégués à l’équité procédurale. La demanderesse prétend que le fait d’avoir redéfini après coup les personnes qui peuvent être considérées comme des personnes « directement intéressées au traitement des billes » a porté atteinte à ses attentes légitimes. À son avis, il était injuste de « revenir » sur des promesses matérielles, à savoir l’énoncé de l’Avis no 102 selon lequel le droit de présenter des offres relatives à la Liste bimensuelle fédérale de la C.‑B est limité aux « personnes ou entreprises directement intéressées au traitement des billes », un énoncé qui a été interprété pendant une dizaine d’années comme n’incluant pas, sans des consultations, les personnes effectuant du découpage de bois sur commande, comme Kemp. La demanderesse soutient en outre que l’absence de motifs, compte tenu des répercussions de la décision sur ses revenus et sur sa réputation, constitue un manquement additionnel à l’équité procédurale.  

 

[33]           Il est facile d’apporter réponse à ces arguments. En premier lieu, il est bien établi que les règles régissant l’équité procédurale ou la justice naturelle ne s’appliquent pas aux décisions stratégiques du ministre. La demanderesse tente d’imposer des exigences en matière d’avis et de consultation publics alors qu’aucune n’exigence de cette nature n’est prévue dans la LLEI. Certaines lois assujettissent l’adoption de règlements ou de politiques à la notification et à la consultation du public, mais la LLEI ne contient aucune disposition de cette nature. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, à la page 608 :

Une décision purement administrative, fondée sur des motifs généraux d’ordre public, n’accordera normalement aucune protection procédurale à l’individu, et une contestation de pareille décision devra se fonder sur un abus de pouvoir discrétionnaire. De même, on ne pourra soumettre à la surveillance judiciaire les organismes publics qui exercent des fonctions de nature législative.

 

Voir aussi : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 558; Proc. Gén. du Canada c. Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, à la page 758; Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général.), [1994] 2 C.F. 247 (C.A.F.).

 

 

[34]           De surcroît, il appert de l’affidavit de Mme Sabatino que des consultations ont été tenues et que des entités qui utilisent des installations de traitement de billes au titre d’ententes de location ont présenté des observations au CCFEB. Quant à la prétention que les Précisions ont été rédigées après coup et auraient eu pour objet de régulariser la décision prise à l’égard de Kemp, elle semble purement hypothétique et elle est contredite par Mme Sabatino dans son affidavit. Non seulement Mme Sabatino a-t-elle fourni, en annexe à son affidavit, le procès-verbal de la réunion du 10 novembre 2006 du CCFEB, selon lequel le Comité a recommandé que les entités qui utilisent des installations de traitement de billes au titre d’une entente de location soient autorisées à offrir d’acheter les billes annoncées dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.‑B. dans certaines circonstances, mais elle a aussi affirmé dans son témoignage que jusqu’à ce que les Précisions soient publiées sur le site Web de la Direction des contrôles à l’exportation, le 12 mai 2008, les entités qui demandaient au MAECI si elles étaient admises à présenter des offres pour le bois annoncé dans la Liste bimensuelle fédérale de la C.‑B. étaient informées verbalement de la nouvelle politique du MAECI à cet égard.

 

[35]           Je conclus en conséquence que, même si l’on acceptait, pour les fins de la discussion, que les principes d’équité procédurale s’appliquent aux circonstances de l’espèce, il n’y a pas eu manquement à ces principes. Les règles n’ont pas été changées après coup; elles ont été communiquées à toutes les personnes qui se sont informées de leur admissibilité à présenter des offres. La demanderesse n’avait pas droit aux motifs de la décision, puisqu’elle n’était pas la partie touchée.  

 

[36]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée, avec dépens.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    T-549-08

 

INTITULÉ :                                                   ISLAND TIMBERLANDS LP

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DES AFFAIRES

                                                                        ÉTRANGÈRES ET KEMP FOREST

                                                                        PRODUCTIONS LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 11 février 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 13 mars 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Geoff R. Hall

Orlando Silva

POUR LA DEMANDERESSE

ISLAND TIMBERLANDS LP

 

Patrick Bendin

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault, s.r.l.

Bureau 4700

Tour de la banque Toronto Dominion

Toronto (Ontario)  M5K 1E6

Télécopieur : 416-868-0673

 

POUR LA DEMANDERESSE

ISLAND TIMBERLANDS LP

 

 

 

 

Ministère de la Justice

Bureau 1129, Tour Est

234, rue Wellington

Ottawa (Ontario)  K1A 0H8

Télécopieur : 613-954-1920

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

 

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