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Date : 20090401

Dossier : IMM‑3474‑08

Référence : 2009 CF 337

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2009

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

JOSE MANUEL JIMENEZ RUIZ,

MAYRA SORIA CUERVO,

HANNIA YUMEI JIMENEZ SORIA

et KENYA NAOMI JIMENEZ SORIA

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit de la demande de contrôle judiciaire présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), contre la décision du 9 juillet 2008 (la décision) de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), décision par laquelle la Commission a refusé la demande d’asile des demandeurs au motif qu’ils n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger selon les termes des articles 96 et 97 de la Loi.

 

RÉSUMÉ DES FAITS

 

[2]               Le demandeur principal, Jose Ruiz, est un citoyen du Mexique et il est âgé de trente‑deux ans. Sa conjointe de fait, Mayra Cuervo, âgée de vingt‑quatre ans, et leurs deux filles mineures, Hannia Soria, six ans, et Kenya Soria, cinq ans, sont toutes des citoyennes du Mexique.

 

[3]               Le demandeur principal déclare qu’il a été victime d’un vol qui a eu lieu le 3 août 2006 dans l’État de Mexico. Deux hommes sont sortis d’un véhicule aux vitres teintées et ont abordé le demandeur principal, l’un d’eux portant une arme. Le demandeur principal déclare qu’ils ont volé son portefeuille, sa montre et sa bague. Selon le demandeur, le vol était motivé politiquement parce que son père travaillait pour le gouvernement fédéral et qu’il évinçait des occupants illégaux des terres que le gouvernement voulait acquérir. Le demandeur déclare que son père s’est enfui à Matamos, dans l’État de Tamaulipas, il y a quatre ans et qu’il se cache depuis ce temps.

 

[4]               Le demandeur principal a déclaré que le Parti révolutionaire démocratique (PRD), qui a la mainmise sur le gouvernement de Mexico et qui s’occupe des terres pour le compte du gouvernement fédéral, voulait s’en prendre à lui pour se venger de son père. Il déclare qu’il n’a jamais eu d’affiliation politique à aucun parti au Mexique à aucun moment.

 

[5]               Le demandeur principal a déclaré qu’entre 1998 et 2004, sa famille résidait à Tampico, dans l’État de Tamaulipas, et que son père avait l’habitude de leur rendre visite. Son père est resté avec eux pendant une période de cinq mois en 2004, mais il a ensuite déménagé à Mexico et il a aussi voyagé à différents endroits. Le demandeur principal déclare que des personnes lui ont posé des questions sur son père, mais il croit que c’étaient des membres du PRD. Le PRD avait menacé son père dans le passé. Le demandeur principal déclare qu’il n’a pas vu son père depuis la fin 2004 et qu’après 2004, sa famille n’a jamais su où son père se trouvait.

 

[6]               Le demandeur principal et sa famille ont déménagé à Mexico au début de 2005. Ils y ont résidé jusqu’à ce qu’ils arrivent par avion à Toronto, au Canada, le 28 août 2006.

 

[7]               Le demandeur principal allègue que le 6 août 2006, les mêmes hommes qui l’avaient volé ont tenté d’enlever ses enfants à l’école. Les auteurs de la tentative d’enlèvement ont averti le demandeur principal et son épouse de ne pas se tourner vers les autorités. Le demandeur principal déclare aussi que sa famille et a reçu plusieurs appels téléphoniques de menace qu’il a attribués aux mêmes personnes. Ces personnes ont dit au demandeur principal qu’elles l’avaient dans leur collimateur et elles lui ont rappelé la tentative d’enlèvement.

 

[8]               Le demandeur principal s’est plaint au bureau du procureur général de l’État le 16 août 2006; là, on lui a dit que l’un des auteurs des actes en cause, Luis, était un membre du PRD. À la suite de sa plainte, on a demandé au demandeur principal de se présenter au bureau du procureur général pour qu’il identifie un suspect qui était en détention. Toutefois, lorsqu’il s’est présenté au bureau, il n’y avait aucune trace du fait qu’on l’avait appelé pour qu’il identifie quelqu’un et il n’y avait personne en détention. Le demandeur principal déclare qu’il a alors réalisé que sa vie et les vies des membres de sa famille étaient menacées et qu’ils ne pourraient pas obtenir de protection adéquate des autorités mexicaines.

 

[9]               Les demandeurs sont arrivés au Canada à la fin du mois d’août 2006. Le demandeur principal a découvert que son père était ici et qu’il avait présenté une demande d’asile à Montréal, demande qui avait été rejetée. Le père du demandeur était disposé à déposer comme témoin dans le cadre de la demande d’asile des demandeurs, ce qui a été rendu possible par une conférence téléphonique à partir de Montréal. Le père a déclaré que ses problèmes étaient nés à la suite de la dénonciation qu’il avait faite contre Julioa Levya Guerrero et son complice, Enrique Resendez Cuellar, relativement à la possession illégale de biens du gouvernement fédéral. Il a déclaré que Julioa appartenait au Parti révolutionnaire institutionnel (PRI).

 

[10]           Les demandeurs allèguent qu’ils craignent avec raison d’être persécutés au Mexique du fait des opinions politiques qu’on leur attribue, de leur appartenance à un groupe social particulier et du fait qu’ils sont des personnes qui sont la cible du crime organisé au Mexique. Ils déclarent que, s’ils étaient renvoyés au Mexique, ils seraient exposés au risque de torture ou à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

LA DÉCISION SOUMISE AU CONTRÔLE

 

[11]           La Commission a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. En particulier, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Leur renvoi au Mexique ne les exposerait pas non plus personnellement à une menace à leur vie ou à un risque de peines ou traitements cruels et inusités. La Commission a conclu qu’il n’y avait pas de motifs substantiels de croire que le renvoi des demandeurs au Mexique les exposerait personnellement à une menace de torture.

 

[12]           La Commission a relevé, d’après le témoignage du demandeur principal et de son père, que les agents de persécution n’appartenaient pas au même parti. Cela minait toute crédibilité du demandeur principal. La Commission a conclu que le demandeur principal n’avait pas été persécuté pour les opinions politiques qu’on aurait attribuées à son père ou à lui‑même.

 

Criminalité et lien

 

[13]           La Commission a conclu que les victimes de crime, de corruption ou de vendetta n’arrivaient généralement pas à établir de lien entre leur crainte de persécution et l’un des cinq motifs prévus dans la définition de la Convention relative au statut des réfugiés. La Commission a décidé que la situation des demandeurs ne présentait pas de lien avec l’un des motifs de la Convention et qu’ils n’appartenaient à aucune des trois catégories de « groupe social » décrites dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689 (Ward). La Commission a souligné que la catégorie « victimes de crimes » ne présentait pas de lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention. Aussi, les demandeurs n’avaient pas établi de risque particulier distinct du risque auquel la population du Mexique en général fait face. Pour ce motif, la Commission a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention.

 

La protection de l’État

 

[14]           La Commission n’était pas convaincue que l’État ne serait pas raisonnablement disposé à les protéger si les demandeurs étaient renvoyés au Mexique. La Commission a conclu que l’ensemble de la preuve n’étayait pas la conclusion d’un effondrement de l’État; l’ensemble de la preuve ne réfutait pas non plus la présomption selon laquelle le Mexique était en mesure de protéger ses citoyens. On ne s’attend pas à ce que l’État assure une protection parfaite à ses citoyens

 

[15]           La Commission s’est fondée sur Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1376 (C.A.F.) (Kadenko), au paragraphe 5 :

Lorsque l’État en cause est un état démocratique comme en l’espèce, le revendicateur doit aller plus loin que de simplement démontrer qu’il s’est adressé à certains membres du corps policier et que ses démarches ont été infructueuses. Le fardeau de preuve qui incombe au revendicateur est en quelque sorte directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l’État en cause : plus les institutions de l’État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui.

 

 

[16]           La Commission a aussi cité Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (C.A.F.) (Villafranca), pour affirmer que le simple fait qu’un État ne réussisse pas toujours à protéger ses citoyens ne justifie pas l’octroi du statut de réfugié. Aussi, dans Milev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 907 (C.F. 1re inst.), il est clair que si l’État ne fournit pas une protection parfaite cela ne constitue pas en soi une base pour conclure que l’État ne veut pas ou n’est pas en mesure d’offrir une protection raisonnable dans les circonstances. Le but de la protection internationale des réfugiés n’est pas de permettre au demandeur d’avoir la possibilité de demander une meilleure protection à l’étranger que celle qu’il recevrait dans son propre pays.

 

[17]           Encore une fois, la Commission s’est fondée sur Ward pour déterminer ce que le demandeur doit établir afin de réfuter la présomption selon laquelle l’État est en mesure de protéger ses citoyens. Il doit y avoir une preuve « claire et convaincante » que l’État n’est pas en mesure de protéger ses citoyens. Cela signifie que le demandeur doit solliciter la protection des autorités de son propre pays ou établir qu’il n’était objectivement pas raisonnable de le faire.

 

[18]           La Commission a admis que bien que le Mexique soit une république fédérale, que le gouvernement soit généralement respecté et qu’il fasse la promotion des droits de la personne à l’échelle nationale, une culture d’impunité et de corruption continue d’y exister. La Commission s’est fondée sur plusieurs éléments de preuve documentaire relatifs à la corruption au Mexique, aux voies de recours et aux programmes d’aide aux victimes, aux protections offertes aux témoins de crimes et à la possibilité de retrouver les personnes qui fuient des situations de violence. La Commission a conclu que les demandeurs étaient arrivés au Canada environ quatre semaines après le premier incident et qu’ils n’avaient pas donné aux autorités mexicaines la possibilité de découvrir les auteurs de cet incident. C’était « présume[r] trop rapidement que la protection de l'État ne [leur] était pas disponible » : Hussain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 590 (Hussain).

 

[19]           La Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils seraient exposés à un risque de préjudice et qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État avec une preuve claire et convaincante.

 

LA QUESTION EN LITIGE

 

[20]           Les demandeurs ont soulevé la question suivante :

1)                  Les conclusions de la Commission sur la question de la protection de l’État étaient‑elles raisonnables?

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES

 

[21]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables dans la présente instance :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[22]           Dans Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, la Cour a décidé ce qui suit :

11.  [] Décider si un demandeur a réfuté la présomption de protection de l’État suppose « l’application d’une norme juridique [... c’est‑à‑dire « confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection » : Ward, précité, au paragraphe 50] à un ensemble de faits », ce qui, selon la Cour suprême du Canada, constitue une question mixte de fait et de droit : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 26. La SPR possède une compétence relative au sujet des conclusions de fait et de l’évaluation de la situation dans le pays en cause. Cependant, la Cour possède une expertise relative pour décider si la norme juridique a été respectée. En conséquence, à mon avis, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter. Cette conclusion est compatible avec les décisions dans lesquelles la question de la protection de l’État a été considérée comme une question mixte de fait et de droit : décisions Smith et Racz.

 

 

[23]           La décision récente Lozada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 492, décrit aussi la norme de contrôle relative à la protection de l’État de la façon suivante :

Dans l’arrêt Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, la Cour d’appel fédérale a considéré la question de la protection de l’État dans un cas où une demanderesse avait revendiqué l’asile au Canada parce qu’elle estimait ne pas pouvoir obtenir au Mexique une protection de l’État contre la violence conjugale. Selon la Cour d’appel fédérale, la norme de contrôle devant s’appliquer à la manière dont la Commission avait évalué la protection de l’État et l’inertie de la demanderesse à obtenir cette protection était la norme de la décision raisonnable (arrêt Carrillo, paragraphe 36). Aucune des parties n’avait présenté d’observations écrites détaillées sur la norme de contrôle à appliquer aux décisions relatives à la protection de l’État, mais la Cour fédérale a rendu une foule de jugements où elle écrit que la norme de contrôle d’une décision concluant à l’existence d’une telle protection est, d’après la terminologie antérieure à l’arrêt Dunsmuir, la norme de la décision raisonnable simpliciter (voir Monte Rey Nunez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1661; Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1249; et Fernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1132).

 

[24]           Toutefois, dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a admis que même si la décision raisonnable simpliciter et de décision manifestement déraisonnable sont des normes théoriquement différentes, « les difficultés analytiques soulevées par l’application des différentes normes réduisent à néant toute utilité conceptuelle découlant de la plus grande souplesse propre à l’existence de normes de contrôle multiples » : Dunsmuir, au paragraphe 44. Par conséquent, la Cour suprême du Canada a décidé que les deux normes de contrôle relative au caractère raisonnable de la décision devaient être fusionnées pour en former une seule : « la raisonnabilité ».

 

[25]           La Cour suprême du Canada dans Dunsmuir a aussi décidé que l’analyse de la norme de contrôle n’a pas besoin d’être menée dans chaque instance. Plutôt, lorsque la norme de contrôle applicable à une question précise présentée à la cour est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse que la cour de révision doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui permettent de déterminer la bonne norme de contrôle.

 

[26]           Ainsi, vu l’arrêt Dunsmuir de la Cour suprême du Canada et la jurisprudence de la Cour, je conclus que la norme de contrôle applicable en l’espèce est la raisonnabilité. Lorsque la Cour effectue le contrôle de la décision selon la raisonnabilité, son analyse tiendra « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. » Dunsmuir, au paragraphe 47. Autrement dit, la Cour devrait intervenir seulement si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

LES ARGUMENTS

            Les demandeurs

 

[27]           Les demandeurs font valoir que la Commission a conclu que le Mexique a « une culture profondément enracinée d’impunité et de corruption »; toutefois, la Commission a ensuite conclu que les demandeurs avaient quitté le Mexique seulement un mois après que le demandeur principal se fut plaint aux autorités et que les demandeurs avaient « conclu trop rapidement à l’inexistence de la protection de l’État ». Les demandeurs font valoir que cette position était sur le plan interne incohérente, illogique et déraisonnable.

 

[28]           Les demandeurs déclarent que la Commission n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité relativement à la preuve qu’ils avaient présentée. Le demandeur principal a témoigné qu’il avait été appelé par les autorités pour identifier un auteur des actes en cause, seulement pour que, lorsqu’il s’était présenté au bureau du procureur général, un fonctionnaire nie l’avoir appelé. Les demandeurs font valoir que cet élément de preuve est cohérent avec deux scénarios : (1) cet auteur avait utilisé des moyens de corruption pour échapper aux poursuites; (2) les autorités avaient fait preuve d’une flagrante incompétence. Ni l’un ni l’autre des scénarios ne suscite quelque [traduction] « degré de confiance dans la volonté et la capacité des autorités d’arrêter les auteurs des actes en cause si le demandeur avait attendu plus longtemps au Mexique ».

 

[29]           En outre, les demandeurs soutiennent que la Commission n’a indiqué aucun organisme ni moyen efficace qui leur aurait permis d’échapper à la corruption systémique et à l’impunité dont la Commission a admis l’existence au Mexique. Les demandeurs soulignent que « l’impunité » signifie que le citoyen ne dispose d’aucun recours efficace en cas d’injustice.

 

[30]           Les demandeurs déclarent que les facteurs de la présente affaire sont distincts de ceux de l’affaire Hussain en raison du fait que la police pakistanaise dans ce dernier cas lui aurait apporté son aide, si M. Hussain était retourné la voir.

 

[31]           En ce qui a trait à l’arrêt Ward, les demandeurs font valoir que, étant donné les conclusions de la Commission sur la situation du pays au Mexique et vu l’absence d’aide des autorités, le demandeur principal était en droit de conclure que la protection ne lui serait pas offerte et qu’il était raisonnable qu’il n’expose pas davantage sa vie ou les membres de sa famille à un risque en restant au Mexique.

 

[32]           Les demandeurs se fondent sur Zepeda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CF 491, au paragraphe 25, pour affirmer que, à moins de preuve contraire, le demandeur a le droit de limiter ses plaintes aux organismes qui ont de véritables pouvoirs de contrainte, par exemple la police, et qu’il n’a pas besoin d’attendre sur place pour présenter auprès d’autres organismes des plaintes qui seront probablement infructueuses.

 

[33]           Les demandeurs concluent qu’il suffit, lors du contrôle judiciaire, d’établir que le résultat aurait pu être différent si la Commission n’avait pas commis d’erreur : Pankou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 203; Alam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4, et Hussain, précité.

 

Le défendeur

 

[34]           Le défendeur fait valoir que le fait que la Commission reconnaisse qu’il existe au Mexique une culture profondément enracinée d’impunité et de corruption n’équivaut pas à la conclusion que l’État mexicain ne veut pas ou n’est pas en mesure d’offrir une protection adéquate à ses citoyens. La Commission a admis que le demandeur principal avait pu être une victime de crime de la part d’assaillants inconnus et qu’il s’était présenté au bureau du procureur général, où aucun suspect n’avait été arrêté pour que le demandeur principal l’identifie.

 

[35]           Toutefois, il n’y a aucun indice de la part de la Commission qu’elle ait admis la conjecture du demandeur principal selon laquelle tout cela était dû à la corruption politique qui régnait au bureau du procureur général ou qu’il s’agissait en fait d’un indice d’une menace grave à sa vie. Selon le défendeur, la Commission a rejeté les allégations des demandeurs selon lesquelles les menaces étaient motivées politiquement; ainsi il n’y a aucune base sur laquelle on peut avancer que la Commission a admis que le bureau du procureur général a appelé le demandeur pour l’informer qu’un suspect lié au PRD y était détenu.

 

[36]           Le défendeur soutient en outre que même si la Cour était d’avis que la Commission a admis que le bureau du procureur général avait agi de façon corrompue, cela et le fait que la corruption demeure un problème grave au Mexique ne constituerait pas une preuve suffisante, qui soit claire et convaincante, que l’État ne veut pas ou n’est pas en mesure d’offrir aux demandeurs sa protection au Mexique. Le défendeur souligne que la Cour a récemment et de façon répétée décidé que les organisations gouvernementales autres que la police peuvent apporter de l’aide lorsque la réponse initiale de la police n’est pas adéquate : Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 134.

 

[37]           Le défendeur souligne que la Commission a conclu au vu de la preuve qu’il n’était pas objectivement déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur principal ait demandé une aide supplémentaire de l’État avant de demander la protection internationale. Après qu’elle eut reconnu les limites de la capacité du Mexique à protéger ses citoyens, il appartenait à la Commission de soupeser la preuve qui lui avait été présentée pour déterminer si la protection offerte par l’État était adéquate. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau la preuve qui a été présentée à la Commission : Kadenko, précité, et Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 971, au paragraphe 22.

 

ANALYSE

 

[38]           Le fondement de la présente demande est le suivant : la Commission a admis le récit du demandeur principal au sujet du vol et de la tentative d’enlèvement, le fait qu’il soit allé au bureau du procureur général, et la Commission a aussi conclu que la preuve documentaire révélait « une culture profondément enracinée d’impunité et de corruption au Mexique », et, pourtant, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que la protection de l’État ne leur serait pas offerte au Mexique et qu’ils avaient quitté trop rapidement le Mexique pour venir au Canada.

 

[39]           En d’autres termes, les demandeurs déclarent que, si l’impunité et la corruption étaient si profondément enracinées dans la culture mexicaine, la Commission n’explique pas comment ils auraient pu demander la protection de l’État soit en demeurant plus longtemps au Mexique qu’ils ne l’ont fait après avoir conclu que leur vie était en danger, soit par l’accès à d’autres formes de protection. Les demandeurs déclarent que le raisonnement de la Commission sur ce point principal est illogique et incomplet et que, ainsi, ce raisonnement ne peut pas être considéré comme raisonnable au sens de Dunsmuir. En fait, les demandeurs font valoir qu’il existe d’autres indices de négligence et de contradiction dans la décision qui confirment que la Commission a utilisé un « raisonnement stéréotypé » au lieu de tenir compte de la preuve précise qui lui avait été présentée.

 

[40]           Lorsque j’examine la décision comme un tout, l’essentiel du raisonnement de la Commission sur la protection de l’État était le suivant : « l’ensemble de la preuve n’étaye pas la conclusion d’un effondrement de l’État, ni ne réfute la présomption que le Mexique est en mesure de protéger ses [citoyens] ».

 

[41]           La Commission a certainement admis qu’« une culture profondément enracinée d’impunité et de corruption continue d’exister » au Mexique, mais « d’après la preuve documentaire, on ne peut pas conclure à un effondrement du système de l’État en ce qui a trait à la protection des citoyens » […].

 

[42]           En d’autres termes, mise dans le contexte de l’ensemble de la décision, la reconnaissance par la Commission de l’existence de l’impunité et de la corruption n’équivaut pas à un effondrement de l’appareil de l’État, et les demandeurs eux‑mêmes ont présenté peu d’éléments de preuve qui donnent à penser qu’ils avaient essayé de se prévaloir de la protection de l’État. Le témoignage des demandeurs relativement à leurs propres expériences demeure dans une certaine mesure entaché par la conclusion défavorable quant à la crédibilité sur les motivations politiques, mais même si cette question est écartée, le témoignage demeure hautement conjectural et ténu.

 

[43]           Le demandeur principal a déclaré que le 16 août 2006, il est allé au bureau du procureur général pour signaler les incidents. Il déclare que plus tard le jour même, il a reçu un appel téléphonique; on lui demandait de retourner au bureau pour identifier un suspect qui y était détenu. Toutefois, il dit que lorsqu’il s’est présenté au bureau, il n’y avait aucune trace du fait qu’on l’avait appelé pour qu’il identifie quelqu’un et qu’il n’y avait personne en détention. Il a alors décidé que sa vie était menacée et qu’il devait venir au Canada.

 

[44]           Les demandeurs demandent à la Cour de prendre en compte ce récit comme preuve d’une corruption ou d’une incompétence flagrante si endémique que leur conclusion que l’État du Mexique ne pouvait pas les protéger était raisonnable.

 

[45]           Cependant, rien n’étaye réellement la conclusion des demandeurs. Ils auraient pu tenter de découvrir ce qui s’était passé et, s’il s’agissait de corruption, ils auraient pu entrer en contact avec les organismes de l’appareil de l’État qui s’occupent de la corruption. S’il s’agissait d’incompétence, cela ne justifie pas la décision rapide des demandeurs de quitter le Mexique pour venir au Canada.

 

[46]           Même si la Commission a admis que l’impunité et la corruption existent au Mexique, elle a relevé que des mesures avaient été prises pour régler ces problèmes, et je ne pense pas qu’il ait été déraisonnable de la part de la Commission de conclure que, sur la base d’un seul appel téléphonique non expliqué du bureau du procureur général, le demandeur avait fait quoi que ce soit pour réfuter la présomption de la protection de l’État.

 

[47]           Je ne peux pas dire que cette conclusion n’était pas raisonnablement loisible à la Commission, sur la base de la preuve subjective des demandeurs et de la preuve documentaire dont elle disposait. Je ne pense pas non plus que cette conclusion puisse être annulée en raison d’autres anomalies ou incohérences dans la décision.


 

JUGEMENT

 

La cour statue que :

 

1.      La présente demande est rejetée.

2.      Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale, LL.M., M.A. Trad.jur.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                IMM‑3474‑08

 

INTITULÉ :                                               JOSE MANUEL JIMENEZ RUIZ,

                                                                    MAYRA SORIA CUERVO,

                                                                    HANNIA YUMEI JIMENEZ SORIA et

                                                                    KENYA NAOMI JIMENEZ SORIA

                                                                    c.

                                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                        Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                       le 11 février 2009

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                     le juge RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                             le 1er avril 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Cranton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VanderVennen Lehrer

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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