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Date : 20090204

Dossier : IMM-4749-07

Référence : 2009 CF 119

Ottawa (Ontario), le 4 février 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

RAVEENDRAN RAJADURAI

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur, un Tamoul âgé de 45 ans, vient de Jaffna, au Sri Lanka. Il est marié et père de jumeaux de 12 ans. Sa femme et ses fils ont revendiqué le statut de réfugié au Canada en octobre 1999 et ont obtenu ce statut le 7 juin 2000, après quoi ils ont fait une demande de droit d’établissement à partir du Canada, laquelle incluait le demandeur, dont le droit d’établissement devait faire l’objet d’un examen concomitant par le Bureau canadien des visas de Colombo au Sri Lanka. La femme et les enfants du demandeur ont obtenu le droit d’établissement en avril 2004, et ils sont devenus citoyens canadiens au mois de février 2007. Quant au demandeur, le traitement de sa demande a donné lieu à trois entrevues distinctes au Haut‑Commissariat du Canada à Colombo et a abouti le 24 juillet 2007, à la décision de l’agent des visas Robert Stevenson le déclarant interdit de territoire pour raison de sécurité. C’est cette décision qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire de M. Rajadurai.

 

[2]               Avant que la Cour ne commence à instruire la demande de contrôle judiciaire, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) a présenté la demande prévue à l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), afin de faire interdire la divulgation de renseignements dont l’agent des visas avait tenu compte pour rendre sa décision. Il s’agit de renseignements qui ont été supprimés du dossier certifié du Tribunal (DCT). L’instruction ex parte à huis clos de cette demande s’est tenue le 26 août 2008; les avocats du demandeur et du ministre ont alors été invités à présenter des observations au cours d’une téléconférence tenue le 11 septembre 2008 au sujet de cette requête. Après avoir entendu ces observations orales et examiné les dossiers déposés par les parties, j’ai accueilli la demande du défendeur le 15 septembre 2008 et ordonné que les renseignements soient supprimés du DCT et qu’ils ne soient divulgués ni au demandeur ni au public. Les motifs qui suivent se rapportent à la demande de non‑divulgation du ministre et au fond de la demande de contrôle judiciaire de M. Rajadurai.

 

LE CONTEXTE

[3]               Comme il en a été fait mention, le demandeur a été vu trois fois au cours du traitement de sa demande de droit d’établissement. La première entrevue a eu lieu en juin 2002. Il appert des notes consignées dans le système de traitement informatisé des dossiers d'immigration (STIDI) que l’agent des visas éprouvait des réserves à l’égard du récit du demandeur et de ses diverses cartes d’identité. Le demandeur affirmait qu’il avait été contraint de travailler pour les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET), ce qui le rendait suspect aux yeux de l’armée. Il prétendait qu’il avait été arrêté et sévèrement battu par l’armée en 1999, et que son beau‑père avait versé un pot‑de‑vin pour obtenir sa libération. L’agent doutait également que le demandeur fût le père des jumeaux. Il a demandé des tests d’ADN, lesquels ont établi que M. Rajadurai était le père biologique des enfants.

 

[4]               La deuxième entrevue a eu lieu le 7 novembre 2008. Il n’y a pas de notes au STIDI relativement à cette entrevue.  En conséquence, ni le demandeur ni l’agent des visas qui l’a déclaré interdit de territoire n’ont pu y avoir accès. Dans l’affidavit produit à l’appui des observations du défendeur, l’agent des visas Robert Stevenson a déclaré que les notes prises au cours de cette entrevue ne lui ayant jamais été communiquées, elles ne sont pas entrées en ligne de compte dans la décision qu’il a rendue.

 

[5]               Le 14 février 2007, l’agent des visas Robert Stevenson a reçu des documents qui lui ont donné à penser que le demandeur pouvait être interdit de territoire aux termes du paragraphe 34(1) de la LIPR. Après examen de ces documents et du dossier du demandeur, il a conclu qu’il devait revoir le demandeur. Une troisième entrevue a eu lieu le 5 juin 2007.

 

[6]               L’agent des visas a longuement interrogé le demandeur sur ses relations d’affaires avec les TLET : ce qu’il leur vendait, à quelle fréquence, s’il était payé, où s’effectuait la livraison de nourriture, etc. Dans son affidavit, l’agent a déclaré qu’il craignait premièrement que, de 1994 à 1999, le demandeur ait entretenu avec une organisation terroriste des liens commerciaux qui ne devaient rien à la coercition pratiquée habituellement par les TLET. L’agent a également posé des questions au sujet des autres tâches que les TLET lui avaient demandé d’exécuter pour eux, et le demandeur a mentionné qu’il avait creusé des bunkers, exécuté des tours de garde comme sentinelle, collé des affiches, etc. Le demandeur a soutenu qu’il n’avait reçu aucun entraînement des TLET, et que tous les villageois devaient à l’occasion accomplir de telles tâches pour les TLET. Invité à fournir plus de détails, le demandeur semble être resté évasif, donnant l’impression qu’il voulait éviter d’en dire plus sur ses rapports avec les TLET. Au cours de l’entrevue, l’agent des visas a indiqué au demandeur qu’il doutait que les TLET ne lui aient pas demandé de leur rendre compte de ce qu’il observait en ville, étant donné les livraisons de nourriture et les tours de garde qu’il effectuait régulièrement pour eux. Le demandeur a répondu que les TLET disposaient d’une « unité de renseignement » qui se chargeait de cette collecte d’information.

 

[7]               Suivant les notes versées au STIDI, l’agent des visas a indiqué au demandeur, à la fin de l’entrevue, qu’il n’était pas convaincu que ce dernier lui avait dit la vérité. Il lui a dit aussi que le travail qu’il avait accompli pour les TLET et les affaires qu’il avait faites avec eux étaient préoccupants, et il lui a fait part de son impression qu’il n’avait pas aidé les TLET et commercé avec eux sous la contrainte, ce qui constituait des facteurs pouvant entraîner une interdiction de territoire. Le demandeur aurait alors pu solliciter l’aide de l’agent des visas parce que la vie était difficile à Colombo, mais il n’a pas saisi cette occasion.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[8]               L’agent des visas a conclu à l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur appartenait à la catégorie des personnes interdites de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Voici le texte de cette disposition :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for:

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

 

[9]               Il est parvenu à la conviction que le demandeur avait fourni aux TLET un soutien nécessaire à la poursuite de leurs activités et qu’il avait de son plein gré lié des rapports commerciaux avec cette organisation terroriste. Dans les notes consignées au STIDI, il a étoffé sa conclusion :

[traduction]

Au terme d’un nouvel examen du dossier et des notes d’entrevue, je ne suis pas du tout convaincu que le demandeur a fait preuve de franchise. Ses explications manquaient souvent de crédibilité, et certaines réponses étaient carrément évasives (ex. ne se souvenir de rien d’autre parce que son esprit est occupé). Le plus préoccupant, toutefois, est que le demandeur a clairement exercé sciemment un commerce consistant à ravitailler les TLET en produits alimentaires. J’ai la conviction que le demandeur était clairement au courant de la nature de la lutte armée menée par les TLET et qu’il a quand même décidé de faire des affaires avec eux. Il n’a jamais indiqué pendant l’entrevue qu’il fournissait des produits alimentaires sous la contrainte. J’estime plutôt qu’il a vu là une occasion d’affaires et qu’il l’a saisie volontairement, sans égard au fait que ses clients étaient les TLET. En nouant des liens commerciaux avec l’organisation, le demandeur a fourni à celle‑ci des produits de subsistance qui lui ont permis de poursuivre ses activités et de faire avancer sa cause. Comme je l’ai déjà indiqué, des questions de crédibilité se posaient. J’estime en outre peu plausible que les TLET confient des tours de garde au premier venu comme le prétend le demandeur. Il est plus raisonnable, selon moi, de penser que seule une personne de confiance liée à l’organisation serait investie d’une telle responsabilité. Le fait que le demandeur sache que les TLET disposaient d’une aile de renseignement effectuant des missions de reconnaissance en ville et qu’il l’ait mentionné tout à fait naturellement démontre une connaissance des structures des TLET plus approfondie que celle d’un simple commerçant sans lien avec l’organisation.

 

Tout bien examiné, je suis d’avis que la définition d’appartenance à une organisation inclut des liens commerciaux volontaires avec les TLET ayant fourni à ceux‑ci une assistance nécessaire à leur fonctionnement efficace et d’autres formes d’aide comme des tours de garde. Je crois que ce qui précède constitue des motifs raisonnables de croire que le demandeur correspond aux critères donnant ouverture à la déclaration d’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f). Par conséquent, je conclus que le demandeur est interdit de territoire au Canada. Demande refusée.

 

 

LA DEMANDE FONDÉE SUR L’ARTICLE 87

 

[10]           L’article 87 se trouve dans la section 9 (art. 76 à 87.1) de la LIPR et porte sur la façon d’assurer la confidentialité des questions de sécurité nationale dans les affaires d’immigration. Il est ainsi libellé :

Interdiction de divulgation — contrôle judiciaire

87. Le ministre peut, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, demander l’interdiction de la divulgation de renseignements et autres éléments de preuve. L’article 83 s’applique à l’instance, avec les adaptations nécessaires, sauf quant à l’obligation de nommer un avocat spécial et de fournir un résumé.

 

Application for non-disclosure — judicial review

87. The Minister may, during a judicial review, apply for the non-disclosure of information or other evidence. Section 83 — other than the obligations to appoint a special advocate and to provide a summary — applies to the proceeding with any necessary modifications.

 

 

[11]           Les renseignements dont il est question dans cet article sont définis ainsi à l’article 76 de la Loi :

«renseignements » Les renseignements en matière de sécurité ou de criminalité et ceux obtenus, sous le sceau du secret, de source canadienne ou du gouvernement d’un État étranger, d’une organisation internationale mise sur pied par des États ou de l’un de leurs organismes.

 

“information" means security or criminal intelligence information and information that is obtained in confidence from a source in Canada, the government of a foreign state, an international organization of states or an institution of such a government or international organization.

 

[12]           En ce qui concerne la procédure à suivre, elle est prévue à l’article 83 de la LIPR; il faut cependant signaler que les alinéas 83(1)b) et e) ne sont pas obligatoires dans le contexte d’une demande d’interdiction de divulgation fondée sur l’art. 87 :

Protection des renseignements

83. (1) Les règles ci-après s’appliquent aux instances visées aux articles 78 et 82 à 82.2 :

a) le juge procède, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et selon la procédure expéditive;

b) il nomme, parmi les personnes figurant sur la liste dressée au titre du paragraphe 85(1), celle qui agira à titre d’avocat spécial dans le cadre de l’instance, après avoir entendu l’intéressé et le ministre et accordé une attention et une importance particulières aux préférences de l’intéressé;

c) il peut d’office tenir une audience à huis clos et en l’absence de l’intéressé et de son conseil — et doit le faire à chaque demande du ministre — si la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

d) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

e) il veille tout au long de l’instance à ce que soit fourni à l’intéressé un résumé de la preuve qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et qui permet à l’intéressé d’être suffisamment informé de la thèse du ministre à l’égard de l’instance en cause;

f) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que le ministre retire de l’instance;

g) il donne à l’intéressé et au ministre la possibilité d’être entendus;

h) il peut recevoir et admettre en preuve tout élément — même inadmissible en justice — qu’il estime digne de foi et utile et peut fonder sa décision sur celui-ci;

i) il peut fonder sa décision sur des renseignements et autres éléments de preuve même si un résumé de ces derniers n’est pas fourni à l’intéressé;

j) il ne peut fonder sa décision sur les renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et les remet à celui-ci s’il décide qu’ils ne sont pas pertinents ou si le ministre les retire.

 

Protection of information

83. (1) The following provisions apply to proceedings under any of sections 78 and 82 to 82.2:

(a) the judge shall proceed as informally and expeditiously as the circumstances and considerations of fairness and natural justice permit;

(b) the judge shall appoint a person from the list referred to in subsection 85(1) to act as a special advocate in the proceeding after hearing representations from the permanent resident or foreign national and the Minister and after giving particular consideration and weight to the preferences of the permanent resident or foreign national;

(c) at any time during a proceeding, the judge may, on the judge’s own motion — and shall, on each request of the Minister — hear information or other evidence in the absence of the public and of the permanent resident or foreign national and their counsel if, in the judge’s opinion, its disclosure could be injurious to national security or endanger the safety of any person;

(d) the judge shall ensure the confidentiality of information and other evidence provided by the Minister if, in the judge’s opinion, its disclosure would be injurious to national security or endanger the safety of any person;

(e) throughout the proceeding, the judge shall ensure that the permanent resident or foreign national is provided with a summary of information and other evidence that enables them to be reasonably informed of the case made by the Minister in the proceeding but that does not include anything that, in the judge’s opinion, would be injurious to national security or endanger the safety of any person if disclosed;

(f) the judge shall ensure the confidentiality of all information or other evidence that is withdrawn by the Minister;

(g) the judge shall provide the permanent resident or foreign national and the Minister with an opportunity to be heard;

(h) the judge may receive into evidence anything that, in the judge’s opinion, is reliable and appropriate, even if it is inadmissible in a court of law, and may base a decision on that evidence;

(i) the judge may base a decision on information or other evidence even if a summary of that information or other evidence is not provided to the permanent resident or foreign national; and

(j) the judge shall not base a decision on information or other evidence provided by the Minister, and shall return it to the Minister, if the judge determines that it is not relevant or if the Minister withdraws it.

 

 

 

[13]           Aux termes d’une ordonnance de la Cour en date du 23 avril 2008, le DCT devait être déposé au plus tard le 14 mai 2008. Le ministre a présenté une demande d’interdiction de publication visant des renseignements supprimés du DCT et il a également prié la Cour de prendre connaissance de renseignements et d’autres éléments de preuve à l’appui de cette demande en l’absence du public ainsi que du demandeur et de son avocat, le 21 mai 2008. Les renseignements supprimés sont des passages des pages 113, 114 et 116 du DCT. À l’appui de sa demande, le ministre a versé au dossier public la requête pour interdiction de divulgation accompagnée d’un affidavit confirmant que le DCT a été expurgé de certains renseignements, expliquant que la divulgation des renseignements confidentiels pourrait porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et faisant état de l’intention du défendeur d’utiliser les renseignements confidentiels dans sa réponse à la demande de contrôle judiciaire. Cet affidavit indique en outre que la demande d’interdiction de divulgation sera appuyée d’un affidavit secret contenant les renseignements dont le défendeur veut protéger la confidentialité.

 

[14]           Le 6 juin 2008, le Juge en chef a ordonné que l’instruction de la demande de contrôle judiciaire soit reportée au 28 octobre 2008, pour permettre d’abord l’audition ex parte à huis clos de la demande fondée sur l’article 87, le 26 août 2008. L’avocat du demandeur a confirmé le 3 juin 2008 qu’il n’exigerait pas d’être entendu en audience publique à l’égard de cette demande, mais il a envoyé des observations écrites. Une téléconférence a par la suite eu lieu, le 11 septembre 2008, lors de laquelle les avocats des deux parties ont présenté leurs arguments fondés sur le dossier public.

 

[15]           Le droit d’une partie de connaître la preuve qui pèse contre elle n’est pas absolu. La Cour suprême du Canada a maintes fois reconnu que des considérations de sécurité nationale peuvent parfois limiter l’étendue de la communication de la preuve : voir Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, par. 58l; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, p. 744; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, par. 122; Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, par. 38-44.

 

[16]           En matière de protection de la sécurité nationale et de la sécurité de ses services de renseignement, l’intérêt de l’État est substantiel. La divulgation de renseignements confidentiels touchant la sécurité nationale ou susceptibles de compromettre la sécurité de quelque personne que ce soit peut causer préjudice aux activités des organismes d’enquête. Des renseignements à première vue disparates et qui ne semblent pas eux‑mêmes de nature particulièrement sensible peuvent permettre à un observateur bien informé d’accéder à une meilleure vue d’ensemble en les comparant à l’information dont il dispose déjà ou qu’il peut acquérir d’autres sources. À cet égard, la Cour a systématiquement appliqué les principes formulés dans Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (C.F. 1re inst.), conf. par (1992), 88 D.L.R.(4th) 575 (C.A.F), où le juge Addy a écrit, aux p. 578 et 579 :

[…] en matière de sécurité, existe la nécessité non seulement de protéger l'identité des sources humaines de renseignement mais encore de reconnaître que les types suivants de renseignements pourraient avoir à être protégés, compte tenu évidemment de l'administration de la justice et plus particulièrement de la transparence de ses procédures : les renseignements relatifs à l'identité des personnes faisant l'objet d'une surveillance, qu'il s'agisse de particuliers ou de groupes, les moyens techniques et les sources de la surveillance, le mode opérationnel du service concerné, l'identité de certains membres du service lui‑même, les systèmes de télécommunications et de cryptographie et, parfois, le fait même qu'il y a ou non surveillance. Cela signifie par exemple que des éléments de preuve qui, en eux-mêmes, peuvent ne pas être particulièrement utiles à reconnaître une menace, pourraient néanmoins devoir être protégés si la simple révélation que le SCRS en a possession rendrait l'organisme visé conscient du fait qu'il est placé sous surveillance ou écoute électronique, ou encore qu'un de ses membres a fait des révélations.

 

Il importe de se rendre compte qu'un [TRADUCTION] « observateur bien informé », c'est‑à‑dire une personne qui s'y connaît en matière de sécurité et qui est membre d'un groupe constituant une menace, présente ou éventuelle, envers la sécurité du Canada, ou une personne associée à un tel groupe, connaîtra les rouages de celui‑ci dans leurs moindres détails ainsi que les ramifications de ses opérations dont notre service de sécurité pourrait être relativement peu informé. En conséquence de quoi l'observateur bien informé pourra parfois, en interprétant un renseignement apparemment anodin en fonction des données qu'il possède déjà, être en mesure d'en arriver à des déductions préjudiciables à l'enquête visant une menace particulière ou plusieurs autres menaces envers la sécurité nationale. Il pourrait, par exemple, être en mesure de déterminer, en tout ou en partie, les éléments suivants : (1) la durée, l'envergure et le succès ou le peu de succès d'une enquête; (2) les techniques investigatrices du service; (3) les systèmes typographiques et de téléimpression utilisés par le SCRS; (4) les méthodes internes de sécurité; (5) la nature et le contenu d'autres documents classifiés; (6) l'identité des membres du service ou d'autres personnes participant à une enquête.

 

 

[17]           Compte tenu des observations soumises par l’avocat du défendeur, du témoignage de l’auteur de l’affidavit secret, des documents versés au dossier public et de la confidentialité, j’estime que la divulgation des renseignements supprimés sur les pages 113, 114 et 116 du DCT pourrait porter atteinte à la sécurité nationale. À l’instar de la juge Dawson dans Ugbazghi c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 694, je suis d’avis que l’affidavit secret ne renferme pas que des conclusions, il expose des éléments de preuve détaillés et explique pourquoi, selon le déposant, chacune des suppressions est nécessaire à la protection de la sécurité nationale ou de la sécurité d’autrui.

 

[18]           Dans les observations écrites et orales qu’il a présentées lors de la téléconférence, l’avocat du demandeur a invité la Cour à rejeter la demande d’interdiction de divulgation parce que les passages supprimés compromettraient gravement la capacité du demandeur de connaître et de comprendre la preuve qui pèse contre lui. Tout en reconnaissant que la Charte canadienne des droits et libertés ne s’applique pas à son client parce que celui‑ci ne vit pas au Canada, il a quand même soutenu que l’arrêt Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9, de la Cour suprême du Canada, illustre la gravité de l’inéquité procédurale découlant de l’application des dispositions de la LIPR relatives à la sécurité.

 

[19]           Le juge Blais (qui siège à présent à la Cour d’Appel) avait eu à se prononcer sur un argument analogue dans Segasayo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 372. Le demandeur, dans cette affaire, était au Canada, et il avait été déclaré interdit de territoire après avoir obtenu le statut de réfugié. La demande d’interdiction de divulgation survenait dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire contestant le refus du ministre d’appliquer au demandeur l’exception prévue au paragraphe 35(2) de la LIPR. Le juge Blais a considéré que l’affaire dont il était saisi se distinguait de l’affaire Charkaoui à deux égards : premièrement, le demandeur n’étant pas en détention, la question de la liberté ne se posait pas, alors qu’elle est en jeu dans le cas d’une personne visée par un certificat de sécurité qui attend une décision en matière d’interdiction de territoire. De fait, même la question de la sécurité du demandeur ne se posait pas de façon immédiate puisqu’il ne pouvait être expulsé en application de l’alinéa 115(2)b) que si le ministre estimait qu’il « ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada ». Deuxièmement, la quantité de renseignements qu’on veut garder secrets dans le contexte d’un certificat de sécurité est, selon le juge Blais, beaucoup plus importante que dans le cas d’une demande fondée sur l’article 87, où l’intéressé est en mesure de connaître la quantité exacte de renseignements qui ne lui sont pas divulgués en regardant la version expurgée du DCT.

 

[20]           Ces facteurs s’appliquent en l’espèce avec d’autant plus de force que le demandeur ne vit même pas au Canada, de sorte que la restriction de la divulgation ne compromet ni sa liberté ni sa sécurité. En outre, il est manifeste, à l’examen du DCT, que seuls quelques passages ont été supprimés; le demandeur est donc au courant de presque tous les renseignements ayant fondé la décision de l’agent des visas. Après avoir pris connaissance des passages supprimés, je suis d’avis que ni l’équité ni la justice naturelle n’exigent qu’un avocat spécial soit nommé pour protéger les intérêts du demandeur. Du reste, l’avocat du demandeur n’a pas demandé une telle mesure.

 

[21]           Par conséquent, j’ai conclu que les renseignements supprimés du DCT et joints à l’affidavit secret n’ont pas à être divulgués au demandeur, à son avocat ou à un quelconque membre du public. J’ai aussi conclu que le ministre pouvait avoir recours aux renseignements non divulgués pour rendre sa décision et que la Cour pouvait faire de même pour statuer sur la demande de contrôle judiciaire.

LA DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[22]           L’avocat du demandeur a soulevé trois questions dans ses observations orales et écrites. Il soutient, premièrement, que l’omission de l’agent des visas de consigner les détails relatifs à son entrevue du 7 novembre 2006 avec le demandeur constitue un manquement aux principes de justice naturelle, deuxièmement, que les renseignements dont l’agent des visas Stevenson disposait le 14 février 2006 et qui l’ont amené à penser qu’il y avait lieu de considérer l’interdiction de territoire pour raison de sécurité à l’égard du demandeur constituaient des éléments de preuve extrinsèque qui devaient être communiqués à l’intéressé par souci d’équité procédurale et, troisièmement, que l’agent des visas Stevenson a mal apprécié la preuve en ne tenant pas compte de la déclaration que le demandeur avait faite à l’agent des visas, au mois de juin 2002, selon laquelle tout ce qu’il avait pu accomplir pour les TLET l’avait été sous la menace et non de son plein gré.

 

[23]           Compte tenu de la nature éminemment factuelle des questions de crédibilité et d’appréciation de la preuve, la norme de contrôle applicable est incontestablement la norme de la décision raisonnable. Il s’agit là de questions qui relèvent précisément de l’expertise des agents des visas, et les conclusions qu’ils formulent à leur égard commandent une grande déférence. Par contre, les deux premières questions soulevées par l’avocat du demandeur ayant clairement trait à l’équité procédurale, il n’y a pas lieu de procéder à une analyse de la norme applicable; c’est la norme de la décision correcte qui s’applique.

[24]           En principe, les agents des visas ont pour instruction de prendre et consigner des notes à l’égard de toute entrevue avec des demandeurs. C’est ce qu’énonce très clairement le guide relatif au traitement des demandes à l’étranger (OP1) préparé par le défendeur (dossier du demandeur, p. 44-45). Toutefois, le fait qu’un agent des visas s’écarte de ce principe en omettant de consigner les détails d’une des entrevues faites avec le demandeur ne constitue pas nécessairement un manquement à l’équité procédurale. Ce qui importe, en définitive, c’est que le demandeur sache les raisons pour lesquelles il a été déclaré interdit de territoire afin de pouvoir répondre aux préoccupations de l’agent des visas.

 

[25]           Le demandeur ne peut prétendre que l’impossibilité de consulter les notes se rapportant à la deuxième entrevue a porté atteinte à sa capacité de contester la conclusion selon laquelle il avait travaillé volontairement pour les TLET. Premièrement, il était au courant des deux questions que l’agent lui avait posées au cours de l’entrevue ainsi que des réponses qu’il avait données. Il aurait même pu déposer un affidavit relatant les souvenirs qu’il avait de l’entrevue. De plus, l’agent des visas a témoigné qu’il ne s’était pas fondé sur les notes relatives à la deuxième entrevue et qu’en fait il ne pouvait pas le faire. Ces notes n’ont donc influé d’aucune façon sur la décision finale.

 

[26]           En ce qui concerne les renseignements qui ont incité l’agent des visas à rencontrer le demandeur une troisième fois, ils ne peuvent être considérés comme des éléments de preuve extrinsèque. Le demandeur invoque l’arrêt Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 C.F. 205, de la Cour d’appel fédérale, mais les faits de cette affaire diffèrent de la présente espèce. L’agent des visas avait en effet refusé la demande de résidence permanente en qualité d’« entrepreneur » sur le fondement d’une évaluation négative du projet d’entreprise par un gouvernement provincial. La Cour a clairement indiqué que ce qui faisait problème n’était pas le fait que l’agent des visas ait reçu l’évaluation provinciale mais qu’il ait rendu sa décision sans informer le demandeur de l’existence de cette évaluation négative et sans lui fournir une possibilité équitable de la corriger ou de la contester.

 

[27]           En l’espèce, l’agent des visas n’a pas rendu sa décision sur le fondement des renseignements qu’il a reçus. Il a plutôt tenu une entrevue supplémentaire où le demandeur a eu la possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent. Il ressort clairement des notes de l’agent des visas que celui‑ci a fait part au demandeur de ses préoccupations. Ses questions portaient clairement sur la nature des relations du demandeur avec les TLET, sur l’étendue de sa coopération avec cette organisation et sur le caractère volontaire de sa participation. Les notes de la dernière entrevue versées au STIDI indiquent très clairement que l’agent des visas avait des doutes au sujet de l’affirmation du demandeur qu’il avait aidé les TLET sous la menace. Le demandeur ne peut prétendre de façon crédible qu’il a été pris par surprise et qu’il n’a pas eu l’occasion de réfuter les points préoccupants.

 

[28]           Enfin, je ne crois pas qu’on puisse sérieusement prétendre que l’agent des visas n’a pas tenu compte des déclarations antérieures du demandeur. Il existe une présomption selon laquelle le décideur a rendu sa décision en fonction de la totalité de la preuve qui lui a été présentée : voir Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.). L’agent des visas a indiqué dans les notes en date du 20 juin 2006 versées au STIDI qu’il a examiné le dossier ainsi que les notes d’entrevue avant de parvenir à sa décision (dossier du demandeur, p. 15). Selon moi, ce que le demandeur reproche véritablement à l’agent des visas, c’est la façon dont ce dernier a interprété les réponses données par le demandeur au cours de la dernière entrevue. Le dossier déposé devant la Cour n’indique pas que l’analyse de l’agent des visas ait été déraisonnable, bien au contraire; elle est en phase avec les préoccupations ayant découlé des entrevues, que le demandeur n’a pas su dissiper.

 

[29]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’a été soumise pour certification et aucune ne sera certifiée.

 

 

ORDONNANCE

 

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.  Aucune question n’est certifiée.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L. Trad. A.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-4749-07

 

INTITULÉ :                                                   RAVEENDRAN RAJADURAI c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 28 octobre 2008    

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   Le juge de Montigny

 

EN DATE DU :                                              Le 4 février 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Elyse Korman

POUR LE DEMANDEUR

RAVEENDRAN RAJADURAI

 

John Loncar

POUR LE DÉFENDEUR

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Otis & Korman

41, avenue Madison

Toronto (Ontario)   M5R 5S2

Télécopieur : 416-979-3778

 

POUR LE DEMANDEUR

RAVEENDRAN RAJADURAI

 

 

 

Ministère de la Justice

The Exchange Tower

130, rue King Ouest

Bureau 3400, BP 36

Toronto (Ontario)   M5X 1K6

Télécopieur : 416-973-0933

POUR LE DÉFENDEUR

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

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