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Date : 20090428

Dossiers : T-581-08

T-1685-08

 

Référence : 2009 CF 426

Toronto (Ontario), le 28 avril 2009

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

requérant

 

et

 

AMNESTY INTERNATIONAL CANADA et

L’association DES LIBERTÉS CIVILES DE LA Colombie-Britannique

 

intimées

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le procureur général du Canada sollicite une ordonnance portant sursis d’une « audience d’intérêt public » que doit tenir la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire en attendant une décision définitive à l’égard de deux demandes de contrôle judiciaire présentées par le procureur général. L’audience a pour but d’examiner les plaintes reçues par la Commission au sujet du transfèrement de détenus sous le contrôle du personnel des Forces canadiennes en Afghanistan à la garde des autorités afghanes. Dans les demandes de contrôle judiciaire qu’il a présentées, le procureur général conteste la compétence de la Commission de faire enquête sur le sujet des plaintes.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que le procureur général du Canada n’a pas démontré à l’aide de preuves claires et convaincantes que le refus d’accorder le sursis demandé causerait un préjudice irréparable. La requête sera donc rejetée.

 

Contexte

 

[3]               Les actions des Forces canadiennes en Afghanistan au sujet de la capture et de la détention d’insurgés ont été décrites en détail dans mes décisions Amnesty International Canada et al. c. Canada (Forces canadiennes), 2008 CF 162 (Amnistie n° 1), et Amnesty International Canada et al. c. Canada (Forces canadiennes), 2008 CF 336 (Amnistie n° 2). Il est inutile de reprendre cette description aux fins de la présente requête.

 

[4]               En résumé, dans le cadre des opérations militaires canadiennes en Afghanistan, le personnel des Forces canadiennes est parfois amené à capturer et à détenir des insurgés, ou des personnes les soutenant, qui peuvent être une menace pour la sécurité des ressortissants afghans de même que pour les militaires canadiens et les forces alliées.

 

[5]               Après leur capture par les Forces canadiennes, les détenus sont gardés initialement dans un centre de détention temporaire des Forces canadiennes situé sur l’aéroport de Kandahar. Les Forces canadiennes doivent décider pour chaque détenu, s’il doit demeurer sous la garde des Forces canadiennes, être transféré aux autorités afghanes ou libéré.

 

[6]               Le traitement dont font l’objet les détenus une fois remis aux autorités afghanes a soulevé certaines questions et des représentants officiels du Canada ont reçu des rapports concernant les mauvais traitements qui leur étaient infligés. En raison de ces préoccupations, Amnesty International Canada et l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique (ALCCB) ont déposé trois plaintes auprès de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire, une au début de 2007 et deux en juin 2008.

 

[7]               Deux de ces plaintes (les plaintes relatives aux détenus) concernent le transfèrement des détenus sous la garde des Forces canadiennes en Afghanistan à la garde des autorités afghanes, au cours de laquelle, ils courent, prétend-on, un risque grave d’être torturés. Dans la troisième plainte (la plainte sur l’omission de faire enquête), il est allégué que des représentants de la police militaire ont omis de faire enquête sur les erreurs éventuelles qu’auraient commises des membres des Forces canadiennes qui ont ordonné le transfèrement de détenus aux autorités afghanes.

 

[8]               Le 12 mars 2008, le président de la Commission a décidé d’exercer son pouvoir discrétionnaire de tenir une « audience d’intérêt public » sur les trois plaintes, conformément au paragraphe 250.38(1) et à l’alinéa 250.40(1)b) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N-5. Le début de l’audience avait été initialement fixé au 17 février 2009.

 

[9]               Entre-temps, le procureur général du Canada a présenté des demandes de contrôle judiciaire à l’égard des trois plaintes. Il est affirmé dans les demandes que les questions soulevées dans chacune des plaintes excèdent les pouvoirs de la Commission, parce qu’elles ne concernent pas la conduite des membres de la police militaire dans l’exercice de « fonctions de nature policière ».

 

[10]           Le 29 janvier 2009, le procureur général du Canada a écrit à la Commission pour l’informer qu’il solliciterait le sursis des audiences de la Commission auprès de la Cour fédérale, à moins que la Commission ne soit disposée à ajourner ou à suspendre ses propres audiences en attendant l’issue des demandes de contrôle judiciaire du procureur général. La Commission a alors décidé d’ajourner les audiences, de façon à permettre aux parties de présenter des observations sur la question de savoir si la Commission devrait ajourner ou suspendre ses audiences.

 

[11]           Le 26 mars 2009, la Commission a rendu une décision par laquelle elle refusait de suspendre ou ajourner les audiences en attendant l’issue des contestations de ses pouvoirs par le procureur général. Aucune demande de contrôle judiciaire n’a été introduite par le procureur général à l’égard de cette décision.

 

[12]           L’audience de la Commission relative aux trois plaintes a maintenant été fixée au 25 mai 2009.

 

La Cour devrait-elle refuser d’examiner la requête?

 

[13]           La Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire a obtenu le statut d’intervenant pour lui permettre de présenter des arguments sur l’effet que la décision relative au sursis prise par la Commission devrait avoir sur l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d’entendre une requête en sursis.

 

[14]           La Commission reconnaît que l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, autorise la Cour à prendre des mesures provisoires comme le sursis lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire mais elle soutient que la Cour devrait s’abstenir d’exercer ses pouvoirs dans la présente affaire. D’après la Commission, la requête en sursis du procureur général constitue en fait une attaque indirecte contre le refus de la part de la Commission de suspendre ses audiences. Si le procureur général n’était pas satisfait de cette décision, la Commission affirme que le recours approprié que pouvait exercer le procureur général était de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission, plutôt que de présenter à la Cour une nouvelle requête en vue d’obtenir un sursis.

 

[15]           La Commission affirme qu’en refusant d’exercer ses pouvoirs, la Cour remplirait le rôle qui doit être le sien à l’égard des tribunaux administratifs. Une telle attitude favoriserait le respect de la procédure de la Commission, compte tenu des notions connexes de droit public que sont l’attaque indirecte, l’issue estoppel et l’abus de procédure.

 

[16]           La Commission affirme en outre que, si la Cour exerçait son pouvoir d’entendre la requête, cela soulèverait des questions concernant la recherche d’une instance favorable, le risque de décisions contradictoires, l’intégrité du processus administratif et la multiplicité des instances.

 

[17]           Sur le plan pratique, étant donné que la Commission a prévu de commencer ses audiences dans environ un mois, il est peu probable qu’il soit possible de présenter, compléter, faire entendre et trancher une demande de contrôle judiciaire visant le refus de la part de la Commission de suspendre ses audiences suffisamment rapidement pour que le procureur général du Canada puisse obtenir les mesures provisoires qu’il sollicite maintenant. Comme l’admet la Commission, la Cour a manifestement le pouvoir d'entendre la requête du procureur général et compte tenu des contraintes de temps que soulève la présente affaire, c’est ce que j’ai l’intention de faire.

 

Le critère applicable au sursis d’instance

 

[18]           Les parties conviennent que la question de savoir si le procureur général a le droit à obtenir le sursis de l’instance de la Commission doit être tranchée selon le critère établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.

 

[19]           Le procureur général doit donc établir ce qui suit :

1) les demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes soulèvent une question sérieuse à juger;

2) le refus d’accorder l’injonction causera un préjudice irréparable;

3) la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’un sursis.

 

[20]           Étant donné que le critère est de nature conjonctive, le procureur général doit démontrer que les trois volets du critère sont remplis pour obtenir des mesures provisoires.

 

Une question sérieuse

 

[21]           Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que le seuil pour l’établissement de l’existence d’une question sérieuse n’est pas très élevé. Sur ce point, la Cour suprême a déclaré :

Une fois convaincu qu'une réclamation n'est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s'il est d'avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n'est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l'affaire. (paragraphe 50)

 

[22]           Pour ce qui est des plaintes relatives aux détenus, le procureur général soutient qu’elles ne portent pas sur la conduite d’un ou des membres de la police militaire dans l’exercice de « fonctions de nature policière », comme cette expression est utilisée au paragraphe 250.18(1) de la Loi sur la défense nationale. En fait, le traitement des détenus est une fonction qui concerne des « opérations d’ordre militaire qui découlent de coutumes ou pratiques militaires établies ». Pour cette raison, la conduite en question ne relève pas de la compétence de la Commission : voir le paragraphe 2(2) du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires, C.P. 1999-2065.

 

[23]           Amnistie et l’ALCCB admettent que le fait que les deux plaintes relatives aux détenus touchent la définition de « fonctions de nature policière » soulève une question sérieuse. En fait, le président de la Commission a lui-même reconnu l’existence d’une question sérieuse sur ce point dans son refus de suspendre les audiences de la Commission.

 

[24]           Pour ce qui est de la plainte relative à l’omission de faire enquête, le procureur général admet que le défaut de la part de policiers militaires de faire enquête sur une conduite illégale pourrait faire l’objet d’une plainte, si elle était bien formulée, qui relèverait de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire. Le procureur général soutient toutefois que la Commission a interprété la plainte relative à l’omission de faire enquête de telle façon qu’elle ne relève plus des pouvoirs de la Commission.

 

[25]           C’est-à-dire qu’en affirmant que la plainte relative à l’omission de faire enquête soulève des questions systémiques [traduction] « découlant d’un manque d’instructions et de directives appropriées du haut commandement du bureau du prévôt des FC », la plainte ne peut plus être qualifiée de plainte concernant la conduite d’un ou de membres de la police militaire dans l’exercice de fonctions de nature policière.

 

[26]           Amnistie et l’ALCCB soutiennent que cette question ne constitue pas une question sérieuse. Je ne souscris pas à cet argument. Compte tenu des exigences minimales applicables à cette étape de l’enquête, j’estime que le procureur général du Canada a démontré l’existence d’une question sérieuse à l’égard des trois plaintes.

 

Préjudice irréparable

 

[27]           Le sursis d’instance ne doit être accordé que dans les cas où il peut être démontré que le refus d’accorder l’injonction entraînerait un préjudice irréparable qui surviendrait entre la date de l’audience relative à la requête concernant les mesures provisoires et la date à laquelle la demande de contrôle judiciaire sous-jacente est entendue : Lake Petitcodiac Preservation Assn. Inc. c. Canada (Ministre de l’Environnement) (1998), 149 F.T.R. 218, au paragraphe 23.

 

[28]           Un préjudice irréparable est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire et auquel il ne peut être remédié par l’attribution de dommages-intérêts : RJR‑MacDonald, au paragraphe 59.

 

[29]           Il incombe à la partie qui demande le sursis de présenter des preuves claires et non hypothétiques démontrant qu’un préjudice irréparable sera causé si leur requête est rejetée : voir par exemple Aventis Pharma S.A. c. Novopharm Ltd., 2005 CF 815 (2005), au paragraphe 59, conf. par 2005 CAF 390, 44 C.P.R. (4th) 326.

 

[30]           C’est-à-dire qu’il ne suffit pas que la partie qui demande le sursis démontre qu’il est possible de soutenir qu’un préjudice irréparable sera causé par le refus du sursis et des allégations de préjudice purement hypothétiques ne suffisent pas. Il incombe plutôt à la partie qui demande le sursis de démontrer qu’un refus entraînera un préjudice irréparable : voir International Longshore and Warehouse Union, Canada c. Canada (P.G.), 2008 CAF 3, aux paragraphes 22 à 25, par le juge en chef Richard.

 

[31]           Dans la présente affaire, le procureur général du Canada soutient que le refus de prononcer le sursis des audiences de la Commission entraînera trois formes de préjudice irréparable. Il y a premièrement l’atteinte à la réputation des membres individuels des Forces canadiennes visés par les plaintes; deuxièmement, le risque que des renseignements confidentiels soient divulgués de façon involontaire, ce qui pourrait nuire aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale du Canada; et troisièmement, le gaspillage de fonds publics que le refus d’accorder un sursis entraînera s’il est finalement décidé que la Commission a excédé sa compétence. Nous allons examiner tour à tour chacune de ces catégories de prétendu préjudice irréparable.

 

i)          L’atteinte à la réputation

 

[32]           Dix individus sont visés par les diverses plaintes. Le procureur général représente huit de ces personnes devant la Commission et deux ont retenu les services d’un avocat privé. Aucun de ces individus n’a présenté sa propre demande de contrôle judiciaire concernant les actions de la Commission, et aucun n’a été nommé en qualité de partie dans les demandes du procureur général. En outre, aucune des personnes visées par les plaintes n’a sollicité l’autorisation d’intervenir dans l’une ou l’autre instance. La première question qui se pose est donc de savoir si le procureur général peut invoquer le prétendu préjudice que subiraient ces individus à l’appui de sa demande de sursis.

 

[33]           Sur ce point, il est bon de noter que la Cour suprême a fait remarquer ce qui suit dans RJR‑MacDonald :

À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l'intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l'issue de la demande interlocutoire. (paragraphe 58) (Non souligné dans l'original.)

 

 

[34]           Il ressort clairement de la jurisprudence que la question que la Cour doit trancher n’est pas de savoir si des tiers risquent de subir un préjudice irréparable si la mesure provisoire demandée n’était pas accordée mais plutôt si la personne qui demande l’injonction ou le sursis va elle-même subir un tel préjudice : voir, par exemple, Mainil c. Canada (Commission canadienne du blé), 2004 CF 1768, au paragraphe 61; Chinese Business Chamber of Canada c. Canada, 2005 CF 142, au paragraphe 58; Dodge c. Première nation Caldwell de la Pointe-Pelée, 2003 CFPI 36, aux paragraphes 20 et 21.

 

[35]           L’avocat du procureur général a pris bien soin de faire la différence dans ses observations entre ce qu’il appelle les « intérêts institutionnels » de son client et l’intérêt personnel des personnes visées par les plaintes, et a reconnu que les allégations d’atteinte à la réputation ne concernaient pas les propres « intérêts institutionnels » du procureur général.

 

[36]           Les personnes visées par les plaintes ont toute latitude d’intervenir au cours des audiences de la Commission : voir l’article 250.44 de la Loi sur la défense nationale. L’avocat du procureur général a reconnu qu’en qualité de parties « directement touchées » par la conduite de la Commission, chacun de ces individus aurait pu présenter sa propre demande de contrôle judiciaire concernant les décisions qu’a prises la Commission de se saisir des plaintes et qu’aucun d’entre eux ne l’a fait. L’avocat a également admis que « techniquement » ou « procéduralement » son client ne peut invoquer le préjudice subi par des tiers pour appuyer sa demande de sursis.

 

[37]           L’avocat soutient toutefois qu’étant donné qu’il représente les intérêts de huit des personnes mises en cause dans les plaintes dont est saisie la Commission, le risque d’atteinte à la réputation de ces individus devrait être pris en considération pour appuyer la requête en sursis d’instance.

 

[38]           L’avocat du procureur général n’a cité aucune décision à l’appui de son argument sur ce point et je ne peux souscrire à cette affirmation. J’admets que le procureur général du Canada n’est pas un plaideur ordinaire et qu’il assume des responsabilités en matière d’intérêt public, mais je suis néanmoins convaincue que les droits relatifs à la réputation des personnes mises en cause dans les plaintes leur sont manifestement personnels et que le procureur général ne peut les invoquer pour appuyer une allégation de préjudice irréparable.

 

[39]           Même si je devais prendre en compte l’atteinte à la réputation des individus en question qu’entraînerait, d’après ce qui est allégué, la poursuite des audiences de la Commission, j’estime que cette atteinte ne constituerait pas un préjudice irréparable justifiant l’octroi d’un sursis.

 

[40]           La seule preuve présentée à la Cour sur ce point est le deuxième affidavit déposé par le major Jeffrey Harvey, qui a servi comme grand prévôt de la force opérationnelle en Afghanistan au cours de la période allant d’août 2006 à février 2007. Le major Harvey a joint à son affidavit le « préavis de conclusions potentiellement préjudiciables » que lui avait signifié la Commission.

 

[41]           Le major Harvey conteste l’attitude agressive de la Commission qui lance contre lui ce qu’il appelle des allégations générales fondées sur le fait qu’il a à un moment donné occupé le poste de grand prévôt de la force opérationnelle. Il affirme qu’en laissant entendre qu’il a commis chacune des transgressions mentionnées dans le « préavis de conclusions potentiellement préjudiciables », sa réputation sera compromise aux yeux de toute personne qui prend connaissance des allégations au cours des audiences publiques.

 

[42]           Le major Harvey craint de ne jamais pouvoir rétablir sa réputation si la Cour décide que la Commission n’a pas compétence pour faire enquête sur la décision de transférer les détenus. Il affirme également que, même si la Cour décide que la Commission a compétence pour examiner certaines des questions soulevées dans la présente affaire, l’approche « systémique » utilisée actuellement par la Commission [traduction] « voudra dire que je serais peut-être à jamais coupable de négligence professionnelle, ne serait-ce que par simple association ».

 

[43]           Parallèlement, le major Harvey affirme qu’il est fermement convaincu qu’il a respecté les normes de conduite professionnelle qui lui étaient applicables lorsqu’il a servi comme grand prévôt de la force opérationnelle. Il en veut pour preuve le fait qu’il a obtenu l’Étoile de campagne générale pour son service en Afghanistan.

 

[44]           Les neuf autres personnes mises en cause dans les plaintes n’ont déposé aucune preuve devant la Cour. L’avocat du procureur général affirme qu’il n’est pas nécessaire de présenter des preuves émanant de ces individus, parce qu’ils auraient tout simplement dit la même chose que le major Harvey. Je ne pense pas que nous puissions émettre des hypothèses sur ce qu’auraient pu dire ces individus. Il est possible que certains partagent les points de vue du major Harvey mais il est tout à fait possible que d’autres souhaitent avoir la possibilité de témoigner devant la Commission, pour rétablir leur nom et leur réputation.

 

[45]           En tenant pour acquis que je peux prendre en considération le risque d’atteinte à la réputation personnelle du major Harvey pour appuyer la requête du procureur général, je ne suis pas convaincue que l’atteinte à la réputation dont il pourrait souffrir à la suite des audiences de la Commission constitue un préjudice irréparable.

 

[46]           En ce qui concerne les allégations mentionnées dans le « préavis de conclusions potentiellement préjudiciables » sont concernées, je dois dire que ce préavis était confidentiel et qu'il n’aurait jamais été rendu public si le major Harvey ne l’avait pas lui-même joint à l’affidavit déposé à la Cour et versé au dossier public de la présente affaire. À ce titre, l’atteinte à sa réputation qui pourrait résulter de la publication des allégations contenues dans le « préavis de conclusions potentiellement préjudiciables » ne serait due qu’à ses seules actions : voir Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440, au paragraphe 56.

 

[47]           En outre, il est impossible de savoir à cette étape de l’instance quelle sera l’issue des demandes de contrôle judiciaire présentées par le procureur général. Il est également impossible de savoir quels sont les faits qui pourraient apparaître devant la Commission au sujet des allégations concernant le major Harvey, ni quelles seront les conclusions finales de la Commission à son sujet. Le major Harvey a affirmé de façon non équivoque dans son affidavit qu’il n’avait rien fait de mal. Il est très possible que les audiences de la Commission lui fournissent une instance publique pour relater sa version des faits et que le rapport final de la Commission conforte sa position.

 

[48]           Conclure à l’existence d’un préjudice irréparable en se fondant sur les propres craintes du major Harvey au sujet de ce qui pourrait se produire à l’avenir amènerait la Cour à se lancer dans un exercice de « conjecture » : voir Addy c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 3 C.F. 784, au paragraphe 59; Beno c.  Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] A.C.F. n° 936, au paragraphe 20.

 

[49]           Je reconnais qu’il y a des affaires où les tribunaux ont conclu que le risque d’atteinte à la réputation des personnes faisant l’objet de poursuites judiciaires constituait un préjudice irréparable justifiant le sursis de ces poursuites. Sur ce point, le procureur général invoque Bennett c. British Columbia (Superintendent of Brokers) (1993), 22 B.C.A.C. 300, aux paragraphes 17 à 20, et Canada (Gendarmerie royale du Canada) c. Malmo-Levine (1998), 161 F.T.R. 25, aux paragraphes 2 à 22 et 25 et 26.

 

[50]           Il est toutefois bon de noter que dans les arrêts Bennett et Malmo-Levine, il y avait des allégations de partialité visant les présidents des instances visées. L’examen des motifs des tribunaux dans ces affaires indique clairement que la partialité a été un facteur essentiel dans la conclusion selon laquelle l’atteinte à la réputation appréhendée par les demandeurs dans ces affaires constituait un préjudice irréparable. Aucune allégation de partialité de la part de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire n’a été faite dans la présente affaire.

 

ii)         Risque de divulgation de renseignements confidentiels

 

[51]           La deuxième catégorie de préjudice qui, selon le procureur général, se concrétisera s’il n’est pas sursis aux audiences de la Commission est le risque que soient divulgués des renseignements potentiellement préjudiciables aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale du Canada.

 

[52]           Si j’ai bien compris, la principale inquiétude du procureur général est que dans le vif d’un contre-interrogatoire, un témoin risque de révéler involontairement devant la Commission des renseignements qui seraient autrement visés par les dispositions de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5.

 

[53]           L’avocat du procureur général a également exprimé l’inquiétude que l’avocate de la Commission (qui a déjà eu accès à une bonne partie des renseignements visés par l’article 38 sur une base confidentielle) pourrait involontairement révéler des renseignements potentiellement préjudiciables dans le cadre de son interrogatoire des témoins.

 

[54]           À l’appui de ces arguments, le procureur général invoque le deuxième affidavit déposé par le major Harvey, qui parle du manque d’expérience des membres des Forces canadiennes lorsqu’il s’agit de « filtrer » les renseignements confidentiels. Le major Harvey parle également de sa propre expérience des rigueurs des contre-interrogatoires et de sa crainte que des renseignements sensibles soient involontairement divulgués par un témoin pendant qu’il est contre-interrogé.

 

[55]           J’admets que, lorsque des renseignements confidentiels sont divulgués, il est impossible de réparer le préjudice qui en résulte. Par conséquent, une telle divulgation peut constituer un préjudice irréparable : voir O’Connor c. Nova Scotia, 2001 NSCA 47, au paragraphe 16.

 

[56]           J’admets également que chaque fois qu’un témoin qui possède des renseignements potentiellement préjudiciables prend place à la barre des témoins dans une instance judiciaire publique, il y a au moins le risque théorique qu’il divulgue involontairement des renseignements confidentiels. Cela dit, il incombe au procureur général de fournir des preuves claires et convaincantes établissant qu’un préjudice irréparable sera causé si le sursis n’est pas accordé. L’affirmation qu’il est possible qu’un témoin puisse divulguer des renseignements confidentiels à la barre des témoins n’est pas conforme à ce critère.

 

[57]           De plus, il est possible de réduire considérablement le risque de divulgation involontaire de renseignements potentiellement préjudiciables par les témoins entendus par la Commission. Les personnes mises en cause dans les plaintes ont déjà reçu des « préavis de conclusions potentiellement préjudiciables », et l’avocate de la Commission est également tenue par les règles de procédure de la Commission de préparer un résumé des témoignages attendus de tous les témoins convoqués. Il serait donc relativement facile de cerner les domaines sur lesquels l’interrogatoire de chacun des témoins portera. Une bonne préparation des témoins par leurs avocats pourrait réduire considérablement les risques de divulgation involontaire. De plus, la présence à l’audience d’avocats attentifs, bien préparés et tout prêts à formuler des objections le cas échéant peut également dissiper les inquiétudes exprimées à l’égard des risques de divulgation involontaire de certains renseignements.

 

[58]           Il ressort également clairement de l’examen du dossier que la Commission est sensible à la nécessité de préserver le caractère confidentiel de renseignements potentiellement préjudiciables et qu’elle est tout à fait consciente des obligations que lui impose l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. En fait, l’avocate de la Commission a travaillé ces derniers mois en collaboration avec le ministère de la Justice pour essayer de résoudre les questions touchant l’article 38 avant même que ne commencent les audiences de la Commission.

 

[59]           La Commission a également élaboré des règles de procédures spéciales pour ces audiences, en consultation avec les parties, de façon à répondre aux inquiétudes que pourrait susciter la divulgation de renseignements potentiellement préjudiciables. En outre, ces règles mentionnent expressément qu’elles sont assujetties aux dispositions de la Loi sur la preuve au Canada.

 

[60]         De plus, il existe des modalités procédurales qui peuvent être suivies pour réduire le risque de divulgation involontaire dans les cas où un témoin éprouve de la difficulté à distinguer les renseignements potentiellement préjudiciables des renseignements qui peuvent être rendus publics en toute sécurité. Ces modalités procédurales comprennent le recours à des résumés : voir l’article S.10 des Règles applicables aux audiences d’intérêt public concernant l’Afghanistan, et le processus prévu par l’article 38 : voir l’analyse dans Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CAF 246, aux paragraphes 51 et 52.

 

[61]           Je ne suis pas disposée à accorder la moindre force probante à l’affirmation de l’avocat selon laquelle le procureur général subira un préjudice irréparable parce que l’avocate de la Commission pourrait elle-même divulguer involontairement des renseignements potentiellement préjudiciables visés par l’avis prévu par l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada au cours de l’interrogatoire des témoins.

 

[62]           Il ressort clairement du dossier que l’avocate de la Commission est très consciente des obligations que lui impose l’article 38 de la Loi. L’avocate de la Commission est une avocate expérimentée, et je ne suis pas disposée à conclure à l’existence d’un préjudice irréparable en me basant sur des hypothèses relatives à la possibilité que l’avocate manque à ses obligations professionnelles et juridiques dans la conduite des audiences.

 

[63]           L’avocat du procureur général a admis qu’il arrive que des témoins qui possèdent des renseignements potentiellement préjudiciables témoignent devant des instances publiques, y compris dans des affaires très délicates qui suscitent l’attention des médias. Les instances relatives aux certificats de sécurité tenues devant la Cour, ainsi que les commissions d’enquête comme celles qui concernaient l’attentat à la bombe d’Air India et l’affaire Maher Arar sont des exemples de ce genre de situation.

 

[64]           En fait, le brigadier-général Joseph Paul André Deschamps a témoigné devant la Cour dans Amnistie n° 1, en présence des médias, au sujet de questions touchant le transfèrement des détenus par les Forces canadiennes en Afghanistan, voir les paragraphes 32 à 36. Aucune preuve indiquant que des renseignements potentiellement préjudiciables aient été divulgués involontairement par les témoins dans cette instance ne m’a été présentée.

 

[65]           L’avocat du procureur général a déclaré qu’il faudrait [traduction] « des avocats de la Commission respectueux de la discipline, des membres de la Commission et des personnes attentifs et alertes à la nécessité de formuler des objections rapidement » pour veiller à ce que des renseignements potentiellement préjudiciables ne soient pas divulgués. Je ne m’oppose pas à cette observation mais je ne vois aucune raison de penser que les audiences ne se dérouleront pas de cette façon dans la présente affaire.

 

iii)        Le risque de gaspillage

 

[66]           Le dernier domaine de préjudice irréparable qu’a invoqué le procureur général est le fait que les fonds affectés à l’audience d’intérêt public risquent d’être finalement gaspillés, dans le cas où la Cour déciderait que la Commission n’a pas compétence pour faire enquête sur les plaintes en question.

 

[67]           Le coût des audiences de la Commission a été évalué à près de 4 millions de dollars. L’avocat du procureur général soutient qu’en plus, son client va lui-même encourir des coûts importants, même si aucune preuve n’a été présentée pour indiquer le montant éventuel de ces coûts. Ces coûts ne pourraient être récupérés, dans le cas où les audiences de la Commission seraient finalement suspendues.

 

[68]           L’avocat admet que le gaspillage de fonds n’est pas habituellement considéré comme constituant un préjudice irréparable justifiant le sursis de l’instance mais il soutient qu’un tel gaspillage de fonds publics, à une époque de difficultés financières, est tout simplement injustifiable et constituerait un préjudice irréparable.

 

[69]           Le procureur général invoque à l’appui de sa position la décision rendue par la Cour du banc de la Reine de l’Alberta dans Ermineskin Cree Nation c. Canada, 2001 ABQB 760, au paragraphe 79.

 

[70]           Amnistie et l’ALCCB ne contestent pas que les audiences de la Commission vont entraîner des coûts importants mais ces organisations m’invitent à apprécier ces coûts dans le contexte du coût global de la mission canadienne en Afghanistan. Sur ce point, les plaignantes font remarquer que le coût de ces audiences représente à peu près 0,0005 p. 100 du coût de l’ensemble de la mission.

 

[71]           Il ressort d’un examen de la décision Ermineskin citée par le procureur général que l’analyse à laquelle la Cour a procédé au sujet du coût de l’instance et à la suite de laquelle elle a conclu à l’existence d’un préjudice irréparable justifiant un sursis se résume en fait à la déclaration suivante : [traduction] « La question du préjudice irréparable est reliée au préjudice qui découlerait du fait que le tribunal et la Cour tenteraient en même temps d’examiner et de trancher la question constitutionnelle. Cela entraînerait un gaspillage de ressources, aussi bien celles du tribunal que celles de la Cour. » Étant donné le caractère laconique de l’analyse de la Cour sur ce point, j’estime que cette décision est d’une utilité limitée.

 

[72]           Il existe toutefois de nombreuses décisions de la Cour qui établissent que l’incapacité d’une partie à récupérer les coûts associés à une instance ne constitue pas un préjudice irréparable : voir par exemple, Chemins de fer nationaux du Canada c. Leger, [2000] A.C.F. n° 243, au paragraphe 15; Brocklebank c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1994] A.C.F. n° 1496, au paragraphe 11; ICN Pharmaceuticals, Inc. c. Canada (Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés), [1995] A.C.F. n° 1644, au paragraphe 3; Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1997] A.C.F. n° 207, aux paragraphes 37-41; Territoires du Nord-Ouest c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2001] A.C.F. n° 19 (C.A.F.), au paragraphe 19.

 

[73]           L’avocat du procureur général soutient que la présente affaire comporte des caractéristiques exceptionnelles qui justifient de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable. C’est-à-dire que l’avocat affirme que l’ampleur des audiences que doit tenir la Commission est telle qu’elle entraînera un préjudice irréparable si l’instance est finalement annulée. Je ne souscris pas à cet argument.

 

[74]           Premièrement, je note que l’avocat n’a pas été en mesure de préciser la durée probable des audiences de la Commission, si ce n’est de dire que pour le moment deux semaines étaient prévues pour les audiences. Treize témoins doivent témoigner. Le budget présenté par la Commission dans sa demande de financement supplémentaire est basé sur une prévision de 30 jours d’audience. Étant donné le peu de preuves disponibles pour le moment, il n’existe aucune raison de croire que les audiences en question vont être d’une durée inhabituelle.

 

[75]           Deuxièmement, la décision Bell Canada citée ci-dessus portait sur un litige concernant l’équité en matière d’emploi qui avait été soumis au Tribunal canadien des droits de la personne. Les litiges de ce genre sont inévitablement longs, complexes et coûteux. Cela n’a pas empêché le juge Richard, qui était membre de la Cour à l’époque, de conclure que les coûts du litige qui risquaient d’être perdus s’il était décidé en fin de compte qu’il y avait lieu d’annuler l’instance ne constituaient pas un préjudice irréparable.

 

[76]           Tout en reconnaissant la nécessité de faire preuve de prudence dans l’utilisation des fonds publics, je ne peux conclure que le fait d’assumer des coûts qui risquent d’être irrécupérables constitue un préjudice irréparable.

 

Prépondérance des inconvénients

 

[77]           Le critère applicable au sursis d’instance est conjonctif. Étant donné que le procureur général n’a pas établi le volet du critère qui exige un préjudice irréparable, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de la prépondérance des inconvénients.

 

Dépens

 

[78]           Je reconnais qu’Amnistie et l’ALCCB doivent obtenir les dépens associés à la présente requête mais je ne vois aucune raison d’ordonner que ces dépens soient payés immédiatement, comme l’ont demandé ces organisations. Étant donné que les deux organisations étaient représentées par le même avocat, elles auront droit à une seule série de dépens, selon le barème ordinaire.

 

[79]           L’avocate de la Commission n’a pas demandé de dépens relatifs à son intervention et aucuns dépens ne sont accordés.

 


ORDONNANCE

 

 

            LA COUR STATUE que la requête en suspension d’instance est rejetée, avec dépens aux intimées.

                                                                                                              « Anne Mactavish »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIERS :                                                             T-581-08 et T-1685-08

 

 

INTITULÉ :                                                              LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c.

                                                                                   AMNESTY INTERNATIONAL CANADA ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                       Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                      Le 21 avril 2009

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE 

ET ORDONNANCE :                                              LA JUGE MacTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                                             Le 28 avril 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alain Préfontaine

Zoe Oxaal                                                                   POUR LE REQUÉRANT

 

Paul Champ                                                                POUR LES INTIMÉES

 

Freya Kristjanson                                                        POUR L’INTERVENANTE

Nigel Marshman                                                          (La Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                              POUR LE REQUÉRANT

 

Raven Cameron Ballantyne

et Yazbeck LLP/s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)                                                         POUR LES INTIMÉES

 

Cavalluzzo Hayes Shilton

McIntyre et Cornish LLP                                             POUR L’INTERVENANTE

Avocats                                                                      (La Commission d’examen des

Ottawa (Ontario)                                                         plaintes concernant la police militaire)

 

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