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Date : 20090424

Dossier : T-108-07

Référence : 2009 CF 391

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 24 avril 2009

En présence de monsieur le juge James K. Hugessen 

 

ENTRE :

THE ROSS RIVER DENA COUNCIL

 une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens,

 ayant des bureaux à Ross River, au Yukon

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.  Introduction

  • [1] Le demandeur a saisi la Cour d’une requête en jugement sommaire partiel pour obtenir une déclaration selon laquelle les terres mises de côté au moyen d’une inscription dans le registre des biens fonciers du Programme des affaires du Nord du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien dans le territoire ancestral revendiqué de Ross River sont des « terres réservées pour les Indiens » en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.U.). L’action, telle qu’elle est présentée, demande quelques autres conclusions et il n’est pas évident qu’un jugement partiel permettrait nécessairement de raccourcir ou d’éviter un procès.

 

II. Faits

  • [2] Le demandeur, le Ross River Dena Council, est reconnu comme une « Bande » au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch.I-5. Il se trouve maintenant à Ross River, au Yukon, sur des terres qui, selon lui, sont des « terres réservées pour les Indiens » au sens de la deuxième partie du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle.

 

  • [3] La position du gouvernement du Canada est que la Bande se trouve sur des « terres mises de côté » pour les Indiens, mais que ces terres n’ont pas le statut de « réserve » en vertu de la Loi sur les Indiens et qu’elles ne font pas partie de la catégorie différente, mais définie moins clairement de « terres réservées pour les Indiens ».

 

  • [4] Dans les années 50, les membres de la Bande ont été autorisés à s’installer à l’emplacement de ce qui est maintenant leur village, les terres n’étant pas visées par un traité. Entre 1953 et 1965, des discussions ont eu lieu et des mesures ont été prises en ce qui concerne le statut de la collectivité. Au cours d’un litige subséquent, dans le cadre duquel la Bande demandait un jugement selon lequel les terres en question étaient une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens, demande qui, éventuellement, a été rejetée par la Cour suprême du Canada, (voir Ross River Dena Council Band c. Canada, [2002] R.C.S. 816, 2002 CSC 54), les événements ont été résumés comme suit :

14  Après avoir été déplacés ou ballottés à maintes reprises d’un endroit à un autre depuis que les organismes qui ont précédé le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le « MAINC ») les ont pris sous leurs ailes, les membres de la Première nation de Ross River ont enfin été autorisés, dans les années 50, à s’établir à l’endroit qui est maintenant leur village, au confluent des rivières Pelly et Ross. Les terres litigieuses ne sont pas régies par traité, car le Yukon est une des régions du Canada où la pratique qui consistait à conclure des traités avec les Premières nations n’a eu que très peu d’effets concrets, tout particulièrement en ce qui concerne la création de réserves.  (Voir Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (1996), vol. 2, Une relation à redéfinir, partie 2, p. 528-534.)

 

15  Malgré l’absence de traité, les fonctionnaires du ministère savaient, dans les années 50, que la Bande vivait sur les rives de la rivière Ross. La reconnaissance de ce fait a déclenché un processus de discussions et de mesures administratives qui a ou n’a pas abouti à la création d’une réserve à l’endroit en question. Dans une lettre datée du 21 octobre 1953, le surintendant de l’Agence du Yukon a demandé au commissaire aux Affaires indiennes pour la Colombie-Britannique l’autorisation d’établir une réserve indienne à l’usage des Indiens de Ross River. Dans une lettre datée du 10 novembre 1953, le commissaire aux Affaires indiennes pour la Colombie‑Britannique a appuyé cette recommandation. Le 1er avril 1954, le surintendant de l’Agence du Yukon a écrit à l’agent des terres fédérales à Whitehorse pour l’informer que des démarches préliminaires avaient été effectuées en vue de demander une parcelle de terres aux fins d’établissement d’une réserve indienne à Ross River; Ottawa n’a pas donné suite à la demande.

  • 16 Le 4 mai 1955, le Cabinet fédéral a établi une directive procédurale intitulée Circulaire no 27, qui précisait la procédure gouvernementale interne à suivre pour réserver des terres dans les territoires à l’intention des ministères ou autres organismes gouvernementaux. En 1957, le gouvernement fédéral a décidé de rejeter la recommandation proposant la création de 10 réserves. Le 27 novembre 1962, le surintendant de l’Agence du Yukon a demandé à la Division des affaires indiennes (qui faisait alors partie du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration) de réserver, en vertu de l’art. 18 de la Loi sur les terres territoriales, S.R.C. 1952, ch. 263, environ 66 acres de terres devant servir comme site du village de la Bande. Au cours des trois années qui ont suivi, il y a eu échange de correspondance concernant la superficie et l’emplacement proposés pour le site du village de Ross River. Le 26 janvier 1965, le chef de la division des ressources du ministère du Nord canadien et des Ressources nationales a informé la Division des affaires indiennes que le site avait été réservé pour la Division des affaires indiennes. Cette lettre a été inscrite au registre des terres de réserve en vertu de l’art. 21 de la Loi sur les Indiens, S.R.C. 1952, ch. 149. Elle a aussi été notée au bureau d’enregistrement des droits fonciers du Yukon (Yukon Territory Land Registry) de la Division des terres du ministère du Nord canadien et des Ressources nationales de l’époque.

17  Selon la Bande, ce processus administratif, conjugué à la mise de côté des terres à son profit, a eu pour effet de créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens. Il semble que ni l’administration territoriale du Yukon ni la Division des affaires indiennes ne partageaient cet avis. Le différend, qui aurait pu demeurer latent encore pendant un certain temps, a éclaté au grand jour et les tribunaux en ont été saisis dans le cadre d’un problème touchant l’applicabilité des taxes sur le tabac.

18  En effet, le gouvernement du Yukon intimé a imposé à la Bande des taxes en application de la Loi de la taxe sur le tabac, L.R.Y. 1986, ch. 170. La Bande a revendiqué une exemption et demandé le remboursement de taxes déjà payées sur le tabac vendu dans le village. Elle a fait valoir que le gouvernement du Yukon se trouvait à taxer des biens personnels d’un Indien ou d’une bande dans une réserve, biens qui sont exempts de taxation en vertu du par. 87(1) de la Loi sur les Indiens. Le gouvernement du Yukon a refusé le remboursement demandé, au motif qu’il ne reconnaît pas que la Bande occupe une réserve. Selon le gouvernement du Yukon, celle-ci occupe tout simplement des terres qui ont été « mises de côté » à son profit par Sa Majesté du chef du Canada. Le gouvernement fédéral a souscrit entièrement à cette thèse et a par la suite contesté la prétention des appelants concernant l’existence d’une réserve.

  • 19 Dans l’intervalle, des négociations se déroulaient au Yukon relativement aux droits des Premières nations et à leurs revendications territoriales. En 1993, le Conseil des Indiens du Yukon, le gouvernement du Yukon et le gouvernement du Canada ont conclu une entente intitulée « Accord-cadre définitif ». Ce document prévoit les modalités de base devant être incorporées aux accords conclus subséquemment par les Premières nations individuellement. Selon le gouvernement du Yukon, il existe à ce jour sept accords de ce genre, qui traitent chacun de nombreuses questions, notamment des terres qui ont été « mises de côté » et ne font pas partie d’une réserve. La Bande a décidé de ne pas participer à ce processus de négociation de traités tant que les tribunaux n’auraient pas statué sur la question de savoir si une réserve au sens de la Loi sur les Indiens a été créée.

 

  • [5] Le demandeur a maintenant saisi la Cour de la présente requête en jugement sommaire pour obtenir une déclaration selon laquelle les terres mises de côté au moyen d’une inscription dans le registre des biens fonciers du Programme des affaires du Nord dans le territoire ancestral revendiqué de Ross River sont des « terres réservées pour les Indiens » en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle. Cependant, à mon avis, la preuve produite par le demandeur à l’égard de la présente requête n’ajoute rien de substantiel aux faits tels qu’ils sont résumés ci-dessus par la Cour suprême du Canada. Je ne considère pas que l’expression des opinions soutenues par les deux parties au cours de l’audience sur cette requête en ce qui concerne la portée et l’effet juridique de certains actes et de certains gestes fait le poids en tant qu’éléments de preuve pouvant modifier les conclusions tirées par la Cour.

 

  • [6] Tel qu’indiqué, la demande initiale de la Bande demanderesse pour que les terres en question soient traitées comme une réserve au sens de la Loi sur les Indiens a été rejetée de façon concluante pour elle devant la Cour suprême. Bien sûr, il serait clair et net qu’une telle réserve ferait partie de la compétence fédérale en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle. Cependant, il n’est pas contesté que ce champ de compétence fédéral comprend aussi les terres qui, bien qu’elles ne constituent pas des réserves au sens de la Loi sur les Indiens, ont néanmoins été réservées pour les Indiens de façon à les intégrer à la compétence fédérale. C’est cette deuxième catégorie de terres indiennes fédérales qui sous-tend la présente demande du demandeur.

 

  • [7] Bien qu’il y ait eu certains désaccords devant la Cour suprême en ce qui concerne la question de savoir si le pouvoir de créer des réserves en vertu de la Loi sur les Indiens découlait entièrement de la prérogative royale ou avait été déplacé en partie soit par cette loi soit par les dispositions de la Loi sur les terres territoriales, applicables à l’époque, la Cour a déclaré unanimement que, dans un cas comme dans l’autre, la preuve était insuffisante pour montrer que, dans les terres mises de côté en question, il y avait eu une intention faisant autorité de créer une réserve. Dans une décision majoritaire, la Cour a statué ce qui suit :

 

  • 55 Les appelants prétendent que, en matière de création de réserves, la prérogative royale a depuis longtemps été écartée par des dispositions législatives. Après la Confédération, la première loi portant sur les Indiens — Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance — conférait au secrétaire d’État le pouvoir de contrôler et d’administrer les terres et biens des Indiens, et le par. 3(6) de l’Acte des Sauvages, 1876, précisait qu’une réserve se composait de terres « mises à part, par traité ou autrement », ce qui laissait supposer qu’il existait plusieurs façons de créer une réserve. L’élément essentiel à l’époque, et encore d’ailleurs de nos jours, est le fait que des terres soient mises de côté.

  • 56 Qui plus est, l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales, de 1952 — loi qui a remplacé la Loi des terres fédérales, S.R.C. 1927, ch. 113, abrogée par S.C. 1950, ch. 22, art. 26 — précise que le gouverneur en conseil peut « mettre à part et affecter les étendues de territoire ou les terres qui peuvent être nécessaires afin de permettre au gouvernement du Canada de remplir ses obligations d’après les traités conclus avec les Indiens et d’accorder des concessions ou des baux gratuits pour ces objets, ainsi que pour tout autre objet qu’il peut considérer comme devant contribuer au bien‑être des Indiens ». Les appelants estiment que, conjugué aux dispositions de la Loi sur les Indiens, examinées précédemment, cet alinéa a eu pour effet d’écarter la prérogative royale.

  • 57 Les intimés répliquent que l’al. 18d) prévoit la constitution d’une banque de terrains à partir de laquelle la Couronne peut créer des réserves, mais qu’il ne pourvoit pas à la création même des réserves. Au soutien de leur argument, ils invoquent l’affaire Ville de Hay River c. La Reine, [1980] 1 C.F. 262 (1re inst.), dans laquelle le juge Mahoney a affirmé, à la p. 265, dans des remarques incidentes, qu’« il appert que le pouvoir de mettre à part des terres de la Couronne pour une réserve indienne dans les Territoires du Nord-Ouest se fonde entièrement sur la prérogative royale, qui n’est soumise à aucune limitation statutaire ».

  • 58 À mon avis, ce cadre législatif a restreint dans une certaine mesure — sans toutefois l’écarter — l’application de la prérogative royale en matière de création, au Yukon, de réserves indiennes au sens de la Loi sur les Indiens. Chaque fois que la Couronne décide d’établir une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, le par. 2(1) de celle-ci a à tout le moins pour conséquence de limiter les effets de cette décision, en ce sens que la définition de « réserve » y figurant permet d’établir les points suivants : (1) Sa Majesté continue d’être propriétaire des terres formant la réserve; (2) la réserve doit être constituée de terres « mise[s] de côté » à l’usage et au profit d’une bande indienne. Si la loi n’assortissait la prérogative royale d’aucune limite à cet égard, la Couronne serait essentiellement en mesure de créer des réserves de la façon qui lui plairait, y compris en cédant le titre de propriété à une première nation ou à certains de ses membres par vente, concession ou don. Cependant, au Yukon, pour autant que la Couronne entend créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, le Parlement a, par l’application de la définition de réserve prévue au par. 2(1) de la Loi, limité la portée et les effets du pouvoir de l’État de créer des réserves à son gré. Si la Couronne entend céder des terres à une première nation en dehors du régime de la Loi sur les Indiens, le rôle et les effets de la prérogative ne seraient pas limités par cette loi et devraient être examinés dans un contexte juridique différent.

  • 59 L’alinéa 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 limite lui aussi de manière analogue l’application de la prérogative royale en matière de création de réserves en établissant des pouvoirs de source nouvelle et différente, dont l’exercice peut mettre en branle le processus de création d’une réserve. Cette disposition précise qu’au moins certaines des terres utilisées pour satisfaire aux obligations prévues par les traités — y compris la création de réserves pour les Premières nations signataires — doivent provenir des terres mises à part et affectées à cette fin par le gouverneur en conseil conformément à la Loi sur les terres territoriales de 1952.

  • 60 Cela dit, il serait inexact d’affirmer que la prérogative royale a été complètement écartée dans ce secteur d’activité par la Loi sur les terres territoriales de 1952. À première vue, l’al. 18d) semble conférer au gouverneur en conseil le pouvoir de mettre à part des terres pour créer des réserves. Cependant, comme le souligne le gouvernement du Canada intimé, il ne s’ensuit pas nécessairement que cette disposition accorde le pouvoir de créer concrètement une réserve ni que la prérogative n’intervient plus dans ce processus. Il ne suffit pas que la Couronne mette à part et affecte les terres concernées, elle doit aussi manifester l’intention de constituer en réserve les terres ainsi mises à part. L’expression « qui peuvent être nécessaires » suppose un laps de temps entre le moment où il y a affectation des terres et celui où il y a exécution des obligations prévues par le traité. En d’autres termes, même une fois affectées, les terres n’ont pas encore la qualité juridique de réserve; il faut quelque chose de plus pour que cela se réalise.Cette exigence témoigne de la nature du processus, qui revêt, au moins en partie, un caractère politique. Compte tenu des conséquences qu’entraîne la création d’une réserve pour les autorités gouvernementales, les bandes visées et les collectivités non autochtones, il est souvent nécessaire de procéder à une certaine évaluation, sur le plan politique, des effets, des circonstances et de l’opportunité de l’établissement d’une réserve au sens de la Loi sur les Indiens dans un endroit ou territoire particulier.

  • 61 Les appelants n’ont fait état d’aucune autre disposition législative précisant le processus par lequel la Couronne prend des terres affectées en vertu de l’al. 18d) et en fait une réserve.De fait, la Loi est muette sur ce point. Les appelants semblent plutôt inférer un rapport de cause à effet entre l’affectation de terres et la création d’une réserve. Comme je l’ai dit plus tôt, le texte de l’al. 18d) ne permet pas de tirer cette inférence. Si le législateur avait voulu, à l’al. 18d), donner au gouverneur en conseil à la fois le pouvoir d’affecter des terres pour qu’il respecte ses obligations prévues par traités en matière de création de réserves et le pouvoir de créer des réserves sur les terres ainsi affectées, il aurait utilisé des termes plus explicites pour accorder de tels pouvoir.

  • 62 Même si je devais conclure que la question de la création des réserves indiennes est entièrement régie par l’al. 18d), il ressort néanmoins clairement du texte de cette disposition que le gouverneur en conseil a reçu le pouvoir de créer des réserves à partir des terres mises à part. Le gouverneur en conseil s’est vu accorder le pouvoir discrétionnaire (comme en témoigne l’utilisation du mot « peut ») de mettre à part des terres et de les désigner comme réserve d’une Première nation donnée. En outre, le gouverneur en conseil n’a aucune obligation de mettre à part des terres précises à l’usage et au profit d’une bande, à moins d’y être tenu aux termes d’un traité ou d’un autre accord sur des revendications territoriales. Hormis cette situation, il lui est loisible de désigner comme réserve d’une bande donnée toute terre de la Couronne choisie par cette dernière. Bien qu’il ne s’agisse pas là d’une question en litige dans le présent pourvoi, il ne faut cependant pas oublier que l’exercice de ce pouvoir particulier demeure évidemment assujetti au respect des obligations et droits constitutionnels établis par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ainsi qu’aux obligations de fiduciaire de la Couronne.

  • 63 Il convient de signaler que, quoi qu’il en soit, c’est le gouverneur en conseil qui exerce le pouvoir ainsi conféré. Au Canada, la prérogative royale est exercée par le gouverneur général en vertu des lettres patentes délivrées par Sa Majesté le Roi George VI en 1947 (voir Lettres patentes constituant la charge de gouverneur général du Canada (1947), Gazette du Canada, partie I, vol. 81, p. 3109 (reproduites dans L.R.C. 1985, App. II, no 31)). Dans le cours normal des choses, le gouverneur général exerce ces pouvoirs pour le compte de la Reine du chef du Canada, sur l’avis du Comité du Conseil privé (qui comprend le premier ministre et le Cabinet du gouvernement de l’heure). Par conséquent, si le pouvoir de créer des réserves découle de la prérogative royale, c’est le gouverneur général — ou le gouverneur en conseil — qui exerce normalement ce pouvoir. Par contre, l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 désigne explicitement le gouverneur en conseil en tant que titulaire du pouvoir de mettre à part et d’affecter des terres pour satisfaire aux obligations prévues par les traités. En fait, le titulaire du pouvoir est la même personne dans les deux cas.

  • 64 La question qui se pose dans l’un et l’autre cas est de savoir si les pouvoirs du gouverneur en conseil doivent être exercés par lui personnellement ou s’ils peuvent être délégués à un représentant du gouvernement. Comme le soutient la Coalition intervenante, il faut examiner à la fois le point de vue de la Couronne et celui des Autochtones pour déterminer, au regard des faits d’une affaire donnée, si la partie qui, prétend-on, aurait exercé le pouvoir de créer une réserve pouvait raisonnablement être considérée comme titulaire du pouvoir de lier la Couronne lorsqu’elle a mis à part et affecté des terres et les a ensuite désignées comme réserve. À mon avis, le critère applicable dans un tel cas est celui qui a été énoncé dans l’arrêt de notre Cour R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, p. 1040 :

 

Pour en arriver à la conclusion qu’une personne avait la capacité de conclure un traité avec les Indiens, il faut donc qu’elle ait représenté la Couronne britannique dans des fonctions très importantes d’autorité. Il faut ensuite se placer du point de vue des Indiens et se demander s’il était raisonnable de leur part, eu égard aux circonstances et à la position occupée par leur interlocuteur direct, de croire qu’ils avaient devant eux une personne capable d’engager la Couronne britannique par traité.

 

  • 65 Bien que ces propos aient été formulés dans le contexte de la conclusion de traités, ils semblent en principe pertinents relativement à la création d’une réserve. En effet, dans les deux cas, un représentant de la Couronne dûment autorisé exerce un pouvoir délégué pour établir des rapports entre une Première nation et la Couronne ou pour renforcer ceux qui existent déjà. Le représentant de la Couronne communique à la Première nation concernée les intentions de la Couronne. Et, dans les deux cas, l’honneur de la Couronne dépend de l’empressement du gouverneur en conseil à respecter les déclarations faites à la Première nation dans le but de l’inciter à contracter certaines obligations ou à accepter un règlement relativement à une parcelle de terre donnée.

 

  • 66 Cependant, il ressort également de façon claire de ce passage de l’arrêt Sioui que ce ne sont pas tous les représentants de la Couronne qui peuvent lier cette dernière. Il serait difficile d’affirmer que les actes qu’accomplissent de nombreux fonctionnaires subalternes en qualité de représentants de la Couronne ont pour effet de la lier dans le cadre d’un processus mettant en jeu d’importantes questions touchant aux devoirs et obligations de la Couronne envers les Premières nations. L’agent doit « [avoir] représenté la Couronne [. . .] dans des fonctions très importantes d’autorité » (voir Sioui, précité, p. 1040). De même, lorsqu’il y a création d’une réserve par décret, il ne fait aucun doute que les déclarations qui sont faites à cet égard émanent du gouverneur en conseil et que c’est ce dernier qui exerce le pouvoir de créer la réserve. Par contre, dans les circonstances de la présente affaire, l’inscription au bureau d’enregistrement des droits fonciers du Yukon des terres mises à part pour la Division des affaires indiennes n’est pas suffisante pour établir l’intention de créer une réserve, compte tenu du large éventail de droits fonciers inscrits dans le registre concerné.

 

E. Sommaire des principes qui régissent la création des réserves et s’appliquent en l’espèce

 

  • 67 Par conséquent, tant au Yukon qu’ailleurs au Canada, il ne semble pas exister une seule et unique procédure de création de réserves, quoique la prise d’un décret ait été la mesure la plus courante et, indubitablement, la meilleure et la plus claire des procédures utilisées à cette fin. (Voir : Canadien Pacifique Ltée c. Paul, [1988] 2 R.C.S. 654, p. 674-675; Woodward, op. cit., p. 233‑237.) Quelle que soit la méthode utilisée, la Couronne doit avoir eu l’intention de créer une réserve. Il faut que ce soit des représentants de la Couronne investis de l’autorité suffisante pour lier celle-ci qui aient eu cette intention. Par exemple, cette intention peut être dégagée soit de l’exercice du pouvoir de l’exécutif — par exemple la prise d’un décret — soit de l’application de certaines dispositions législatives créant une réserve particulière. Des mesures doivent être prises lorsqu’on veut mettre des terres à part. Cette mise à part doit être faite au profit des Indiens. Et, enfin, la bande visée doit avoir accepté la mise à part et avoir commencé à utiliser les terres en question. Le processus demeure donc fonction des faits. L’évaluation de ses effets juridiques repose sur une analyse éminemment contextuelle et factuelle. En conséquence, l’analyse doit être effectuée au regard des éléments de preuve au dossier.

 

  • 68 Il convient de signaler que, dans l’affaire qui nous occupe, les parties n’ont pas soulevé la question de l’incidence des obligations de fiduciaire de la Couronne. Il faut se rappeler que, dans le cadre de la procédure de création des réserves, comme dans les autres aspects de ses rapports avec les Premières nations, la Couronne doit rester consciente de ses obligations de fiduciaire et de leur incidence sur cette procédure, et prendre en considération la nature sui generis des droits fonciers des Autochtones : voir les commentaires du juge en chef Lamer dans l’arrêt Bande indienne de St. Mary’s c. Cranbrook (Ville), [1997] 2 R.C.S. 657, par. 14-16.

 

F. La preuve relative à la création d’une réserve à Ross River

 

  • 69 Pour avoir gain de cause en l’espèce, les appelants doivent au moins démontrer que des terres ont été mises à part pour eux. Personne ne conteste vraiment la mise de côté des terres ni l’absence de décret, fait qui, à mon avis, n’est pas à lui seul déterminant quant à la question en litige. La question clé demeure celle de savoir si des personnes ayant le pouvoir de lier la Couronne ont eu l’intention de créer une réserve. En d’autres mots, il est essentiel de déterminer si, eu égard aux faits d’une affaire donnée, le représentant de la Couronne concerné avait le pouvoir de lier la Couronne ou a raisonnablement été considéré comme tel par la Première nation concernée, si ce représentant a déclaré à la Première nation qu’il engageait la Couronne à créer une réserve et s’il avait le pouvoir de mettre des terres de côté en vue de la création d’une réserve ou s’il a raisonnablement été considéré comme tel.

 

  • 70 Les appelants ont fait état d’éléments de preuve qui, selon eux, indiquaient que cette intention avait existé et avait abouti à la mise de côté des terres qui étaient habitées par la Bande depuis de nombreuses années. Ils ont mentionné certaines personnes ayant participé à la gestion des affaires autochtones au Yukon qui ont recommandé au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Division des affaires indiennes) ou au Superviseur des terres et des mines (ministère du Nord canadien et des Ressources nationales) la création d’une réserve pour la Bande. Les appelants ont attaché une grande importance à ces recommandations ainsi qu’au fait qu’un village avait été établi à Ross River, conformément à une autre recommandation.

 

  • 71 À mon avis, la faille cruciale de l’argument des appelants reposant sur le pouvoir des représentants de la Couronne de lier celle-ci apparaît lorsque l’on se demande si ces mandataires ont (1) soit déclaré à la bande de Ross River qu’ils avaient le pouvoir de créer des réserves; (2) soit fait une telle déclaration et mis les terres de côté au moyen d’un acte juridique. Dans le présent pourvoi, les appelants n’ont pas tenté de démontrer que, dans les faits, ces représentants de la Couronne avaient à quelque moment que ce soit déclaré aux membres de la bande de Ross River que la Couronne avait décidé de créer une réserve à leur intention. Nulle part dans l’examen approfondi des faits effectué par les appelants il n’est fait mention d’une telle preuve. Le juge Maddison du tribunal de première instance n’en parle pas non plus dans ses motifs. La preuve produite par les appelants porte entièrement sur les recommandations qui ont été présentées par certains fonctionnaires à d’autres fonctionnaires et qui, de façon générale, ont été ignorées ou rejetées. Il semble avoir existé pendant longtemps, entre les fonctionnaires qui travaillaient directement avec les groupes autochtones au Yukon et les supérieurs de ces fonctionnaires à Ottawa, des tensions profondes voire un désaccord quant à l’opportunité de créer de nouvelles réserves. La preuve indique qu’aucune personne habilitée à lier la Couronne n’a donné son aval à l’établissement d’une réserve à Ross River. Toutes les déclarations faites par les fonctionnaires réellement en mesure de mettre de côté des terres précisaient qu’il n’existait pas de réserve au Yukon et que la création de réserves allait à l’encontre de la politique du gouvernement pour ce territoire. Les appelants n’ont tout simplement pas présenté d’élément de preuve tendant à indiquer qu’un représentant de la Couronne habilité à mettre des terres de côté soit allé rencontrer les membres de la Bande et leur ait dit : « La Couronne est actuellement en train de créer, à votre intention, une réserve du type prévu par la Loi sur les Indiens qui sera assujettie à toutes les dispositions de cette loi ». Au contraire, aucun des fonctionnaires qui préconisaient effectivement la création d’une réserve, qu’ils aient ou non fait des déclarations à la Bande, n’a jamais détenu le pouvoir de mettre des terres à part et de créer une réserve.

  • 72 Certains faits sont particulièrement révélateurs à cet égard. Ils confirment que les appelants ont omis de démontrer l’existence de l’élément intentionnel du processus de création des réserves. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, ces faits établissent tout au plus qu’il y avait depuis longtemps désaccord entre les représentants locaux du MAINC et de ses prédécesseurs et l’administration centrale à Ottawa. Ce conflit remontait aux années 50. Par exemple, le commissaire aux Affaires indiennes pour la Colombie-Britannique, qui était également responsable des affaires autochtones au Yukon, avait recommandé la création d’un certain nombre de nouvelles réserves au Yukon, notamment à Ross River. Le sous-ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Division des affaires indiennes, avait déconseillé au ministre par intérim de l’époque de donner suite à cette recommandation et aucune mesure n’avait été prise.

  • 73 Quelques années plus tard, en 1957, le sous-ministre a recommandé qu’on ne crée pas de nouvelles réserves. Le gouvernement du Canada a en conséquence décidé de ne pas donner suite à la recommandation d’établir 10 nouvelles réserves, dont une à Ross River. En 1958, le sous‑ministre a reçu de nouvelles recommandations défavorables à la création de réserves.

 

  • 74 En 1962, l’Agence du Yukon de la Division des affaires indiennes du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration a présenté au ministère du Nord canadien et des Ressources nationales une demande sollicitant que des terres soient mises de côté comme site du village indien de Ross River, vraisemblablement en vertu de la Loi sur les terres territoriales. Après un échange de correspondance concernant l’emplacement et la superficie du site envisagé, le ministère du Nord canadien et des Ressources nationales a informé la Division des affaires indiennes que des terres avaient été mises de côté [traduction]« pour la Division des affaires indiennes », mais non expressément pour la bande de Ross River.

 

  • 75 Après l’établissement du village et la mise de côté des terres, le ministère a continué de maintenir qu’il n’avait pas voulu créer une réserve. En 1972, sur une liste publique des réserves, on réitérait la position officielle indiquant qu’aucune réserve au sens de la Loi sur les Indiens n’avait été créée au Yukon. En 1973, le ministère a partiellement modifié sa position antérieure, reconnaissant que six réserves avaient été créées par décret de 1900 à 1941. Le site de Ross River ne figurait pas parmi celles-ci.

 

  • 76 Après 1965, la réalité de ces mises de côté n’ayant pas pour effet de constituer des réserves semble avoir été bien établie. On trouve une illustration de ce fait dès 1966, date à laquelle le gouvernement du Yukon a récupéré un lot sur le site du village indien de Ross River et l’a loué à un particulier. La Bande a été consultée, mais on ne lui a pas demandé son autorisation ni son consentement. À l’époque, personne n’avait suggéré qu’une telle démarche serait nécessaire. Finalement, comme nous le verrons plus loin, on a reconnu l’existence de ces terres mises de côté — qui n’ont pas la qualité de réserves — au cours des négociations ayant abouti à la conclusion de l’Accord-cadre définitif.

 

G. L’effet de la mise de côté de certaines terres

 

  • 77 Comme l’a fait valoir le gouvernement du Canada intimé, il y a eu en l’espèce mise de côté de terres à l’usage de la Bande.Aucune réserve n’a été créée du point de vue juridique. Une telle façon de faire peut inquiéter du fait qu’elle pourrait être une tentative, par l’administration, en vue d’éviter le recours au processus de création des réserves et d’établir des collectivités qui demeurent dans une situation juridique incertaine. L’utilisation de cette procédure peut créer beaucoup d’incertitude quant aux droits de la Bande et de ses membres sur les terres qu’ils sont ainsi autorisés à utiliser. Néanmoins, il ne faut pas oublier que les actes accomplis par la Couronne relativement aux terres occupées par la Bande sont régis par les rapports de fiduciaire qui existent entre cette dernière et la Couronne. Il serait certainement conforme à l’équité que, dans toutes négociations futures, la Couronne tienne compte du fait que la bande de Ross River occupe ces terres depuis près d’un demi-siècle.

 

  • 78 L’Accord-cadre définitif constitue une reconnaissance que ces mises de côté étaient pratique courante au Yukon. De fait, comme on le souligne dans le mémoire du gouvernement du Yukon, l’Accord-cadre définitif établit des règles et des procédures applicables aux terres mises de côté, terres que l’on différencie clairement des réserves au sens de la Loi sur les Indiens. Aux termes de cet accord, les terres mises de côté doivent devenir des terres visées par un règlement en vertu de l’accord définitif conclu par une Première nation du Yukon. On précise explicitement que ces terres visées par un règlement ne sont pas des terres de réserve. Par conséquent, il est permis de considérer que, vu l’absence d’intention par la Couronne de créer une réserve, les appelants auraient dû avoir recours au processus de négociation pour faire valoir leur revendication.

 

  • [8] À mon avis, ces constatations sont défavorables de façon concluante pour la position de la Bande en ce qui concerne la présente requête. Il n’y a aucune liste définitive ou faisant autorité des significations en vertu de laquelle des terres peuvent être « réservées » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle, mais lorsqu’aucune « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens n’est créée, je ne connais aucun cas, et aucun n’a été suggéré, dans le cadre duquel cela s’est produit autrement que par une expression très officielle de la volonté du souverain, telle qu’une proclamation royale (voir, p. ex. l’affaire St. Catharines Milling and Lumber Co. c. la Reine (1887), 13 R.C.S. 577), un traité officiel (voir, p. ex. Chingee c. Canada (procureur général) (2005), 261 D.L.R. (4e) 54 (B.C.C.A.), une autorisation d’interjeter appel devant la CSC rejetée, 31206 (30 mars 2006)) ou un décret. Avec respect, il me semble que l’analyse susmentionnée par la Cour suprême des exigences officielles pour la création d’une réserve et que l’analogie avec le pouvoir d’établir un traité sont également applicables aux exigences pour réserver [traduction] « des terres [...] pour les Indiens » au sens de la deuxième partie du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle. Bien que certaines parties des passages cités semblent laisser la porte ouverte pour que la Bande présente d’autres éléments de preuve quant à l’autorité des responsables avec qui elle a composé au cours de la période pertinente, à mon avis, elle ne l’a pas fait et, même si elle l’avait fait, la question est si particulièrement factuelle qu’elle est totalement inadéquate pour un jugement par voie sommaire, dans le cas d’une requête de ce genre, sans la tenue d’un procès. Si l’affaire n’a pas été réglée définitivement par la décision de la Cour suprême, toute autre question factuelle, notamment telle que la question de savoir si les terres ont été mises de côté pour la Bande ou pour la direction générale des Affaires indiennes, demeure légitime pour un procès.

 

  • [9] Je rejetterai la requête.


 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR STATUE que

La requête est rejetée avec dépens.

 

 

« James K. Hugessen »

Juge suppléant


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :  T-108-07

 

INTITULÉ :  THE ROSS RIVER DENA COUNCIL

    une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens,

  ayant des bureaux à Ross River, au Yukon

  c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  WHITEHORSE (YUKON)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 17 mars 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :  LE JUGE SUPPLÉANT HUGESSEN  

 

DATE DES MOTIFS :  Le 24 avril 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen L. Walsh

 

POUR LE DEMANDEUR

Suzanne M. Duncan

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stephen L. Walsh

Avocats

Whitehorse (Yukon)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, Q.C.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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