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Date : 20090512

Dossier : T-628-08

Référence : 2009 CF 493

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 12 mai 2009

En présence de Maître Kevin R. Aalto, protonotaire

 

 

ENTRE :

CLAUDIA RICCI

demanderesse

 

et

 

JOHN TULLY ainsi que les propriétaires et

toute autre personne ayant un droit SUR LE NAVIRE « CELESTRIS »

défendeurs

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Introduction

 

[1]               « FOREVER LOST » est le nom apocryphe du voilier de 48 pieds qui est au cœur de la présente affaire (le voilier). La demanderesse, Claudia Ricci (Claudia) et le défendeur, John Tully (John) sont mariés, mais actuellement en instance de divorce devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Cette instance a été engagée après le début de la présente action.

 

[2]               La propriété du voilier donne lieu à un différend entre Claudia et John. Claudia affirme être propriétaire en equity du voilier, car c'est elle qui a fourni l'argent ayant servi à son achat. Elle a réuni les fonds nécessaires en hypothéquant sa maison, qui était entièrement payée et qu'elle avait achetée et habitée avant d'épouser John. John affirmait pour sa part être propriétaire du voilier dont Claudia lui aurait fait cadeau. Il affirme par ailleurs avoir consacré un nombre incalculable d'heures à sa réparation et à sa restauration. Pour les raisons ci‑dessous, le voilier ne reviendra ni à Claudia ni à John, car il va devoir être vendu.

 

Contexte

 

[3]               Claudia, âgée de 51 ans, est chef de famille monoparentale. Elle habite avec ses trois enfants respectivement âgés de 18, 21 et 24 ans. Elle travaille comme éducatrice de la petite enfance au Centered on Child Care Centre. Son salaire brut annuel est d'environ 40 000 $. Elle affirme dans son témoignage qu'il lui manque tous les mois plus de 1 000 $ en raison des dettes qu'elle a contractées pour financer l'achat du voilier.

 

[4]               Entre mai 2004 et décembre 2006, Claudia et John, qui formaient alors un couple, ont habité ensemble. Ils se sont mariés le 29 janvier 2005. À cette époque, John, qui ne possédait, pour ainsi dire, rien, avait présenté une Proposition de consommateur en vertu des dispositions de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité.

 

[5]               Pendant cette période où ils ont vécu ensemble, Claudia et John ont habité la maison de Claudia à Bolton (Ontario). Claudia avait acheté cette maison en janvier 1998 sans avoir à obtenir de crédit hypothécaire. Selon le témoignage de Claudia, elle et John voyaient dans ce voilier un placement en vue de leur retraite. Ils pensaient l'employer pour monter une entreprise voyagiste, pensant qu'ils pourraient, une fois à la retraite, vivre à bord du voilier dans les Caraïbes. Dans sa déposition, Claudia affirme que c'est John qui a eu cette idée. Il avait, semble-t-il, une certaine expérience de la voile, alors que Claudia n'y connaissait pas grand‑chose.

 

L'achat du voilier

 

[6]               Entre août 2004 et novembre 2004, Claudia et John, à la recherche d'un voilier, se sont rendus dans divers endroits des États-Unis. Ils ont fini par acheter un voilier auxiliaire Jacobs de 48 pieds construit en 1990, qui s'appelait à l'époque « CELESTRIS ». La vente a été conclue en novembre 2004.

 

[7]               Selon le témoignage de Claudia, c'est John qui s'est occupé des formalités d'achat pour leur compte à tous les deux, le voilier devant être immatriculé au nom des deux.

 

[8]               Selon la preuve non contestée sur ce point, le prix d'achat du voilier, soit 100 000 $US, a été entièrement payé par Claudia. Elle a emprunté l'intégralité de la somme auprès de la TD Canada Trust en prenant sur sa maison une hypothèque de 132 000 $CAN. Selon son témoignage, après consolidation de certaines dépenses personnelles, elle a touché de l'hypothèque, la somme nette de 119 820,73 $CAN, laquelle a servi à l'achat du voilier.

 

[9]               À l'époque où ils vécurent ensemble, il semblerait que John et Claudia aient contribué à parts égales aux versements hypothécaires. John n'a cependant pas contribué en capital à l'achat du voilier. John et Claudia ont pris possession du voilier au début de 2005 et, en mai, l'ont manœuvré jusqu'au Canada. Selon Claudia, John devait se charger de toutes les formalités d'importation, de toutes les formalités auprès des douanes canadiennes et divers autres organismes officiels. Or, John ne l'a pas fait. C'est ainsi que le voilier s'est vu imposer une amende douanière de 26 450 $. On a en outre exigé d'eux environ 15 000 $ de droits de douane et de taxes à l'importation.

 

[10]           Claudia affirme, dans son affidavit, que John a proposé que ce soit elle qui règle ces sommes, car il n'avait, ni argent ni autres biens alors que Claudia demeurait propriétaire d'une maison ayant tout de même une certaine valeur nette. C’est ce qui a permis à Claudia d’obtenir, en juin 2005, une ligne de crédit garantie de 57 500 $. Elle a versé, à même cette ligne de crédit, 40 000 $ pour régler les amendes et les droits de douane auxquels avait donné lieu l'importation du voilier.

 

[11]           En décembre 2006, Claudia a refinancé sa maison afin de consolider les dettes qu'avait entraînées l'achat du voilier. Sa maison était maintenant grevée d'une hypothèque de 185 000 $. Selon son témoignage, 159 000 $ du montant de l'hypothèque ont été investis dans le voilier.

 

Le comportement de John

 

[12]           Selon le témoignage de Claudia, le voilier devait être immatriculé à la fois en son nom et en celui de John. Il devait en être ainsi étant donné que c'est elle qui avait versé la totalité de l'argent nécessaire à l'achat. Or, vu que John était chargé de toutes les formalités d'achat du bateau, et de son importation au Canada, seul le nom de John figure sur les documents d'immatriculation, et c'est lui qui, dans l'acte de vente, figure comme acheteur et propriétaire du voilier. Lorsque le voilier a été immatriculé auprès du registraire des bâtiments, l'immatriculation a été faite uniquement en son nom.

 

[13]           Le mariage n'a, hélas, pas duré et, le 1er décembre 2006, ou vers cette date, Claudia et John se sont séparés. John a déménagé de chez Claudia, mais a conservé la possession du voilier. Celui-ci est amarré dans une marina du lac Ontario, à Toronto. Selon le témoignage de Claudia, elle n'a ni les clés, ni les codes d'accès, ni aucun autre moyen d'accéder au voilier, et elle n'en a pas l'emploi. John est le seul à se servir du voilier.

 

[14]           Claudia et John ont conclu un accord de séparation, aux termes duquel John s'est engagé à effectuer tous les versements hypothécaires liés à l'achat du voilier. Jusqu'en mai 2008, ces versements étaient d'à peu près 1 411 $. Depuis mai, les versements mensuels sont d'environ 1 370 $.

 

 

[15]           Entre le mois de décembre 2006 et la fin du mois de février 2008, John a donné à Claudia environ 14 046 $ pour couvrir les paiements hypothécaires mensuels. Un chèque de 750 $ remis le 1er mars 2008 n'a pas été honoré. Selon le témoignage non contredit de Claudia, John n'a effectué aucun autre paiement jusqu'à ce que la Cour lui ordonne de reprendre les versements.

 

[16]           La présente action a été engagée par voie de déclaration le 22 avril 2008. Un mandat autorisant la saisie du bateau a été délivré le 23 avril 2008, et signifié à bord du voilier le 25 avril2008. Depuis lors, le voilier demeure sous saisie, laquelle relève de la compétence de la Cour.

 

[17]           Selon une recherche menée le 28 mai 2008 dans le Système de recherche d'informations sur l'immatriculation des navires de Transports Canada, le 6 mai 2008, le voilier a été immatriculé au nom de Marguerite Dunning. Il est clair que cela s'est fait après la saisie du voilier. Marguerite Dunning est, semble-t-il, une femme avec qui John se soit lié après s'être séparé de Claudia. Lors du changement de propriétaire, le voilier « CELESTRIS » a été rebaptisé au nom de « FOREVER LOST ». Selon une autre recherche dans le Système de recherche d'informations sur l'immatriculation des navires de Transports Canada menée le 17 juillet 2008, la propriété du voilier est repassée de Marguerite Dunning à John. Le voilier continue à porter le nom de « FOREVER LOST ».

 

L'action en cours

[18]           Ainsi que nous l'avons vu, le voilier est encore sous saisie aux termes d'un mandat de saisie délivré par la Cour le 25 avril 2008. Selon la déclaration introduisant la présente instance, il est demandé à la Cour d'accorder diverses réparations, dont les suivantes :

 

[traduction]

a)                  Un jugement déclarant que le voilier a été acheté par Claudia, que 100 % des droits sur le voilier lui reviennent et que le voilier doit être immatriculé au nom de Claudia auprès du registraire des bâtiments;

 

b)                  La possession et l'occupation permanentes du voilier par Claudia;

 

c)                  Subsidiairement, un jugement déclarant que Claudia a une hypothèque en equity correspondant à la valeur de sa contribution financière à l'achat, à la restauration, à l'entretien du voilier ainsi qu'aux frais occasionnés par son importation.

 

[19]           Selon la défense qu'il a déposée en l'espèce, John possède une longue expérience de la navigation à voile, à la fois comme propriétaire, comme exploitant et comme plaisancier. Il aurait été propriétaire de quelque 10 bateaux. Il fait valoir que Claudia n'avait aucune expérience de la navigation, ou des choses maritimes, et qu'elle n'avait jamais entendu participer directement à la propriété ou à la manœuvre du voilier. Il affirme en outre que Claudia a toujours vu, dans l'argent qu'elle a versé pour l'achat du bateau, un cadeau qu'elle faisait à John, et qu'elle n'avait jamais entendu être en partie propriétaire du voilier. Il fait subsidiairement valoir que l'argent qui a servi à l'achat du voilier provenait non pas de l'hypothèque prise sur une maison appartenant à Claudia, mais des biens matrimoniaux.

 

[20]           Il reconnaît qu'une partie de l'argent qui a servi à l'achat du voilier provenait de l'hypothèque prise sur une maison qui était, selon lui, le foyer matrimonial où lui et Claudia habitaient en tant qu'époux, maison sur laquelle, à toutes les dates pertinentes, Claudia n'était pas la seule à avoir des droits. John affirme avoir, au cours des quatre dernières années, passé plus de 1 500 heures et dépensé plus de 50 000 $ pour remettre le voilier en état de navigabilité et en état d'être vendu.

 

[21]           Dans sa défense, John invoque en particulier le principe de forum non conveniens. Il fait essentiellement valoir que la présente action est frivole et vexatoire et que toutes les questions concernant le voilier et le partage des biens familiaux devraient être réglées non pas par la Cour, mais par la Cour de la famille de la Cour supérieure de justice de l'Ontario.

 

[22]           Le 25 août 2008, la Cour a instruit une requête présentée par Claudia qui sollicitait la mise en vente du voilier. John a introduit une requête incidente demandant à la Cour de suspendre l'instance au profit de l’instance devant la Cour supérieure de justice. À l'audience, à l'incitation de la Cour, les parties sont parvenues à un accord qui a été incorporé à mon ordonnance du 30 septembre 2008. Voici les termes essentiels de cette ordonnance :

[traduction]

1.                  À partir du 1er septembre 2008 et jusqu'au règlement définitif de l'affaire, le défendeur, John Tully, versera à la demanderesse la somme de 1 085 $ le premier de chaque mois. M. Tully aura deux occasions au plus de corriger un défaut de versement mensuel en effectuant le paiement dans les 48 heures suivant l'avis de défaut.

 

2.                  Dans les deux semaines suivant la date de la présente ordonnance, le défendeur, John Tully, souscrira sur le bateau une assurance coque et machine. Le montant de l'assurance devra, comme convenu, correspondre à la moindre des deux sommes suivantes; 160 000 $, ou la valeur du bateau telle que fixée par un expert maritime compétent. Les frais d'assurance et d'expertise préalable seront à la charge de M. Tully.

 

3.                  La demanderesse aura droit, sur préavis raisonnable au défendeur, John Tully, de faire, à ses frais, expertiser indépendamment le bateau.

 

4.                  Le bateau demeurera sous saisie.

 

5.                  Le défendeur, John Tully, inscrira sur le bateau le nom du bâtiment et son numéro d'immatriculation, conformément à la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada.

 

6.                  Il est interdit au défendeur, John Tully, en vertu de l'article 75 de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, de prendre toute action à l'égard du bateau pendant la durée de la présente instance ou jusqu'à nouvelle ordonnance de la Cour.

 

7.                  La requête présentée par la demanderesse qui sollicite la mise en vente du bateau en cours d'instance est ajournée sine die, mais elle pourra être réintroduite en cas de manquement aux dispositions de la présente ordonnance.

 

8.                  La présente action est suspendue sous condition d'application des dispositions de la présente ordonnance.

 

[23]           John n’a malheureusement pas respecté deux points importants aux conditions fixées par l'ordonnance du 30 septembre 2008 : premièrement, il n’a pas effectué les versements mensuels, et deuxièmement, il n’a pas souscrit une assurance sur le voilier. Malgré ses manquements, John continue d'habiter sur le bateau, et d'en avoir le plein usage.

 

Les requêtes dont la Cour est actuellement saisie

 

[24]           La Cour est actuellement saisie de deux requêtes. L'une est présentée par Claudia qui réitère essentiellement sa requête du 25 août 2008 sollicitant la mise en vente du voilier et d'autres mesures de réparation concernant l'affectation du produit de la vente du voilier au remboursement de l'hypothèque sur sa maison. Selon les éléments de preuve présentés par Claudia à l'appui de sa requête, éléments qui ne sont pas contestés par John, ce dernier a cessé de lui remettre le montant des versements hypothécaires; elle s'est entretenue avec le courtier d'assurance qui s'était, en septembre, occupé de la police souscrite sur le voilier, et a appris de lui que les primes d'assurance n'ont pas été réglées depuis septembre 2008, que l'assurance a été annulée le 16 janvier 2009 et que, pour la période allant de septembre 2008 à janvier 2009, la somme de 657,98 $ est due aux assureurs.

 

[25]           En se basant sur sa conversation avec l'assureur, Claudia déclare également que la police d'assurance avait été consentie à condition que les bouteilles de propane soient retirées du voilier, John ayant, à tort, déclaré à l'assureur qu'elles avaient effectivement été enlevées.

 

[26]           Claudia a également appris de Marguerite Dunning, qui s'était liée à John après la rupture du mariage de celui-ci avec Claudia, que les bouteilles de gaz propane étaient utilisées à bord du voilier à l'époque où Mme Dunning, vivait à bord, et qu'en novembre 2008 au moins, la coquerie était en réfection et les bouteilles de gaz propane continuaient de servir à bord. Or, l'assurance sur le voilier interdisait la présence de propane à bord. En outre, au 9 mars 2009, date à laquelle une autre expertise du voilier a été menée aux frais de Claudia, le gaz propane continuait à être utilisé à bord du voilier. Claudia déclare, sur la foi de renseignements qu'elle tient pour véridiques, que les bouteilles ne sont pas équipées d'une soupape d'arrêt, qu'il n'y a ni détecteur de gaz ni système de ventilation, et que la coquerie est toujours en rénovation, avec les bouteilles de propane installées au milieu du cockpit.

 

[27]           Vient s'ajouter aux difficultés financières et à la situation précaire du voilier, le fait que les droits de quai semblent ne pas avoir été payés.

 

Requête en cessation d'occuper

 

[28]           La requête par laquelle l’avocat concerné demandait d’être retiré du dossier a été entendue en premier en début d’audience. L’avocat de John a, en vertu de l'article 125 des Règles des Cours fédérales, sollicité l'ordonnance habituelle. John était lui aussi présent à l'audience. Selon le paragraphe 125(4) des Règles, une ordonnance de cessation d'occuper ne prend effet qu'à compter du dépôt de la preuve de sa signification. Cette disposition doit permettre d'assurer que l'ordonnance est portée à l'attention de la partie intéressée, et qu'elle a été dûment déposée au greffe. Il ne fait aucun doute qu'en l'espèce John savait que la Cour avait délivré une ordonnance permettant à son avocat de se retirer du dossier. Précisons qu'il a été demandé à John s'il avait des observations à présenter à cet égard et qu'il a répondu que non.

 

[29]           L'avocat de John a ensuite été autorisé à se retirer du dossier. C'est alors qu'il y eut, entre la Cour et l'ancien avocat de John, un échange digne de la troupe Monty Python. L'avocat fit savoir qu'il ne souhaitait pas quitter la salle d'audience et que, malgré l'ordonnance de cessation d'occuper rendue par la Cour, il souhaitait présenter des arguments à l'égard de la requête présentée par Claudia. Il fit pour cela valoir que l'ordonnance de cessation d'occuper ne prend effet qu'à compter du dépôt de la preuve de sa signification à John, dépôt qui n'avait pas encore été effectué. Les ordonnances de la Cour entrent en vigueur au moment où elles sont rendues par un officier de justice. Il n'y avait en l'espèce aucun doute que John était parfaitement au courant de l'ordonnance de la Cour. La garantie qu'offre le paragraphe 125(4) n'était d'aucune nécessité et j'ai estimé que l'avocat ne pouvait pas gagner sur les deux tableaux – cesser d'occuper et, en même temps, demeurer et présenter des arguments alors que son client était présent à l'audience et agissait pour son propre compte. L'avocat fit valoir qu'il [traduction] « espérait que le défendeur obtienne un examen équitable des questions que soulevait cette requête [la requête présentée par Claudia] ». Cette observation fut à l'origine d'un long échange entre la Cour et l'ancien avocat de John au sujet de sa participation à l'instance, du droit que John avait d'être entendu et de l'obligation générale qui m'incombait, en tant qu'officier de justice, d'assurer, conformément à mon serment d’office, la tenue d’une audience équitable.

 

[30]           À la suite de cet échange, John et son ancien avocat se sont entendus sur une sorte de mandat de représentation aux termes duquel John autorisait son ancien avocat à présenter en son nom des arguments quant au bien-fondé de la requête présentée par Claudia.

 

La requête visant à autoriser la mise en vente du voilier

 

[31]           Alors que, du point de vue de Claudia, la question à trancher est celle de la disposition du voilier, John estime que l'instance devrait être suspendue et l'affaire tranchée par la Cour supérieure de justice de l'Ontario dans le cadre de la procédure de divorce.

 

[32]           Je ferai remarquer que John n'a produit en réponse aucune preuve qui mette en doute ou contredise en quoi que ce soit les affidavits produits par Claudia à l'appui de sa requête. Il se fonde entièrement sur l'affidavit déposé à l'encontre de la requête à l'époque où celle-ci fut initialement instruite. Par conséquent, les allégations concernant le défaut de remise des versements hypothécaires, l'état du voilier, l'assurance du voilier et les autres questions au sujet desquelles Claudia a témoigné dans ses affidavits demeurent non contredites. Les seuls autres éléments de preuve produits devant la Cour sont ceux qui figurent au dossier de la requête autorisant l'avocat de John à être retiré du dossier en tant qu'avocat inscrit au dossier.

 

[33]           Ce dossier contient un échange de courriels entre John et son ancien avocat, échange au cours duquel John déclare sans équivoque [traduction] « qu'elle le prenne ce rafiot de m****** ». On peut conclure, sans trop exercer ses facultés mentales, que John parle là du voilier.

 

La question de la compétence

 

[34]           En matière de droit maritime canadien, la Cour fédérale a compétence concurrente avec les cours supérieures des provinces. La partie qui entend faire valoir ses droits sur un bateau peut, pour ce faire, s'adresser à la Cour. La Cour, d’origine législative, tire sa compétence de l'article 22 de la Loi sur les cours fédérales, lequel dispose :

Navigation et marine marchande

 

22. (1) La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas -- opposant notamment des administrés -- où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.

 

Compétence maritime

 

22. (2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), elle a compétence dans les cas suivants :

 

a) une demande portant sur les titres de propriété ou la possession, en tout ou en partie, d’un navire ou sur le produit, en tout ou en partie, de la vente d’un navire;

 

b) un litige entre les copropriétaires d’un navire quant à la possession ou à l’affectation d’un navire ou aux recettes en provenant;

 

c) une demande relative à un prêt à la grosse ou à une hypothèque, un privilège ou une sûreté maritimes grevant tout ou partie d’un navire ou sa cargaison;

 

[…]

 

Étendue de la compétence

  

(3) Il est entendu que la compétence conférée à la Cour fédérale par le présent article s’étend :

a) à tous les navires, canadiens ou non, quel que soit le lieu de résidence ou le domicile des propriétaires;

 

[…]

 

b) à toutes les hypothèques ou tous les privilèges donnés en garantie sur un navire — enregistrés ou non et reconnus en droit ou en equity — , qu’ils relèvent du droit canadien ou du droit étranger.

 

[35]           Le voilier en question répond-il à ces dispositions? D'après moi, il y répond sans nul doute étant donné qu'il faut entendre par navire, « un bâtiment ou une embarcation conçus, utilisés ou utilisables, exclusivement ou non, pour la navigation, indépendamment de leur mode de propulsion ou de l’absence de propulsion. [...] ».

 

[36]           La Cour est donc clairement compétente à l'égard de ce voilier. Cela dit, la Cour fédérale ne devrait pas faire office de cour des divorces, devant laquelle des époux en état de guerre viendraient se disputer les biens familiaux, de telles actions devant normalement être portées devant les tribunaux provinciaux de la famille.

 

[37]           L'avocat de John évoque le risque de voir la Cour devenir de manière détournée une cour des divorces où serait adjugée la propriété de bateaux appartenant à une famille, et où un époux amer tenterait d'obtenir par rapport à l'autre partie [traduction] « un avantage juridique illégitime » en l'actionnant devant la Cour afin d'obtenir la possession ou la vente d'un bien appartenant à la famille. Cet argument repose essentiellement sur le fait que John continue à habiter sur le bateau. Il fait par conséquent valoir que John ne devrait pas en être dépossédé tant que la procédure de divorce engagée après la présente instance n’aura pas pris fin.

 

[38]           Ce n'est pas, d'après moi, le cas en l'espèce. Il est, en l'occurrence, nettement démontré que le voilier, qui est entièrement en la possession de John, est exposé à un risque d'incendie, au risque d'être saisi par des créanciers et à d'autres dangers. La Cour a les compétences et les pouvoirs nécessaires pour empêcher que le voilier continue à se détériorer et faire en sorte qu'il ne soit pas menacé par des tiers créanciers.

 

[39]           L'avocat de John invoque la multiplicité des actions engagées, et les frais supplémentaires qu'entraînent des procédures menées concurremment devant deux instances judiciaires. Il se peut que plusieurs actions aient été engagées, mais en soi cela ne suffit pas pour que la Cour cède en l'espèce la compétence à la Cour provinciale. La Cour peut en effet ne s'attacher qu'à ce qui concerne le voilier, sans s'encombrer de ces questions matrimoniales et émotionnelles parfois complexes dans lesquelles baignent les instances relevant du droit de la famille.

 

[40]           L'avocat de John évoque par ailleurs la possibilité que les deux juridictions parviennent à des décisions incompatibles. Pourtant, le voilier ou le produit de sa vente entrera en ligne de compte lors du règlement financier auquel aboutira l'instance matrimoniale. La Cour ne fait qu'exercer sa compétence pour assurer la conservation soit du bien, soit du produit de sa vente, et n'entend aucunement se prononcer sur les questions relevant de l'instance matrimoniale.

 

[41]           Aux termes de l'article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour peut suspendre des procédures dûment engagées devant elle dans une affaire relevant de sa compétence. Voici ce que prévoit cette disposition :

50. (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

 

[42]           Pour obtenir une suspension des procédures au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal, une partie doit démontrer qu'il est plus commode et plus approprié s'adresser à l'autre tribunal pour la poursuite de l’action et pour la réalisation des fins de la justice [voir Amchem Products Inc. c Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, aux paragraphes 33 et 53]. Je ferai également remarquer qu'il s'agit d'une réparation qui doit être employée avec parcimonie et uniquement dans les cas les plus évidents. Les principes régissant la suspension des procédures ont été récemment résumés dans le jugement Kent c Universal Studios Canada Inc., 2008 CF 906, aux paragraphes 15 à 18 en les termes suivants :

[traduction]
[15] Le critère applicable à une requête en suspension des procédures présentée en vertu du paragraphe 
50(1) de la Loi sur les Cours fédérales comporte deux volets que notre Cour et d'autres cours appliquent depuis de nombreuses années. Selon ce critère à deux volets, le défendeur doit démontrer :

a.                   que la poursuite de l'action causera au défendeur un préjudice ou une injustice (et non seulement des inconvénients ou des frais supplémentaires); et

b.                  qu'une suspension n'entraînerait pour le demandeur aucune injustice.

 

Une imposante jurisprudence confirme l'application de ce critère à deux volets. Citons notamment : Empire-Universal Films Limited et al. v. Rank, [1947] O.R. 775 (H.C.), à la page 779; Hall Development Co. of Venezuela, C.A. v B. et W. Inc. (1952), 16 C.P.R. 67 (C. de l'Éch.), à la page 70; Weight Watchers International Inc. v Weight Watchers of Ontario Ltd. (1972), 5 C.P.R. (2d) 122 (C.F. 1re inst.), aux pages 129 et 130; Varnam v Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1987] F.C.J. no 511 (C.F. 1re inst.), à la page 3; Figgie International Inc. v Citywide Machines Wholesale Inc. (1992), 50 C.P.R. (3d) 89 (C.F. 1re inst.), à la page 92; Discreet Logic Inc. c Registraire des droits d'auteur (1993), 51 C.P.R. (3d) 191 (C.F. 1re inst.), à la page 191; Biologische Heilmittel Heel GmBH et al. c Acti-Form Ltd. (1995), 64 C.P.R. (3d) 198 (C.F. 1re inst.), à la page 201; Compulife Software Inc. c Compuoffice Software Inc. (1997), 77 C.P.R. (3d) (C.F. 1re inst.), à la page 456; Canadien Pacifique Limitée c Sheena M (Le), (2000), 188 F.T.R. 16 (C.F. 1re inst.), à la page 16; White c E.B.F. Manufacturing Ltd., 2001 CFPI 713 (CanLll), au paragraphe 5; et Safilo Canada Inc. c Contour Optik Inc. (2005), 48 C.P.R. (4th) 339, à la page 27.

 

[16] Il convient également de souligner que la délivrance d'une ordonnance de suspension relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour, pouvoir qui doit être exercé avec parcimonie et seulement dans les cas les plus évidents. De nombreux jugements le confirment : Mugesera c Canada, [2005] 2 R.C.S. 91, au paragraphe 12; Safilo Canada Inc. c Contour Optik Inc., précité, au paragraphe 27; et, Compulife Software Inc. c Compuoffice Software Inc., précité, au paragraphe 16.

 

[17] Dans White c EBF Manufacturing Limited et autres, [2001] A.C.F. 1073, le juge se livre à un utile résumé des critères qui se sont progressivement établis :

 

1. La poursuite de l'action causerait-elle un préjudice ou une injustice (non seulement des inconvénients et des frais additionnels) au défendeur?

2. La suspension créerait-elle une injustice envers le demandeur?

3. Il incombe à la partie qui demande la suspension d'établir que ces deux conditions sont réunies.

4. L'octroi ou le refus de la suspension relèvent de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge.

5. Le pouvoir d'accorder une suspension peut seulement être exercé avec modération et dans les cas les plus évidents.

6. Les faits allégués, les questions de droit soulevées et la réparation demandée sont-ils les mêmes dans les deux actions?

7. Quelles sont les possibilités que les deux tribunaux tirent des conclusions contradictoires?

8. À moins qu'il y ait un risque que deux tribunaux différents rendent prochainement une décision sur la même question, la Cour devrait répugner fortement à limiter le droit d'accès d'une partie en litige à un autre tribunal.

9. La priorité ne doit pas nécessairement être accordée à la première instance par rapport à la deuxième ou vice versa.

 

[18] La Cour a eu, dans d'autres affaires, l'occasion de confirmer ces critères. Voir, par exemple, Safilo Canada Inc. c Contour Optik Inc., précité, aux pages 349 et 350.

 

[43]           Ces divers facteurs, et en particulier les intérêts de la justice, les intérêts des parties et l'avantage juridique conféré à Claudia jouent à l'encontre d'une suspension. L'avocat de John a qualifié d'avantage juridique illégitime l'avantage conféré selon lui à Claudia, compte tenu de l'action en divorce actuellement en instance, mais selon moi, il s'agit justement du type d'avantage juridique qui, compte tenu des faits de la cause, ne peut être obtenu que devant la Cour. Le voilier a été saisi dans le cadre d'une procédure en matière réelle et les articles 490 et 491 des Règles des Cours fédérales prévoient la mise en vente des biens saisis.

 

[44]           La présente instance a été engagée avant le début de l'action en divorce et il serait injuste envers Claudia d'accorder la priorité à l'autre procédure. On pourrait même faire valoir qu'en réglant en l'espèce le cas du voilier par l'ordonnance ci-dessous, l'instance matrimoniale sera simplifiée et le règlement des questions concernant les biens familiaux pourra être accéléré. Claudia ne prétend aucunement que l'ordonnance de la Cour aura pour effet de soustraire le voilier ou le produit de sa vente à la compétence de la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Elle ne pourrait d'ailleurs le prétendre tant il est évident que le voilier a été acheté alors que les deux étaient mariés, et qu'il devra entrer en ligne de compte lors du partage des biens. Quoi qu'il en soit, il s'agit là de questions qui relèvent de la compétence non pas de notre Cour, mais de la Cour de la famille.

 

[45]           Enfin, dans le jugement Streibel v Chairman (the), 2002 FCT 545, le protonotaire Hargrave a souligné que le critère permettant de mettre une des parties en possession du bateau n'est pas très rigoureux, et que dans la mesure où une preuve vraisemblable tend à établir qu'il faut protéger le bateau en le mettant en la possession du shérif, ou d'une autre partie, la Cour peut rendre une ordonnance en ce sens [voir ce qu'il en est dit au paragraphe 15]. En l'espèce, au vu des preuves produites devant la Cour, il ne fait aucun doute que l'argent qui a servi à l'achat du voilier provenait de l'hypothèque sur la maison que Claudia avait achetée avant son mariage; que malgré une ordonnance de la Cour enjoignant à John d'effectuer les versements hypothécaires, il ne l'a pas fait; que les primes d'assurance et les droits de quai n'ont pas été acquittés; que John refuse de faire les versements exigés, ou qu’il n’est pas disposé à le faire; que John n'a pas, comme il était tenu de le faire, fait assurer le voilier; que le voilier est exposé à des risques étant donné que sa remise en état n'est pas achevée et que les paiements nécessaires n'ont pas été effectués.

 

[46]           En conséquence, John devra remettre la possession du voilier à Claudia en vue de sa mise en vente. Le produit de la vente sera régi par les modalités ci-dessous. Les parties pourront communiquer avec la Cour selon les besoins afin de régler les détails précis de la vente du voilier ou toute autre question concernant l'exécution de la présente ordonnance. Claudia a droit aux dépens avocat‑client.

 

 


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE que :

 

1.                  Le voilier « FOREVER LOST », auparavant connu sous le nom de « CELESTRIS », immatriculé au Registre canadien d'immatriculation des bâtiments sera immédiatement mis en la possession de la demanderesse.

 

2.                  Le shérif est autorisé, si nécessaire, à aider la demanderesse à entrer en possession du bateau.

 

3.                  La demanderesse mettra immédiatement le voilier en vente pour la somme fixée lors de l'expertise maritime versée au dossier de la requête, ou pour une somme qui n'est pas inférieure à la somme fixée dans le cadre de cette expertise, selon la recommandation du courtier qui pourrait être chargé de la vente du voilier. Tout contrat de vente sera soumis à l'approbation de la Cour.

 

4.                  Le produit de la vente servira en priorité :

a.                   à régler tout privilège grevant le bateau, et à acquitter les sommes dues au titre des frais de quai, d'expertise et d'assurance, dont les honoraires du souscripteur;

b.                  au remboursement des frais de justice de la demanderesse, après leur examen par la Cour;

c.                   à une somme égale au solde dû au titre de l'hypothèque sur la maison sise au 159 Hanton Crescent, Bolton (Ontario);

d.                  le reliquat, s'il en est, sera consigné à la Cour en attendant l'issue de l'instance matrimoniale engagée devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario.

 

5.                  Si l'instance matrimoniale engagée devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario n’est pas réglée dans les 12 mois suivant la date de la présente ordonnance, l'une ou l'autre des parties pourra revenir devant la Cour et solliciter une ordonnance sur l'emploi du reliquat des sommes consignées à la Cour.

 

6.                  En ce qui concerne la détermination des droits de propriété ou de tout droit que John Tully aurait à une partie du produit de la vente, la présente instance est suspendue en attendant l'issue de la procédure matrimoniale engagée devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario, ou une nouvelle ordonnance de la Cour.

 

7.                  Au cas où les dispositions de la présente ordonnance, ou sa mise à exécution soulèveraient entre les parties des questions ou des difficultés, une conférence préparatoire sera organisée en vue de leur règlement.

 

 

« Kevin R. Aalto »

Protonotaire

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-628-08

 

INTITULÉ :                                                  CLAUDIA RICCI

c

JOHN TULLY ainsi que les propriétaires et toute autre personne ayant un droit SUR LE NAVIRE « CELESTRIS »

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                          TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                         LE 17 MARS 2009

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

  ET ORDONNANCE :                                LE PROTONOTAIRE AALTO

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 12 MAI 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marc D. Isaacs

POUR LA DEMANDERESSE

 

Gavin Magrath

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

ISAACS & CO.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

MAGRATH O’CONNOR LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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