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Date : 20090424

Dossier : IMM‑3813‑08

Référence : 2009 CF 415

Ottawa (Ontario), le 24 avril 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSEL

 

 

ENTRE :

JEREMY DEAN HINZMAN,

NGA THI NGUYEN

et LIAM LIEM NGUYEN HINZMAN

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire formée sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant la décision en date du 25 juillet 2008 (la décision) par laquelle une agente d’examen des risques avant renvoi (l’agente d’ERAR ou l’agente) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) que le demandeur avait présentée sous le régime de l’article 25 de la Loi.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Jeremy Dean Hinzman (le demandeur principal), sa femme Nga (la demanderesse) et leur fils Liam sont tous trois citoyens américains. La demanderesse a donné naissance le 21 juillet 2008 à un deuxième enfant, soit une fille nommée Meghan, qui est citoyenne canadienne. Les demandeurs résident actuellement à Toronto.

 

[3]               Avant d’entrer au Canada, le demandeur principal était membre, avec qualité de spécialiste, de la 82e division aéroportée de l’armée des États-Unis, 504e régiment d’infanterie de l’air, 2e bataillon, compagnie Alpha. Il a signé ses documents d’enrôlement dans l’armée américaine le 27 novembre 2000. Il a épousé la demanderesse le 12 janvier 2001 et s’est ensuite rendu à Fort Benning pour y commencer son instruction de base le 17 janvier 2001. Il s’était engagé pour quatre ans. Le motif de son enrôlement était la perspective de bourses universitaires et d’une carrière plus intéressante.

 

[4]               Après son instruction de base, le demandeur principal a suivi un cours de trois semaines à l’école de parachutisme qui lui a permis d’obtenir son insigne de parachutiste le 15 juin 2001. Un mois plus tard, il était affecté à la base de Fort Bragg. Il a fait le nécessaire pour maintenir son aptitude au parachutage et est devenu qualifié pour les opérations aéroportées. Il a reçu son insigne de fantassin expert le 21 septembre 2001 et, par suite de ses bonnes performances dans l’instruction militaire, il a été promu soldat de première classe plus vite que la moyenne. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a noté que le demandeur principal appartenait aux 15 % de sa compagnie (qui comptait 135 membres) à être sélectionnés pour le cours de préparation à l’école des Rangers.

 

[5]               Le demandeur principal affirme qu’il a commencé à avoir des doutes sur l’armée et à éprouver de la répugnance à l’idée de tuer lorsqu’il a commencé à lire des livres sur le bouddhisme à Fort Bragg. Peu après son mariage en 2001, il a commencé à assister aux réunions hebdomadaires d’une assemblée de la Société religieuse des Amis (Quakers) avec sa femme, alors enceinte de Liam. C’est à ce moment qu’il s’est rendu compte qu’il avait commis une erreur en entrant dans l’infanterie et qu’il a pris des mesures pour changer sa situation tout en respectant son engagement envers l’armée.

 

[6]               Le demandeur principal a demandé formellement en août 2002 le statut d’objecteur de conscience et une affectation de non-combattant. Il avait remis les formulaires voulus à son commandant, affirme‑t‑il, mais on l’a informé trois mois plus tard qu’on n’avait pas reçu sa demande. Il a donc présenté de nouveau la même demande, cette fois à la veille du déploiement de son bataillon en Afghanistan.

 

[7]               La demande de statut d’objecteur de conscience présentée par le demandeur principal a été entendue en Afghanistan le 2 avril 2003. On l’a affecté à des tâches subalternes de cuisine pendant son séjour dans ce pays. L’officier chargé de l’enquête a conclu que le demandeur principal voulait utiliser les dispositions réglementaires relatives à l’objection de conscience pour sortir de l’infanterie et que ses convictions n’étaient pas conformes à la définition donnée de l’objecteur de conscience dans le règlement militaire. Le demandeur principal est resté affecté aux cuisines en Afghanistan et a repris ses tâches normales de fantassin à son retour à Fort Bragg en juillet 2003. Il n’a exercé, contre le rejet de sa demande de statut d’objecteur de conscience, aucun des recours possibles dans le cadre de la hiérarchie militaire ou des tribunaux civils.

[8]               Le demandeur principal a par la suite été avisé que son bataillon serait déployé en Iraq à la mi‑janvier 2004. Il a alors décidé qu’il n’irait pas en Iraq, mais il ne s’est entretenu de cette décision qu’avec sa femme. Il a examiné avec elle les deux possibilités qui s’offraient à lui : 1) refuser d’obéir aux ordres de son commandement et en subir les conséquences sous le régime du Code uniforme de justice militaire (le CUJM); ou 2) s’absenter sans permission pour passer au Canada. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 3 janvier 2004. Le demandeur principal est absent sans permission depuis janvier 2004.

 

[9]               Les demandeurs ont présenté des demandes d’asile le 16 février 2004, invoquant la crainte fondée de persécution, la menace à la vie, le risque de traitements ou peines cruels et inusités, et le risque de torture. La SPR a entendu la demande d’asile des demandeurs du 6 au 8 décembre 2004 et l’a rejetée le 16 mars 2005.

 

[10]           La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger, au motif que le demandeur principal était justiciable de la procédure américaine de cour martiale. Elle a noté que le CUJM est une loi d’application générale et que le demandeur principal ne s’était pas acquitté de la charge de prouver que cette loi serait intrinsèquement, ou de quelque autre manière, persécutrice au regard d’un motif prévu par la Convention. La SPR a également conclu que le demandeur principal n’avait produit aucun élément de preuve établissant qu’il ne recevrait pas l’entière protection de l’État. Le droit militaire américain, expliquait-elle, comprend aussi des dispositions relatives à l’objection de conscience. Le demandeur principal n’avait pas produit d’éléments suffisant à établir qu’il ne bénéficiait pas des garanties d’une procédure régulière, ou qu’on lui refuserait de telles garanties ou lui ferait subir un traitement différent des autres s’il devait rentrer aux États-Unis et y passer en cour martiale.

[11]           La SPR, ayant examiné le point de savoir si le demandeur principal pouvait être considéré comme un réfugié au sens la Convention au motif de son objection de conscience, a conclu qu’il n’était pas un objecteur de conscience parce qu’il ne s’opposait pas à la guerre sous toutes ses formes ou au port d’armes en toutes circonstances du fait d’authentiques convictions politiques, religieuses ou morales, ou pour des raisons de conscience valables. De plus, la SPR a noté que le demandeur principal n’avait pas exercé de recours contre le rejet de sa demande de statut d’objecteur de conscience, n’avait pas présenté de nouvelle demande en ce sens, ni n’avait sollicité le report de l’audition de celle qu’il avait formée jusqu’à son retour aux États-Unis. Elle a en outre conclu que le demandeur principal n’avait pas établi qu’il aurait participé ou été associé à une action militaire, ou complice d’une action militaire, condamnée par la communauté internationale.

 

[12]           Les demandeurs ont reçu le 10 novembre 2005 l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision de la SPR. La Cour fédérale du Canada a rejeté leur demande de contrôle judiciaire le 31 mars 2006, mais a certifié une question :

Dans le cas d’une demande d’asile présentée par un simple fantassin, la question de savoir si un conflit donné est illégal selon le droit international est-elle pertinente eu égard à la décision que doit rendre la Section de la protection des réfugiés en vertu du paragraphe 171 du Guide du HCNUR?

 

La Cour d’appel fédérale a rejeté le 30 avril 2007 l’appel de la décision de la Cour fédérale interjeté par les demandeurs. La Cour d’appel fédérale n’a pas répondu à la question certifiée, ayant conclu que les demandeurs ne l’avaient pas convaincue qu’ils avaient essayé d’obtenir, et n’avaient pas pu obtenir, la protection de l’État. Le 15 novembre 2007, la Cour suprême du Canada a refusé aux demandeurs l’autorisation de se pourvoir devant elle contre l’arrêt de la Cour d’appel fédérale.

 

[13]           Les demandeurs ont présenté le 12 mars 2008 une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH), qui a été rejetée le 22 juillet de la même année.

 

            La décision ERAR

 

[14]           Les demandeurs ont formé une demande d’ERAR, qui a donné lieu à une décision en date du 25 juillet 2008 portant que leur vie ne serait pas menacée, et qu’ils ne risqueraient ni la persécution, ni la torture, ni des traitements ou peines cruels et inusités, s’ils étaient renvoyés dans leur pays de nationalité ou de résidence habituelle.

 

[15]           L’agente chargée de l’ERAR a fondé sa décision sur l’article 113 de la Loi, qui dispose que le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve nouveaux, ainsi que sur le paragraphe 161(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), aux termes duquel le demandeur qui présente des observations écrites doit y désigner les éléments de preuve qui satisfont aux exigences prévues à l’alinéa 113a) de la Loi et y indiquer dans quelle mesure ils s’appliquent à son cas. L’agente a également fait observer que son pouvoir se limitait au [TRADUCTION] « point de savoir si les demandeurs [pouvaient] être considérés comme des réfugiés ou des personnes à protéger au sens de la Convention [et qu’il ne lui appartenait] pas [...] de formuler des conclusions sur la légalité de la guerre en Iraq ni de se prononcer sur la politique étrangère du gouvernement américain ».

 

[16]           L’agente a reconnu qu’elle avait aussi été chargée de décider la demande CH des demandeurs et qu’elle avait tenu compte des observations formulées dans cette demande qui se rapportaient aux risques spécifiés par eux, mais elle a ajouté qu’elle n’avait pas pris en considération les autres observations de ladite demande. Elle a invoqué à cet égard le passage suivant du paragraphe 70 de la décision Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437 :

Adoptant la même logique, je conclus que les agents d’ERAR ne sont pas tenus d’examiner les facteurs d’ordre humanitaire pour rendre leurs décisions. Aucun pouvoir discrétionnaire n’est accordé à un agent d’ERAR dans la préparation d’un examen des risques. Ou bien l’agent est convaincu que les prétendus facteurs de risque existent, ou bien il n’est pas convaincu. L’enquête de l’ERAR et le processus décisionnel ne tiennent compte d’aucun autre facteur que le risque [...]

 

[17]           L’agente a rappelé que l’ERAR n’est pas un recours contre une décision de la SPR : Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1380. Elle a conclu que la preuve documentaire n’indiquait pas que les conditions avaient notablement changé aux États-Unis depuis les décisions de la SPR et de la Cour d’appel fédérale. En outre, les risques invoqués par les demandeurs étaient les mêmes que ceux que la SPR avait examinés et évalués.

 

[18]           L’agente a aussi conclu que la preuve n’étayait pas la thèse que le demandeur principal ne bénéficierait pas des garanties d’une procédure régulière s’il était inculpé d’absence sans permission (ASP), de désertion ou de non-participation à un mouvement à son retour aux États-Unis. Le demandeur principal, s’il avait exercé certains des recours que lui offrait le système américain de justice militaire, n’avait pas épuisé les possibilités de cet ordre.

 

[19]           L’agente a reconnu que les demandeurs, en particulier le demandeur principal, feraient aux États-Unis l’objet de critiques et d’observations défavorables de la part de concitoyens, aussi bien civils que militaires. Cependant, elle estimait qu’ils n’avaient pas produit une preuve suffisante pour réfuter la conclusion de la SPR selon laquelle la discrimination dont ils pourraient faire l’objet à leur retour aux États-Unis n’était pas assimilable à de la persécution.

 

[20]           L’agente a enfin conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de la charge de produire une preuve claire et suffisante du fait qu’ils ne puissent pas obtenir ou ne veuillent pas demander la protection de l’État américain, notamment sous la forme de la justice militaire ou des tribunaux civils.

 

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

            La décision CH

 

[21]           L’agente a rappelé que pesait sur les demandeurs la charge de prouver que, du fait de leur situation personnelle, y compris l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché par la décision, le rejet de leur demande entraînerait pour eux des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Elle a également fait observer qu’elle n’avait pas le pouvoir de formuler des conclusions touchant la légalité de la guerre en Iraq ou de se prononcer sur la politique étrangère du gouvernement américain.

 

[22]           L’agente a noté que les demandeurs résidaient au Canada depuis environ quatre ans et demi et qu’ils y avaient déjà réalisé un certain degré d’établissement. Ils participaient à la vie de leur collectivité et étaient membres d’une assemblée de Quakers qui par ailleurs les employait. Leur demande CH était fondée sur le risque, l’établissement, l’intérêt supérieur de l’enfant et d’autres facteurs (liés à la grossesse de la demanderesse).

 

Les difficultés liées aux risques spécifiés par les demandeurs

            La sanction judiciaire

 

[23]           L’agente a conclu qu’il serait objectivement déraisonnable d’affirmer que le demandeur principal risquait la peine capitale s’il était traduit en cour martiale à son retour aux États-Unis. Elle a aussi conclu que la preuve objective n’étayait pas la thèse que le demandeur principal subirait une sanction disproportionnée à sa faute s’il était inculpé et déclaré coupable dans le cadre d’une procédure de cour martiale après son renvoi. Le demandeur principal avait choisi de ne pas épuiser les recours qui s’offraient à lui dans son pays.

 

[24]           L’agente a aussi conclu que les demandeurs n’avaient pas produit une preuve suffisante pour étayer leur prétention selon laquelle on appliquerait le CUJM au demandeur principal avec une sévérité disproportionnée du fait de sa situation personnelle. La demande CH n’est pas un moyen de se dérober à des poursuites légales et légitimes intentées par un État démocratique. Selon sa preuve, le demandeur principal serait inculpé et poursuivi à son retour aux États-Unis. Cependant, l’agente n’était pas convaincue qu’il serait privé des garanties d’une procédure régulière ou que le recours à une telle procédure et à la protection de l’État entraînerait pour lui des difficultés indues.

 

Les sanctions non judiciaires

 

[25]           L’agente a conclu que l’existence du paragraphe 27‑10 du Règlement de l’armée de terre américaine, qui autorise un commandant à infliger à un soldat relevant de lui toute sanction non judiciaire qu’il estime appropriée, ne signifiait pas qu’il serait appliqué au demandeur principal d’une manière qui équivaudrait à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

Les autres risques spécifiés

 

[26]           L’agente a examiné les autres risques spécifiés par les demandeurs, soit l’ostracisme, le danger d’agression physique de la part de personnes opposées aux opinions politiques du demandeur principal, la privation du droit électoral et l’exclusion de certains emplois s’il était déclaré coupable de désertion ou d’autres infractions militaires, et l’impossibilité de demander l’immigration au Canada en tant que travailleur qualifié.

 

[27]           Concernant l’ostracisme et la violence physique, l’agente a conclu que les demandeurs pourraient bénéficier de la protection de l’État et que le recours à celle‑ci n’entraînerait pas pour eux de difficultés indues. Touchant la réaction défavorable de certaines personnes aux opinions politiques du demandeur principal et à son opposition publique à la guerre en Iraq, l’agente a conclu que l’expression possible ou réelle d’opinions contraires à celles des demandeurs ne constituait pas pour eux une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive. Quant à la privation du droit électoral pour le demandeur principal ou à son exclusion de certains emplois, l’agente a conclu qu’aucun élément de preuve n’établissait que, dans le cas où il serait déclaré coupable d’une infraction militaire, les lois américaines prévoiraient pour lui des conséquences excessivement graves par rapport à celles que doivent subir les autres personnes inculpées et reconnues coupables d’infractions militaires analogues.

 

[28]           Enfin, en ce qui concerne l’impossibilité pour le demandeur principal de demander l’entrée au Canada en tant que travailleur qualifié, l’agente a fait observer que, s’il était inculpé et/ou déclaré coupable d’absence sans permission, il ne serait pas interdit de territoire canadien, mais qu’il le serait effectivement s’il était inculpé et/ou déclaré coupable d’une infraction différente ou additionnelle. Par conséquent, la déclaration de culpabilité du demandeur principal par un tribunal militaire américain au chef d’absence sans permission ne constituait pas une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive puisqu’elle n’entraînerait pas son interdiction de territoire canadien; et même s’il était inculpé et reconnu coupable de désertion, et se trouvait de ce fait interdit de territoire canadien, il n’y avait pas lieu, selon l’agente, d’y voir une difficulté de la nature susdite.

 

L’établissement

 

[29]           L’agente a conclu que, si les demandeurs avaient fait de louables efforts pour s’établir au Canada, la rupture de leurs liens avec celui‑ci ne constituerait pas une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive. En effet, l’expérience professionnelle du demandeur principal est transférable à des emplois analogues aux États-Unis; il est tout à fait probable que les demandeurs pourraient se réinsérer dans la Société des Quakers aux États-Unis, et il appartiendrait à la famille de décider si la demanderesse resterait ou non à la maison pour s’occuper des enfants du couple. Aucune de ces éventualités n’était assimilable à un préjudice indu.

 

[30]           L’agente a aussi conclu que, bien que le demandeur principal ait très activement participé à la War Resisters Support Campaign au Canada, aucun élément n’indiquait qu’il ne pourrait poursuivre une activité analogue aux États-Unis. Il y avait également lieu de penser que son engagement dans le mouvement pacifiste canadien lui avait permis d’établir des contacts avec des mouvements américains de même nature. En outre, la preuve n’étayait pas la thèse que la famille du demandeur principal serait reconnue pour avoir participé aux campagnes contre la guerre en Iraq et qu’il en résulterait pour elle des ennuis assimilables à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

L’intérêt supérieur de l’enfant

 

[31]           L’agente a noté que Liam commencerait la première année du primaire en septembre 2008 et était inscrit à un programme d’immersion en français à l’école maternelle. Il n’était allé à l’école qu’au Canada. L’agente a fait observer que Liam aurait accès au système éducatif américain et que, sa langue maternelle étant l’anglais, il n’aurait pas de difficultés linguistiques à surmonter lorsqu’il passerait à ce système. Il se pourrait qu’il ne puisse bénéficier d’un programme d’immersion en français aux États-Unis, mais ce n’était pas là un préjudice indu selon l’agente.

 

[32]           Tout en reconnaissant qu’il y a lieu de craindre que Liam ne soit brutalisé par ses camarades ou autrement défavorisé du fait de l’hostilité visant le demandeur principal, l’agente énumère des programmes qui lui seraient offerts s’il avait des ennuis à l’école et examine la possibilité de faire appel à la police. L’agente a conclu que, étant donné son âge, l’enfant n’aurait pas grand mal à s’intégrer dans la société américaine, puisqu’il parlait anglais, bénéficierait du soutien des membres de sa famille étendue résidant aux États-Unis et resterait dans son unité familiale.

 

Autres facteurs – la grossesse de la demanderesse

 

[33]           À la date de la décision contestée, la demanderesse était enceinte. L’agente a noté que si l’enfant naissait avant que les demandeurs ne quittent le Canada, l’enfant serait citoyen canadien. Cet enfant ne perdrait pas la citoyenneté canadienne où qu’il réside, et il serait aussi citoyen américain par filiation, puisque ses deux parents l’étaient.

 

[34]           En outre, comme la famille serait renvoyée aux États-Unis en voiture plutôt que par avion, leur renvoi ne mettrait pas en danger la santé de la demanderesse. La grossesse de cette dernière n’entraînait aucune difficulté qu’on pût dire inhabituelle, injustifiée ou excessive.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[35]           Les demandeurs mettent les questions suivantes en litige dans la présente espèce :

1)                  L’agente a‑t‑elle commis une erreur de droit en évaluant les risques, dans le cadre des demandes CH des demandeurs, en fonction des seuils applicables aux articles 96 et 97 de la Loi, et en omettant d’évaluer les difficultés qu’ils rencontreraient s’ils étaient renvoyés aux États-Unis?

2)                  L’agente a‑t‑elle commis une erreur en omettant d’analyser la question de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par la décision contestée?

3)                  L’agente a‑t‑elle commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la totalité de la preuve produite devant elle, notamment en omettant d’évaluer la situation particulière de la demanderesse?

4)                  L’agente a‑t‑elle rendu une décision déraisonnable compte tenu de la preuve produite devant elle?

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

 

[36]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables à la présente espèce :

 

Séjour pour motif d’ordre humanitaire

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

Humanitarian and compassionate considerations

 

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[37]           La Cour suprême du Canada a constaté dans son arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, que, bien que la norme de la raisonnabilité simpliciter et celle du manifestement déraisonnable fussent théoriquement différentes, « les difficultés analytiques soulevées par l’application des différentes normes [réduisaient] à néant toute utilité conceptuelle découlant de la plus grande souplesse propre à l’existence de normes de contrôle multiples » (paragraphe 44). Elle en a conclu qu’il y avait lieu de fondre en une seule, celle de la « décision raisonnable », les deux normes de raisonnabilité.

 

[38]           La Cour suprême du Canada a également conclu dans Dunsmuir qu’il n’est pas nécessaire d’effectuer dans chaque cas une analyse visant à déterminer la norme de contrôle applicable. Lorsque la norme de contrôle applicable à la question dont le tribunal est saisi est clairement établie par la jurisprudence, l’instance révisionnelle peut l’adopter d’emblée. Ce n’est que lorsque l’étude de la jurisprudence ne donne aucun résultat que l’instance révisionnelle doit examiner les quatre facteurs à prendre en considération pour déterminer la norme de contrôle par voie d’analyse.

 

[39]           La Cour suprême du Canada a conclu au paragraphe 61 de Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (Baker), que la norme de contrôle applicable à la décision par un agent d’accorder ou non une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est celle de la raisonnabilité simpliciter. Par conséquent, me fondant sur l’arrêt Dunsmuir de la Cour suprême du Canada et la jurisprudence de notre Cour, je conclus que la norme de contrôle applicable aux questions 2 et 4 est celle de la décision raisonnable. L’instance qui contrôle une décision selon la norme de la raisonnabilité doit faire porter son analyse sur « la justification de la décision [et] la transparence et [...] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que sur] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, paragraphe 47). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable, au sens où elle n’appartiendrait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[40]           Les demandeurs soutiennent que le point de savoir si l’agent a appliqué le bon critère à l’évaluation des risques dans le cadre d’une demande CH est une question de droit et commande donc l’application de la norme de la décision correcte : Pinter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 296; Mooker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 1029, au paragraphe 16; et Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 632, au paragraphe 24. Je le pense aussi. En outre, j’estime que la question 3, en partie du moins, soulève des questions d’équité procédurale, que j’ai examinées suivant la norme de la décision correcte.

 

LES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

            Les demandeurs

 

[41]           Les demandeurs soutiennent que l’agente a commis une erreur de droit en appliquant un critère erroné à l’évaluation des risques dans le cadre de leur demande CH. L’agente aurait aussi omis, selon leurs conclusions, d’examiner le point de savoir si les conséquences du renvoi pour eux constituaient un préjudice indu, même si elles n’étaient pas assimilables à des risques.

 

[42]           Les demandeurs font valoir que la Cour fédérale a conclu à de nombreuses reprises que c’est une erreur de droit que d’effectuer une analyse applicable à une demande d’ERAR ou à une demande d’asile lorsqu’on examine une demande CH. L’étude des considérations humanitaires commande l’application d’une définition plus large des difficultés ou des préjudices que les dispositions relatives aux risques des articles 96 et 97 de la Loi : Pinter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 366, aux paragraphes 2, 5 et 6; Sha’er c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 297; Gaya  c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 1308; Ramirez  c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 1763 (Ramirez), aux paragraphes 46 et 47; Melchor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 1600, aux paragraphes 19 et 20; Sahota c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 882, aux paragraphes 8 et 12; Thalang  c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 1001, au paragraphe 14; Liyanage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1293; et Kharrat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 1096.

 

[43]           Les demandeurs soutiennent que leur renvoi aux États-Unis aurait pour eux de graves conséquences, notamment l’emprisonnement, des sanctions judiciaires, des sanctions non judiciaires, la flétrissure sociale, la privation du droit électoral, ainsi que des difficultés pécuniaires et psychologiques. Ils font en outre valoir qu’ils subiraient des difficultés ou des préjudices selon la norme applicable aux motifs d’ordre humanitaire, même s’ils pouvaient bénéficier de la protection de l’État contre la « persécution » proprement dite selon la définition du terme de « réfugié ». Quoi qu’il en soit, ajoutent-ils, ils ne bénéficieraient pas de la protection de l’État.

 

[44]           Les demandeurs affirment que l’agente n’a effectué aucune analyse de la méthode appropriée d’évaluation des risques en fonction des critères normalement appliqués aux demandes d’ERAR ou d’asile. Selon eux, l’agente a surtout fait porter son attention sur le point de savoir s’ils avaient réfuté la présomption de protection de l’État et avaient épuisé les possibilités d’une telle protection offertes aux États-Unis avant de venir au Canada. Or, font valoir les demandeurs, la personne qui présente une demande CH n’a pas, dans ce cadre, à réfuter une présomption de protection suffisante de l’État ni à établir qu’elle ait épuisé les possibilités de cette nature. Du point de vue des demandeurs, tout ce qu’ils ont à établir est que leur situation justifie une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, quelle que soit la protection offerte par l’État.

 

La sanction judiciaire

 

[45]           Les demandeurs soutiennent que l’agente, dans la section relative à la sanction judiciaire de sa décision, a formulé des conclusions montrant qu’elle a mal compris la tâche qui lui incombait. Selon eux, l’agente a appliqué le critère de la persécution, qui aurait justifié qu’elle mette fin à son analyse une fois établies ses conclusions sur la protection de l’État. Par conséquent, elle n’a pas examiné le point de savoir si les demandeurs devraient faire face à des difficultés ou subir des préjudices. L’agente a admis que le demandeur principal serait poursuivi s’il était renvoyé aux États‑Unis; cependant, elle aurait dû se demander s’il bénéficierait des garanties d’une procédure régulière dans le cadre de ces poursuites, plutôt que de se poser la question de savoir si celles‑ci et leurs conséquences – déclaration de culpabilité d’actes délictueux graves et emprisonnement – justifiaient l’octroi d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[46]           Les demandeurs affirment également que l’agente a adopté un point de vue erroné sur la charge qui était la leur s’agissant de réfuter la présomption de protection de l’État. Si la protection de l’État peut être un facteur pertinent dans l’examen d’une demande CH, l’agente a commis une erreur en limitant son analyse à cette question. Les demandeurs insistent sur le fait que, contrairement à ce qui est le cas pour une demande d’ERAR ou une demande d’asile, la protection de l’État n’est pas un facteur déterminant lorsqu’il s’agit d’une demande CH. Le fait d’avoir conclu à la possibilité de la protection de l’État dans le pays de renvoi ne décharge pas l’agent de la tâche d’examiner le point de savoir si, indépendamment de toute protection offerte, la situation justifie l’octroi d’une dérogation fondée sur des motifs d’ordre humanitaire aux prescriptions de la Loi.

 

Les sanctions non judiciaires

 

[47]           Les demandeurs font valoir que les conclusions formulées par l’agente sur leur demande CH sont presque identiques à celles de sa décision sur leur demande d’ERAR. Par conséquent, affirment-ils, l’agente n’a pas analysé le risque de sanctions non judiciaires avec [TRADUCTION] « le bon instrument d’analyse ». Elle s’est plutôt contentée de remplacer les termes « traitements ou peines cruels et inusités » par les termes « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » (voir Ramirez).

 

[48]           Selon les demandeurs, l’agente n’a formulé aucune conclusion sur le point de savoir si les sanctions non judiciaires constitueraient un préjudice indu et a simplement conclu que l’existence d’un règlement militaire ne constituait pas en soi un tel préjudice. Elle ne dit rien sur la question de savoir si le fait d’être soumis à des sanctions non judiciaires constitue un préjudice indu. Les demandeurs concluent leur argumentation sur ce point en affirmant que l’agente a commis une erreur de droit en appliquant un seuil de risque plus élevé que le seuil applicable à une demande d’ERAR ou à une demande d’asile.

 

Les autres risques spécifiés

 

[49]           À ce sujet, les demandeurs soutiennent que l’agente a commis une erreur de droit dans son évaluation des « autres risques spécifiés » en appliquant à ceux‑ci une analyse qui conviendrait plutôt à une demande d’ERAR ou à une demande d’asile, au lieu de prendre en considération les circonstances d’ordre humanitaire, comme l’exige l’article 25 de la Loi. Selon les demandeurs, l’analyse appropriée aurait été axée sur la question de savoir si, indépendamment de toute protection offerte par l’État, leur situation justifiait l’octroi d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[50]           Pour ce qui concerne notamment l’interdiction de territoire canadien du demandeur principal, les demandeurs font valoir que l’agente a commis une erreur en omettant de prendre en considération ce qui arriverait si le demandeur principal était inculpé de plus d’un chef. Les demandeurs affirment qu’il serait inculpé de plusieurs chefs à son retour aux États-Unis. Il serait par conséquent interdit de territoire canadien. Comme l’agente l’a fait observer, il n’est pas nécessaire d’avoir essayé toutes les voies de protection dans son pays d’origine avant de demander au Canada une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[51]           Les demandeurs concluent leur argumentation sur ce point en affirmant que, si elle a effectué une analyse appropriée à une demande d’ERAR, l’agente n’a pas évalué leur situation suivant la norme des difficultés indues, comme il faut le faire dans le cadre d’une demande CH. Ils invoquent à cet égard le paragraphe 34 de la décision Barrak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 962 :

Bien sûr, il se peut fort bien que le résultat n’aurait pas été différent si l’agente avait appliqué la bonne norme. En effet, le défendeur soutient que l’agente a tenu compte de toutes les allégations de risque avancées par les demandeurs. Cependant, l’argument soulève la question [..] Puisqu’il n’est pas certain que le résultat de son analyse aurait été le même si elle avait appliqué le bon critère, l’affaire doit être renvoyée pour être examinée de nouveau.

 

            L’insuffisance de l’analyse appliquée à l’intérêt supérieur de l’enfant

 

[52]           Les demandeurs soutiennent que l’agente n’a pas effectué une analyse suffisante de l’intérêt supérieur de Liam, au motif qu’elle n’a pas pris en compte l’effet que la perte d’un parent aurait sur lui si son père était emprisonné.

 

[53]           En outre, les demandeurs font valoir que, concernant les brimades et la flétrissure sociale dont Liam pourrait faire l’objet, l’agente a examiné la question de la protection de l’État au lieu de celle de l’intérêt supérieur de l’enfant. Selon eux, l’agente aurait dû établir s’il était conforme à l’intérêt supérieur de Liam d’être mis dans une situation où il risquait d’être brutalisé par ses camarades, sans égard pour les recours qui pourraient lui être offerts. L’agent doit concentrer son analyse sur l’enfant lui-même, et non examiner les moyens de protection auxquels il peut avoir accès après le fait avec l’aide d’autres personnes : Alie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 925, aux paragraphes 9 et 10; et Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, au paragraphe 12. 

 

[54]           Les demandeurs font également valoir que la conclusion de l’agente selon laquelle Liam pourrait entretenir des amitiés de manière effective au moyen de conversations téléphoniques et de courriels – à l’âge de six ans – est absurde et dénote une absence complète de sensibilité à la situation de leur fils. Ils affirment que l’effet sur Liam de la perte des relations qu’il a établies au Canada serait contraire à son intérêt supérieur.

 

Le défaut de prise en considération d’éléments de preuve et l’examen insuffisant de la demande de Mme Nguyen

 

[55]           Les demandeurs soutiennent que l’agente n’a pas effectué un examen suffisant de la demande de Mme Nguyen et qu’il s’agit là d’une erreur de droit. Ce n’est pas la grossesse de la demanderesse qui lui causerait des difficultés indues, mais la séparation d’avec son mari et le père de ses deux enfants à un moment si crucial de leurs vies. Les demandeurs invoquent à cet égard la décision Mansuri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 650, selon laquelle les agents sont tenus d’examiner chaque demande séparément.

 

Le caractère déraisonnable de la décision considérée dans son ensemble

 

[56]           Les demandeurs invoquent la décision Glass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 881, pour réfuter la conclusion de l’agente à l’effet que le demandeur principal ne ferait pas l’objet d’une sanction excessive s’il était inculpé et déclaré coupable dans le cadre d’une procédure de cour martiale à son retour aux États-Unis. Les demandeurs invoquent également les lignes directrices concernant les demandes CH que donne le chapitre 5 du guide Traitement des demandes au Canada (IP‑5). Ils expliquent que l’agente, en se fondant sur l’idée d’un « seuil prescrit » de difficultés ou de préjudices, a appliqué un critère qui ne convient pas à l’analyse d’une demande CH.

 

[57]           Les demandeurs font en outre valoir que l’agente a omis de prendre en considération les motifs pour lesquels le demandeur principal est venu au Canada, et le fait qu’il serait un prisonnier de conscience s’il était renvoyé aux États-Unis et y était incarcéré à son retour.

 

[58]           Les demandeurs concluent leur argumentation en affirmant que la décision contestée est déraisonnable, qu’elle ne remplit pas les critères de la « justification de la décision » ni de la « transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel », et qu’elle n’est pas capable de résister à un « examen assez poussé » : Baker et Dunsmuir.

 

Le défendeur

 

[59]           Le défendeur soutient que l’agente n’a pas appliqué un « critère erroné » à l’évaluation des risques invoqués dans la demande CH et qu’elle n’a pas omis d’examiner la question des difficultés indues. L’agente, rappelle le défendeur, a précisé qu’elle avait examiné la demande CH [TRADUCTION] « suivant le critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives », qui est le critère applicable comme l’admet le demandeur et comme l’indique le chapitre 5 du guide Traitement des demandes au Canada.

 

[60]           Le défendeur invoque, contre l’argument des demandeurs selon lequel l’agente aurait appliqué le même critère à la demande d’ERAR et à la demande CH sans distinguer les risques des difficultés indues, le paragraphe 31 de Latifi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1389 :

Il est clair que, lorsque l’agente fait référence aux [TRADUCTION] « risques mis en évidence », elle fait référence aux risques mis en évidence par l’ensemble de la preuve. Il est également clair que, lorsqu’elle affirme [TRADUCTION] « [qu’] il n’y a guère de preuves établissant un risque, il ne peut guère y avoir de preuves convaincantes de difficultés qui en découleraient », elle n’affirme pas qu’elle met le risque et les difficultés sur le même pied ou qu’elle applique le même critère que dans la décision d’ERAR. Elle dit simplement que, au sujet des difficultés qui pourraient découler des risques mis en évidence dans la preuve, il n’y a guère de preuves convaincantes. En d’autres mots, il me semble qu’elle s’appuie sur les faits établis dans sa décision d’ERAR, mais qu’elle y applique correctement le critère CH.

 

 

[61]           Le défendeur cite également à ce sujet les paragraphes 28 à 30 de la décision Mooker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 518 (Mooker) :

Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en soulevant la question de la protection de l’État, qui n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit d’évaluer une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et qu’il a donc commis une erreur dans l’analyse des difficultés.

 

Il ressort clairement des motifs de l’agent qu’il n’a abordé la question de la protection de l’État que dans le contexte de l’évaluation des risques. L’agent a fait la déclaration suivante à la page 35 des notes versées au dossier :

 

[TRADUCTION] Par conséquent, même si elle est prise au pied de la lettre, la déclaration de M. Mooker selon laquelle il a été victime de jeunes nationalistes africains, « vraisemblablement » membres de la secte Mungiki, devrait être évaluée en tenant compte de la possibilité de se prévaloir de la protection de l’État, même lorsque le risque est tout simplement défini en tant que difficulté [...]

 

Dans les circonstances, il était loisible à l’agent de tenir compte de la protection de l’État dans la mesure où celle‑ci pouvait influer sur l’évaluation des risques et, en conséquence, des difficultés. En fait, ce sont les demandeurs eux-mêmes qui ont soulevé la question de la protection de l’État dans les observations qu’ils ont soumises à l’agent, et celui‑ci pouvait donc se pencher sur cette question.

 

[62]           Le défendeur affirme que les demandeurs se trouvent tout simplement en désaccord avec l’agente sur ses conclusions et n’ont pas réussi à établir quelque erreur que ce soit de sa part. Il était parfaitement acceptable et logique que l’agente prenne en considération les conclusions issues de sa propre analyse de la demande d’ERAR, étant donné qu’elle posait et a décidé explicitement la question de savoir si la sanction dont le demandeur principal était menacé constituerait une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive, plutôt que d’être un risque personnalisé.

 

[63]           Concernant les conséquences auxquelles le demandeur principal pourrait devoir faire face à son retour aux États-Unis, le défendeur explique que le demandeur y bénéficiera des garanties d’une procédure régulière, ainsi que la Cour d’appel fédérale le fait observer au paragraphe 47 de l’arrêt Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171 :

Bien que les États-Unis, comme d’autres pays, aient adopté des dispositions punissant les déserteurs, ils ont également mis sur pied un système complet comprenant de nombreuses protections d’ordre procédural pour l’application juste de ces dispositions.

 

 

[64]           Le défendeur fait valoir qu’il ressort à l’évidence de l’analyse détaillée de l’agente qu’elle a appliqué le critère voulu à l’évaluation des risques et qu’elle a examiné tous les aspects des difficultés supposées. Il fait remarquer que les difficultés qu’un demandeur peut invoquer doivent être plus que des désagréments ou le coût prévisible de son départ du Canada, qui sont les conséquences du risque qu’il a pris en restant au Canada sans avoir obtenu le droit d’établissement. Le défendeur cite à ce propos les paragraphes 12 et 17 de la décision Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1906 :

Si l’on examine ensuite les commentaires qui figurent dans le Guide au sujet des difficultés inhabituelles ou injustifiées, on conclut que ces difficultés sont appréciées par rapport à la situation d’autres personnes à qui l’on demande de quitter le Canada. Il semblerait donc que les difficultés qui déclencheraient l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire pour des raisons d’ordre humanitaire doivent être autres que celles qui découlent du fait que l’on demande à une personne de partir une fois qu’elle est au pays depuis un certain temps. Le fait qu’une personne quitterait des amis, et peut-être des membres de la famille, un emploi ou une résidence ne suffirait pas nécessairement pour justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire en question.

 

[…]

 

On s’est également opposé au fait que l’agente qui a examiné la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire a noté que les demandeurs avaient acheté une maison, mais qu’ils l’avaient fait en sachant qu’ils étaient frappés d’une mesure d’interdiction de séjour. L’avocat des demandeurs a soutenu que toute personne qui exerce un recours en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sait qu’elle sera peut-être obligée de partir. Si cela devenait un motif justifiant le rejet de la demande, il ne serait fait droit à aucune demande, a‑t‑il soutenu. De fait, l’avocat a dans une certaine mesure raison : le risque que court une personne de perdre des biens acquis pendant qu’elle est au Canada est un risque que courent toutes les personnes qui sont au Canada sans avoir le statut de résident permanent. Cette possibilité n’est donc pas inhabituelle. La question de savoir si pareille perte est injustifiée peut bien dépendre des circonstances, mais en général, on pourrait supposer que, si une personne assume un risque, la possibilité que l’événement donnant lieu au risque survienne n’occasionnera pas une difficulté injustifiée. La difficulté est fonction du risque assumé.

 

 

[65]           Le défendeur conclut son argumentation sur ce point en disant que les difficultés des demandeurs ne peuvent guère être qualifiées d’« injustifiées », d’« imprévues » ou d’« indépendantes de leur volonté », puisqu’ils sont venus au Canada afin que le demandeur principal puisse se soustraire aux sanctions légales de sa désertion. Les demandeurs ont présenté une demande d’asile fondée sur la prétention d’objection de conscience du demandeur principal, prétention qui a été rejetée comme infondée. Le défendeur cite à cet égard le paragraphe 19 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125 :

Bref, la Loi sur l’immigration et la politique canadienne en matière d’immigration sont fondées sur la prémisse que quiconque vient au Canada avec l’intention de s’y établir doit être de bonne foi et respecter à la lettre les exigences de fond et de forme qui sont prescrites. Quiconque entre illégalement au Canada contribue à fausser le plan et la politique d’immigration et se donne une priorité sur tous ceux qui, eux, respectent les exigences. Le ministre, qui est responsable de l’application de la politique et de la Loi, est très certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne qui a établi l’existence de raisons d’ordre humanitaire, s’il est d’avis, par exemple, que les circonstances de l’entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d’encourager l’entrée illégale au Canada. En ce sens, il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d’ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements.

 

 

            L’intérêt supérieur de l’enfant et la situation de la demanderesse

 

 

[66]           Touchant ces questions, le défendeur soutient que l’agente a pris en considération l’intérêt supérieur de l’enfant et les circonstances d’ordre humanitaire relatives à la demanderesse, et qu’elle est arrivée à une conclusion raisonnable. Il insiste sur le fait que l’agent CH n’a pas compétence pour contrôler le rejet d’une demande d’asile.

[67]           Le défendeur conclut l’exposé de ses moyens sur cette question en disant qu’on ne peut faire porter à l’État la responsabilité des difficultés auxquelles le demandeur principal risque de se trouver en butte du fait des poursuites et des sanctions relatives à sa désertion, étant donné qu’il est lui-même responsable des conséquences juridiques de ses actions. L’agente, selon le défendeur, a pris en considération la totalité de la preuve produite devant elle et la situation générale des demandeurs.

 

ANALYSE

            Un critère erroné

 

[68]           Les demandeurs soutiennent que l’agente n’a pas évalué les difficultés indues qu’ils rencontreraient s’ils étaient renvoyés aux États-Unis. La raison en est, selon eux, que l’agente a appliqué un critère erroné et a effectué une analyse applicable à une demande d’ERAR ou d’asile au lieu de décider le point de savoir si les conséquences auxquelles ils étaient exposés constitueraient des difficultés indues dans le cadre de leur demande CH. Ils affirment en outre que l’agente a omis d’examiner la question de savoir si, même dans l’hypothèse où les conséquences de leur renvoi n’équivaudraient pas à des risques, elles ne constitueraient pas néanmoins un préjudice indu.

 

[69]           Les demandeurs concèdent que l’agente définit le critère applicable à l’examen des demandes CH comme étant l’existence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, mais ajoutent que l’analyse de l’agente n’est en fait rien de plus qu’une évaluation des risques, qui s’arrête à l’appréciation de la protection offerte par l’État et de la possibilité de bénéficier des garanties d’une procédure régulière.

 

[70]           Autrement dit, les demandeurs affirment que l’agente a manifestement mal compris la tâche qui lui incombait et qu’elle a appliqué un critère fondé sur la persécution et les risques, de sorte qu’elle s’est estimée autorisée à mettre fin à son analyse une fois qu’elle eut constaté que la protection de l’État existait aux États-Unis. Le fait d’avoir conclu à l’existence de la protection de l’État dans le pays de renvoi ne déchargeait pas l’agente de la tâche d’examiner le point de savoir si, indépendamment de toute protection offerte par l’État, la situation des demandeurs justifiait qu’on leur accorde une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[71]           Dans la section de sa décision portant sur les « risques spécifiés », l’agente reconnaît qu’il lui est demandé d’examiner [TRADUCTION] « les difficultés liées aux risques spécifiés par les demandeurs » et la question de savoir si ces difficultés sont « inhabituelles et injustifiées ou excessives ».

 

[72]           Afin d’établir si le renvoi devait avoir pour conséquences des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, l’agente était obligée d’examiner, entre autres, les risques spécifiés par les demandeurs et le point de savoir si ces risques entraîneraient des difficultés du niveau de gravité requis.

 

[73]           Un des principes fondamentaux de la décision contestée est que [TRADUCTION] « la possibilité que le demandeur fasse l’objet de poursuites en vertu d’une loi d’application générale n’est pas, en soi, une preuve suffisante qu’il soit exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ». La raison en est qu’une [TRADUCTION] « demande CH n’est pas un moyen de se soustraire à des poursuites légales et légitimes intentées dans un pays démocratique ».

 

[74]           L’agente reconnaît même que le demandeur principal sera poursuivi s’il est renvoyé aux États-Unis :

[TRADUCTION] Néanmoins, si l’on accepte les affirmations du demandeur selon lesquelles il sera inculpé et poursuivi à son retour aux États-Unis, la preuve documentaire et les éléments de preuve s’appliquant personnellement au demandeur principal montrent qu’il y bénéficiera des garanties d’une procédure régulière, et que le recours à une telle procédure et à la protection de l’État n’entraînerait pas de difficultés indues. En conséquence, je conclus que la preuve n’établit pas que le demandeur principal ne bénéficierait pas des garanties d’une procédure régulière s’il était inculpé d’absence sans permission, de désertion ou de non-participation à un mouvement à son retour aux États-Unis.

 

 

[75]           L’agente conclut dans les termes suivants son examen de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale portant sur la protection offerte par l’État dans le cas qui nous occupe :

[TRADUCTION] Je reconnais que la Cour a appliqué la norme de la « preuve claire et convaincante » formulée dans Ward pour établir si les demandeurs avaient réfuté la présomption de protection de l’État. Néanmoins, je conclus que la nature démocratique des États-Unis, ainsi que le caractère avancé et complet du système américain de justice militaire, sont pertinents pour établir si les demandeurs sont exposés à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

 

[76]           Il me paraît évident, dans le contexte de l’ensemble de sa décision, que l’agente examine la question des difficultés de deux points de vue :

1.                  Elle examine les poursuites et autres procédures militaires dont le demandeur principal fera l’objet et conclut qu’elles ne peuvent être considérées comme des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, aux motifs qu’elles résultent simplement de lois d’application générale et que le demandeur principal pourra bénéficier des garanties d’une procédure régulière. Les poursuites légales et légitimes ne peuvent, en soi, être considérées comme des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

2.                  Elle estime et conclut que le recours à une procédure régulière et à la protection de l’État ne constituera pas une difficulté indue.

[77]           Autrement dit, on ne peut affirmer à mon sens que l’analyse de l’agente s’arrête à l’évaluation des risques et à la possibilité de bénéficier de la protection de l’État et des garanties d’une procédure régulière.

 

[78]           Les demandeurs n’ont invoqué aucun précédent ni aucun moyen tendant à établir que le fait d’être soumis à des procédures, poursuites et sanctions militaires dans un pays démocratique devrait être en soi considéré comme une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive, ou que le fait d’être obligé par un pays démocratique de recourir aux garanties d’une procédure régulière et à la protection de l’État constituerait une difficulté de la nature requise dans le cadre d’une demande CH.

 

[79]           L’agente a évidemment dû examiner dans sa décision les questions des garanties d’une procédure régulière et de la protection de l’État parce que les demandeurs avaient assimilé les difficultés qu’ils craignaient aux procédures judiciaires et militaires américaines. Mais il ne s’ensuit pas que l’agente ne soit pas allée au delà de la question des risques pour analyser celle des difficultés.

 

[80]           C’est évidemment une difficulté pour quiconque que de devoir faire face à ce qui attend le demandeur principal aux États-Unis; cependant, ce n’est pas pour autant une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive pour l’application du régime canadien de l’immigration. Beaucoup penseront sans aucun doute, et peut-être pour de bonnes raisons, que le demandeur principal ne devrait pas être puni de sa conduite, mais il n’existe aucune preuve que les lois américaines réprimant la désertion ne soient pas en elles-mêmes conformes aux normes internationales, ou que le droit canadien de l’immigration ait été conçu pour épargner aux personnes telles que le demandeur principal les conséquences de leurs propres choix faits aux États-Unis en assimilant des lois d’application générale à une catégorie de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[81]           À mon avis, donc, l’agente examine bel et bien la question des difficultés. En fait, elle reconnaît que le demandeur principal fera l’objet de poursuites et peut-être de sanctions, mais elle arrive à la conclusion que les difficultés liées aux lois d’application générale d’un État démocratique ne peuvent être considérées comme inhabituelles et injustifiées ou excessives en droit canadien. Elle prend en considération comme il se doit les difficultés liées aux sanctions judiciaires comme aux sanctions non judiciaires. Il ne m’a été présenté aucun précédent qui donnerait à penser que ces conclusions soient erronées ou déraisonnables. 

 

Les autres risques

 

[82]           L’agente a pris acte dans son examen de diverses [TRADUCTION] « difficultés liées aux risques spécifiés par les demandeurs », catégorie où elle fait entrer [TRADUCTION] « l’ostracisme, le danger d’agression physique par des personnes opposées aux opinions politiques du demandeur principal, la privation du droit électoral et l’exclusion de certains emplois dans le cas où le demandeur principal serait déclaré coupable de désertion ou d’autres infractions militaires, ainsi que l’impossibilité d’immigrer au Canada en tant que travailleur qualifié ».

 

[83]           Dans son examen de la demande d’asile des demandeurs, la SPR avait conclu que « [m]ême si M. Hinzman risque d’être victime de discrimination dans la société ou sur le marché du travail, celle‑ci n’équivaut pas à de la persécution, en ce sens que la discrimination n’entraîne pas de conséquences gravement préjudiciables » :

J’estime qu’il ne s’agit pas d’une discrimination cumulative équivalant à de la persécution ou à un traitement ou peine cruel et inusité. Ce traitement n’équivaut pas à une violation d’un droit humain fondamental et il ne s’agit pas d’un préjudice grave.

 

 

[84]           Ici encore, les demandeurs se plaignent de ce que l’agente n’a pas examiné le point de savoir si le traitement en question, quoique peut-être non assimilable à de la persécution, ne pourrait pas néanmoins être considéré comme une difficulté à laquelle ils ne devraient pas avoir à faire face.

 

[85]           Pour ce qui concerne la violence physique, l’agente fait observer que la protection de l’État sera offerte aux demandeurs comme elle l’est à tout le monde. Il ne s’agit pas là d’une analyse axée sur la protection de l’État. C’est à l’évidence la question des difficultés qui retient l’attention de l’agente, mais elle fait remarquer que la menace d’agression physique ne constitue pas une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive lorsqu’on peut bénéficier de la protection de l’État.

 

[86]           Touchant l’ostracisme, l’agente conclut son analyse comme suit :

[TRADUCTION] Si je reconnais que l’hostilité d’une partie de la société sera une expérience difficile, je conclus que les demandeurs pourront recourir à la protection de l’État s’ils sont victimes de violences et que le recours à une telle protection n’équivaut pas à une difficulté indue.

 

 

[87]           Les formes moins violentes d’ostracisme ne relèvent pas de la protection de l’État, mais l’agente prend aussi en considération ces formes non violentes d’hostilité, qu’elle qualifie de « difficiles », et conclut que [TRADUCTION] « l’expression possible ou réelle d’opinions contraires à celles des demandeurs ne constitue pas une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive ».

 

[88]           Encore une fois, il est certainement possible de se trouver en désaccord avec l’agente sur ces conclusions – et je suis certain que c’est le cas de bien des gens –, mais je ne pense pas qu’on puisse les dire déraisonnables au sens juridique, comme je ne pense pas non plus que l’agente ait appliqué un critère juridique erroné et ne soit pas allée au delà de la question des risques pour examiner celle des difficultés.

 

[89]           Il en va de même pour chacune des autres difficultés spécifiées que l’agente examine.

 

L’intérêt supérieur de l’enfant

 

[90]           Les demandeurs soutiennent que l’agente ne s’est pas montrée attentive ni sensible à l’intérêt supérieur de leur fils Liam et qu’elle n’a pas effectué une analyse suffisante des difficultés qu’il rencontrera si sa famille est renvoyée aux États-Unis. Ils font notamment valoir que l’agente n’a pas pris en considération la séparation d’avec son père, ni l’hostilité et les brimades dont il pourrait faire l’objet de la part des personnes opposées aux idées de ce dernier.

 

[91]           Pour ce qui concerne les brimades, l’agente fait observer que les écoles américaines offrent des moyens de protection contre une telle conduite. Il est évidemment choquant de penser que Liam pourrait être soumis à quelque traitement défavorable que ce soit du fait des idées et des actes de son père, mais toute crainte à cet égard ne peut relever que de la spéculation. Je ne pense pas que l’agente pouvait faire plus en l’occurrence que de prendre acte des inquiétudes de cette nature exprimées par les parents de Liam et de rappeler qu’il y a des mesures qu’on peut prendre à l’égard de telles situations.

 

[92]           Cependant, s’agissant de la possible séparation provisoire de l’enfant d’avec son père, l’agente prend acte des observations de l’avocat des demandeurs selon lesquelles [TRADUCTION] « l’incarcération probable du demandeur principal à son retour aux États-Unis entraînerait aussi des difficultés pour Liam ». Elle formule à ce sujet les remarques suivantes :

[TRADUCTION] Toutefois, étant donné son âge, il est raisonnable de penser que les difficultés liées à son retour aux États-Unis et à sa réinsertion dans la société américaine seraient peu importantes. Il parle anglais et il a aux États-Unis des membres de sa famille étendue qui pourraient l’aider dans cette réinsertion.

 

 

L’agente ne s’occupe pas de la question de la séparation de la famille comme les demandeurs estiment qu’elle aurait dû le faire. Évidemment, du point de vue de la famille, l’éventualité d’une séparation provisoire pendant que le demandeur principal serait soumis à des procédures judiciaires et non judiciaires et à une sanction possible est un sujet d’inquiétude. Mais ce n’est pas parce que l’agente n’a pas isolé et mis en évidence cette question particulière de la façon dont les demandeurs auraient voulu et qu’elle ne l’a pas jugée déterminante qu’elle l’a négligée ou qu’elle a déraisonnablement omis d’en tenir compte. Si l’on considère la décision contestée dans son ensemble, il apparaît évident que l’agente était consciente de ce sujet d’inquiétude, qu’elle en a tenu compte – elle en prend explicitement acte – , et qu’elle l’a nécessairement pris en considération dans son examen de la question de la réintégration de Liam dans la société américaine. L’agente comprenait que la famille pourrait bien être séparée provisoirement aux États-Unis, mais, analysant l’intérêt supérieur de l’enfant, elle estimait que ce dernier resterait avec ses dispensateurs de soins primaires quand ils devraient subir le sort, quel qu’il soit, qui les attend aux États-Unis et que toutes difficultés que rencontrerait Liam du fait de ce qui pourrait se produire aux États-Unis seraient peu importantes. On peut ne pas partager le point de vue de l’agente sur cette question, mais je ne saurais dire qu’elle ait négligé le problème de la séparation ni qu’elle l’ait abordé de manière déraisonnable. 

 

La demanderesse

 

[93]           On peut dire en gros la même chose de la façon dont l’agente aborde la question de la séparation de la famille relativement à la demanderesse. Les demandeurs estiment que, à ce propos, les conclusions de l’agente étaient complètement à côté de la question et font valoir que le seul point qu’elle ait examiné est la grossesse de la demanderesse : [TRADUCTION] « Je conclus que la grossesse de la demanderesse ne constitue pas une difficulté inhabituelle et injustifiée, ni une difficulté excessive. »

 

[94]           Le sens même des observations présentées à l’agente concernant la demanderesse résidait dans les conséquences de la séparation forcée de la famille. Ici encore, cependant, je ne pense pas que l’agente ait négligé cette question. Elle prend explicitement acte des difficultés auxquelles la demanderesse soutient qu’elle devra faire face :

[TRADUCTION]

 

La demanderesse est ménagère et garde l’enfant d’une amie deux heures et demie par semaine. Selon son affidavit, il lui sera très difficile de rester une mère au foyer si sa famille est renvoyée aux États-Unis, à cause de l’incarcération probable de son mari.

 

[…]

 

L’avocat déclare dans ses observations que la famille subirait de graves difficultés si le demandeur principal, en tant que premier soutien de la famille, était incarcéré à leur retour aux États-Unis.

 

Je ne puis conclure que l’agente a négligé ou écarté les questions relatives à la demanderesse du simple fait qu’elle n’ait pas traité séparément dans ses motifs chaque sujet d’inquiétude exprimé par les demandeurs. On ne saurait en effet permettre qu’un examen à la loupe de la décision contestée l’emporte sur la considération de l’ensemble de ses motifs. L’agente attire l’attention sur le rôle que pourrait jouer la famille étendue et sur le soutien dont les demandeurs pourraient bénéficier aux États-Unis. J’estime raisonnable de supposer que la conclusion générale de l’agente à l’effet que les Hinzman resteraient une unité familiale et pourraient bénéficier du soutien de leur parentèle, dans un contexte où le demandeur principal tomberait sous le coup de lois d’application générale aux États-Unis et où la famille pourrait s’en trouver provisoirement séparée, inclut les résultats de son examen des sujets d’inquiétude particuliers relatifs à la demanderesse.

 

La différence de traitement

 

[95]           Les demandeurs ont produit des éléments de preuve tendant à établir que, s’il est vrai que le demandeur principal tombera sous le coup de lois d’application générale aux États-Unis, il subira, du fait de la médiatisation de sa situation et de sa critique virulente de la politique américaine en Iraq, un traitement différent des autres, qui pourrait bien entrer dans la catégorie des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, et qui exclurait les sanctions auxquelles il est exposé du champ de ce qui est considéré comme acceptable en droit international des droits de la personne.

 

[96]           J’ai examiné les éléments de preuve en cause et la manière dont l’agente les a envisagés dans sa décision. À mon sens, bien qu’il soit certainement possible de se trouver en désaccord avec l’agente sur ses conclusions relatives à cette question, on ne peut dire qu’elle ait négligé des éléments de preuve pertinents ni que ces conclusions soient déraisonnables au sens de l’arrêt Dunsmuir. Il ne m’est pas permis de réévaluer ces éléments de preuve ni de substituer ma propre opinion à celle de l’agent dans ce contexte.

 

CONCLUSIONS

 

[97]           À en juger par l’assistance à l’audience, la présente demande de contrôle judiciaire a suscité dans le public un intérêt marqué et une vive controverse. Dans mon examen de la décision de l’agente, je me suis contenté d’appliquer la jurisprudence pertinente et les principes du contrôle judiciaire tels que je les comprends. Mes conclusions déplairont à l’évidence non seulement aux demandeurs, mais aussi à leurs partisans. Cependant, elles ne sont d’aucune manière à interpréter comme une intervention en faveur de l’un ou l’autre des partis qui divisent l’opinion publique à ce sujet. Elles sont simplement les conclusions que je m’estime obligé de tirer de l’application du droit canadien aux faits et aux arguments qui m’ont été présentés. Que je doive statuer contre les demandeurs ne signifie pas que la Cour soit inconsciente des problèmes considérables auxquels ils pourraient devoir faire face en tant que famille lorsqu’ils seront renvoyés aux États-Unis, ni qu’elle y soit insensible.

 

[98]           Il est demandé aux avocats de signifier et de déposer toutes observations sur la certification d’une question d’importance générale dans les sept jours suivant la réception des présents motifs. Chacune des parties aura ensuite trois jours pour signifier et déposer toute réponse aux observations de la partie adverse, après quoi le jugement sera prononcé.

 

 

 

« James Russell »

                        Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑3813‑08

 

INTITULÉ :                                                   JEREMY DEAN HINZMAN,

                                                                        NGA THI NGUYEN

                                                                        et LIAM LIEM NGUYEN HINZMAN

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 10 février 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 24 avril 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alyssa Manning

 

POUR LES DEMANDEURS

Stephen H. Gold

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Alyssa Manning

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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