Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20090406

Dossier : T‑1832‑06

Référence : 2009 CF 350

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2009

En présence de monsieur le juge Barnes

 

 

ENTRE :

ROBERT BEAUCHAMP, GILLES LAVIGNE,

L’ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

et RACHEL DUPÉRÉ

 

demandeurs

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               L’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) et trois de ses membres (les trois personnes demanderesses) sollicitent le contrôle judiciaire de ce qu’ils appellent l’inertie du gouverneur en conseil, qui ne promulgue pas la partie III de la Loi sur les relations de travail au Parlement, L.R.C. 985 (2e suppl.), ch. 33 (la LRTP), un texte qui prévoit des mesures en matière de santé et de sécurité en milieu de travail. Cette inertie, affirment‑ils, constitue une violation du droit à la vie et à la sécurité de la personne, garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) aux personnes demanderesses et autres employés du Parlement dans la même situation qu’elles. Le redressement que voudrait obtenir les demandeurs comprend un jugement déclaratoire disant qu’il y a eu violation de l’article 7 de la Charte, et une ordonnance enjoignant au gouverneur en conseil de promulguer « immédiatement » la partie III de la LRTP, ce qui aurait pour effet de rendre applicable à leur emploi la partie II du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L‑2 (le CCT). Les demandeurs se sont désistés, avant l’audience, du redressement qu’ils sollicitaient en vertu de l’article 15 de la Charte.

 

I.                   Le contexte

[2]               L’AFPC représente environ 400 employés de la Chambre des communes (l’employeur) qui travaillent à plusieurs endroits de la Cité parlementaire, notamment l’édifice du Centre, l’édifice de l’Ouest, l’édifice de l’Est, l’édifice Wellington, l’édifice C.D. Howe, l’édifice de la Confédération, l’édifice du ministère de la Justice, La Promenade, le 181, rue Queen et le Complexe de l’entrepôt Belfast. Au moins trois autres syndicats représentent les autres employés de la Chambre des communes.

 

[3]               Au fil des ans, l’AFPC et ses membres ont été très troublés par la présence d’amiante dans plusieurs des édifices où ils travaillent, ainsi que par le peu d’empressement de leur employeur à régler ce problème à leur satisfaction. Inutile de le dire, ces préoccupations ont généré un niveau croissant d’inquiétude et de défiance et sont devenues l’objet de conversations alarmantes. L’AFPC est particulièrement dérangée par la lenteur apparente de l’employeur à communiquer rapidement l’information relative aux risques que pose l’amiante dans le milieu de travail.

 

[4]               Les inquiétudes de l’AFPC pour la santé et la sécurité en milieu de travail ne se limitent pas aux risques posés par l’amiante. Il y a aussi la qualité de l’air, la présence de moisissures et de champignons, les portes de sortie condamnées, le mauvais entreposage de matières dangereuses, le bruit excessif et les lésions attribuables au travail répétitif. Tous ces aspects sont minutieusement documentés dans le volumineux dossier que j’ai devant moi.

 

[5]               La préoccupation fondamentale de l’AFPC est que ses membres ne jouissent pas de la pleine panoplie des protections en matière de santé et de sécurité qui sont offertes aux autres employés de l’administration fédérale relevant du CCT, et offertes à la plupart des autres employés fédéraux relevant des lois provinciales. Ce problème, dit l’AFPC, vient de ce que le gouverneur en conseil néglige de promulguer la partie III de la LRTP, promulgation qui aurait pour effet de rendre applicable à leur emploi la partie II du CCT. Cette préoccupation est explicitée dans l’affidavit de Robert Beauchamp :

[traduction]

90.       Entre 1996 et aujourd’hui, l’AFPC n’a pas cessé de communiquer par écrit et de conférer avec des députés fédéraux, d’organiser des manifestations et de faire des déclarations publiques, tout cela dans l’espoir de voir promulguée la partie III de la LRTP. Ci‑annexés, sous la cote « QQQ », sont des documents de 1999 qui ont été distribués aux membres de l’AFPC dans le cadre de cette campagne. Le 6 juin 2006, l’AFPC a organisé une manifestation pour souligner le 20e anniversaire de la promulgation de la LRTP.

 

91.       Malgré ces mesures, et malgré les importants moyens mis en œuvre par l’AFPC, il nous a été impossible de convaincre le gouvernement de promulguer la partie III de la LRTP. Les employés du Parlement, au Canada, comptent parmi les rares groupes qui ne sont pas protégés par des lois sur la santé et la sécurité au travail. Je sais que les employés des assemblées législatives provinciales bénéficient de lois sur la santé et la sécurité, tout comme les employés du Congrès des États‑Unis et ceux du Parlement du Royaume‑Uni. Ci‑annexés, sous la cote « RRR », sont deux articles de presse qui attestent ce fait et qui remontent à janvier 1995, dont l’un avait paru dans l’Ottawa Citizen.

 

92.       Vu les efforts considérables faits par les employés pour que soit promulguée la partie III de la LRTP, l’inertie du gouverneur en conseil, qui ne la promulgue pas, me conduit à croire qu’il y a lieu de s’inquiéter pour la santé et la sécurité des employés de la Chambre des communes. Autrement, cette partie de la LRTP aurait été promulguée. La possibilité d’invoquer le Code permettrait aux employés du Parlement de disposer de réels canaux pour faire entendre leurs préoccupations concernant la santé et la sécurité en milieu de travail. Ces canaux permettraient à un arbitre indépendant de rendre des décisions définitives en la matière, en retirant ce pouvoir à l’employeur, et ils donneraient aux employés un droit véritable à tous les renseignements et rapports que détiennent l’employeur ou le gouvernement sur la santé et la sécurité au travail. Je crois que de tels droits sont nécessaires pour garantir la protection de la santé et de la sécurité des employés.

 

93.       Je dépose le présent affidavit au soutien de la demande de contrôle judiciaire contestant l’inertie du gouverneur en conseil, qui ne promulgue pas la partie III de la LRTP.

 

 

[6]               La partie I de la LRTP est entrée en vigueur le 24 décembre 1986. Les parties II et III n’ont jamais été promulguées, en dépit de pressions énormes et constantes de l’AFPC et d’autres. C’est l’inertie du gouverneur en conseil, lequel ne promulgue pas la partie III de la LRTP, qui est à l’origine de la présente demande.

 

[7]               Nonobstant l’absence d’une protection directe du CCT, l’AFPC et ses membres bénéficient de protections conférées par la LRTP en matière de santé et de sécurité, ainsi que de protections prévues par leur convention collective. La partie I de la LRTP prévoit un droit de négociation collective ainsi que d’autres droits en matière d’emploi. Les grèves sont interdites, et tous les différends non résolus qui se rapportent à la négociation collective sont renvoyés à l’arbitrage obligatoire. La section IV de la partie I de la LRTP prévoit un système de règlement des griefs déposés par les employés. En vertu de l’article 62, l’employé qui s’estime lésé par l’interprétation ou l’application à son égard d’une disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale ou par suite d’un fait portant atteinte à ses conditions d’emploi peut présenter un grief. Entre autres sujets, tout grief qui concerne l’interprétation ou l’application d’une convention collective ou qui fait intervenir une mesure disciplinaire entraînant une suspension ou une sanction pécuniaire doit (avec l’assentiment de l’agent négociateur) être renvoyé à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la Commission).

 

[8]               L’actuelle convention collective entre la Chambre des communes et l’AFPC contient plusieurs dispositions qui traitent directement des questions de santé et de sécurité. Ainsi, l’article 35.01 oblige l’employeur à mener ses activités d’une manière qui ne compromette pas la santé et la sécurité de ses employés, et à préserver la propreté et la salubrité de ses installations. Il contient aussi un engagement de la direction d’observer les principes de base du CCT et ceux du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, qui traitent des normes minimales propres à assurer la santé et la sécurité des employés.

 

[9]               La convention collective prévoit aussi l’établissement d’un comité mixte de la santé et de la sécurité au travail. Ce comité, composé d’employés et de représentants de l’employeur, est habilité notamment à examiner et juger les plaintes des employés en matière de santé et de sécurité, à établir et appliquer des programmes en la matière et à participer aux enquêtes menées en milieu de travail. Le comité mixte a aussi le droit d’obtenir tous les rapports en matière de santé et de sécurité qui sont rédigés par l’employeur ou à la requête de l’employeur. Toute affaire ou plainte non résolue par le comité mixte peut être l’objet d’un grief.

 

[10]           La procédure de règlement des griefs qui est établie par la convention collective présente la forme habituelle. Elle permet aux employés de présenter des griefs pour « une action quelconque ou une absence d’action » de l’employeur. La procédure comprend trois paliers. Tout grief qui n’est pas résolu à la satisfaction de l’employé et qui concerne un sujet relevant de l’article 62 de la LRTP peut être renvoyé pour arbitrage indépendant devant la Commission. Il s’agit notamment des affaires portant sur l’interprétation et l’application de la convention collective. On peut raisonnablement conclure de ces dispositions que tout manquement de l’employeur à ses obligations contractuelles en matière de santé et de sécurité peut être l’objet d’un grief, qui en dernier ressort pourra être soumis à un arbitre indépendant pour règlement final.

 

[11]           En concertation avec l’AFPC, la Chambre des communes a également établi une politique générale de santé et de sécurité (la Politique). Les objectifs déclarés de la Politique sont de trois ordres :

                                                               i.      éliminer ou atténuer les risques de blessures ou de maladies en milieu de travail;

 

                                                             ii.      assurer un milieu de travail sain et sécuritaire;

 

                                                            iii.      déceler, gérer, limiter ou éliminer les risques en milieu de travail.

 

 

[12]           La Politique prévoit un mécanisme de résolution des plaintes des employés en matière de santé et de sécurité, comme autre mode de règlement des griefs. Elle contient une définition du mot « danger » qui est identique à celle du CCT et comprend une procédure distincte pour les plaintes déposées par les employés qui refusent de faire un travail dangereux. Selon la Politique, ces refus de travailler sont traités d’une manière très semblable à celle que prévoient les dispositions du CCT, et sans les conséquences disciplinaires possibles auxquelles peut donner lieu la convention collective.

 

[13]           La procédure de résolution des plaintes décrite dans la Politique est plus informelle que la procédure de règlement des griefs, mais elle requiert quand même un renvoi au Comité mixte, qui doit alors conduire promptement une enquête. Si le Comité arrive à un consensus, la direction doit prendre des mesures correctives dans un délai de 30 jours. En l’absence d’un consensus, alors la Politique prévoit qu’il faut obtenir l’avis d’un expert indépendant agréé, dont le rapport devra être présenté au Comité mixte. Si un désaccord subsiste, le différend sera tranché par le greffier de la Chambre des communes ou par son représentant. Même s’il s’agit là d’une procédure interne de résolution, elle contient des éléments qui sont garants d’une indépendance, en raison du rôle du Comité mixte et du recours à des experts externes indépendants.

 

[14]           Selon la preuve qui m’a été soumise, l’AFPC et ses membres n’ont jamais cherché à dissiper les préoccupations en matière de santé et de sécurité dont fait état le dossier que j’ai devant moi, en exerçant leur droit de déposer un grief aux termes de la convention collective, ou en invoquant la Politique.

 

II.        Les questions en litige

[15]           a)         Le redressement que voudraient obtenir les demandeurs relève‑t‑il des cours de justice?

b)         L’inertie du gouverneur en conseil, lequel ne promulgue pas la partie III de la LRTP porte‑t‑elle atteinte aux droits qui sont garantis aux personnes demanderesses par l’article 7 de la Charte?

c)         Le redressement que voudraient obtenir les demandeurs est‑il empêché parce qu’ils n’ont pas épuisé les recours internes à leur disposition?

 

III.       Analyse

La justiciabilité

[16]           La manière dont cette demande est structurée fait apparaître plusieurs difficultés de taille, et notamment le fait que les demandeurs ne contestent pas une décision du gouverneur en conseil. Ils voudraient plutôt obtenir une injonction forçant le gouverneur en conseil à agir. Ils voudraient que la Cour ordonne au gouverneur en conseil d’exercer la fonction purement législative consistant à promulguer une loi – fonction que le Parlement lui‑même n’était pas disposé à exercer lorsqu’il a délégué au gouverneur en conseil en 1986 le pouvoir de décider de la promulgation de la partie III de la LRTP.

 

[17]           Les demandeurs tentent de justifier cette intrusion du pouvoir judiciaire en affirmant que le gouverneur en conseil a passé outre à la volonté du Parlement parce qu’il n’a pas promulgué la partie III de la LRTP. Cet argument repose sur l’idée erronée selon laquelle, en adoptant la LRTP, le Parlement voulait que la partie III du CCT s’applique aux employés du Parlement. En fait, c’est l’opposé qui est vrai. En déléguant au gouverneur en conseil le pouvoir de promulguer la partie III de la LRTP, le Parlement montrait manifestement sa volonté de ne pas appliquer le CCT aux employés du Parlement jusqu’à ce que le gouverneur en conseil juge nécessaire et opportun de le faire. S’il en était autrement, le Parlement n’aurait pas délégué ce pouvoir au gouverneur en conseil.

 

[18]           Une fois que le Parlement a délégué ainsi ce pouvoir, la décision de promulguer la partie III de la LRTP dépend du bon plaisir du gouverneur en conseil tant et aussi longtemps que le législateur ne s’est pas réapproprié ce pouvoir. Ce que les demandeurs voudraient donc obtenir ici, c’est que la Cour rende une ordonnance allant à l’encontre de la volonté du Parlement au lieu de l’accomplir. Ce serait là une intrusion inopportune dans la sphère législative, ainsi qu’on peut le lire dans le passage suivant de la décision du juge Bora Laskin, dans l’arrêt Loi modifiant le droit pénal, Référence, [1970] R.C.S. 777, 10 D.L.R. (3d) 699, au paragraphe 82 :

82     Que le résultat de la proclamation en litige plaise ou déplaise à cette Cour n’a rien à voir à l’affaire. Une partie du processus législatif nous échappe si nous tentons après coup d’insérer les conséquences de la proclamation dans le pouvoir de proclamer séparément les dispositions de la loi. Examiner la législation mise en vigueur par proclamation à la lumière d’une supposée intention législative, intention déduite de la lecture de l’ensemble comme s’il avait effet sans la disposition conditionnelle de l’art. 120, c’est tronquer cet article et plonger dans un abîme de conjectures. En outre, c’est présumer que le Parlement n’a confié qu’un mandat restreint à l’exécutif et, plus encore, qu’il appartient aux tribunaux de faire respecter ce mandat. Si la réalité ne répond pas à l’attente du Parlement sur la façon d’exercer le pouvoir de proclamation, ce n’est pas aux Juges qu’il incombe de remédier à la situation.

 

 

Voir aussi l’arrêt R. c. S. (S.) et al., [1990] 2 R.C.S. 254, paragraphes 31 et 32, et la décision Carrion c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 584, paragraphe 14.

 

[19]           Il ressort très clairement d’autres précédents que les tribunaux doivent se garder d’usurper la fonction législative. Quand bien même les principes de la Charte autoriseraient une intrusion dans la sphère législative, ce n’est en général que l’expression de la loi, non son élaboration, que les tribunaux peuvent être appelés à examiner, et encore uniquement avec beaucoup de circonspection. Je m’en rapporte, sur ce point, à des précédents tels que R. c. Langille (1992), 119 N.S.R. (2d) 79 (C.A.), Lucas c. Toronto Police Service Board (2001), 54 O.R. (3d) 715 (C. div.), Loi modifiant le droit pénal, Référence, précité, paragraphe 80, Flora c. Ontario Health Insurance Plan, 2008 ONCA 538, paragraphe 104, et Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2008 CAF 229, paragraphe 53. Même dans l’affaire Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, le juge Cory prenait soin de faire observer, au paragraphe 55, que le texte de portée trop limitative qui avait été soumis à contrôle judiciaire avait été promulgué.

 

[20]           Il est clair aussi que la question de la promulgation de la partie III de la LRTP est l’objet d’une attention du gouverneur en conseil et du Parlement depuis au moins le 24 décembre 1986, date à laquelle le gouverneur en conseil décida de promulguer la partie I de la LRTP, mais non ses parties II ou III, et jusqu’au vote de la Chambre des communes tenu le 3 juin 2003[1]. Le dossier montre clairement que le peu d’empressement du gouverneur en conseil et du Parlement à conférer aux employés du Parlement la protection du CCT s’expliquait par le fait que certaines des dispositions du CCT pouvaient être incompatibles avec les privilèges du Parlement, et notamment ceux des députés. Il n’appartient certainement pas à une cour de justice de reconsidérer la sagesse de tels choix ou de se prononcer sur le mérite respectif de valeurs et intérêts antagonistes. Les choix politiques de cette nature ne se prêtent tout simplement pas à un contrôle judiciaire : voir l’arrêt Vriend, précité, paragraphe 136.

 

La demande de redressement fondée sur la Charte

[21]           Si je comprends bien la position des demandeurs, ils affirment qu’il a été porté atteinte à leurs droits conférés par l’article 7 de la Charte parce que le gouverneur en conseil ne les fait pas bénéficier des protections du CCT en matière de santé et de sécurité, protections dont jouissent la plupart des autres employés de l’administration fédérale. Il s’agirait notamment du droit de refuser d’exécuter un travail dangereux sans craindre des représailles, et du droit de faire intervenir un agent de santé et de sécurité, pour qu’il ordonne que soient neutralisés les risques présents dans le milieu de travail. Les demandeurs ne semblent pas prétendre que ce sont les conditions réelles de travail dans la Cité parlementaire qui les privent de leurs droits garantis par l’article 7, mais uniquement qu’ils ont droit à une protection législative accrue afin de pouvoir composer efficacement avec les risques qu’ils disent courir dans leur milieu de travail.

 

[22]           L’argument des demandeurs fondé sur l’article 7 est certes inédit, mais ce n’est pas un argument que je suis disposé à admettre. Une personne ne souffre pas automatiquement d’une atteinte à son droit à la sécurité conféré par l’article 7 du seul fait de l’absence d’une protection législative. En général, il doit y avoir, à l’appui d’une telle prétention, une forme ou une autre de conduite coercitive ou préjudiciable de la part de l’État. Même si les conditions de travail, à la Cité parlementaire, étaient déplorables au point d’ouvrir la voie à un redressement fondé sur l’article 7 de la Charte (ce qui déjà, en droit, est une proposition inédite), je ne puis imaginer un cas où la Cour jugerait opportun d’ordonner au Parlement ou au gouverneur en conseil, à titre de solution, de promulguer une loi. Le recours qui s’imposerait se limiterait, tout au plus, à la correction du problème existant, ce qui pourrait sans doute aller jusqu’à l’évacuation des lieux. Sur ce point, l’injonction que voudrait obtenir les demandeurs est un recours tout à fait excessif et injustifié, même si le présent dossier attestait une violation de la Charte.

 

[23]           Il ne s’agit pas non plus ici d’un cas qui ne puisse jamais confirmer l’existence d’une obligation absolue au titre de l’article 7 de la Charte, et cela parce que le dossier, qui prétendument atteste que les demandeurs sont privés de leurs droits, est très insuffisant. Ce point n’a pas échappé à la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Gosselin c. Québec, [2002] 4 R.C.S. 429, au paragraphe 83, où elle qualifiait le dossier qu’elle avait devant elle de « cadre factuel [trop] ténu » pour étayer cette prétention. C’est encore plus vrai dans le contexte d’une demande comme celle‑ci, où les réclamants n’ont pas cherché à constituer un dossier véritablement probant en mettant d’abord en question, par la procédure de règlement des griefs prévue dans la convention collective, la conduite contestable de l’employeur. La décision elle‑même rendue par la juge Louise Arbour dans l’arrêt Gosselin, précité, un arrêt que les demandeurs invoquent copieusement, atteste la nécessité d’un dossier montrant que le fait d’être exclu d’un régime prévu par une loi constitue un obstacle à l’exercice d’un droit garanti (voir paragraphe 365). Il s’agirait notamment, par nécessité, d’explorer les solutions de remplacement qui ont pu être mises en place par l’État pour corriger le problème en cause. Dans le dossier actuel, la prétendue privation de droits est plus théorique qu’avérée, parce que les demandeurs ne se sont pas interrogés sur la pertinence des autres recours à leur disposition. Ce sont des recours qui auraient fort bien pu conduire à la conclusion que les conditions de travail existantes donnent effectivement lieu à un risque sérieux et immédiat pour la santé et la sécurité. Ce n’est pas là une conclusion qu’il m’appartient de tirer au vu de la preuve contradictoire et non validée que contient le dossier.

 

[24]           Je n’entends pas approfondir davantage le sujet de la justiciabilité ni les questions liées à la Charte qu’ont soulevées les demandeurs, et cela parce que les demandeurs n’ont pas épuisé les recours internes que leur offraient la convention collective et la Politique, ce qui rend leur demande irrecevable.

 

Les autres recours

[25]           Les demandeurs tentent de justifier leur défaut d’exercer leurs droits en matière de santé et de sécurité en faisant valoir que les droits en question sont incomplets à plusieurs égards et ne sont pas à la hauteur des protections et des procédures offertes par le CCT. Par exemple, ils soulignent l’absence, dans la Politique, d’une obligation de l’employeur de communiquer à l’AFPC et aux employés l’information touchant la santé et la sécurité. Ils trouvent également que l’application de la Politique dépend finalement du bon vouloir du greffier de la Chambre des communes. Ces considérations ne sont pas toutefois particulièrement révélatrices, étant donné que la convention collective reconnaît à la fois l’obligation de divulgation et le recours à l’arbitrage. Dire que les dispositions de la convention collective qui concernent le refus de travailler sont déficientes en raison du risque d’imposition de mesures disciplinaires, c’est aussi ne pas tenir compte du fait que la Politique offre une solution autre que le refus de faire un travail dangereux, sans que cette solution entraîne des mesures disciplinaires.

 

[26]           Les critiques formulées par les demandeurs à l’endroit de la Politique et de la convention collective sont également fragilisées par le fait qu’ils n’ont pas pleinement exploré ces recours et mesurer leur utilité. Les demandeurs sont tout simplement malvenus à théoriser sur le bien‑fondé respectif de divers régimes portant sur les questions de santé et de sécurité au travail, quand ils ont par ailleurs ostensiblement dédaigné d’exiger le respect d’obligations très explicites en matière de santé et de sécurité, ce à quoi s’ajoutent le recours à l’arbitrage et l’examen par un expert indépendant. D’ailleurs, si l’AFPC est aussi préoccupée qu’elle le prétend par les manquements de l’employeur à son obligation de divulgation et aux règles de préservation d’un milieu de travail sain et sécuritaire, alors il est difficile de comprendre pourquoi elle n’a nullement cherché à régler la question, en recourant soit à la procédure de règlement des griefs prévue par la convention collective, soit à la procédure plus informelle d’examen des plaintes exposée dans la Politique. Les seules excuses données par l’AFPC pour se justifier sont que les employés craignent d’être l’objet de représailles s’ils refusent de faire un travail dangereux, ou que les plaintes déposées ont été résolues d’une manière satisfaisante. Dans la mesure où il n’est pas établi que l’employeur a jamais usé de représailles, cette crainte ne repose que sur des conjectures. Cela n’excuse pas non plus l’AFPC de ne pas avoir présenté, en vertu de l’article 35.01 de la convention collective, un grief alléguant un manquement de l’employeur à son obligation d’observer les principes fondamentaux du CCT et à son obligation de mener ses activités d’une manière qui ne mette pas en danger la santé et la sécurité des employés. Et si la convention collective n’atteint pas les protections offertes par le CCT pour ce qui concerne le refus de faire un travail dangereux, la Politique, elle, ne cède en rien aux dispositions du CCT et, chose surprenante, nul ne semble avoir jamais mis son efficacité à l’essai[2].

 

[27]           Dans la mesure où les demandeurs ont de légitimes préoccupations en matière de santé et de sécurité, ces préoccupations doivent trouver leur solution dans la procédure de règlement des griefs prévue par la convention collective, ou à la faveur des autres mécanismes de règlement des différends qui sont établis par la Politique. Ce n’est que dans un tel contexte que la preuve nécessaire au soutien de leurs prétentions pourra être présentée et évaluée. Il n’est pas nécessaire que ces procédures de substitution soient parfaites, il suffit qu’elles conviennent pour la tâche à accomplir : voir l’arrêt Froom c. Canada (Ministre de la Justice), [2005] 2 R.C.F. 195 (C.A.), paragraphe 12. Cette manière d’envisager la question permet aussi d’éviter toute ingérence judiciaire dans les fonctions législatives et stratégiques du Parlement et du gouverneur en conseil.

 

[28]           Dans la LRTP, le législateur établit un régime permettant de composer avec les questions qui surgissent dans le milieu de travail, et notamment de régler les différends en matière de santé et de sécurité et, en adoptant la Politique, l’employeur entendait compléter les dispositions législatives. Ces instruments ne sauraient être contournés par le dépôt de recours devant les tribunaux. Nombreux sont les précédents qui confirment ce principe de non‑intervention judiciaire, notamment l’arrêt Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, où le juge Ian Binnie s’exprimait ainsi :

39     Sixièmement, lorsque le législateur a clairement établi un régime complet pour le règlement des différends en matière de relations de travail, comme c’est le cas en l’espèce, les tribunaux ne devraient pas mettre en péril le mécanisme exhaustif de règlement des différends que contient la loi en permettant l’accès systématique aux tribunaux. Même si l’absence d’un arbitre indépendant peut, dans certaines circonstances, se répercuter sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal (comme dans les cas de dénonciateurs), la règle générale de la retenue dans les instances découlant des relations de travail devrait prévaloir.

 

Voir aussi l’arrêt Anderson c. Canada, [1997] 1 C.F. 273 (C.A.), paragraphe 4, et la décision Jones c. Canada (Procureur général), [2007] A.C.F. n° 532, 2007 CF 386, paragraphes 38 à 40.

 

IV.       Dispositif

[29]           La demande de contrôle judiciaire n’a aucun fondement et doit être rejetée. Les dépens, calculés selon la colonne IV, sont accordés au défendeur.

 


 

JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les dépens, calculés selon la colonne IV, sont accordés au défendeur.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Réviseur

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑1832‑06

 

INTITULÉ :                                       Beauchamp et al.

                                                            c.

                                                            PGC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             Les 2 et 3 mars 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Barnes

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 6 avril 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Raven et

Me Astritis

613‑567‑2901

613‑567‑2901

 

POUR LES DEMANDEURS

Me Graham

613‑952‑7898

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 



[1] Le vote du 3 juin 2003 a eu pour effet de rejeter une motion portant deuxième lecture du projet de loi C-419 et de renvoyer ce projet de loi en comité. Le projet de loi C-419 était un projet de loi d’initiative parlementaire qui, entre autres choses, aurait promulgué les parties II et III de la LRTP le jour où il aurait reçu la sanction royale.

[2]     Témoignage de Robert Beauchamp, dossier des demandeurs, page 2912.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.