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Date : 20090310

Dossier : T-959-08

Référence : 2009 CF 249

Ottawa (Ontario), le 10 mars 2009

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

BERTRAND BOUCHARD

Demandeur

 

et

 

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               D’une part, M. Bouchard est endetté envers Sa Majesté relativement à ses arriérés d’impôt. D’une autre part, il est prestataire de prestations de retraite et de supplément de revenu aux termes de la Loi sur le régime de pensions du Canada ainsi qu’aux termes de la Loi sur la sécurité de la vieillesse.

 

[2]               Jusqu’au mois de mars 2008, il recevait mensuellement une somme de 964,33 $. Depuis ce temps, le gouvernement a pris la décision de déduire 30 pour cent du montant mensuel pour l’appliquer à ses arriérés d’impôt. À la suite de cette décision, ses paiements mensuels ont été réduits à 675,74 $. Le Ministre s’est prévalu de l’article 224.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu qui stipule que :

224.1 Lorsqu’une personne est endettée envers Sa Majesté, en vertu de la présente loi […] le ministre peut exiger la retenue par voie de déduction ou de compensation d’un tel montant qu’il peut spécifier sur tout montant qui peut être ou qui peut devenir payable à cette personne par Sa Majesté du chef du Canada.

224.1 Where a person is indebted to Her Majesty under this Act … the Minister may require the retention by way of deduction or set-off of such amount as the Minister may specify out of any amount that may be or become payable to the person by Her Majesty in right of Canada.

 

 

[3]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision. M. Bouchard soumet que puisqu’il est résidant au Québec, et que le législateur a incorporé par renvoi les principes du droit civil du Québec applicables à la « compensation » plutôt qu’à la doctrine de « set-off » de la common law, la « compensation » ne s’applique pas en l’espèce.

 

[4]               Les deux Lois sous lesquelles le gouvernement du Canada est endetté envers M. Bouchard stipulent spécifiquement aux articles 65 et 36, respectivement que les montants dus ne sont pas saisissables même. L’article 553 du Code de procédure civile du Québec contient une stipulation semblable.

 

[5]               De plus, et ceci nous amène au fonds du raisonnement, l’article 1676 du Code civil du Québec stipule que « [La compensation] n'a pas lieu, cependant, si […] la dette a pour objet un bien insaisissable. » De cette façon, le droit civil du Québec ne permet pas la compensation d’un bien insaisissable par un tiers quand l’autre partie est un débiteur.

 

[6]               Le droit de recouvrir par voie de compensation est strictement une question de droit. La norme de contrôle judiciaire est donc celle de la décision correcte. Même si la Loi de l’impôt sur le revenu est la loi constitutive du Ministre du Revenu, celui-ci ne jouit pas d’une connaissance plus approfondie que celle de la Cour au sujet du concept de la compensation. La déférence n’est donc pas de mise (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 au para. 44).

 

LA COMPÉTENCE DE LA COUR FÉDÉRALE

[7]               La Cour fédérale est un tribunal additionnel pour la meilleure administration des lois du Canada conformément à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le terme « lois du Canada » signifie des lois fédérales et non pas des lois provinciales.

 

[8]               Quoi qu’il en soit, il existe plusieurs moyens par lesquels une loi provinciale peut être appliquée à la Cour fédérale. La loi provinciale en question doit être pertinente et connexe. Par exemple, dans l’arrêt Kellogg Co. v. Kellogg, [1941] R.C.S. 242, l’antécédent de cette Cour, la Cour de l’Échiquier du Canada, a dû faire référence à la loi provinciale sur le droit du travail afin de déterminer le droit de propriété d’un brevet (voir généralement ITO-International Terminal Operators Inc. c. Miida Electronics Ltd., [1986] 1 R.C.S. 752).

 

[9]               Une autre façon est l’incorporation par renvoi. Un exemple de cette méthode serait la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. Une autre, telle que décrite par la Loi d’interprétation, serait la référence au sein d’une loi fédérale à un principe de droit civil ou de la common law. M. Bouchard a argumenté avec insistance à cet effet.

 

[10]           Grâce à sa compétence de légiférer, le législateur a adopté des lois en matière de la taxation et d’autres domaines y compris la faillite et l’insolvabilité. En général, les activités qui créent un revenu taxable ou qui causent l’insolvabilité sont des matières de propriété et de droits civils dans une province. Conséquemment, en interprétant une loi fédérale il faut avoir recours aux droits provinciaux sous-jacents.

 

[11]           La Loi d’interprétation a été modifiée en 2001 pour prescrire le suivant :

8.1 Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte.

 

8.1 Both the common law and the civil law are equally authoritative and recognized sources of the law of property and civil rights in Canada and, unless otherwise provided by law, if in interpreting an enactment it is necessary to refer to a province’s rules, principles or concepts forming part of the law of property and civil rights, reference must be made to the rules, principles and concepts in force in the province at the time the enactment is being applied

 

 

8.2 Sauf règle de droit s’y opposant, est entendu dans un sens compatible avec le système juridique de la province d’application le texte qui emploie à la fois des termes propres au droit civil de la province de Québec et des termes propres à la common law des autres provinces, ou qui emploie des termes qui ont un sens différent dans l’un et l’autre de ces systèmes.

 

[Je souligne.]

8.2 Unless otherwise provided by law, when an enactment contains both civil law and common law terminology, or terminology that has a different meaning in the civil law and the common law, the civil law terminology or meaning is to be adopted in the Province of Quebec and the common law terminology or meaning is to be adopted in the other provinces.

 

 

[My emphasis.]

 

[12]           Ceci nous amène à l’argument que la « compensation » et le concept de « set-off » ne sont pas exactement la même chose. Par exemple, dans l’arrêt D.I.M.S. Construction Inc. (Syndic de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 52, [2005] R.C.S. 564, la Cour a conclu que le concept de « equitable set-off » est inapplicable en matière de faillite au Québec.

 

[13]           Le sujet de la compensation est discuté dans le Livre cinquième du Code civil du Québec, qui s’intitule « Des obligations »; plus spécifiquement dans le Chapitre huitième – De l’extinction de l’obligation, du Titre premier – Des obligations en général. La compensation est une parmi plusieurs méthodes par lesquelles une obligation peut être éteinte telles que le paiement, la prescription et la confusion (article 1671).

 

[14]           Les articles 1672, 1673 et 1676 stipulent que :

1672.  Lorsque deux personnes se trouvent réciproquement débitrices et créancières l'une de l'autre, les dettes auxquelles elles sont tenues s'éteignent par compensation jusqu'à concurrence de la moindre.

 

La compensation ne peut être invoquée contre l'État, mais celui-ci peut s'en prévaloir.

 

1672.  Where two persons are reciprocally debtor and creditor of each other, the debts for which they are liable are extinguished by compensation, up to the amount of the lesser debt.

 

Compensation may not be claimed from the State, but the State may claim it.

1673. La compensation s’opère de plein droit dès que coexistent des dettes qui sont l’une et l’autre certaines, liquides et exigibles et qui ont pour objet une somme d’argent ou une certaine quantité de biens fongibles de même espèce.

 

Une partie peut demander la liquidation judiciaire d’une dette afin de l’opposer en compensation.

1673.  Compensation is effected by operation of law upon the coexistence of debts that are certain, liquid and exigible and the object of both of which is a sum of money or a certain quantity of fungible property identical in kind.

 

A person may apply for judicial liquidation of a debt in order to set it up for compensation.

 

 

 

1676.  La compensation s'opère quelle que soit la cause de l'obligation d'où résulte la dette.

 

Elle n'a pas lieu, cependant, si la créance résulte d'un acte fait dans l'intention de nuire ou si la dette a pour objet un bien insaisissable.

 

 

 

1676.  Compensation is effected regardless of the cause of the obligation that has given rise to the debt.

 

Compensation does not take place, however, if the claim results from an act performed with intention to harm or if the object of the debt is property which is exempt from seizure.

 

[15]           La question à se poser est si le législateur avait à l’esprit que le deuxième paragraphe de l’article 1676 soit disponible à un débiteur fiscal.

 

[16]           M. Bouchard se base grandement sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mintzer c. Canada, [1996] 2 C.F. 146. Dans celle-ci, le débiteur fiscal était résidant de l’Ontario. La province de l’Ontario n’avait pas d’équivalent au deuxième paragraphe de l’article 1676. Pour cette raison, c’est le concept de « set-off » qui s’appliquait dans cette instance. Par contre, dans une remarque incidente dans les notes de sa décision, la Cour a remarqué que le résultat pourrait être tout autre au Québec.

 

[17]           Il est important de considérer les termes actuels employés par le législateur dans l’article 224.1. Il énonce que :

[…]le ministre peut exiger la retenue par voie de déduction ou de compensation[…]

…the Minister may require the retention by way of deduction or set-off…

 
Par exemple, le mot « déduction » ne rend pas exécutoire le concept de la compensation du droit civil ou le concept de « set-off » de la common law, et ces deux derniers diffèrent l’un de l’autre. Puisqu’il est question de la compensation, au minimum, les deux dettes doivent être « liquides ». Le législateur se référait sûrement à la compensation légale, et non pas à la liquidation judiciaire tel que prévu par le deuxième paragraphe de l’article 1673 du Code civil.

 

[18]           De plus, la compensation est réalisée par opération juridique jusqu’aux limites de la moindre dette. L’article 224.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu prescrit une intervention de la part du Ministre du Revenu et confie à ce dernier une discrétion par laquelle il peut exiger moins que 100 pour cent par voie de compensation, soit 30 pour cent comme dans l’espèce. Conséquemment, il est clair que le législateur n’avait pas l’intention de rendre applicable dans de telles circonstances toutes les clauses en matière de la compensation du Code civil du Québec.

 

[19]           Comme l’a souvent répété la Cour suprême, les dispositions d’une loi doivent être interprétées de manière contextuelle et téléologique. Les mots doivent être examinés dans leur contexte et selon leur sens grammatical et ordinaire et en conformité avec l’esprit de la loi, son objet et l’intention du législateur (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, n’est qu’un des nombreux exemples).  

 

[20]           La Loi de l’impôt sur le revenu a été conçue pour générer des recettes. L’article 224.1 donne forme au procédé d’exécution involontaire. Je suis convaincu que le législateur n’avait pas l’intention de conférer au débiteur fiscal une méthode d’éviter la saisie dans de telles circonstances. Tel que décrit dans Baudoin et Jobin, Les obligations, 6e éd., Cowansville (Québec), Éditions Yvon Blais, 2005, au paragraphe 1045 : « Le droit québécois a toujours reconnu l’impossibilité d’opérer compensation légale à l’égard d’aliments insaisissables. » À leur note 35, les auteurs font référence à l’article 1190 (3) du Code civil du Bas Canada. Bien que ce droit préconfédéral aurait pu être applicable, en soi, en matières fédérales, il a été aboli par la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, ch. 4. Voir aussi Marcoux c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 92, arrêt qui discute des articles à proximité immédiate de l’article 224.1 soit les articles 224 and 225.

 

[21]           M. Bouchard soumet aussi que les sommes qui lui sont dues ne sont pas des dettes dans les mains de Sa Majesté mais ont, plutôt, le caractère d’une fiducie ou d’une obligation sociale. Cependant, l’arrêt Minzter, susmentionné, défend la règle que les prestations payables à M. Bouchard sont des dettes payées du Trésor.

 

[22]           Bien que la demande devrait être rejetée, le point soulevé n’était pas facile à résoudre, a sincèrement été débattu et poursuivi; la voie-même suggérée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mintzer. Dans les circonstances, aucuns dépens ne sont adjugés.

 

[23]           M. Bouchard a soumis qu’il n’était pas capable de payer le montant dû. Cette décision ne discute pas du droit auquel M. Bouchard pourrait se prévaloir afin de faire une demande d’allègement pour les contribuables.

 

 


ORDONNANCE

 

POUR TOUS CES MOTIFS;

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée sans dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-959-08

 

INTITULÉ :                                       Bertrand Bouchard c. Procureur général du Canada

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 13 février 2009

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      le 10 mars 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Bertrand Bouchard

 

LE DEMANDEUR, POUR SON PROPRE COMPTE

 

Ian Demers

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bertrand Bouchard

 

LE DEMANDEUR, POUR SON PROPRE COMPTE

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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