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Date : 20090409

Dossier : IMM-3940-08

Référence : 2009 CF 356

Toronto (Ontario), le 9 avril 2009

En présence de monsieur le juge Campbell

 

ENTRE :

JOSELITO RAMOS FERRER

demandeur

 

 

et

 

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La présente demande vise à contester une décision datée du 20 août 2008 dans laquelle la Section d’appel de l’immigration (la SAI) a rejeté la demande présentée par M. Ferrer en vue d’obtenir un redressement pour motifs d’ordre humanitaire au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. M. Ferrer a demandé à la SAI de lui accorder cette mesure spéciale parce que, le 26 septembre 2006, un commissaire de la Section de l’immigration a pris contre lui une mesure d’exclusion fondée sur une conclusion d’interdiction de territoire, conclusion établie en raison d’une fausse déclaration qu’il avait faite en septembre 1998 relativement à sa demande de résidence permanente. Dans sa demande de résidence permanente, M. Ferrer avait témoigné qu’il était célibataire sans enfants. Il n’est pas contesté que, dans les faits, il était alors père de deux enfants à charge vivant avec leur mère aux Philippines.

 

[2]               Suivant l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, la SAI doit être convaincue qu’au moment de la décision, « il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales ». En conséquence, en plus des autres aspects factuels de la présente affaire, comme la nature de la conduite de M. Ferrer et son établissement au Canada, la SAI était tenue de déterminer l’intérêt supérieur des deux enfants résidant aux Philippines. En ce qui concerne les enfants, la SAI a tiré les conclusions importantes suivantes :

L’appelant est retourné deux fois aux Philippines pour rendre visite à ses propres enfants depuis l’obtention du droit d’établissement au Canada au début de septembre 2001. En plus de son séjour de quatre mois en 2002, il a passé environ six semaines aux Philippines en 2004. L’appelant et sa sœur ont tous deux déclaré que les enfants de l’appelant lui manquent terriblement. L’appelant aurait plus de contacts avec ses enfants s’il était renvoyé aux Philippines, où ses enfants résident actuellement.

 

[…]

 

Il est dans l’intérêt supérieur des enfants de l’appelant d’être proches de leur père. Il est aussi dans l’intérêt supérieur de ces enfants qu’ils puissent bénéficier d’un soutien financier approprié.

 

[…]

 

L’intérêt supérieur des enfants de l’appelant est un facteur neutre dans le présent appel. Ces enfants n’ont actuellement pas de statut au Canada. Leurs besoins affectifs seraient davantage comblés par un étroit contact avec leur père aux Philippines. Toutefois, l’appelant est en mesure de leur fournir un soutien financier plus important en travaillant au Canada plutôt qu’aux Philippines.

 

Le maintien de l’intégrité du système d’immigration du Canada est une importante considération d’ordre public dans le présent appel. L’appelant n’a pas révélé l’existence de ses enfants aux autorités de l’immigration du Canada ni au bureau des visas ni au point d’entrée. Il a passé sous silence la naissance de ses enfants pour éviter de retarder ou de compromettre l’obtention de son visa de résident permanent. Le tribunal accorde de l’importance à l’objectif d’intérêt public qui est de préserver l’intégrité du système d’immigration du Canada.

 

Compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, l’appelant n’a pas établi que des motifs d’ordre humanitaire justifient, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

 

(Décision de la SAI, aux pages 5 et 7.)

 

[3]               À mon avis, l’examen par la SAI de l’intérêt supérieur des enfants de M. Ferrer comporte d’importantes lacunes.

 

[4]               À mon avis, la bonne façon de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants est énoncée dans la décision Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165. Bien que la décision Kolosovs traite de la circonspection dont doivent faire preuve les agents des visas lorsqu’ils rendent de telles décisions, j’estime que les critères énoncés aux paragraphes 8 à 12 de cette décision sont applicables à tout décideur chargé de cette responsabilité, y compris aux commissaires de la SAI :

 

I.          Règles régissant la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant

Au paragraphe 75 de l’arrêt Baker [Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817], la Cour suprême écrivait qu’une décision en matière de motifs d’ordre humanitaire sera déraisonnable si le décideur n’a pas suffisamment pris en compte l’intérêt supérieur des enfants touchés par sa décision :

 

            Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Ce passage fait ressortir que, même si un poids appréciable doit être accordé à l’intérêt supérieur d’un enfant, cet intérêt ne sera pas nécessairement le facteur déterminant dans tous les cas (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.F.)). Pour arriver à une décision raisonnable, le décideur doit montrer qu’il est réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants considérés. Par conséquent, pour savoir si l’agent a été « réceptif, attentif et sensible », il faut considérer le contenu de cette obligation.

 

A.  Le décideur doit être réceptif

Être réceptif signifie être au fait de la situation. Lorsque, dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il est écrit qu’un enfant sera directement touché par la décision, l’agent des visas doit montrer qu’il est au courant de l’intérêt supérieur de l’enfant en indiquant les manières dont cet intérêt entre en jeu. L’intérêt supérieur de l’enfant requiert une analyse fondée sur les faits, mais les Lignes directrices, en leur section 5.19, constituent un point de départ pour l’agent des visas, en exposant certains des facteurs qui interviennent souvent dans les demandes de ce genre :

 

5.19. Intérêt supérieur de l’enfant

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés introduit l’obligation légale de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement affecté par une décision prise en vertu du L25(1), lors du contrôle concernant les circonstances d’un étranger qui présente une demande dans le cadre de cet article. Ceci précise la pratique du ministère eu égard à la loi, éliminant ainsi tout doute sur le fait que l’intérêt supérieur de l’enfant sera pris en considération.

 

L’agent doit toujours être vigilant et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant lors de l’examen des demandes présentées au titre du L25(1). Toutefois, cette obligation ne s’applique que lorsqu’il est suffisamment clair, selon l’information soumise au décideur, que la demande s’appuie en entier ou du moins en partie, sur ce facteur.

[…]

En général, les facteurs liés au bien-être émotif, social, culturel et physique de l’enfant doivent être pris en considération, lorsqu’ils sont soulevés. Voici quelques exemples de facteurs qui peuvent être soulevés par le demandeur :

l’âge de l’enfant;

le niveau de dépendance entre l’enfant et le demandeur CH;

le degré d’établissement de l’enfant au Canada;

les liens de l’enfant avec le pays concerné par la demande CH;

les problèmes de santé ou les besoins spéciaux de l’enfant, le cas échéant;

les conséquences sur l’éducation de l’enfant;

les questions relatives au sexe de l’enfant.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

B.  Le décideur doit être attentif

Dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 2 C.F. 555 (CA) (QL), au paragraphe 52, le juge Evans explique pourquoi il faut prendre en considération avec soin l’intérêt supérieur d’un enfant :

 

Nul doute que l’exigence selon laquelle les motifs des agents doivent clairement attester le fait qu’ils ont attentivement examiné l’intérêt supérieur d’un enfant touché impose un fardeau administratif. C’est cependant ce qu’il convient de faire. Il est tout à fait justifié d’imposer des exigences rigoureuses en matière de traitement lorsqu’il s’agit de trancher des demandes fondées sur le paragraphe 114(2) susceptibles de porter préjudice au bien-être des enfants ayant le droit de demeurer au Canada : l’enjeu concerne les intérêts vitaux de personnes vulnérables et les possibilités d’intervention dans le cadre d’un contrôle judiciaire de fond sont limitées.

 

Une fois que l’agent connaît les facteurs qui font intervenir l’intérêt supérieur d’un enfant dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ces facteurs doivent être considérés dans leur contexte intégral, et la relation entre les facteurs en question et les autres circonstances du dossier doit être parfaitement comprise. Ce n’est pas être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant que d’énumérer simplement les facteurs en jeu, sans faire l’analyse de leur interdépendance. À mon avis, pour être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent des visas doit montrer qu’il comprend bien le point de vue de chacun des participants dans un ensemble donné de circonstances, y compris le point de vue de l’enfant s’il est raisonnablement possible de le connaître.

 

CLe décideur doit être sensible

Ce n’est qu’après que l’agent des visas s’est fait une bonne idée des conséquences concrètes d’une décision défavorable en matière de motifs d’ordre humanitaire sur l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il pourra faire une analyse sensible de cet intérêt. Pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Comme l’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt Baker, au paragraphe 75 :

 

[…] quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

 

[5]               Pour ce qui est de l’application de ces critères en l’espèce, l’avocat de M. Ferrer a présenté à la SAI un argument pratique bien ciblé qui n’a pas été retenu. Dans la présente demande, il reprend cet argument comme suit à l’appui de sa contestation de la décision de la SAI :

[traduction] Il ressort clairement de la déclaration susmentionnée que le tribunal a envisagé seulement deux possibilités relativement à l’intérêt supérieur des enfants. Il a tout d’abord envisagé la possibilité que les enfants puissent rester aux Philippines et que leur père, le demandeur, continue à entretenir avec eux une relation à distance tout en leur fournissant un soutien plus important que celui qu’il pourrait leur fournir s’il devait retourner aux Philippines.

 

Le tribunal a également envisagé la possibilité que le demandeur puisse être renvoyé aux Philippines, où il pourrait davantage répondre aux besoins affectifs de ses enfants par un contact étroit avec eux; il ne serait toutefois pas en mesure dans un tel cas de leur fournir un soutien financier aussi important.

 

Le demandeur prétend que cette analyse est erronée en ce qu’elle ne tient pas compte de l’issue la plus probable si son appel était accueilli.

 

À l’audition de son appel, le demandeur a parlé de son désir d’être réuni avec sa famille, y compris ses enfants, au Canada.

 

Si l’appel du demandeur était accueilli, le demandeur serait en mesure de parrainer ses deux enfants au Canada au titre de la catégorie du regroupement familial en tant que personnes à charge de son épouse, Divina Pote.

 

De toute évidence, le ministre n’était pas au courant de l’existence des enfants à charge du demandeur lorsque le demandeur a obtenu le statut de résident permanent au Canada et les enfants n’ont pas fait l’objet d’un contrôle par un agent des visas, de sorte qu’ils ne sont pas considérés comme appartenant à la catégorie du regroupement familial au titre de l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés […]

 

Comme le tribunal l’a souligné dans ses motifs de décision, le demandeur a épousé la mère de ses deux enfants lors d’un voyage de retour aux Philippines, après qu’il eut obtenu le statut de résident permanent au Canada. Compte tenu de cette série d’événements, l’épouse du demandeur n’est pas exclue de la catégorie du regroupement familial au titre de l’alinéa 117(9)d) du Règlement. En conséquence, les deux enfants du demandeur pourraient être inclus dans la demande de résidence permanente de l’épouse du demandeur comme enfants à charge.

 

Au cours de son témoignage, le demandeur a exprimé son désir de faire venir son épouse et ses enfants avec lui au Canada. Selon le demandeur, la Loi et le Règlement lui permettraient de les parrainer sans trop de difficultés.

 

L’omission du tribunal de prendre en considération cette suite probable d’événements l’a amené à conclure que l’intérêt supérieur des enfants était un facteur neutre alors qu’il s’agissait en fait d’un facteur militant en faveur d’une décision faisant droit à l’appel. En effet, les deux facteurs que le tribunal a mis en balance pour déterminer s’il fallait accueillir ou rejeter l’appel, à savoir la capacité du demandeur de mieux répondre aux besoins affectifs des enfants en étant près d’eux et la capacité du demandeur de leur fournir un soutien financier plus important compte tenu de son emploi au Canada, auraient en fait été respectés si l’appel du demandeur avait été accueilli et si le demandeur avait été autorisé à parrainer ses enfants en tant qu’enfants à charge de son épouse qui appartient à la catégorie du regroupement familial.

 

Autrement dit, le tribunal n’a pas tenu compte du fait que les enfants du demandeur auraient pu tout avoir en étant réunis avec lui au Canada. S’il n’avait pas commis cette erreur, le tribunal aurait certainement considéré l’intérêt supérieur des enfants du demandeur comme un facteur militant en faveur d’une décision faisant droit à l’appel et non comme un facteur neutre, ce qui lui enlève ainsi toute valeur.

 

Le demandeur soutient que cette façon par le tribunal d’apprécier l’intérêt de l’enfant directement touché n’est pas conforme au droit parce qu’elle est trop simpliste et superficielle. Le tribunal n’a pas non plus tenu compte de la preuve dont il était saisi.

 

L’omission du tribunal à cet égard constitue une erreur de droit susceptible de contrôle et rend la décision à laquelle il est parvenu en l’espèce déraisonnable.

 

(Dossier de demande du demandeur, aux pages 173 à 176.)

 

Cet argument est à mon avis convaincant.

 

[6]               À mon avis, la SAI n’a pas sérieusement tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants de M. Ferrer tel que l’exigent les critères établis dans la décision Kolosovs et le libellé de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. En fait, l’omission de procéder à une analyse critique de l’argument nuancé invoqué par l’avocat de M. Ferrer le démontre bien. Il appert que « l’intégrité du système d’immigration du Canada » a constitué le facteur dominant pris en considération par la SAI dans son raisonnement. Je conviens qu’il puisse s’agir d’un facteur important à prendre en considération, mais seulement après que l’intérêt supérieur des enfants a dûment été examiné; il s’agit là de la seule façon d’aborder de façon équitable et pondérée cette exigence législative importante. À mon avis, l’omission de la SAI de suivre cette approche rend sa décision déraisonnable. Par conséquent, je conclus que la décision rendue comporte une erreur susceptible de contrôle.

ORDONNANCE

 

En conséquence, j’annule la décision de la SAI et je renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision. Il n’y a aucune question à certifier.

 

                                                                                                            « Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3940-08

 

INTITULÉ :                                       JOSELITO RAMOS FERRER c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 8 avril 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge Campbell

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             Le 9 avril 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Joel Sandaluk

 

POUR LE DEMANDEUR

Deborah Drukarsh

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mamann Sandaluk

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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