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Date : 20090317

Dossier : T-278-08

Référence : 2009 CF 271

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL

 

ENTRE :

CELGENE CORPORATION

demanderesse

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La présente demande porte sur la compétence du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (le Conseil) à l’égard de la réglementation du prix d’un médicament, en l’occurrence le Thalomid, actuellement vendu aux États-Unis en vertu du Programme d’accès spécial (PAS) de Santé Canada. La demanderesse, Celgene, a produit la présente demande en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, en vue de faire contrôler la décision du Conseil datée du 21 janvier 2008, suivant laquelle le Conseil a estimé qu’il avait compétence pour exiger que Celgene fournisse des renseignements sur les prix concernant ses ventes de Thalomid aux États-Unis.

 

[2]               En raison des motifs suivants, je conclus que le Conseil n’a pas la compétence pour réglementer les ventes du médicament Thalomid effectuées par Celgene aux États-Unis en vertu du PAS.

 

I.          Norme de contrôle

[3]               J’estime que la norme de contrôle applicable à la question de compétence en litige en l’espèce est celle de la décision correcte (voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50; Canada (Citoyenneté et immigration) c. Khosa, 2009, CSC 12; Hoechst Marion Roussel Canada Inc. c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1552, au paragraphe 110, et Shire Biochem Inc. c. Canada (Procureur général), 2007 CF 1316, au paragraphe 19).

 

II.        Le contexte

            A. Celgene

[4]               Celgene est une société multinationale innovatrice œuvrant dans le domaine biopharmaceutique qui est constituée en société dans l’État du Delaware, aux États-Unis. Son siège social se trouve au New Jersey.

 

[5]               Celgene est la distributrice du Thalomid, dont l’ingrédient actif est la thalidomide. La vente de la thalidomide a été approuvée par Santé Canada au début des années 1960 et le médicament était principalement destiné aux femmes enceintes souffrant de nausée et de perte de sommeil. Les ventes de thalidomide ont été interrompues au Canada en 1962 après qu’un lien a été établi entre le médicament et des déficiences congénitales. Actuellement, la thalidomide est employée pour le traitement de la lèpre, des troubles immunitaires liés au SIDA et de certaines formes de cancer. Depuis 1998, l’American Food and Drug Administration a approuvé l’utilisation du médicament pour le traitement de la lèpre, et depuis mai 2006, pour le traitement du myélome multiple nouvellement diagnostiqué, qui est une forme de cancer.

 

B. La réglementation du Thalomid au Canada

[6]               Celgene est l’actuelle propriétaire, ou titulaire de licence, de plusieurs brevets canadiens liés à la thalidomide, dont les brevets canadiens nos 2,166,315; 2,270,887 et 2,157,288. Cependant, Celgene n’a pas reçu l’autorisation complète de Santé Canada sous la forme d’un avis de conformité pour la mise en marché ou la vente du Thalomid au Canada (voir le Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, partie C, titre 8). Malgré l’interdiction générale figurant au paragraphe C. 08022(1) du Règlement sur les aliments et drogues, Santé Canada peut permettre la vente de nouveaux médicaments pour des traitements d’urgence par l’intermédiaire du Programme d’accès spécial, suivant les articles C.08.010 et C.08.001 du Règlement sur les aliments et drogues. Essentiellement, le PAS permet la vente d’un nouveau médicament qui ne pourrait autrement être vendu au Canada, puisqu’aucun avis de conformité n’a été délivré à son égard. Les ventes de Thalomid visées par la présente demande de contrôle sont régies par le PAS.

C. Le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés

[7]               Le Conseil a été créé en 1987, en même temps qu’ont été apportés des changements importants au régime de licence obligatoire. Actuellement, le principal mandat du Conseil consiste à protéger les intérêts des consommateurs dans une situation où le titulaire d’un brevet lié à un médicament exerce un monopole. La création du Conseil reflète la volonté du législateur de pallier au « préjudice » découlant de la hausse des prix des médicaments à des niveaux inacceptables durant la période d’exclusivité (ICN Pharmaceutical, Inc. et al. c. Personnel du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, (1996) 68 C.P.R. (3d) 417 (C.A.F.); Hoechst Marion Roussel Canada Inc. c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1552).

 

[8]               Le pouvoir du Conseil est conféré par les articles 79 à 103 de la Loi sur les brevets. L’article 80 est particulièrement pertinent en l’espèce :

80. (1) Le breveté est tenu de fournir au Conseil, conformément aux règlements, les renseignements et documents sur les points suivants :

 

 

 

a) l’identification du médicament en cause;

 

b) le prix de vente — antérieur ou actuel — du médicament sur les marchés canadien et étranger;

 

c) les coûts de réalisation et de mise en marché du médicament s’il dispose de ces derniers renseignements au Canada ou s’il en a connaissance ou le contrôle;

 

d) les facteurs énumérés à l’article 85;

 

e) tout autre point afférent précisé par règlement.

 

[Je souligne]

 

 

80. (1) A patentee of an invention pertaining to a medicine shall, as required by and in accordance with the regulations, provide the Conseil with such information and documents as the regulations may specify respecting

 

(a) the identity of the medicine;

 

 

(b) the price at which the medicine is being or has been sold in any market in Canada and elsewhere;

 

(c) the costs of making and marketing the medicine, where that information is available to the patentee in Canada or is within the knowledge or control of the patentee;

 

(d) the factors referred to in section 85; and

 

(e) any other related matters.

 

 

[Emphasis added]

 

 

III.       Les faits non contestés

[9]               Depuis 1995, Celgene rend le Thalomid disponible par l’intermédiaire du PAS de Santé Canada aux patients habitant le Canada sur demande de leur médecin. Le processus débute lorsqu’un médecin au Canada produit une demande auprès de Santé Canada. Si l’autorisation est accordée, Celgene prend la demande en charge depuis les États-Unis. Le Thalomid est empaqueté à l’usine de Celgene aux États-Unis et est normalement envoyé Franco à bord (FAB) New Jersey directement au médecin se trouvant au Canada. Celgene prépare ensuite sa facture au New Jersey et la poste au médecin au Canada. Celgene informe le médecin que le paiement doit être effectué en dollars américains et qu’il doit être envoyé par messagerie ou par la poste à Celgene aux États-Unis. Les paiements sont effectués et envoyés par la poste à Celgene au New Jersey. Aucune taxe canadienne n’est payée sur ces transactions et tous ces envois sont emballés et étiquetés aux États‑Unis. Celgene décide si elle doit passer une commande de Thalomid et fixe ensuite le prix. Le médicament ne doit en aucun cas être redistribué au Canada et toutes les doses inutilisées doivent être renvoyées à l’établissement de Celgene en Pennsylvanie pour y être détruits selon les normes.

 

[10]           Celgene s’est conformée aux dispositions de l’article 80 concernant les renseignements à fournir à l’égard des prix. En avril 2006, peu après la délivrance du brevet canadien no 2,166,315, le Conseil a contacté Celgene à propos du Thalomid et a exigé que cette dernière se conforme à l’article 80. Ainsi, le 1er mai 2006, Celgene a fourni au Conseil le formulaire 1 « Renseignements identifiant le médicament » pour le Thalomid en plus des renseignements prescrits concernant ses brevets et Santé Canada. Celgene indiquait dans une lettre d’accompagnement qu’elle n’avait pas reçu une approbation réglementaire complète sous la forme d’un avis de conformité lui permettant de commercialiser et de vendre le Thalomid, et que le médicament était fourni aux résidents du Canada en vertu du PAS de Santé Canada. Le 5 juin et le 10 juillet 2006, Celgene a fourni au Conseil le formulaire 2 « Renseignements identifiant le médicament et renseignements sur son prix », comprenant des renseignements sur l’identification et sur le prix du Thalomid pour la période allant du 6 avril 2006 au 30 juin 2006, mais non pour la période du 12 janvier 1995 au 5 avril 2006. Dans la correspondance jointe en annexe, Celgene précisait qu’en fournissant ces renseignements elle ne renonçait pas à son droit de contester la portée de la compétence du Conseil.

 

[11]           Le 10 janvier 2007, le Conseil a demandé à ce que Celgene se plie aux exigences en fournissant les renseignements demandés dans le formulaire 2 pour la période du 12 janvier 1995 au 5 avril 2006 qui n’avaient pas été fournis. La lettre indiquait que si Celgene ne se pliait pas aux exigences au plus tard le 9 février 2007, le personnel du Conseil demanderait au Conseil de prononcer une ordonnance en vertu de l’article 81 de la Loi sur les brevets exigeant que Celgene fournisse les renseignements demandés. Le 12 janvier 2007, après une rencontre entre ses représentants et ceux du Conseil, Celgene a accepté de fournir les renseignements demandés dans le formulaire 2 pour la période allant de juillet 2006 à décembre 2006, en plus d’une déclaration exposant sa position selon laquelle les ventes du Thalomid effectuées en vertu du PAS ne constituent pas des ventes au Canada. Il a été convenu que dans le cas où le personnel du Conseil ne serait pas d’accord avec cet argument, Celgene disposerait de 30 jours supplémentaires pour fournir les renseignements sur les ventes et les prix aux États-Unis pour la période du 12 janvier 1995 au 5 avril 2006, à défaut de quoi la question serait renvoyée au président du Conseil. Le 29 janvier 2007, Celgene a fourni les renseignements demandés concernant les prix et les ventes aux États-Unis pour la période de juillet 2006 à décembre 2006. Le 31 janvier 2007, Celgene a envoyé une lettre dans laquelle elle esposait sa position juridique concernant la compétence du Conseil à l’égard de la réglementation des prix du Thalomid. Le 12 avril 2007, Celgene a reçu un courriel l’informant que le personnel du Conseil n’était pas d’accord avec son argument touchant la compétence.

 

IV.       La décision du Conseil

[12]           Le personnel du Conseil a déposé une requête devant le Conseil afin qu’une ordonnance soit prononcée en vertu des articles 81 et 88 de la Loi sur les brevets, exigeant que Celgene fournisse les renseignements demandés. Le 21 janvier 2008, une formation de trois membres du Conseil a conclu que ce dernier a compétence pour rendre une ordonnance réparatrice au sujet du prix du Thalomid « à compter du 12 janvier 1995 ».

 

[13]           Celgene a formulé deux arguments principaux devant la formation à l’appui de sa thèse voulant que le Conseil n’ait pas compétence quant au prix du Thalomid. Le premier argument fait valoir que le médicament est vendu aux acheteurs canadiens en vertu du PAS par opposition à la commercialisation de son médicament sur l’ensemble du marché canadien. Le second argument veut qu’en application des règles de droit commercial, le lieu de vente est le New Jersey. En ce qui concerne la présente demande, Celgene n’a fait valoir que le second argument.

 

[14]           Le Conseil a rejeté l’interprétation qu’a faite Celgene de l’alinéa 80(1)b), lui préférant une interprétation plus large. Le Conseil a déterminé que les mots « les marchés » dans l’expression « les marchés canadiens » n’ont pas pour objet de restreindre la compétence du Conseil aux ventes de médicaments commercialisés. C’est-à-dire que ces mots ont été utilisés dans la Loi sur les brevets afin de donner au Conseil la latitude dont il a besoin pour exercer un contrôle sur le prix d’un médicament au Canada dans son ensemble ou sur des marchés ponctuels, tels que ceux délimités par la géographie, les frontières politiques telles que les provinces ou par des catégories de clients comme les hôpitaux ou les pharmacies. Le Conseil a estimé que les acheteurs de médicaments par l’intermédiaire du PAS constituent un marché ponctuel au Canada et, par conséquent, qu’ils font partie du vaste marché canadien pour la vente des médicaments. Le Conseil a conclu que la jurisprudence des Cours fédérales appuie le rejet d’une interprétation restrictive du terme « marché » et que rien dans la Loi sur les brevets ne permettait de penser que le législateur souhaitait soustraire un type d’acheteur à la protection que peut offrir le Conseil. Ce dernier a donc estimé qu’il était raisonnable de décider que les acheteurs canadiens recevant des médicaments par l’intermédiaire du PAS font partie du marché sur lequel les médicaments ayant reçu un avis de conformité sont vendus, indépendamment de la question de savoir s’ils font partie d’un marché ponctuel.

 

[15]           En rendant sa décision, le Conseil a convenu que, conformément aux principes de la common law, le New Jersey est le lieu de la vente du Thalomid aux patients canadiens. Cependant, le Conseil a estimé que ce principe ne s’appliquait pas en l’espèce puisque le lieu de vente est un choix commercial et qu’il ne détermine pas sa compétence.

 

[16]           En conclusion, le Conseil a estimé que l’adoption d’une approche téléologique pour l’interprétation de l’article 80 de la Loi sur les brevets permettait d’affirmer que l’intention du législateur n’était pas de soustraire les acheteurs de médicaments résidants au Canada à la protection conférée par le Conseil en matière de prix.

 

V.        La jurisprudence à l’égard de la compétence du Conseil

[17]           Comme nous l’avons vu, le Conseil s’est appuyé sur la jurisprudence des Cours fédérales pour conclure qu’il convenait de rejeter une interprétation restrictive de l’article 80. À mon avis, la jurisprudence sur laquelle s’est appuyé le Conseil ne permet pas d’arriver à cette conclusion.

 

[18]           Dans ICN, Hoechst Marion Roussel Canada Inc. et Shire Biochem Inc. c. Canada (Procureur général), 2007 CF 1316, la Cour d’appel fédérale fournit un cadre servant de base à une  large interprétation téléologique des articles de la Loi sur les brevets conférant compétence au Conseil et établit un test en vue de déterminer cette compétence. Le juge Robertson a énoncé à la page 435 les trois conditions qui permettent de conclure à la compétence du Conseil :

Tout d'abord, trois conditions préalables doivent être remplies pour que le Conseil ait la compétence voulue. En premier lieu, le Conseil doit déterminer qu'une partie, comme ICN, est un breveté à l'égard d'une invention. En deuxième lieu, l'invention du breveté doit être liée à un médicament. Cette condition préalable comporte à son tour deux volets auxquels nous reviendrons. En troisième lieu, le breveté doit vendre le médicament sur un marché canadien. C'est ce qui ressort du paragraphe 83(1) de la Loi, dont voici à nouveau le libellé : … [Omission] [Non souligné dans l’original]

 

La décision ICN a donné une grande portée juridictionnelle à l’expression « liée à un médicament ».

 

[19]           Dans Hoechst Marion Roussel Canada Inc., précité, la juge Heneghan a contrôlé deux décisions du Conseil concernant sa compétence. Le contrôle judiciaire portait sur des questions d’équité procédurale, d’interprétation de termes tels que « médicament » et « breveté » et posait la question de savoir si le Conseil avait compétence à l’égard de demandes de brevet pour lesquelles aucun brevet n’avait encore été délivré. La juge Heneghan a estimé que les termes devaient être interprétés de façon extensive, suivant leur sens ordinaire, comme cela avait été fait dans ICN.

 

[20]           Dans Shire Biochem, précité, le juge Russell a contrôlé une décision du Conseil dans laquelle ce dernier a conclu qu’il avait compétence pour réviser les prix des médicaments Adderall XR de Shire et Concerta de Janssen Ortho, vendus au Canada au cours de la période comprise entre la date où les demandes de brevet en cause sont devenues accessibles au public et la date où les brevets demandés ont été délivrés. Le juge Russell a confirmé la décision du Conseil portant sur l’étendue de sa compétence.

 

[21]           Les décisions ICN, Hoechst Marion Roussel Canada Inc. et Shire Biochem examinent la question de la compétence du Conseil en lien avec les opérations nationales seulement. Par conséquent, bien que ces affaires soient utiles pour déterminer l’approche à adopter pour l’interprétation de la Loi sur les brevets, j’estime qu’elles ne sont pas directement pertinentes parce qu’elles ne portent pas sur la vente de médicaments à l’extérieur du Canada, qui est, sur le plan des faits, la question en litige en l’espèce.

 

VI.       Principes d’interprétation des lois

[22]           Le litige découlant de la présente demande porte sur la compétence du Conseil et est lié à l’interprétation correcte de la phrase « vente […] sur les marchés canadien » figurant à l’alinéa 80(1)b) de la Loi sur les brevets.

 

[23]           L’approche propre à l’interprétation moderne des lois est donnée par la Cour suprême du Canada dans Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10 :

 

Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50.  L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble.  Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation.  Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important.  L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

[Non souligné dans l’original]

 

[24]           La détermination de l’interprétation correcte requiert une analyse téléologique la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de la Loi sur les brevets (voir Rizzo and Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch.1-12, art. 12). Une approche téléologique de l’interprétation des lois devrait être guidée par les principes suivants : toute loi est présumée viser un but et le juge peut, par l'interprétation, découvrir ou dégager judicieusement ce but; le but de la loi doit être pris en considération dans tous les cas et à tous les stades de l'interprétation, y compris la détermination du sens du libellé; dans la mesure où le libellé le permet, il faut privilégier l'interprétation qui est compatible avec le but de la loi ou qui en favorise la réalisation, et éviter celle qui fait échec à ce but ou en compromet la réalisation (voir Ruth Sullivan, Construction of Statutes, 4e éd. (Toronto: Butterworths, 2002) aux pages 195, 196 et 219).

 

[25]           C’est avec l’aide de ces principes qu’il convient d’interpréter l’alinéa 80(1)b) de la Loi sur les brevets.

 

VII.     L’interprétation correcte de l’alinéa 80(1)b) de la Loi sur les brevets

A. Les termes dans leur sens ordinaire et grammatical

[26]           À mon avis, il convient de donner aux mots employés à l’alinéa 80(1)b) un sens commercial pour les motifs suivants.

 

[27]           Bien que la Loi sur les brevets vise à servir l’intérêt public, elle fait également partie de la réalité commerciale. Les brevets protègent les nouveaux produits et procédés et, en contrepartie de la divulgation de l’invention, le droit des brevets confère pendant un certain temps au breveté le monopole de l’utilisation et de la commercialisation de l’objet breveté (Kirkbi AG c. Gestions Ritbvik Inc. 2005, 43 C.P.R. (4th) 385 (C.S.C.)). Cette réalité commerciale est reconnue dans Free World Trust c. Électro Santé Inc., (2000) 9 C.P.R. (4th) 168 (C.S.C.), à la page 188, où le juge Binnie affirme que « le régime de concession de brevets vise à favoriser la recherche et le développement et à encourager l’activité économique en général ».

 

[28]           Les dispositions de la Loi sur les brevets ont été interprétées selon leur sens commercial dans les décisions Domco Industries c. Mannington Mills Inc. (1990), 29 C.P.R. (3d) 481 (C.A.F.) (Domco) et Dole Refrigeration Products Limited c. Canadian Ice Machine Co. and Americo Contact Plate Freezers Inc. (1957), 28 C.P.R. 32 (C.F.) (Dole). Dans Domco, l’expression « vendre au Canada » figurant à l’article 46 de la Loi sur les brevets, qui est aujourd’hui l’article 42, a été interprétée au sens commercial. La décision Dole conclut que malgré le fait qu’un acheteur puisse se trouver physiquement au Canada, cela ne signifie pas que la vente a eu lieu au Canada. Bien que l’avocat du Procureur général fasse valoir qu’il ne faudrait accorder que peu de poids à ces affaires puisqu’elles ne portent pas sur les articles de la Loi sur les brevets pertinents en l’espèce et que les situations de fait particulières et les arguments ne sont pas liés à ceux de la présente demande, j’estime que ces affaires sont instructives; elles ont en effet permis de trancher des questions concernant la Loi sur les brevets à l’aide de principes commerciaux. Je souligne également que la Cour suprême du Canada a affirmé que l’interprétation de mots liés à des opérations commerciales doit être déterminée par les principes de la commom law commerciale (Canada (Sous‑ministre du Revenu national) c. Mattel Canada Inc., 2001 CSC 36, aux paragraphes 58 et 59).

 

1. Le sens commercial du mot « vendu »

[29]           Les parties conviennent que le lieu de vente du Thalomid aux patients canadiens est aux États-Unis, plus précisément au New Jersey. L’avocat de Celgene insiste sur l’importance de ce point dans sa contestation de la compétence du Conseil. Ainsi, la question devient celle-ci : comment est-il possible qu’un médicament vendu aux États-Unis soit vendu « sur les marchés canadiens »? Celgene fait valoir que cela est impossible puisque s’il n’y a pas de vente au Canada, le Conseil ne peut exercer aucun contrôle.

 

2. Le sens commercial du mot « marché »

[30]            Concernant cette question, le paragraphe 24 de l’argumentation écrite de l’avocat du Procureur général dit ceci :

[TRADUCTION] Comme il est indiqué ci-dessus, le Thalomid entre au Canada par l’intermédiaire du PAS géré par Santé Canada. Le PAS constitue un « marché canadien ». Plus précisément, les « utilisateurs finals » sont des patients canadiens. Les demandes sont effectuées par des médecins au Canada auprès de Santé Canada (un organisme de contrôle canadien) afin d’obtenir la permission d’utiliser un médicament particulier au Canada. Ce sont ces facteurs qui définissent un marché. Sans n’importe lequel de ces facteurs, les ventes en question ne peuvent avoir lieu. Par contre, les ventes, l’échange d’argent contre des marchandises (en l’occurrence, des médicaments), pourraient avoir lieu n’importe où dans le monde. Le lieu de vente n’a aucune incidence sur le lieu où le médicament sera utilisé ou sur qui l’utilisera. Cela démontre que le PAS constitue un marché canadien.

 

À l’appui de cet argument, qui s’attache à la demande, l’avocat cite le Concise Oxford Dictionary (10e Édition), qui donne la définition suivante du mot « marché » : [TRADUCTION] « une demande pour un bien ou un service particulier ». Ainsi, selon cette définition, s’il n’y a pas de demande, il n’y a pas de vente. Or, puisqu’il existe une demande pour le Thalomid au Canada, cette demande et la vente qui s’en suit sont du ressort du Conseil. Je rejette cet argument parce que j’estime que la définition de « demande » ne correspond pas au sens commercial du mot « marché » dans la présente situation factuelle.

 

[31]           La définition de « marché » défendue par l’avocat du Procureur général n’est que la dernière des trois définitions figurant dans le dictionnaire cité. La première définit le mot « marché » comme étant un [TRADUCTION] « rasemblement périodique de gens en vue de l’achat et de la vente de fournitures, de bétail et d’autres biens, espace ouvert ou local où les commerçants se rassemblent pour vendre leurs marchandises »; et la deuxième définit le « marché » comme [TRADUCTION] « un lieu où s’effectuent des échanges commerciaux : le marché du travail » [non souligné dans l’original]. À mon avis, la première définition est celle qui convient le mieux aux présentes circonstances. Un marché, au sens commercial, ne peut exister sans qu’il y ait relation entre un acheteur et un vendeur. Par conséquent, pour qu’un « marché » puisse exister au Canada pour le Thalomid, il doit y avoir achat et vente au Canada.

 

[32]           À mon avis, les mots utilisés à l’alinéa 80(1)b) ont un sens commercial précis et non équivoque, lequel joue donc un rôle essentiel dans le processus d’interprétation. Cette conclusion s’harmonise avec l’interprétation téléologique de la Loi sur les brevets dans son ensemble.

 

B. L’interprétation téléologique de la Loi sur les brevets

1. L’esprit et l’objet de la Loi sur les brevets

[33]           Je suis conscient du fait que la Loi sur les brevets sert un objectif d’intérêt public et que l’article 12 de la Loi d’interprétation prévoit que « tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

 

[34]           Cependant, rien au dossier de la présente demande n’établit que la Loi sur les brevets ait, parmi ses objets, celui de conférer compétence à l’égard des ventes de médicaments à l’extérieur du Canada et, particulièrement, des ventes de médicaments aux États‑Unis.

 

2. L’intention du législateur

[35]           Au paragraphe 28 de sa décision, le Conseil conclut que « les ventes d’un médicament faites au titre du PAS sont réputées être des ventes sur un marché canadien au sens qu’en donne la Loi [sur les brevets] ». À l’appui de cette conclusion, aux paragraphes 25 et 33 à 35 de sa décision, le Conseil estime que l’intention du législateur est effectivement de conférer au Conseil, par l’intermédiaire de l’alinéa 80(1)b), un pouvoir plus grand que celui conféré par le simple sens des mots figurant dans l’alinéa, voire par le droit commercial :

 

25.       Le CEPMB ne peut exercer complètement son mandat s’il ne peut s’assurer que les prix des médicaments vendus au Canada au titre du PSA ne sont pas excessifs. Selon la Loi – les acheteurs canadiens de médicaments au titre du PSA constituent un marché canadien ou une partie d’un marché canadien – ce qui signifie que le Conseil a compétence sur les ventes des médicaments effectuées au titre du PSA et qu’il est habilité à exercer son mandat. L’interprétation suggérée par Celgene – qui n’établit aucune distinction entre les ventes dans un marché et les activités commerciales – ne correspond pas au sens évident de la Loi ni ne cadre avec une interprétation orientée vers un but.

 

[…]

 

32.       Le Conseil accepte que les principes du droit commun commercial établissent le New Jersey comme lieu où ont été effectuées les ventes du médicament Thalomid à des patients canadiens. Le Conseil ne considère pas cette conclusion sans rapport, mais estime qu’elle ne détermine pas pour autant sa compétence. Le droit commun commercial portant sur le lieu où a été effectuée la vente s’intéresse essentiellement aux questions relatives au lieu physique où le risque associé à la marchandise vendue et à ses coûts de transport passe du vendeur à l’acheteur. Le lieu de la vente peut aussi se rapporter au droit applicable à l’application des modalités de la transaction.

 

33.       Cela dit, la compétence du Conseil n’est associée d’aucune façon au droit relatif à la manière dont les parties privées ont choisi de partager le risque ou les coûts de transport du produit. La compétence du Conseil n’est pas non plus associée à la façon dont le droit commun établit le choix du droit qui régit une transaction privée de vente d’un produit. Le Conseil est un organisme public investi d’un mandat qui lui est conféré par la Loi et sa compétence découle d’une loi habilitante et des principes de droit public.

 

34.       Considérant le mandat conféré au Conseil qui consiste à protéger les intérêts des consommateurs canadiens en veillant à ce que les médicaments brevetés ne soient pas vendus à des prix excessifs au Canada, les ventes d’un médicament breveté « sur un marché au Canada » au sens qu’en donne la Loi, couvrent les ventes des médicaments régis par le droit public au Canada, qui sont livrés au Canada, qui sont administrés au Canada ainsi que les prix lorsque le coût du médicament est à la charge des Canadiens – qu’il s’agisse de patients ou de contribuables.

 

35.       Manifestement, c’est le libellé de la Loi et non le mandat conféré au Conseil qui crée la compétence, mais l’interprétation orientée dans un but déterminé du libellé de la Loi exige une référence au mandat du Conseil. L’interprétation de l’expression « sur un marché canadien » dans le sens décrit dans le paragraphe précédent sous-tend l’attribution d’un sens raisonnable à l’expression. De fait, il s’agit du seul sens qui peut être attribué à l’expression qui interprète adéquatement la loi habilitante du Conseil.

 

 

[36]           J’estime que l’opinion du Conseil n’est pas fondée en droit. Il n’existe aucune preuve au dossier de la présente demande permettant de penser que l’intention du législateur est autre que celle exprimée par le sens évident des mots figurants à l’alinéa 80(1)b).

 

 

C. Conclusion

[37]           À mon avis, une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de l’alinéa 80(1)b) n’appuie pas le point de vue du Conseil au sujet de sa propre compétence. Le Thalomid est vendu à des Canadiens, mais il n’est pas vendu « sur les marchés canadiens », il est vendu aux États-Unis. L’alinéa 80(1)b) ne permet pas d’étendre la compétence du Conseil à ces ventes.


 

ORDONNANCE

 

Pour ces motifs, j’annule la décision du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés datée du 1er janvier 2008.

 

Sous consentement des parties, les questions de la réparation à accorder et des dépens seront débattues plus tard.

 

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-278-08

 

INTITULÉ :                                       CELGENE CORPORATION c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 3 mars 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 17 mars  2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

William Vanveen

 

POUR LA DEMANDERESSE

Christopher Rupar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gowling Lafleur Henderson LLP

Barristers & Solicitors

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c. r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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