Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

Date : 20090324

Dossier : DES‑3‑08

Référence : 2009 CF 314

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2009

En présence de monsieur le juge Mosley

 

ENTRE :

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé

en vertu du paragraphe 77(1) de la

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR),

 

ET le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale

en vertu du paragraphe 77(1) de la LIPR,

 

ET Hassan ALMREI

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]                           La présente décision concerne l’exclusion des avocats spéciaux d’une audience à huis clos au cours de laquelle la Cour a entendu la déposition d’un témoin présenté par les ministres relativement à une des conditions de mise en liberté de M. Almrei. On a communiqué aux avocats spéciaux une version expurgée de la transcription de la déposition en cause, et la Cour les a conviés ainsi que l’avocat des ministres à soumettre des observations quant à l’opportunité de la procédure adoptée.

 

[2]                           Pour les motifs qui vont suivre, j’en suis venu à la conclusion qu’il fallait communiquer aux avocats spéciaux la transcription intégrale de la déposition faite à l’audience et leur fournir l’occasion de contre‑interroger le témoin et de soumettre d’autres observations. La transcription de la déposition demeurera confidentielle tant que la Cour n’en décidera pas autrement, mais la présente décision sera versée au dossier public de la procédure.

 

[3]                           Dans des motifs de jugement rendus le 2 janvier 2009, la Cour a statué que la mise en liberté sous condition de M. Almrei ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale ni n’occasionnerait un risque de fuite. Les parties étaient conviées, en vue de la prise d’effet de la décision, à soumettre des conditions à l’attention de la Cour avant qu’elle ne rende une ordonnance formelle.

 

[4]                           L’avocat des ministres a entrepris d’établir, en collaboration avec l’avocat de M. Almrei, un projet de conditions. Les parties et la Cour ont alors engagé des discussions par téléconférence et échange de lettres en vue de circonscrire les questions soulevées par les conditions proposées. Il n’est plus resté que quelques conditions faisant l’objet d’un désaccord, par suite des efforts consentis de bonne foi par les avocats des parties. Ces questions ont été tranchées au moyen d’une ordonnance rendue le 13 février 2009 et d’une ordonnance modifiée rendue le 26 février 2009.

 

[5]                           Les avocats n’ont pu s’entendre sur une proposition faite par les ministres d’interdire à M. Almrei de recourir à des services téléphoniques de « conférence à trois », permettant de relayer à un tiers un échange téléphonique entre deux personnes. M. Almrei a soutenu que cela l’aiderait à rester en contact avec sa famille à l’étranger et à participer aux communications liées à son affaire devant la Cour. Comme des organismes gouvernementaux, autres que ceux tenus au secret professionnel, allaient surveiller ses communications, M. Almrei ne pouvait comprendre pourquoi il serait nécessaire d’interdire de tels appels téléphoniques. Plutôt toutefois que de retarder davantage le prononcé de l’ordonnance de mise en liberté, l’avocat de M. Almrei a proposé que celle‑ci soit rendue assortie de la condition demandée par les ministres jusqu’à ce que la question puisse être tranchée à une date ultérieure sur présentation d’une preuve. Malgré cette concession, l’avocat des ministres a pressé la Cour, par lettre datée du 4 février 2009, de mettre au rôle une audience à huis clos pour que soient tranchées cette question et une autre, sans rapport avec elle, de nature technique. On sollicitait dans cette lettre la présence à l’audience à la fois de l’avocat des ministres et des avocats spéciaux.

 

[6]                           Des questions sur les conférences à trois ont été posées aux témoins lors de l’audience publique pour recueillir des dépositions dans le cadre du contrôle de la détention de M. Almrei. La Cour a demandé à des témoins, notamment un certain « Sukhvindar », employé du SCRS, de confirmer que la participation de M. Almrei à de tels appels téléphoniques pouvait être surveillée. Sukhvindar a convenu qu’on pouvait le supposer, en soulignant toutefois qu’il n’était pas un expert dans ce domaine. Je présume que les ministres ont jugé nécessaire de présenter une preuve d’expert sur le sujet en raison de ce témoignage.

 

[7]                           L’alinéa 83(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), exige la tenue d’une audience à huis clos lorsque les ministres le demandent et lorsque, selon le juge, la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. On ne précise pas dans cet alinéa comment la Cour peut s’estimer d’avis que la divulgation pourrait ainsi porter atteinte à la sécurité avant d’avoir entendu les renseignements ou autres éléments de preuve en cause. Faute d’une autre manière d’en décider, la Cour doit donc nécessairement se fier sur les prétentions exposées par le ministre quant à la nature des renseignements devant être présentés. En l’espèce, les ministres ont demandé que les dépositions de deux témoins soient entendues à huis clos en raison de la nature délicate de la preuve qu’ils souhaitaient présenter quant à la technologie qui serait utilisée pour surveiller le respect des conditions de mise en liberté.

 

[8]                           Au début de l’audience le 10 février 2009, l’avocat des ministres a informé la Cour qu’il avait reçu le mandat de demander que la déposition du premier témoin soit entendue en l’absence des avocats spéciaux. On a soutenu que, compte tenu de la nature de la déposition, il n’était pas nécessaire pour les avocats spéciaux d’en connaître le détail pour présenter, pour le compte de M. Almrei, des observations sur la question des conférences à trois. On a par ailleurs invoqué la décision relative au privilège des indicateurs de police rendue par le juge Noël dans Re Harkat, 2009 CF 204. Les ministres ont proposé qu’un résumé de la déposition approuvé par la Cour soit communiqué aux avocats spéciaux après l’audience.

 

[9]                           Les avocats spéciaux se sont opposés à la demande des ministres. Après discussion, j’ai indiqué que je ferais droit à la demande, dans la mesure où j’entendrais la déposition avant de décider quelles seraient les étapes suivantes, comme par exemple fournir un résumé, une transcription ainsi que l’occasion de procéder à un contre‑interrogatoire. Cela a été fait en vue de hâter le prononcé de l’ordonnance de mise en liberté, étant donné qu’il allait être traité dans la déposition d’une question incidente sur laquelle M. Almrei et son avocat n’insistaient pas à ce stade‑là. J’ai également pris en compte le fait que, sans avoir entendu la déposition, je ne pourrais déterminer, aux termes de l’alinéa 83(1)d) de la LIPR, si sa divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

 

[10]           L’avocat des ministres a ensuite interrogé le témoin en l’absence des avocats spéciaux. Je lui ai moi‑même posé certaines questions pour clarifier sa déposition. Le témoin a dessiné des schémas pour illustrer ses propos; ceux‑ci ont été versés comme pièces.

 

[11]           L’après‑midi du 10 février 2009, la Cour a entendu la déposition d’un second témoin sur des questions techniques ayant trait au bracelet de surveillance GPS/cellulaire que M. Almrei s’est vu ordonner de porter. Les avocats spéciaux étaient présents lors de la déposition de ce témoin; ils l’ont contre‑interrogé et présenté des arguments relativement à l’importance et à la force probante à accorder à celle‑ci. Cette procédure n’a soulevé jusqu’à maintenant aucune question.

 

[12]           Le 16 février 2009, les ministres ont déposé un résumé et une transcription de la preuve entendue en l’absence des avocats spéciaux, le nom du témoin et certaines parties de sa déposition en ayant toutefois été soustraits. Les avocats spéciaux en ont reçu communication, puis ceux‑ci et les ministres ont soumis des observations écrites. Bien que ces observations aient été présentées à titre confidentiel, du moins celles des ministres, j’estime qu’elles peuvent être résumées dans les présents motifs publics sans que n’en résulte la divulgation de renseignements de nature délicate.

 

Dispositions législatives pertinentes

 

[13]           Les dispositions de la LIPR pertinentes en l’espèce sont les suivantes :

83. (1) Les règles ci‑après s’appliquent aux instances visées aux articles 78 et 82 à 82.2 :

 

83. (1) The following provisions apply to proceedings under any of sections 78 and 82 to 82.2:

 

c) il peut d’office tenir une audience à huis clos et en l’absence de l’intéressé et de son conseil — et doit le faire à chaque demande du ministre — si la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

 

(c) at any time during a proceeding, the judge may, on the judge’s own motion — and shall, on each request of the Minister — hear information or other evidence in the absence of the public and of the permanent resident or foreign national and their counsel if, in the judge’s opinion, its disclosure could be injurious to national security or endanger the safety of any person;

 

d) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

 

(d) the judge shall ensure the confidentiality of information and other evidence provided by the Minister if, in the judge’s opinion, its disclosure would be injurious to national security or endanger the safety of any person;

 

e) il veille tout au long de l’instance à ce que soit fourni à l’intéressé un résumé de la preuve qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et qui permet à l’intéressé d’être suffisamment informé de la thèse du ministre à l’égard de l’instance en cause;

(e) throughout the proceeding, the judge shall ensure that the permanent resident or foreign national is provided with a summary of information and other evidence that enables them to be reasonably informed of the case made by the Minister in the proceeding but that does not include anything that, in the judge’s opinion, would be injurious to national security or endanger the safety of any person if disclosed;

 

85.1 (1) L’avocat spécial a pour rôle de défendre les intérêts du résident permanent ou de l’étranger lors de toute audience tenue à huis clos et en l’absence de celui‑ci et de son conseil dans le cadre de toute instance visée à l’un des articles 78 et 82 à 82.2.

 

85.1 (1) A special advocate’s role is to protect the interests of the permanent resident or foreign national in a proceeding under any of sections 78 and 82 to 82.2 when information or other evidence is heard in the absence of the public and of the permanent resident or foreign national and their counsel.

Responsabilités

(2) Il peut contester :

 

Responsibilities

(2) A special advocate may challenge

 

a) les affirmations du ministre voulant que la divulgation de renseignements ou autres éléments de preuve porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

(a) the Minister’s claim that the disclosure of information or other evidence would be injurious to national security or endanger the safety of any person; and

 

b) la pertinence, la fiabilité et la suffisance des renseignements ou autres éléments de preuve fournis par le ministre, mais communiqués ni à l’intéressé ni à son conseil, et l’importance qui devrait leur être accordée.

(b) the relevance, reliability and sufficiency of information or other evidence that is provided by the Minister and is not disclosed to the permanent resident or foreign national and their counsel, and the weight to be given to it.

 

85.2 L’avocat spécial peut :

a) présenter au juge ses observations, oralement ou par écrit, à l’égard des renseignements et autres éléments de preuve fournis par le ministre, mais communiqués ni à l’intéressé ni à son conseil;

85.2 A special advocate may

(a) make oral and written submissions with respect to the information and other evidence that is provided by the Minister and is not disclosed to the permanent resident or foreign national and their counsel;

 

b) participer à toute audience tenue à huis clos et en l’absence de l’intéressé et de son conseil, et contre‑interroger les témoins;

 

 

(b) participate in, and cross‑examine witnesses who testify during, any part of the proceeding that is held in the absence of the public and of the permanent resident or foreign national and their counsel; and

 

c) exercer, avec l’autorisation du juge, tout autre pouvoir nécessaire à la défense des intérêts du résident permanent ou de l’étranger.

 

(c) exercise, with the judge’s authorization, any other powers that are necessary to protect the interests of the permanent resident or foreign national.

 

 

Questions en litige 

[14]           On peut exposer au moyen des questions qui suivent les questions soulevées dans le présent litige.

1.                  Peut‑on, dans une instance relative à un certificat de sécurité, exclure les avocats spéciaux d’une audience à huis clos où les ministres vont présenter une preuve?

2.                  Le principe du « besoin de connaître » s’applique‑t‑il de manière à empêcher les avocats spéciaux d’entendre et de se voir communiquer une preuve qui renseignerait sur des opérations techniques?

 

Argumentation des avocats spéciaux et des ministres

 

[15]           On peut résumer comme suit les arguments des avocats spéciaux :

1.                  le paragraphe 85.1(1) et l’article 85.2 de la LIPR exigent implicitement, mais pas moins impérativement, la présence d’un avocat spécial lors de toute audience à huis clos tenue dans une instance relative à un certificat de sécurité;

2.                  le paragraphe 85.4(1) et l’alinéa 85.2b) prévoient explicitement l’obligation de communiquer tous les renseignements confidentiels à l’avocat spécial, qui peut contre‑interroger tout témoin qui dépose à une audience à huis clos.

 

[16]           Les avocats spéciaux soutiennent qu’il leur est difficile de présenter des observations sur la foi uniquement du résumé de la déposition concernant les conférences à trois et de la transcription expurgée de l’audience du 10 février, et qu’il leur est difficile, voire impossible, de savoir quelles questions devraient être posées relativement aux éléments expurgés de la déposition.

 

[17]           Les avocats spéciaux soutiennent qu’ils ont « besoin de connaître » tout renseignement présenté au juge en l’absence de la personne désignée ou de son conseil. Ils ajoutent que plus particulièrement en l’espèce, ils avaient « besoin de connaître » quels renseignements avaient été présentés à la Cour de manière à pouvoir les vérifier en contre‑interrogeant le témoin. Selon les avocats spéciaux, les conditions de la mise en liberté auraient pu être différentes si on les avait autorisés à contre‑interroger le témoin.

 

[18]           Les avocats spéciaux font finalement valoir que les dispositions de la LIPR sont bien claires; ils ont le droit de contre‑interroger tout témoin présenté à une audience à huis clos par les ministres. Leur rôle s’en trouverait banalisé si l’on devait procéder autrement. Les avocats spéciaux réclament une transcription non expurgée de la déposition du témoin (ainsi que les schémas faits par le témoin pendant celle‑ci) pour pouvoir déterminer valablement s’ils ont besoin que le témoin comparaisse de nouveau pour être contre‑interrogé.

 

[19]           Les ministres soutiennent pour leur part que la transcription de l’audience devrait demeurer expurgée, du fait que la divulgation de la déposition intégrale du témoin révélerait un aspect important du déroulement des opérations techniques des services de sécurité. Ils soutiennent en outre que les renseignements en cause sont de nature si technique que les avocats spéciaux n’ont pas à en obtenir la divulgation pour s’acquitter du rôle dont la loi les a investis. Une telle divulgation, en outre, n’aiderait pas M. Almrei à opposer une défense pleine et entière aux allégations des ministres.

 

[20]           Selon les ministres, la divulgation n’est pas une obligation absolue dans une instance relative à un certificat de sécurité. Bien que M. Almrei ait droit à un procès équitable, il y a lieu dans ce cadre d’établir un juste équilibre entre son droit à une défense pleine et entière et la sécurité nationale (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 57).

 

[21]           Selon les ministres, l’obligation qui leur incombe de produire les renseignements et autres éléments justifiant l’existence du certificat de sécurité ne s’étend pas aux renseignements relatifs aux opérations techniques. Les renseignements et autres éléments devant être divulgués c’est le « résultat » de l’enquête menée par le gouvernement sur M. Almrei, et non ses « méthodes » d’obtention de l’information. En l’espèce, affirment les ministres, s’il fallait divulguer à la Cour la « méthode » utilisée, parce qu’elle était directement liée à l’une des conditions de mise en liberté de M. Almrei, il n’était pas nécessaire que les avocats spéciaux en soient informés autrement qu’au moyen d’un résumé de la preuve.

 

[22]           Les ministres signalent que la Cour a reconnu l’importance de préserver le caractère confidentiel des moyens techniques et des modes d’opération utilisés (Henrie c. Canada (CSARS) (1988), 53 D.L.R. (4th) 568, aux pages 578 et 579; Re Harkat, 2005 CF 393, aux paragraphes 81 et 82). Ils font particulièrement valoir la récente décision Re Harkat, précitée, rendue par mon collègue le juge Simon Noël et faisant suite à une requête présentée par les avocats spéciaux en l’instance pour obtenir la divulgation de renseignements de source humaine. Le juge Noël a déclaré ce qui suit au paragraphe 52 :

[…] Si le législateur avait voulu que les avocats spéciaux aient accès à l’ensemble des renseignements, y compris ceux que le gouvernement affirme être visés par le privilège du secret professionnel ou tout autre privilège, il l’aurait explicitement énoncé dans les dispositions législatives. Les pouvoirs limités attribués aux avocats spéciaux à l’article 85.2 ne leur permettent pas, sans l’autorisation de notre Cour, d’appeler un témoin ou d’exiger la production d’un témoin ou d’un document, notamment lorsqu’il s’agit d’écarter un privilège de common law.

 

 

[23]           Comme le juge Noël l’a également fait remarquer au paragraphe 57, les avocats spéciaux ne se trouvent pas dans la même situation que la Cour. Leur rôle consiste à défendre les intérêts de la personne désignée; ce ne sont pas des juges impartiaux. En l’espèce, soutiennent les ministres, le principe du « besoin de connaître » entre en jeu pour préserver le caractère confidentiel, l’intégrité, la disponibilité et la valeur de ressources du SCRS. Ce n’est que pour les motifs les plus impérieux qu’une personne, y compris un avocat spécial, peut avoir accès à des renseignements susceptibles de dévoiler des moyens techniques. Selon les ministres, les avocats spéciaux n’ont pas réussi à démontrer que nous étions dans une situation où il y ait lieu d’écarter ce principe fondamental.

 

[24]           Les avocats spéciaux répondent qu’on peut ne pas tenir compte en l’espèce des principes énoncés par le juge Noël dans la décision Re Harkat, précitée. Dans cette affaire, la Cour a conclu qu’on écarterait un privilège de common law de grande importance, soit celui relatif aux sources humaines secrètes de renseignement, si on faisait droit à la demande. En l’espèce, par contre, les ministres se sont appuyés sur des éléments de preuve qu’ils prétendent être pertinents et à l’égard desquels ils n’ont pas invoqué (ni n’auraient pu invoquer) un privilège.

 

[25]           Le libellé de l’alinéa 85.2b) de la LIPR en outre est explicite, selon les avocats spéciaux : il leur est permis de « participer à toute audience tenue à huis clos et en l’absence de l’intéressé et de son conseil, et contre‑interroger les témoins ». [Non souligné dans l’original.]

 

Analyse

 

[26]           Le présent litige a pris naissance lorsqu’il s’est agi d’assortir la mise en liberté de M. Almrei de conditions estimées indiquées, aux termes du paragraphe 82(5) de la LIPR. La loi confère à la Cour un large pouvoir discrétionnaire, son exercice comportant toutefois comme limites celles de la raisonnabilité et de la proportionnalité (Charkaoui, précité, au paragraphe 116; Re Mahjoub, 2009 CF 34, au paragraphe 159; Re Jaballah, 2009 CF 33, au paragraphe 161). M. Almrei a contesté la demande par les ministres de l’interdiction des conférences à trois. Malgré la concession faite par son avocat pour éviter un retard, la question a continué d’avoir un caractère réel pour les parties, celle‑ci devant simplement être tranchée à une date ultérieure sur présentation d’une preuve.

 

[27]           En vue d’établir un juste équilibre entre les intérêts des personnes désignées et la sécurité nationale pour donner suite à l’arrêt Charkaoui, précité, de la Cour suprême du Canada, le législateur a introduit dans le texte législatif qu’il a adopté deux concepts qui sont pertinents pour le règlement du présent litige.

 

[28]           Le premier concept, c’est que le juge présidant l’instance doit garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. En vue d’exercer cette responsabilité, le juge peut tenir une audience à huis clos et en l’absence de la personne désignée et de son conseil pour entendre des renseignements et d’autres éléments de preuve, et il peut décider de ce qui devrait leur être divulgué pour qu’ils soient suffisamment informés de la thèse du ministre (paragraphe 83(1)). On l’a dit, la loi prévoit que le ministre peut requérir la tenue d’une telle audience, ou que le juge peut en tenir une d’office si, selon lui, la divulgation de l’information en cause pourrait porter atteinte à la sécurité, ce qui constitue une norme moindre.

 

[29]           Le second concept, c’est que les avocats spéciaux ont pour rôle important de veiller, pour défendre les intérêts des personnes désignées, à ce que soient examinés de près les affirmations du ministre concernant la sécurité nationale ainsi que les renseignements et éléments de preuve sur lesquels s’appuie ce dernier. Pour permettre aux avocats spéciaux de s’acquitter de ce rôle, la loi prévoit qu’ils peuvent participer à toute audience tenue à huis clos et en l’absence de la personne désignée et de son conseil, et contre‑interroger les témoins.

 

[30]           L’avocat des ministres a raison de faire valoir que, règle générale, seules devraient avoir accès aux renseignements pouvant porter atteinte à la sécurité nationale les personnes qui ont véritablement besoin de les connaître pour exercer leurs responsabilités. Il y a bien de choses, j’imagine, que les avocats spéciaux ou la Cour pourraient être intéressés à apprendre sur la façon dont le SCRS mène ses enquêtes, mais qui n’aideraient en rien à trancher les questions en litige dans la présente affaire. Il faut garder à l’esprit que la Cour et les avocats spéciaux ne sont pas engagés dans une enquête sur les opérations des services de sécurité. Toutefois, la loi n’énonce explicitement aucun critère quant au « besoin de connaître » qui vienne restreindre la participation des avocats spéciaux à une audience à huis clos où le ministre présente à la Cour des renseignements ou d’autres éléments de preuve pouvant influer sur les intérêts de la personne désignée. À mon avis, la loi ne reconnaît pas non plus implicitement de critère de ce genre qui l’emporte sur les dispositions expresses de la loi.

 

[31]           J’estime, tout comme mon collègue le juge Noël, qu’on n’a pas autorisé les avocats spéciaux à avoir accès à tous les renseignements, particulièrement les renseignements confidentiels, dont dispose le gouvernement. Toutefois, la situation d’espèce n’est pas tout à fait comparable à la situation dont le juge Noël avait à connaître dans l’affaire Re Harkat, précitée. Les avocats spéciaux n’ont pas demandé en l’espèce, comme dans cette affaire, que le gouvernement leur donne accès à des renseignements confidentiels dont la Cour ne soit pas saisie; ils demandent plutôt de pouvoir s’acquitter du rôle dont le législateur les a investis de contester la preuve que les ministres ont choisi de présenter à la Cour.

 

[32]           Il arrive parfois que la Cour, dans une instance relative à un certificat de sécurité, soit appelée à décider si des renseignements particuliers sont confidentiels et ne doivent pas être divulgués aux avocats spéciaux ou même, en dernier ressort, à la personne désignée et à son conseil. Cela peut se produire lorsque sont en cause, par exemple, le privilège des indicateurs de police, comme dans l’affaire Re Harkat, précitée, ou le secret professionnel de l’avocat. La loi ne confère pas expressément aux avocats spéciaux l’accès à de tels renseignements et, pour les motifs énoncés par le juge Noël, je suis convaincu que le législateur n’entendait pas changer le droit à cet égard.

 

[33]           Je ne veux pas écarter la possibilité que la Cour ait à entendre, en certaines situations, des renseignements opérationnels spéciaux en l’absence d’avocat spécial. Si pareille situation devait survenir, toutefois, la Cour devra trouver une façon d’assurer la participation réelle des avocats spéciaux advenant la présentation de renseignements ou d’autres éléments de preuve liés aux intérêts de la personne désignée. En cas de besoin, l’avocat des ministres pourrait alors prêter assistance à la Cour en présentant des éléments de preuve et des observations sous le mode d’une audience « de justification » à laquelle participeraient les avocats spéciaux.

 

[34]           Les renseignements dont il est affirmé que la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui peuvent ne pas être divulgués à la personne désignée et à son conseil. L’alinéa 85.1(2)b) de la LIPR habilite toutefois expressément les avocats spéciaux à contester pareilles affirmations de la part du ministre. Or, pour exercer cette fonction, les avocats spéciaux doivent avoir accès aux renseignements ou autres éléments de preuve que le ministre tente de protéger. Pour préserver la confidentialité de renseignements pendant qu’il est statué sur les affirmations du ministre, il est nécessaire que les avocats spéciaux disposent d’une autorisation de sécurité de haut niveau et fassent l’objet de sanctions sévères en cas de divulgation sans autorisation de ces renseignements.

 

[35]           Il se peut que la Cour ait à examiner des renseignements fournis par les ministres en l’absence des avocats spéciaux en vue d’établir s’ils sont ou non liés à l’instance ou encore s’ils doivent être tenus confidentiels pour des motifs autres que les motifs allégués de sécurité nationale. Pour ce motif, la Cour passe actuellement en revue des documents tirés des dossiers du SCRS et déposés le 9 février 2009 au greffe de la Cour pour donner suite à une ordonnance rendue le 10 octobre 2008.

 

[36]           Dans la documentation à divulguer, en sa version du 9 février 2009, fournie aux avocats spéciaux, certains des documents avaient été expurgés pour en exclure les renseignements que le gouvernement jugeait être confidentiels ou sans lien avec la présente instance. Certains d’entre eux, par exemple, étaient des rapports sommaires renfermant des renseignements sur des personnes sans lien avec M. Almrei. La Cour a estimé nécessaire d’examiner les passages expurgés pour s’assurer du respect des principes énoncés dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326. Un avocat spécial était présent lorsqu’il a été jugé nécessaire d’entendre la déposition d’un témoin du SCRS quant aux motifs de l’expurgation, et ils seront également présents si est tenue toute nouvelle audience à cet égard.

 

[37]           La Cour examine toujours attentivement la question de savoir si les éléments expurgés des documents produits le 9 février 2009 devraient être communiqués aux avocats spéciaux et à la personne désignée ou si encore d’autres documents devraient être divulgués. Toutefois, cet examen n’a pas ni ne devrait avoir trait à des renseignements ou d’autres éléments de preuve présentés à la Cour par les ministres en vue d’établir leur cause, comme ce fut le cas le 10 février 2009.

 

[38]           En l’espèce, les ministres n’ont pas démontré que les renseignements relatifs à des opérations techniques devraient être considérés confidentiels, ni qu’il était fondé en droit, en raison de la règle du « besoin de connaître », d’exclure les avocats spéciaux. La nature technique de la preuve ne rendait pas nécessaire de ne pas la divulguer aux avocats spéciaux, ni d’exclure ceux‑ci de l’audience du 10 février; cette nature ne peut permettre non plus de déroger aux dispositions expresses de la loi.

 

[39]           J’en viens à la conclusion que les avocats spéciaux n’auraient pas dû être exclus de l’audience du 10 février 2009. Le résumé et la transcription expurgée de la déposition qu’on leur a remis ne constituent pas un substitut adéquat à leur droit, énoncé à l’alinéa 85.2b), de « participer à toute audience tenue à huis clos […] et contre‑interroger les témoins ». Le seul redressement satisfaisant, selon moi, consiste à communiquer aux avocats spéciaux une copie non expurgée de la déposition du témoin ainsi que les schémas qu’il a faits pour illustrer ses propos, et à leur fournir l’occasion, s’ils l’estiment indiqué, de contre‑interroger le témoin.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

  1. que la transcription intégrale et non expurgée de l’audience tenue le matin du 10 février 2009 soit communiquée aux avocats spéciaux, ainsi qu’une copie des schémas alors versés comme pièces;
  2. qu’à la demande des avocats spéciaux, une audience soit fixée pour permettre à ceux‑ci de contre‑interroger le témoin convoqué par les ministres à l’audience du 10 février 2009 au matin.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                          DES‑3‑08

 

INTITULÉ :                                         AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR),

 

ET le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale

en vertu du paragraphe 77(1) de la LIPR,

 

ET Hassan ALMREI

 

LIEU DE L’AUCIENCE :                  Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 10 février 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        Le juge Mosley

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :              Le 24 mars 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Marcel Larouche

 

 

POUR LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

Paul Copeland

Gordon Cameron

AVOCATS SPÉCIAUX

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

Copeland, Duncan

Toronto (Ontario)

 

Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Ottawa (Ontario)

AVOCATS SPÉCIAUX

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.