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Date : 20090402

Dossier : T-1683-02

Référence : 2009CF341

Ottawa (Ontario), le 2 avril 2009

En présence de Madame la protonotaire Tabib

 

ENTRE :

PATRICK BERNATH

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Je suis saisie d’une requête du demandeur afin qu’il soit ordonné à la défenderesse de lui payer une provision pour frais afin de lui permettre de mener cette action à procès.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, et malgré l’immense sympathie qu’évoquent les circonstances du demandeur et les événements tragiques dont il a été victime, je conclus que le demandeur ne rencontre pas les critères établis pour l’octroi de ce remède exceptionnel.

 

Contexte procédural

[3]               M. Bernath se représente seul.  Considérant son manque de formation juridique, les difficultés liées à son état de stress post-traumatique et la complexité des questions factuelles et légales en jeu, M. Bernath mène ce litige et se représente avec intelligence, cohérence et une certaine habilité.  À titre de gestionnaire d’instance, j’ai été à même de constater la très grande minutie de la préparation des dossiers de requête et des comparutions de M. Bernath, de même que son souci de respecter les règles de procédure et de comprendre les principes de droit applicables.  Si l’on ne peut en faire reproche au demandeur, force est cependant de constater que des lacunes de preuve, parfois comblées à la dernière minute, l’absence de synthèse et l’inhabilité à saisir et à distinguer les nuances des principes de droit applicables trahissent le manque de formation juridique et l’émotivité du demandeur.

 

[4]               M. Bernath, ancien membre des Forces armées, a souffert un traumatisme intense lors d’une mission à Haïti.  Il n’attribue pas à la faute de ses supérieurs ou des autorités militaires le déclanchement du syndrome de stress post-traumatique résultant de ce traumatisme.  Cependant, il allègue que le refus ou le défaut subséquents des autorités militaires de lui prodiguer ou lui donner accès à des soins médicaux appropriés revêtent un caractère systémique et constituent une atteinte aux droits fondamentaux garantis par la Charte des droits et libertés de la personne (la « Charte »).  Par son action, il réclame à la Couronne dédommagement en vertu de l’article 24 de la Charte.

 

[5]               Bien que la déclaration d’action (tant originale que subséquemment précisée) emprunte la forme et le vocabulaire d’une action en responsabilité civile, il est clair et admis par les parties que la seule et unique cause d’action avancée par le demandeur est fondée sur l’atteinte à un droit garanti par la Charte et le pouvoir des tribunaux d’ordonner une réparation convenable et juste contenu à l’article 24 de la Charte.  La non-disponibilité des recours en responsabilité civile pour des blessures ou affections ouvrant droit à pension (que le demandeur reçoit pour son syndrome de stress post-traumatique) a d’ailleurs été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans Dumont c. Canada, [2004] 3 F.C.R. 338, 2003 FCA 475.

 

[6]               Le demandeur, qui faisait initialement partie d’un groupe de quelque 25 vétérans, ayant tous déposé des actions distinctes mais représentés par le même procureur, s’est dissocié des autres et a repris par lui-même la conduite de son dossier en 2007.  Depuis, les procédures ont franchi les étapes de la clôture des actes de procédure, de la divulgation de la preuve et de la conférence préparatoire.  Le procès, fixé pour une durée de 10 semaines, débutera le 14 septembre 2009.  Au moment où la requête fut entendue, les quelques 24 autres dossiers d’anciens militaires n’avaient pas progressé au-delà du stade de la déclaration précisée mais étaient par contre engagés dans un processus de médiation sous les auspices de la Cour.

 

Le droit applicable

[7]               Il est acquis, depuis la décision de la Cour suprême dans Colombie-Britannique c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S. 371, que les tribunaux disposent, dans des circonstances exceptionnelles, du pouvoir discrétionnaire d’ordonner le paiement d’une provision pour frais.

 

[8]               Comme le fondement de l’action du demandeur est l’atteinte alléguée aux droits garantis par la Charte, les deux parties l’ont correctement caractérisée comme une cause de droit public – tel qu’entendu par la Cour suprême dans Okanagan.  Les parties sont donc ad idem que les conditions qui doivent être réunies pour que l’octroi de provisions pour frais soit justifié sont les suivantes, telles que résumées dans Okanagan : 

 

«1.       La partie qui demande une provision pour frais n'a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d'aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal -- bref, elle serait incapable d'agir en justice sans l'ordonnance.

 2.        La demande vaut prima facie d'être instruite, c'est-à-dire qu'elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu'il n'en a pas les moyens financiers.

 3.        Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n'ont pas encore été tranchées. »

 

[Okanagan, par. 40]

 

[9]               Notons de plus qu’il doit être satisfait à toutes et chacune de ces conditions, et que même lorsqu’elles sont rencontrées, le tribunal conserve la discrétion d’accorder ou de refuser l’octroi d’une provision pour frais (voir Okanagan, par. 41; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des douanes et du revenu), [2007] 1R.C.S. 38, par. 72; Vail c. Prince Edward Island, [2008] P.E.I.J. no. 32, par. 13).

 

[10]           Au chapitre des ressources financières, la Cour suprême dans Little Sisters rappelle qu’il appartient au demandeur de convaincre la Cour qu’il a épuisé toutes les options en matière de financement, y compris le recours au crédit, aux levées de fond, aux ententes d’honoraires conditionnels, etc. et que la Cour doit prendre en compte le coût potentiel du litige et la preuve soumise au soutien des estimations de coût afin de déterminer si le plaideur manque à ce point de ressources qu’une provision pour frais est la seule option possible (Littles Sisters, par. 40 et 68 à 70).

 

[11]           Pour ce qui est du bien fondé, à première vue, de la demande, la jurisprudence met bien la Cour en garde d’exiger la démonstration d’un bien fondé exceptionnel, ou d’appliquer une condition trop stricte, de crainte de préjuger de l’issue de la demande.  Cependant, l’opinion majoritaire dans Little Sisters rappelle que ce critère est coloré par la nécessité de considérer les intérêts de la justice, de sorte que « la simple preuve que l’affaire est suffisamment fondée pour ne pas être rejetée sommairement » ne sera pas suffisante.  De plus, notons que la Cour suprême, dans Little Sisters, a jugé déterminante l’absence d’une preuve prima facie de l’existence d’affirmations qui devaient être démontrées pour faire de la cause une cause importante pour le public (voir par. 54 à 56).

 

[12]           Pour terminer, et poursuivant au sujet de l’exigence d’une cause d’importance pour le public, la Cour suprême clarifie qu’ «en général, un tribunal devrait considérer que cette exigence de l’arrêt Okanagan est remplie uniquement dans le cas où l’importance d’une affaire pour le public peut être établie sans égard à la décision qui sera rendue en définitive sur le fond » (Little Sisters, par. 66).

Application du droit aux faits

a)         Manque de ressources :

[13]           Le demandeur n’est pas indigent, bien au contraire.  Sans pour autant être fortuné, la preuve devant moi établit que M. Bernath reçoit une pension d’invalidité versée par le ministère des Anciens combattants s’élevant à tout près de 40 000,00 $ par année, non-imposable, ainsi que des prestations d’invalidité de la Régie des rentes du Québec d’un peu plus de 9  000,00 $ par année, pour des revenus annuels nets d’impôt de 48 486,00 $.  M. Bernath est aussi l’unique actionnaire et administrateur de son entreprise de photographie, Agence de Photo Illustrade Inc.  Les états financiers de cette entreprise n’ont pas été mis en preuve, et les déclarations de M. Bernath sont à l’effet que son travail de photographe n’est pas lucratif, n’a pour lui qu’un intérêt thérapeutique et que les minimes revenus de l’agence sont entièrement réinvestis dans le renouvellement périodique de son équipement photographique.  Il n’en reste pas moins que la photographie ne peut être écartée comme source de revenu possible pour M. Bernath, et que la valeur marchande de l’équipement, à lui seul, est évaluée par M. Bernath à environ 15 000,00 $.  Le bilan personnel de M. Bernath en date d’octobre 2008, incomplet en soi puisqu’il ne contient pas de description de la nature des « autres biens personnels » évalués à 288 000,00 $, admet néanmoins un actif net de 73 828,40 $.

 

[14]           M. Bernath plaide qu’à l’instar des dispositions législatives qui écartent les pensions d’invalidité militaires du calcul des revenus imposables, la Cour ne devrait pas tenir compte des revenus de pension d’invalidité dans l’appréciation des ressources financières du demandeur sur cette requête.  M. Bernath plaide qu’il a été reconnu par l’honorable Juge Noël dans Bernath c. R, 2007 CF 104 que l’autorité des griefs des Forces armées n’est pas un tribunal compétent pour déterminer d’une atteinte aux droits garantis par la Charte ou de l’opportunité d’accorder réparation en vertu de l’article 24 de la Charte.  N’ayant donc pas accès à un mécanisme de grief compétent, les militaires victimes d’atteinte à leurs droits fondamentaux n’ont d’autres recours que de s’adresser aux tribunaux de droit commun. De forcer ces militaires, victimes d’atteinte à leur santé et leurs droits fondamentaux, à puiser à même les sommes destinées à compenser leurs sacrifices afin d’avoir accès à la justice est, en soi, une injustice.

 

[15]           Je me passe de commenter l’affirmation implicite dans cet argument, et pour le moins surprenante, que l’accès à un processus administratif pour juger et trancher d’allégations d’atteintes aux droits garantis par la Charte serait un droit quasi-fondamental, et que l’obligation d’avoir recours aux tribunaux de droit commun pour faire valoir de tels droits serait une anomalie ou une injustice.  Il suffit, pour rejeter l’essentiel de l’argument de M. Bernath, de rappeler que l’octroi d’une provision pour frais est une mesure de dernier recours et que les critères très clairs établis par l’arrêt Okanagan prévoient expressément le manque véritable de moyens, l’absence de source de financement réaliste, et donc, l’incapacité pour le plaideur d’agir en justice sans l’ordonnance demandée.  Dès lors qu’une source de revenu suffisante est démontrée, on ne peut plus parler d’incapacité véritable à payer ni de l’absence réaliste de source de financement.  De suivre le demandeur dans son raisonnement amènerait la Cour soupeser la raisonnabilité du désir d’un plaideur de prioriser la préservation de certaines ressources, pourtant disponibles, au dépens de l’exercice de son droit d’ester en justice.  De mesure d’exception et de dernier recours, à n’être accordée que dans les cas où sa nécessité est clairement établie, la discrétion d’accorder une provision pour frais deviendrait une source de financement alternative, disponible, non plus seulement pour éviter l’injustice d’une cause méritoire et d’intérêt publique de pouvoir simplement aller de l’avant, mais aussi pour éviter l’injustice pour certains plaideurs d’avoir à compromettre les ressources qui leur sont disponibles pour cette même fin.

 

[16]           Comme l’exprimait la majorité de la Cour suprême dans Little Sisters :

« Fort malheureusement, des contraintes financières compromettent, chaque jour, l'examen de demandes qui peuvent être fondées. Placées devant ce dilemme, les législatures ont proposé des réponses qui ne remédient pas nécessairement à toutes les situations. Les programmes d'aide juridique demeurent sous-capitalisés et débordés. La non-représentation par un avocat devient de plus en plus fréquente devant les tribunaux. L'arrêt Okanagan n'était pas censé résoudre toutes ces difficultés. La Cour n'a pas cherché à établir un système parallèle d'aide juridique ou un vaste programme géré par les tribunaux, afin de compléter tout autre programme destiné à aider divers groupes à ester en justice, et sa décision ne doit pas servir à le faire. »

(par. 5)

 

[17]           Ceci étant dit, les revenus de pension de M. Bernath et les autres actifs dont il semble pouvoir disposer n’empêcheraient pas, à eux seuls, la Cour de considérer sa demande de provision pour frais.  En effet, la Cour suprême précisait particulièrement, dans Little Sisters :

 

« Le demandeur qui n’a pas les moyens de payer tous les frais du litige, mais qui n’est pas dépourvu de ressources, doit s’engager à fournir une contribution. »

(par. 40)

 

[18]           D’où la nécessité pour la Cour d’apprécier la capacité du demandeur à mener la cause à terme sans l’ordonnance recherchée à la lumière des coûts probables du litige.

[19]           Malheureusement, le demandeur n’a soumis aucune preuve à ce sujet.  Tout ce dont la Cour dispose comme information sont les représentations de M. Bernath, non assermentées, faites lors de l’audition de la requête à l’effet qu’il devra payer les frais de subpoena pour plusieurs témoins (et encore, la défenderesse s’est montrée disposée à signifier elle-même plusieurs d’entre eux) et la contribution tarifaire des parties aux frais des procès de longue durée, (art. 2 du Tarif A); qu’il s’est déjà endetté pour payer les honoraires d’un expert comptable financier (5 000,00 $); qu’il demeure endetté auprès de l’expert psychiatre pour la confection de son rapport (7 500,00 $), et qu’il entrevoit devoir débourser 15 000,00 $ pour assurer la présence de ces deux experts au procès.  Même si ces montants avaient été établis par preuve, je vois mal en quoi les ressources disponibles au demandeur lui rendraient impossible le financement de ces frais.  Le demandeur n’a déposé aucune preuve qu’il ait tenté d’obtenir un prêt, que ce soit d’une institution financière ou d’un proche, de prendre des arrangements de paiements différés avec ses experts, ou de faire une levée de fonds auprès d’anciens militaires, dont il se fait pourtant le champion.  Il s’est contenté de déclarer à l’audience, sans plus de fondement, qu’il est déjà « endetté au maximum » et que « son ratio d’endettement » depuis deux ans a augmenté « de 40 000,00 $ », alors pourtant que son bilan personnel admet d’un actif positif plus que suffisant pour payer les frais qu’il allègue nécessaires, et que le revenu de pension dont il bénéficie est stable et prévisible.

 

[20]           Au chapitre des coûts de représentation par avocat, il n’est pas nécessaire pour moi de me pencher sur la question de la raisonnabilité ou non pour M. Bernath de s’être dissocié du groupe des autres anciens militaires et d’avoir ainsi renoncé à la possibilité de partager avec ce groupe les frais d’un éventuel procès.  Il suffit ici de constater que le demandeur compte continuer de se représenter seul, mais prévoit consacrer une partie de toute provision pour frais qui lui serait octroyée pour payer les services d’un avocat conseil, expert en matière de Charte, qui l’assisterait pour la préparation et la présentation des arguments constitutionnels.  Encore ici, le demandeur ne soumet pas de preuve permettant d’évaluer le coût de cette mesure.  Le demandeur admet d’ailleurs à l’audience qu’il n’a pas encore complété de démarches pour pressentir un conseiller juridique pour ces fins, et donc n’a aucune façon d’en évaluer les coûts, ni d’ailleurs la faisabilité.

 

[21]           Il est entièrement prématuré de considérer, pour les fins d’une provision pour frais, les coûts possibles d’un tel avocat-conseil avant même que ne soit établi qu’un tel expert en droit constitutionnel se prêterait à l’exercice.  Sans préjuger de la question, il me semble quand même que s’il est familier de voir un avocat spécialiste d’un domaine de droit d’agir à titre de conseiller d’un autre avocat lors d’un procès, un tel arrangement entre un avocat-conseil et un plaideur profane n’est pas usuel.  On peut même s’interroger si un avocat accepterait de comparaître formellement pour plaider à un procès au nom d’un client profane sans avoir autrement de contrôle ou de responsabilité quant à la stratégie du procès ou à l’introduction de la preuve.

 

[22]           Quoi qu’il en soi, si tant était que le demandeur avait rencontré les conditions d’ouverture à l’octroi d’une provision pour frais, y compris la démonstration de l’importance de la cause pour le public, l’importance même de la cause et l’intérêt public d’assurer que les deniers publics consacrés à financer la cause du demandeur soient utilités avec prudence auraient exigé que la Cour s’assure que cette cause soit adéquatement présentée, et donc que la préparation et la présentation de la cause, y compris de la preuve nécessaire à sous-tendre l’argument en droit, soient assurées par un procureur qualifié.

 

[23]           Notons pour terminer que la preuve soumise par le demandeur ne me convainc pas qu’il a fait tout ce qu’il était possible de faire pour s’assurer des services d’un avocat autre que son avocat précédent sans avoir recours à une provision pour frais.  La preuve soumise n’établit que le fait que le demandeur et deux autres membres du groupe ont fait des démarches infructueuses en 2006, et alors qu’ils étaient toujours représentés par Me Ferron, pour trouver un autre avocat.  Rappelons que l’entente avec Me Ferron, qui semblait encore être en vigueur à ce moment, en était une d’honoraires conditionnels, que la preuve ne révèle que le refus d’un cabinet d’entreprendre la cause pro bono (donc sans honoraires conditionnels) et qu’aucune autre démarche ne semble avoir été faite depuis que le dossier a été retiré de Me Ferron pour tenter de trouver et retenir les services d’un avocat en vertu d’une convention d’honoraires conditionnels.

 

[24]           En conclusion, le demandeur n’a pas satisfait au fardeau qui lui incombait de convaincre la Cour qu’il a épuisé toutes les options en matière de financement, qu’il n’a véritablement pas les moyens de payer les frais du litige ou qu’il serait incapable d’ester en justice sans l’ordonnance recherchée.

 

b)         Le bien fondé à première vue :

[25]           La déclaration précisée du demandeur contient certaines allégations à l’effet qu’il n’aurait pas du être déployé à Haïti en raison d’une blessure à l’épaule, que la mission à Haïti avait été mal planifiée, que l’entraînement qui lui a été offert en préparation de la mission à Haïti était déficient, que le suivi médical promis pour son épaule à Haïti n’a pas été prodigué, et que sa blessure à l’épaule fut aggravée en raison du non-respect des restrictions médicales auxquelles sa participation à la mission Haïtienne était soumise.  Malgré cela, ni la preuve soumise au soutien de la requête du demandeur ni son argumentation, écrite ou orale, ne réfèrent à ces allégations autrement que très marginalement.  Plus particulièrement et alors que les délais pour le dépôt d’expertises médicales devant servir au procès sont écoulés, le demandeur n’a soumis aucune expertise médicale appuyant les allégations relatives à cette blessure à l’épaule.  Ainsi, puisqu’aucune preuve prima facie n’a été soumise du bien fondé de cette partie de l’action, je n’en traiterai pas plus avant.

 

[26]           La déclaration contient aussi diverses allégations à l’égard de la façon dont a été traité le grief déposé par le demandeur à l’égard des événements par ailleurs détaillés dans la demande.  Encore une fois, le dossier de requête du demandeur est silencieux à cet égard.  Quoiqu’il en soit, et vu les principes établis dans l’arrêt Canada c. Grenier [2006] 2 R.C.F. 287, 2005 CAF 384, il appert à prime abord que toute irrégularité dans le traitement du grief ne pourrait valablement fonder, en tout ou partie, l’action du demandeur sans qu’il n’y ait eu une demande de contrôle judiciaire préalable.  Il n’y a donc pas lieu de discuter plus amplement de ces allégations.

 

[27]           Tel que mentionné plus haut, l’essentiel des allégations du demandeur ont trait au refus dit « systémique » des Forces armées de reconnaître et de traiter les maladies mentales chez les soldats et à la discrimination en résultant, que le demandeur prétend avoir été caractérisé dans son cas par le dénigrement par ses supérieurs, le refus d’accès au médecin de son choix, l’inadéquation du traitement prescrit, le refus de traitement – sous la forme du refus de respecter les congés de maladie et restrictions de travail prescrits – et l’acceptation de sa demande de libération en dépit d’opinions médicales à l’effet qu’il y était médicalement inapte.

 

[28]           L’arrêt Okanagan exige que le demandeur démontre que sa cause vaut prima facie d’être instruite.  Il doit donc à tout le moins démontrer que le fondement factuel de son action est susceptible d’être prouvé.  Si l’exercice doit aller au-delà de simplement prendre les faits allégués comme avérés, il n’exige certes pas de soupeser la preuve contradictoire qui pourrait être soumise par les parties, ou de requérir la preuve de chaque fait allégué.  À mon sens, le demandeur devait au minimum établir l’existence probable d’un élément de preuve qui établirait les principaux faits qui sous-tendent l’action.  Dans le cas présent, M. Bernath se devait de satisfaire la Cour qu’il serait possible pour lui d’établir non seulement qu’il ait subi certains des dénigrements, traitements inadéquats et refus allégués, mais encore que ces mauvais traitements étaient le fruit d’un comportement « systémique » - que ce soit par l’application de règlements, politiques, lignes directrices, instructions ou ordres de nature générale ou institutionnelle, ou par la mise sur pied de systèmes et procédures menant à ce résultat.

 

[29]           Au-delà du fondement factuel, le demandeur devait démontrer que ces faits donnent ouverture à un argument viable en droit, qu’ils constituent une atteinte à sa vie, sa liberté ou sa sécurité, et ensuite que cette atteinte est contraire aux principes de justice fondamentale.

 

[30]           J’ai examiné attentivement la preuve soumise par le demandeur.  De façon plus particulière, j’ai lu avec attention le rapport très détaillé et appuyé du docteur Côté, psychiatre, ainsi que tous les documents qui y étaient joints.  M. Bernath à l’audience a confirmé que ce rapport et les documents à son appui présentent, de façon complète, sa version des faits et la preuve qu’il entend faire au procès.  J’ai pris cette version des faits comme susceptible d’être prouvée et comme la plus favorable au demandeur.  Je m’empresse de préciser que les conclusions auxquelles j’en suis venue ne témoignent en rien de l’issue possible ou probable du procès.  La preuve que se propose de faire M. Bernath pourrait ne pas être admissible, en tout ou en partie; elle pourrait être contredite ou ne pas être crue; les lacunes que je note pourraient être comblées; le juge du procès pourrait en tirer des conclusions différentes.  Bref, l’analyse à laquelle je me livre se limite à apprécier le bien fondé à première vue de l’affaire; elle ne peut ni déterminer de l’existence réelle de quelqu’état de fait, ni des conclusions qui peuvent en être tirées; elle ne préjuge aucunement du sort de la cause, ni d’aucune partie de celle-ci.

 

[31]           Voici, selon un examen attentif, les faits que la preuve permet à première vue d’établir et ceux qu’elle fait entièrement défaut d’établir :

 

Septembre 1997

 

[32]           L’évènement traumatique est survenu le 9 septembre 1997, à Haïti; le syndrome de stress post traumatique que présente toujours le demandeur est directement causé par cet évènement.

 

[33]           M. Bernath consulte pour la première fois un médecin, le Dr. McLeod, à ce sujet à Haïti le 16 septembre 1997 et à nouveau les 25 et 29 septembre 1997.  Il voit aussi un travailleur social à Haïti.  Le rapatriement de M. Bernath est prévu pour le 2 octobre et le Dr. McLeod prend des arrangements pour que M. Bernath soit vu par un médecin et un travailleur social dès son retour.  Le rapport d’expertise du Dr. Côté n’identifie aucune erreur ou insuffisance dans les traitements prodigués à M. Bernath en Haïti.

 

Du 3 octobre au 27 novembre 1997

 

[34]           Dès son retour au Canada, le 3 octobre 1997, M. Bernath rencontre et un travailleur social et un médecin, le Dr. Cooper.  Le Dr. Cooper pose un diagnostic de stress post-traumatique, et le 9 octobre 1997 fait une demande de consultation psychiatrique auprès du Dr. Pépin.  M. Bernath sera suivi régulièrement par le Dr. Cooper et le travailleur social jusqu’au 27 novembre.  Si le rapport d’expertise du Dr. Côté constate que la thérapie prodiguée à cette période n’a pas semblé améliorer l’état de M. Bernath, non plus ne fait-il reproche aux traitements prodigués à M. Bernath par le travailleur social et le Dr. Cooper.  M. Bernath rencontre le psychiatre, Dr. Pépin, le 28 octobre 1997, et le reverra durant cette période le 4 novembre 1997.  Le Dr. Pépin confirme dès octobre le diagnostic de syndrome de stress post-traumatique et prescrit certains traitements.  Le Dr. Côté n’émet pas de critique quant au caractère approprié des traitements prescrits par le Dr. Pépin à cette période.

 

 

Du 27 novembre 1997 au 23 janvier 1998

 

[35]           C’est à cette période que, selon la preuve soumise, le traitement du demandeur se met à déraper. Le Dr. Cooper a vu M. Bernath les 24 et 27 novembre. Il a reconduit d’un autre mois le congé de maladie déjà accordé à Mr. Bernath depuis son retour d’Haïti, ainsi que le traitement déjà amorcé. Comme le rapport s’établit mal entre M. Bernath le travailleur social, le Dr. Cooper prend note de trouver un autre travailleur social, qui serait cependant un psychologue spécialisé en stress post-traumatique. Le Docteur Cooper informe aussi M. Bernath le 27 novembre que, comme le veut la pratique, son dossier serait re-transféré au médecin de son unité, le Dr. Deilgat, celui-ci étant maintenant de retour d’Haïti.

[36]           Le même jour, soit le 27 novembre 1998, un rencontre multidisciplinaire a lieu entre le travailleur social, le Dr. Deilgat et le psychiatre, le Dr. Pépin, afin d’y discuter, autre autres, du cas de M. Bernath. La réunion a lieu et des décisions sont prises quant au traitement futur de M. Bernath et ce, malgré l’absence du Dr. Cooper, jusqu’à là le médecin traitant de M. Bernath pour le stress-post-traumatique, et malgré le fait que le Dr. Deilgat n’ait pas encore rencontré  M. Bernath depuis le diagnostique de S.S.T.P.  Il semblerait que le Dr. Deilgat ait été l’objet d’une plainte au Comité de déontologie du Collège des médecins à l’égard des décisions qu’il a prises dans ces circonstances, et qu’un blâme ait été retenu à son endroit pour cela.  Les notes prises par le travailleur social lors de cette réunion indiquent que le Dr. Deilgat aurait dès lors résolu de recommander le retour au travail progressif de M. Bernath. Le congé de maladie signé précédemment par le Dr. Cooper est donc subséquemment annulé.

[37]           M. Bernath exprime au Dr. Cooper le désire de continuer d’être traité par lui, plutôt que par le Dr. Deilgat, ainsi que de voir son congé de maladie restauré. Le Dr. Cooper fait transmettre une note au Dr. Deilgat à cet effet, indiquant qu’il est prêt à reprendre le traitement, et à restaurer le congé, en autant que le commandant de l’unité approuve le fait que M. Bernath soit traité par un médecin autre que celui de son unité. S’il semble bien que le Dr. Deilgat ait reçu cette note, il y a un vide total de preuve quant à ce qui serait advenu de cette demande de permission de changer de médecin traitant. Interrogé à ce sujet à l’audience, M. Bernath admet n’avoir aucune idée si le Dr. Deilgat ou quiconque aurait transmis une demande quelconque à cet effet au commandant, et, à fortiori, si elle a ou aurait été accordée ou refusée par le commandant.   Le Dr. Deilgat reste donc de facto le médecin traitant de M. Bernath.

[38]           Le 8 décembre 1998 marque la première entrevue clinique entre M. Bernath et le Dr. Deilgat. Elle ne se passe pas bien, c’est le moins qu’on puisse dire. Le Dr. Deilgat perçoit l’insistance de M. Bernath d’être suivi par le Dr. Cooper – et de ravoir son congé de maladie – comme de la manipulation et le lui dit. Le congé de maladie n’est pas restauré. Cependant, M. Bernath ayant des congés annuels qu’il doit utiliser, il sera en congé annuel jusqu’à la mi-janvier 1998. Le Dr. Deilgat indique que les médicaments qui ont été précédemment prescrits seront progressivement réduits, mais à son retour. Il semble de plus que le Dr. Deilgat ait pris des mesures pour que M. Bernath soit suivi, encore à son retour, par un autre travailleur social, mais cette fois, une travailleuse sociale dont le mandat serait de se pencher sur un trouble de personnalité narcissique perçu par le Dr. Deilgat.  

[39]           L’expert psychiatre retenu par le demandeur est hautement critique de la conduite du Dr. Deilgat. Il compte la perte de la relation avec le Dr. Cooper, le fait pour le Dr. Deilgat de l’avoir traité de manipulateur sans donnée cliniques suffisantes, l’annulation  du congé de maladie (et l’obligation conséquente de le remplacer par un congé annuel), l’absence totale de suivi durant la période du congé annuel, l’absence de suivi psychosocial pour S.S.T.P. et le suivi psychologique pour un trouble de personnalité insuffisamment fondé comme des stresseurs importants pour M. Bernath ayant aggravé son état. Ces stresseurs étant le fruit essentiel de l’intervention médicale qui était prodiguée à M. Bernath, le Dr. Coté conclut qu’il s’agit là de fautes et manquements de traitement graves.

[40]           M. Bernath est de retour le 14 janvier 1998. Il voit le Dr. Pépin le 15 janvier 1998. Celui-ci prescrit encore une médication et recommande le retour au travail de M. Bernath, mais à raison de 8 heures par jour, sans temps supplémentaire. Si le Dr. Coté est critique du fait que le Dr. Pépin ait retenu à cette date un diagnostic d’état de stress post-traumatique léger, plutôt que sévère, il ne semble pas autrement critiquer la médication prescrite ni la recommandation de retour au travail restreint.

[41]           À ce moment, l’unité de M. Bernath est à Montréal, déployée pour faire face à la tempête de verglas qui y sévit; M. Bernath est affecté à l’arrière-garde. Le 22 janvier 1998, un jeudi, on l’informe qu’il travaillera le samedi et le dimanche de cette fin-de-semaine. M. Bernath fait valoir les restrictions médicales. Le commandant de l’arrière-garde téléphone au Dr. Deilgat pour clarifier si les restrictions excluent le travail de fin-de-semaine. Le Dr. Deilgat ne voit aucune contre-indication, et on maintient donc l’ordre de travailler la fin-de-semaine. Le lendemain, le 23 janvier 1998, M. Bernath demande sa libération. Là encore le Dr. Côté retient le stress de ces évènements comme facteurs contribuant à l’aggravation de l’état du demandeur.

Du 23 janvier 1998 à la libération

[42]           L’examen médical de libération a lieu le 27 janvier. L’officier médical consulte le Dr. Cooper, et ensemble, ils questionnent l’aptitude mentale de M. Bernath à prendre la décision de demander sa libération. Les deux médecins signent une demande de consultation psychiatrique à cet effet, et le Dr. Cooper recommande un congé de maladie de 14 jours.  Sur présentation de la recommandation au commandant de l’arrière-garde, celui-ci téléphone le Dr. Deilgat : le congé est refusé. Une nouvelle recommandation de congé de maladie est émise par le Dr. Cooper le lendemain; cette fois, elle est refusée sans consultation avec le Dr. Deilgat.

[43]           Le 29 janvier, le Dr. Pépin rencontre M. Bernath suite à la demande de consultation d’aptitude médicale à demander la libération. Le Dr. Pépin recommande à M. Bernath de reconsidérer sa décision, mais le déclare néanmoins apte à la prendre. Le Dr. Coté reconnaît que M. Bernath à cette époque ne présentait pas de symptômes de psychose empêchant l’aptitude de M. Bernath à prendre cette décision, mais opine cependant que les symptômes de stress post-traumatique à l’époque perturbaient sérieusement son jugement et son aptitude à prendre cette décision. Le processus de libération est conclu le 30 janvier 2008. Dès lors, bien que la libération ne devienne effective que quelques mois plus tard, M. Bernath n’est plus en service actif, ses soins sont administrés par les services des Anciens combattants. À compter du 11 février 1998, il reçoit sous ces auspices des services médicaux, psychiatriques et psychologiques que le Dr. Coté estime adéquats.

Autres faits, ou politiques, lignes directrices, instructions, ordres ou règlements généralement applicables

[44]           Outre la pratique mentionnée plus haut voulant que les militaires aient comme médecin traitant le médecin de leur unité, aucun autre élément factuel n’a été recensé ou annoncé pour établir l’existence d’une politique, d’une ligne directrice, d’instructions ou d’ordres généraux soutenant la thèse d’un comportement « systémique ». On a fait référence aux rapports d’enquêtes effectuées par l’Ombudsman de Forces armées, qui auraient conclu à une culture où la maladie mentale était vue comme une faiblesse à être réprimée et ignorée plutôt que comme une maladie à être traitée, mais ces rapports n’étaient pas devant la Cour pour les fins de cette requête; de plus, on n’a pas précisé si cette culture était traduite par des politiques, lignes directrices, instructions ou ordres tangibles ou d’application générale, ni, le cas échéant, de leur teneur.

[45]           Le demandeur a finalement fait état de l’article 16.16 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (« O.R.F.C. »), tel qu’il se lisait à l’époque, et qui prévoyait qu’il était de la discrétion du commandant d’accepter ou de refuser la recommandation médicale d’un congé de maladie.

 

Analyse

[46]           Si tant est que l’on puisse assimiler le défaut des Dr. Cooper et du Dr. Deilgat de faire suite à la demande de M. Bernath de faire autoriser par le commandant la poursuite du traitement de M. Benath par le Dr. Cooper à un « refus d’accès au médecin de son choix », la décision du Dr. Deilgat, à titre de médecin traitant, de modifier le plan de traitement établi pour remplacer un congé de maladie par une réinsertion progressive et un suivi psychologique axé sur le S.S.T.P. par un suivi axé sur un trouble de personnalité à un « refus de traitement » et un « défaut de prodiguer un traitement adéquat », la décision par le Docteur Deilgat, à titre de médecin traitant, d’interpréter différemment ou de passer outre aux restrictions de travail ou congés préconisés par d’autres médecins à un « refus de traitement », alors le demandeur aura satisfait à son fardeau d’établir, à première vue, qu’il a souffert de ces refus et traitements inappropriés et que ceux-ci ont eu un impact sérieux sur sa santé. J’entretiens personnellement des doutes que dans les circonstances mentionnées ci-haut, le défaut de transmettre une demande d’autorisation équivaille à un refus, et que des modifications ou désaccords entre professionnels de la santé quant au traitement approprié, si questionnable que soit le bien fondé de l’opinion ayant prévalu, constituent véritablement un refus de traitement.  Je mets cependant ces doutes de coté pour les fins de la présente analyse. Après tout, si l’action du demandeur en était une fondée sur la responsabilité de la Couronne résultant de la négligence, professionnelle ou personnelle, du Dr. Deilgat, je n’aurais aucune hésitation à conclure à l’existence d’une cause prima facie.

[47]           Tel que mentionné plus haut, la cause d’action ici plaidée n’est cependant pas fondée sur la négligence. Elle exige la démonstration que les mauvais traitements dont M. Bernath a été victime ont été le fruit d’un comportement systémique des Forces armées. Or, comme les faits récités ci-haut le démontrent trop clairement, la seule constante causale dans les déboires de M. Bernath est que les décisions à son égard furent prises – ou omises – dans l’exercice ponctuel des devoirs et responsabilité des personnes concernées, et même, le plus souvent, dans l’exercice de compétences professionnelles réservées aux personnel médical.

[48]           S’il y a eu refus de permettre le traitement par le Dr. Cooper, il n’y a aucune indication que ce refus ait été le fait du commandant, ou que la pratique de confier le traitement des militaires au médecin de l’unité ait été imposée de façon institutionnelle. Une dérogation à cette pratique était prévue : ou bien le Dr. Deilgat a personnellement omis de transmettre la demande de dérogation, ou bien il s’est personnellement arrogé le droit de la refuser. S’il y a eu refus de traitement, c’est le fruit de la décision personnelle du Dr. Deilgat à l’effet que les congés, restrictions ou traitements prescrits par d’autres pouvaient être outrepassés; que cette décision soit basée sur une opinion ou même une négligence professionnelle, elle n’est clairement pas institutionnelle ni systémique. Même le refus ultime des personnes en autorité de donner effet aux congés de maladie ou restrictions prescrits ne semblent pas avoir été fondé ou justifié par l’application du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 16.16 des O.R.F.C., mais sur l’avis ponctuel d’un professionnel de la santé. La seule instance de dénigrement du demandeur dont la preuve fait état est encore le fait personnel du Dr. Deilgat. Quant à l’acceptation par les autorités militaires de la demande la libération, encore là, la preuve à première vue n’établit pas qu’elle ait été faite en dépit d’une opinion médicale d’inhabilité, mais bien sur la foi d’une opinion médicale d’habilité. On pourra peut-être contester le bien fondé de cette opinion, mais là encore, on s’attaquera à une opinion professionnelle, et non à une décision institutionnelle ou systémique.

[49]           De conclure, comme je le fais, que le demandeur n’a pas démontré le bien fondé à première vue des allégations essentielles de son action, à l’effet que le comportement systémique des Forces armées ait résulté à son égard en une atteinte aux droits garantis par la Charte, ne veut pas pour autant dire que le demandeur n’a pas été victime d’injustices ou de négligence, qu’il n’existe pas de fondement factuel aux déficiences, attitudes et manquements déplorés par l’ombudsman des Forces armées, ni que ces déficiences ne seraient jamais susceptibles de fonder un recours valable en vertu de la Charte. Tout simplement, le cas du demandeur ne démontre, ni a première vue, ni de façon plausible, aucune relation causale entre un quelconque comportement systémique au sein des Forces armées et les fautes et concours de circonstances tragiques qui ont affecté le demandeur.

[50]           J’ajouterais aussi qu’au chapitre du droit, le demandeur n’a toujours pas su identifier, que ce soit de façon précise ou même plus générale, le principe de justice fondamentale sur lequel il compte s’appuyer pour conclure à un manquement à l’article 7 de la Charte. La référence faite par le demandeur à l’arrêt Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, 2005 CSC 35 ne constitue pas une articulation suffisante du principe de justice fondamental applicable en l’espèce. L’arrêt Chaoulli n’établit pas une obligation de la part de l’état de fournir des soins médicaux; cet arrêt constate plutôt que les limites que l’état peut imposer aux citoyens de recourir à certains soins peuvent violer l’article 7 de la Charte s’ils ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale. Dans ce cas, le principe de justice fondamental identifié était le principe que les règles de droit ne doivent pas être arbitraires. La seule règle de droit ici soulevée est l’article 16.16 des O.R.F.C. Tel que mentionné plus haut, la preuve n’indique pas que les congés du demandeur aient été refusés en application de cette disposition, de sorte que Chaoulli ne recevrait pas application.  De plus, même si l’article 16.16 était véritablement en cause, aucun raisonnement  n’a été suggéré pour justifier en quoi les dispositions de cet article sont arbitraires.

[51]           Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel au demandeur dans sa décision du 13 décembre 2007 (rapportée sous R. c. Bernath 2007 CAF 400) :

« [24] Cela dit, l’intimé doit comprendre que cette victoire n’est que procédurale et préliminaire. Il lui faudra éventuellement identifier de façon précise le principe de justice fondamentale, s’il en est, sur lequel il s’appuie. L’arrêt de cette Cour, dans Prentice c. Canada 2005 CAF 395, illustre bien que ce n’est pas là tâche facile »

[52]           Force est de conclure que cette tâche échappe toujours au demandeur.

c)         Importance de la cause pour le public :

[53]           Ayant conclu qu’à première vue, les circonstances qui ont si tragiquement affecté le demandeur lui sont particulières et résulteraient des manquements personnels de certains individus, il en résulte nécessairement que la résolution de ce litige ne dépasse pas les intérêts personnels du demandeur. 

[54]           Le demandeur plaide avec conviction que des centaines de militaires sont affectés de stress post-traumatique, que les familles de ces militaires en souffrent, que cette souffrance et les déficiences dans la façon dont les Forces armées traitent ces soldats ont été reconnues à maintes reprises dans des enquêtes indépendantes, mais qu’encore et toujours, le Gouvernement refuse de reconnaître le problème et d’agir pour le régler. Le demandeur soumet qu’il est d’importance publique que le procès soit fait à savoir quelles sont les obligations constitutionnelles de Sa Majesté la Reine à l’égard des soldats dont elle met la vie et la santé mentale en péril pour le bien de la nation.

[55]           Avec grand égard pour M. Bernath et la plus profonde sympathie que j’éprouve pour ces militaires et leurs familles, je ne crois sincèrement pas que de faire le procès que voudrait M. Bernath arriverait à résoudre cette question fondamentale, ni même qu’il serait dans l’intérêt public que le remède exceptionnel d’une provision pour frais soit utilisé pour tenter d’y répondre dans le cadre de cette action-ci. Les circonstances qui ont joué dans le cas de M. Bernath sont à ce point particulières à lui, aux individus impliqués et à leurs actions propres qu’il est probable que la Cour ne puisse, de façon utile pour l’intérêt général, considérer le rôle qu’aurait pu jouer cette attitude et ces manquements institutionnels que l’on allègue.

[56]           M. Bernath fait grand état du fait que ses efforts  et son combat auront déjà fait avancer le droit. En outre, il met sur le compte de son grief et de ses plaintes à l’Ombudsman le fait que l’article 16.16 des O.R.F.C. a depuis été amendé pour retirer au commandement la discrétion de passer outre aux recommandations de congés médicaux. Il note que c’est dans le cadre de cette action même qu’il a été reconnu judiciairement pour la première fois que l’autorité des griefs des Forces armées n’est pas un tribunal compétent aux fins de l’article 24 de la Charte. Cela est peut-être le cas, mais ces questions sont, comme le fait remarquer le demandeur lui-même, maintenant résolues. L’importance pour le public de certains recours passés n’est pas nécessairement garante de l’importance pour le public de poursuivre, jusqu’à leurs termes, les litiges en découlant. C’est entre autre ce qui ressort de la décision de la Cour suprême dans Little Sisters, où malgré l’importance reconnue d’un premier litige impliquant le demandeur, le litige subséquent en découlant ne fut pas reconnu comme représentant l’intérêt voulu pour l’octroi d’une provision pour frais.

[57]           La présente cause ne présenterait d’intérêt pour le public que si M. Bernath arrivait à établir au procès un lien causal entre les circonstances qui l’ont affecté et le comportement systémique allégué, puisque ce n’est qu’à cette condition que la Cour serait amenée à trancher la question à savoir si le comportement enfreint les droits garantis par la Charte.  Or, comme la preuve au dossier fait défaut d’établir ce lien causal, il est clair que l’importance de la cause pour le public n’est pas établie « sans égard à la décision qui sera rendue en définitif sur le fond », comme l’exige l’arrêt Little Sisters.

Conclusion

[58]           Le demandeur ayant fait défaut de rencontrer les conditions d’ouverture à l’octroi d’une provision pour frais, sa requête doit être rejetée.

[59]           La défenderesse a demandé que les dépens lui soient accordés.  Je ne doute pas de la sincérité du demandeur dans sa démarche et dans sa croyance au bien fondé et à l’importance de sa cause pour le public.  Si ce n’était que sur ces aspects que la requête du demandeur avait échoué, j’aurais ordonné que les dépens suivent le résultat de la cause.  Cependant, la preuve soumise par le demandeur sur la question de son habilité à financer le procès était manifestement insuffisante et le demandeur aurait dû réaliser que ces lacunes étaient fatales.  Pour cette raison, les dépens de la requête seront accordés en faveur de la défenderesse.

 


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE QUE :

 

1.                  La requête du demandeur est rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse.

 

 

 

« Mireille Tabib »

Protonotaire

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-1683-02

 

INTITULÉ :                                                   PATRICK BERNATH

                                                                        c.

                                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 9 FÉVRIER 2009

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              MADAME LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 2 AVRIL 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. PATRICK BERNATH

 

POUR LE DEMANDEUR

ME PIERRE SALOIS

ME ANTOINE LIPPÉ

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

 

POUR LE DEMANDEUR

JOHN H. SIMS, C.R.

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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