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Date : 20090320

Dossier : T‑924‑08

Référence : 2009 CF 299

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2009

En présence de monsieur le juge Blanchard

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

 

Zein FARAG

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               M. Zein Farag (le défendeur) a présenté une demande de citoyenneté le 19 mars 2003. Le 11 avril 2008, la juge de la citoyenneté (la juge), Mme Bitar, a statué que le défendeur satisfaisait aux conditions de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C‑29 (la Loi), et a fait droit à sa demande.

 

[2]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration fait appel, par voie de contrôle judiciaire, de la décision de la juge de la citoyenneté, en application du paragraphe 14(5) de la Loi, au motif que la juge :

 

(1)        a commis une erreur de droit en ne tranchant pas au départ la question de savoir si le défendeur avait établi sa résidence au Canada;

(2)        a commis une erreur en tirant des conclusions de fait sans tenir compte des éléments dont elle disposait;

(3)        a enfreint un principe de justice naturelle en ne donnant pas de motifs suffisants à l’appui de sa décision.

 

[3]               Le ministre me demande d’accueillir l’appel et d’annuler la décision. Pour les motifs qui vont suivre, je vais accueillir l’appel.

 

I.  Faits

[4]               Le défendeur est un citoyen français originaire d’Égypte. Parrainé par son ancienne épouse, il a obtenu le droit d’établissement au Canada le 24 octobre 1998. Il est devenu résident permanent le même jour.

 

[5]               En 2002, le défendeur et son épouse ont divorcé. Le défendeur a perdu la garde de ses enfants et l’accès au foyer conjugal.

 

[6]               Le défendeur a présenté une demande de citoyenneté le 19 mars 2003. La période d’examen pertinente s’étendait donc du 18 mars 1999 au 19 mars 2003.

 

[7]               Le défendeur a été frappé d’une mesure d’interdiction de séjour le 18 février 2005, un délégué du ministre ayant établi qu’il était une personne décrite à l’article 41 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), parce qu’il ne s’était pas conformé aux obligations de résidence prévues à l’article 28 de la LIPR. Le défendeur a interjeté appel auprès de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la mesure d’interdiction de séjour.

 

[8]               Le 26 septembre 2007, la SAI a accueilli l’appel du défendeur au motif que des considérations humanitaires, dont l’intérêt supérieur des enfants, justifiaient dans les circonstances la prise de mesures spéciales. La SAI a cependant conclu, sur la foi de la preuve dont elle était saisie, que le lieu de résidence principal du défendeur de mai 1999 à mai 2004 avait été la France, et que ce qui expliquait ses nombreuses absences du Canada, c’était son intention de continuer d’exercer des acticités commerciales en France. La SAI a en outre conclu qu’aucune preuve fiable n’étayait la prétention du défendeur selon laquelle il avait tenté de s’établir au Canada depuis qu’il avait obtenu le droit d’établissement, ou avait cherché dans la mesure du raisonnable à revenir au Canada dès qu’il en avait l’occasion.

 

[9]               Le 21 novembre 2007, le défendeur a renouvelé ses efforts pour obtenir la citoyenneté canadienne et a rempli un questionnaire sur la résidence révisé où il déclarait qu’avait été inexact son calcul initial des jours d’absence pendant la période d’examen pertinente (au motif qu’il aurait mal compris la question). Le défendeur a joint au questionnaire un calendrier établi à la main et faisant étant de 300 jours d’absence du Canada pendant ladite période.

 

[10]           Une agente de citoyenneté (l’agente) a passé en revue la nouvelle demande et a fait remarquer qu’il manquait quelques pages à la photocopie transmise d’un passeport et que celle-ci était partiellement illisible. L’agente a conclu que le défendeur était resté volontairement hors du Canada pendant la période d’examen, et ce, afin d’exploiter son entreprise en France, que ses voyages au Canada étaient de la nature de visites et qu’il ne s’était pas établi de manière permanente au Canada. L’agente, en outre, n’était pas en mesure de déterminer la durée exacte de la présence effective du défendeur au Canada en raison du caractère insuffisant des documents fournis.

 

[11]           Le 19 janvier 2008, la même agente a rempli une formule d’audience où elle mentionnait qu’elle n’était pas en mesure d’évaluer la présence effective du défendeur au Canada et que la photocopie du passeport de ce dernier ne pouvait aider à procéder à cette évaluation parce qu’il manquait des pages et que les pages restantes étaient illisibles.

 

[12]           Le 4 février 2008, le défendeur a comparu devant la juge pour son audience. La juge a attribué la citoyenneté au défendeur le 11 avril 2008, et elle a avisé le ministre de sa décision.

 

II.  Décision contestée

[13]           Je résume ci‑dessous les conclusions sur lesquelles la juge a fondé sa décision (où elle désigne le défendeur comme « le client »).

  • Lorsque le client était absent du Canada, c’était uniquement pour des raisons d’affaires.
  • Les liens du client avec le Canada sont très forts.
  • Bien qu’il soit maintenant divorcé et éloigné de ses enfants, le client travaille à Fort McMurray et espère que sa situation familiale va s’améliorer.
  • La date d’établissement du client était le 24 octobre 1998 et, en 1999, il a passé 20 jours en France pour affaires. Il est mentionné dans le questionnaire sur la résidence révisé que le client avait été absent 300 jours du Canada, ce qui correspond au nombre de jours figurant dans ses [traduction] « 3 passeports ».
  • L’ex‑épouse et les trois enfants du client, ainsi que ses deux frères et sa sœur, habitent au Canada. D’autres membres de sa famille vivent en Égypte et en France.
  • À l’audience, le client a déclaré avoir toujours vécu au Canada depuis 1999, tout en se rendant à l’occasion en France pour affaires.
  • Le client était très coopératif pendant l’audience et il avait conscience de témoigner sous serment.
  • Le client a en vue l’intérêt supérieur de ses enfants.

 

[14]           À la fin de l’audience, la juge a demandé que lui soient communiquées, dans les 30 jours, une lettre du directeur du défendeur en France faisant état du rôle du défendeur dans l’entreprise et de la durée de ses séjours en France, ainsi qu’une lettre attestant l’emploi du défendeur à Fort McMurray, l’une et l’autre lettre devant être établies sous serment. La juge a également exigé la communication de documents attestant la qualité de membre de Clubfit du défendeur, ainsi que de reçus attestant les versements de pension alimentaire pour ses enfants.

 

[15]           La juge a reçu et pris en compte ces documents avant de rendre sa décision définitive. Dans celle‑ci, toutefois, la juge n’a mentionné ni ces documents ni leur teneur, et il n’y a pas eu de motifs additionnels traitant de la teneur de ces documents.

 

III.  Questions en litige

[16]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

 

(1)        La juge a‑t‑elle enfreint un principe de justice naturelle en ne donnant pas de motifs suffisants à l’appui de sa décision?

 

(2)        La juge a‑t‑elle commis une erreur en ne tranchant pas au départ la question de savoir si le défendeur avait établi sa résidence au Canada?

 

(3)        La juge a‑t‑elle commis une erreur en appliquant incorrectement les facteurs énoncés dans Koo?

 

 

 

IV.  Norme de contrôle

[17]           Le caractère adéquat ou non des motifs est une question d’équité procédurale et de justice naturelle contrôlable selon la norme de la décision correcte (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Arastu, 2008 CF 1222, au paragraphe 21).

 

[18]           La question de savoir si le demandeur de citoyenneté répond aux conditions de résidence est une question mixte de fait et de droit, à l’égard de laquelle les juges de la citoyenneté ont droit à une certaine retenue, car il s’agit d’un domaine où ils justifient d’une spécialisation. Selon la jurisprudence de la Cour, la norme de contrôle applicable à une telle question est la raisonnabilité (Zhang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 483, aux paragraphes 7 et 8.

 

[19]           La question de savoir si la juge de la citoyenneté a appliqué incorrectement le critère juridique approprié de résidence est une question de droit contrôlable selon la norme de la décision correcte. On peut également se reporter sur cette question à l’arrêt David Dunsmuir c. Sa Majesté la Reine du chef de la province du Nouveau‑Brunswick, [2008] A.C.S. n° 9, 2008 CSC 9.

 

V.  Dispositions législatives pertinentes

[20]           L’attribution de la citoyenneté est régie par l’article 5 de la Loi, reproduit en partie ci‑après.

Attribution de la citoyenneté

 

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

Grant of citizenship

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

a) en fait la demande;

 

(a) makes application for citizenship;

 

b) est âgée d’au moins dix‑huit ans;

 

(b) is eighteen years of age or over;

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i) un demi‑jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

 

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one‑half of a day of residence, and

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

 

(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

 

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

 

(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

 

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

 

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

 

 

 

VI.  Analyse

 

Le droit

 

[21]           Les conditions de résidence de l’alinéa 5(1)c) de la Loi donnent lieu à une enquête en deux étapes. La juge Layden‑Stevenson a décrit la démarche à suivre dans la décision Goudimenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 447, au paragraphe 13 :

À la première étape, il faut décider au préalable si la résidence au Canada a été établie et à quel moment. Si la résidence n’a pas été établie, l’enquête s’arrête là. Si ce critère est respecté, la deuxième étape de l’enquête consiste à décider si le demandeur en cause a été résident pendant le nombre total de jours de résidence requis. C’est à l’égard de la deuxième étape de l’enquête, et particulièrement à l’égard de la question de savoir si les périodes d’absence peuvent être considérées comme des périodes de résidence, qu’il y a divergence d’opinion au sein de la Cour fédérale.

 

 

[22]           On ne définit pas la « résidence » dans la Loi, et tel qu’il est mentionné ci‑dessus, il y a divergence d’opinion au sein de la Cour quant au critère à appliquer pour déterminer si le demandeur de citoyenneté répond ou non aux conditions de résidence. En bref, les divers critères sont énoncés dans les décisions Koo, Pourghasemi et Papadogiorgakis. Le juge de la citoyenneté peut recourir à l’un ou l’autre des trois critères de résidence sans être dans l’erreur, dans la mesure où il applique les principes pertinents aux faits d’espèce.

 

[23]           Le demandeur soutient que la juge n’a pas étayé sa décision de motifs suffisants, n’a pas déterminé si le défendeur avait établi sa résidence au Canada et a appliqué incorrectement les critères énoncés dans la décision Koo.

 

[24]           Pour trancher la présente affaire, il faudra se pencher sur le caractère suffisant ou non des motifs de la juge, et sur la question de savoir si cette dernière est bien passée par la première étape de l’enquête qui consiste à se demander au préalable si le défendeur avait établi sa résidence au Canada.

 

[25]           Selon le critère de la décision Pourghasemi, [1993] A.C.F. n° 232 (Lexis), le demandeur de citoyenneté doit compter une présence effective au Canada d’au moins 1 095 jours. Pour les deux autres critères, on s’est montré plus souple quant aux conditions de résidence. Le critère de la décision Koo, [1992] A.C.F. n° 1107 (Lexis), par exemple, nécessite une évaluation des absences du demandeur du Canada en vue de déterminer quel type d’attaches il a avec le Canada, et s’il « vit régulièrement, normalement ou habituellement » au Canada.

 

[26]           La formule courante à laquelle la juge de citoyenneté a recouru en l’espèce fait présumer que celle‑ci a suivi, quant à la résidence, la démarche préconisée dans la décision Koo. Aucune des parties ne conteste l’application par la juge du critère de la décision Koo. La portée de la présomption ne s’étend toutefois pas à la première étape de l’enquête. La juge n’a pas décidé expressément si le défendeur avait établi sa résidence au Canada ni, le cas échéant, à quel moment. Aux pages 3 et 4 de l’avis de décision au ministre, la juge a fait remarquer que les attaches du défendeur avec le Canada étaient très solides, que la date de son établissement était le 24 octobre 1998, que son premier voyage en France avait été effectué en 1999 et que, selon ses dires, il avait toujours vécu au Canada depuis 1999, bien qu’il lui soit arrivé à l’occasion de faire des voyages en France parce qu’il y est propriétaire pour moitié d’un supermarché.

 

[27]           Mis à part les facteurs susmentionnés pris en compte par la juge, il y avait également d’autres éléments de preuve dont elle était saisie qui étayaient la prétention selon laquelle le défendeur n’avait pas établi sa résidence au Canada pendant la période pertinente. Tant l’agente de citoyenneté ayant renvoyé l’affaire à la juge que la SAI ont conclu que le défendeur n’avait pas établi sa résidence au Canada pendant la période pertinente. La SAI a cité à cet égard l’affidavit du 17 avril 2002 que le défendeur a soumis à la Cour d’appel de l’Alberta, et où il a attesté ce qui suit : [traduction] « [B]ien que je réside toujours en France, j’estime vraiment raisonnable de pouvoir voir mes enfants plusieurs fois par année. » Il est vrai que le dossier présenté à la SAI et celui présenté à la juge différaient; toutefois, il était question dans l’une et l’autre instance de l’établissement du défendeur au Canada.

 

[28]           Il incombait à la juge de décider clairement, au préalable, si le défendeur avait établi sa résidence au Canada, mais elle ne l’a pas fait. Même en fonction d’une interprétation libérale des motifs, rien ne laisse voir que la juge a porté son attention sur les conclusions susmentionnées de la SAI et de l’agente de citoyenneté, qui contredisent carrément toute conclusion d’établissement au Canada du défendeur pendant la période pertinente. Je dois donc conclure que la juge, n’ayant pas traité expressément de cette preuve, a commis une erreur du fait qu’elle a statué sur la demande sans tenir compte des éléments dont elle disposait. Cela a constitué, dans les circonstances, une erreur susceptible de contrôle.

 

[29]           Je conclus également que les motifs de la juge étaient insuffisants. Vu le caractère de la preuve dont elle était saisie relativement à la nature de l’établissement du défendeur pendant la période pertinente, la juge aurait dû énoncer des motifs clairs pour trancher la question préalable de la résidence. En ne donnant pas de motifs suffisants, la juge a commis une erreur susceptible de contrôle.

 

VII.  Conclusion

[30]           Pour les motifs qui précèdent, l’appel sera accueilli. La décision de la juge d’attribuer la citoyenneté au défendeur sera annulée. L’affaire sera renvoyée pour nouvel examen à un autre juge de la citoyenneté, lequel rendra une décision conformément aux présents motifs.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.         L’appel est accueilli.

 

2.         La décision du 11 avril 2008 de la juge de la citoyenneté d’attribuer la citoyenneté au défendeur est annulée.

 

3.         L’affaire est renvoyée pour nouvel examen à un autre juge de la citoyenneté, lequel rendra une décision conformément aux présents motifs.

 

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑924‑08

 

INTITULÉ :                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. Zein FARAG

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 21 janvier 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Blanchard

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 20 mars 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Karen D. Swartzenberger

 

POUR LE DEMANDEUR

Souheil Saab

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

McCuaig Desrochers LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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