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Date : 20090206

Dossier : IMM-2753-08

Référence : 2009 CF 125

Montréal (Québec), le 6 février 2009

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

Elsie KERANDA

Eunice GATEKA

partie demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La partie demanderesse a introduit une demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la « SPR ») le 26 mai 2008.  Les commissaires Hadaya, Forest et Delisle ont statué que les demanderesses n’étaient pas des réfugiées au sens de la Convention.

 

[2]               L’avocate des demanderesses n’a pas remis en question le fond de la décision, mais ne s’en est prise qu’à la légalité de la constitution du tribunal.  Pour les motifs qui suivent, je ne peux faire droit à ses prétentions.

 

FAITS

[3]               La demanderesse principale, Eunice Gateka, est âgée de 17 ans, et sa sœur Elsie Keranda, de 14 ans.  Elles sont toutes deux citoyennes du Burundi. Elles sont d’origine Tutsie. Étant donné qu’elles sont mineures, une représentante légale leur a été nommée dans le cadre des procédures devant la SPR.

 

[4]               Elles ont prétendu que leur oncle paternel avait été tué par des jeunes Hutus habitant le quartier, lesquels auraient par la suite joint les rangs des rebelles. Lorsque ces jeunes sont revenus vivre près de la famille des demanderesses quelques années plus tard, leur père aurait décidé de porter plainte pour le meurtre qu’ils avaient commis et les auraient dénoncés auprès des autorités en place. 

 

[5]               Suite à cette dénonciation, le père des demanderesses aurait été harcelé, et les demanderesses elles-mêmes auraient fait l’objet de plusieurs menaces de la part de personnes liées au gouvernement en place. Craignant pour leur vie, les demanderesses ont donc décidé de fuir leur pays, avec l’aide de leur père.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[6]               Le tribunal a rejeté la demande d’asile des demanderesses, essentiellement pour des motifs de crédibilité. En effet, le tribunal a relevé plusieurs contradictions, omissions ou invraisemblances importantes dans le témoignage de la demanderesse principale, que sa sœur Elsie a confirmé.  Comme les arguments invoqués par l’avocate des demanderesses à l’encontre de cette décision ne portent pas sur les motifs du tribunal mais bien sur sa constitution, je me contenterai d’en faire un résumé très sommaire.

 

[7]               La SPR a d’abord noté des disparités importantes entre le récit des demanderesses que l’on retrouve dans leur Formulaire de renseignements personnels (« FPR ») et leur témoignage lors de l’audition.  Ainsi, elles ont affirmé lors de l’audition que des soldats avaient demandé à leur père une rançon mensuelle, faute de quoi les demanderesses seraient enlevées; or, elles n’en avaient rien dit dans leur réponse à la question 31 du FPR. Qui plus est, la SPR a jugé invraisemblable que la sœur des demanderesses n’aient pas été visée par cette demande de rançon.

 

[8]               Le témoignage des demanderesses s’est également écarté de leur récit à la question 31 du FPR eu égard à l’identité des assassins de leur oncle : dans son témoignage, la demanderesse principale a affirmé qu’il s’agissait de jeunes du quartier sans pouvoir préciser s’ils appartenaient à un groupe spécifique, alors que dans son récit écrit, elle avait décrit ces jeunes comme étant de l’ethnie hutue et membres du parti au pouvoir.  Pourtant, l’identité des agents de persécution était à la base de leur demande d’asile.

[9]                La SPR a d’autre part souligné que la demanderesse principale ignorait tout de la poursuite intentée par son père : elle ne savait ni où ni quand elle aurait été initiée, pas plus que le résultat de celle-ci. Ce manque d’information, joint au manque de documents pouvant corroborer ces allégations, a paru suspect au tribunal, d’autant plus que les demanderesses ont confirmé parler à leur père deux fois par mois. Tenant compte du fait que les demanderesses étaient mineures, la SPR leur a accordé un délai de deux semaines pour produire des documents au soutien de leur demande.  Aucun document n’ayant été produit à l’expiration de ce délai, l’agent du tribunal a envoyé une copie du certificat de décès de l’oncle, déposé dans le dossier du frère des demanderesses. Sur cette base, le tribunal s’est dit prêt à reconnaître le décès de leur oncle, mais n’a pas cru en l’existence d’une poursuite du père des demanderesses contre les assassins de leur oncle.

 

[10]           Pour tous ces motifs, la SPR a considéré la demande d’asile des demanderesses non crédible.  Les commissaires ont reconnu que la discrimination, la violence et la criminalité faisaient partie du paysage social et culturel du pays, et se sont montrés sensibles au désir des demanderesses de ne pas retourner au Burundi. Mais ils ont conclu que la preuve objective ne démontrait pas que la seule appartenance à l’ethnie tutsie ou encore au groupe des jeunes femmes mineures au Burundi donnait ouverture à une crainte raisonnable de persécution en vertu de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 ( la « LIPR »). De même, la SPR s’est dite d’avis que les demanderesses n’étaient pas personnellement exposées à une menace à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels ou inusités.

 

QUESTION EN LITIGE

[11]           Tel que mentionné précédemment, les demanderesses n’ont pas remis en question la décision de la SPR quant à son mérite. La seule question soulevée lors de l’audition, ainsi que dans les représentations écrites des demanderesses, portait sur la constitution du tribunal. C’est donc la seule question qui sera examinée dans le cadre des présents motifs.

 

ANALYSE

[12]           Dans la mesure où les prétentions des demanderesses soulèvent une question d’équité procédurale, il ne fait aucun doute que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte : Hassani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 3 R.C.F. 501; S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539; Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404.

 

[13]           En vertu de l’article 163 de la LIPR, les audiences devant la SPR se tiennent normalement en présence d’un seul commissaire. Le président peut cependant décider de constituer un banc de trois commissaires lorsque la situation le requiert :

Composition des tribunaux

163. Les affaires sont tenues devant un seul commissaire sauf si, exception faite de la Section de l’immigration, le président estime nécessaire de constituer un tribunal de trois commissaires.

 

Composition of panels

163. Matters before a Division shall be conducted before a single member unless, except for matters before the Immigration Division, the Chairperson is of the opinion that a panel of three members should be constituted.

 

 

[14]           La LIPR ne précise pas les circonstances dans lesquelles il pourrait être opportun de constituer un tribunal de trois membres. Il faut plutôt se tourner vers une Politique de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, intitulée « Constitution de tribunaux de trois commissaires – Approche de la SPR », entrée en vigueur le 23 janvier 2003, pour en apprendre davantage à ce sujet (voir Affidavit supplémentaire d’Aimable Ndejeru, pièce « A »).  On y prévoit qu’un tribunal de trois membres pourra être constitué pour des fins de « stratégie décisionnelle » ou pour des fins de « formation visant l’acquisition d’habiletés comme président d’audience ». 

 

[15]           En ce qui concerne plus précisément la formation, la Politique précise que la formation d’un tribunal composé de trois commissaires vise à permettre aux nouveaux commissaires d’acquérir une expérience pratique de la tenue d’audiences. Bien que les commissaires reçoivent tous une formation intensive et approfondie, certaines habiletés ne peuvent s’acquérir de façon purement théorique. Voici ce que la Politique précise à cet égard :

Présider une audience quasi judiciaire avec efficacité exige une combinaison d’habiletés que l’on acquiert plus facilement en ayant une expérience pratique de la tenue d’audiences.  En raison de leur nature, les habiletés d’un commissaire comme président d’audience ne s’acquièrent pas facilement au moyen d’une formation abstraite ou dans une salle de classe.  À titre d’exemple, les commissaires nouvellement nommés à la Section peuvent tirer profit de la tenue d’audiences avec des commissaires d’expérience s’ils sont désignés pour siéger à un tribunal de trois commissaires.  Ils peuvent ainsi améliorer leurs habiletés comme président d’audience avant de commencer à statuer sur des cas en siégeant seuls.

(Affidatif supplémentaire d’Aimable Ndejeru, pièce « A », p. 13.)

[16]           Il appert également de l’affidavit supplémentaire, déposé par M. Aimable Ndejeru au soutien de la position du défendeur, que les commissaires nouvellement nommés reçoivent une formation complète et approfondie. M. Ndejeru a été commissaire à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la « CISR ») de 1989 à 2001, et il agit actuellement comme conseiller spécial en perfectionnement professionnel auprès de la CISR. Dans son affidavit, il mentionne que les nouveaux commissaires suivent une formation à temps plein durant trois semaines couvrant plusieurs sujets, et notamment les règles de fond et de procédure relatives au droit de l’immigration. Ils assistent également à plusieurs audiences à titre d’observateurs. Leur participation à un panel de trois membres constitue donc la dernière étape d’un processus de formation élaboré.

 

[17]           Dans ce contexte, les demanderesses peuvent-elles prétendre avoir subi un préjudice du fait que leur revendication a été entendue par un tribunal composé de trois commissaires plutôt que d’un seul?  Je ne le crois pas. 

 

[18]           Dans son mémoire, l’avocate des demanderesses avait fait valoir que le droit à la dissidence n’était pas prévu, ce qui augmentait d’autant le fardeau pour les revendicateurs entendus par trois membres. Cette thèse reposait sur une lecture erronée des paragraphes 67(1) et (2) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, qui ne visent que le moment où une décision finale prend effet. L’avocate des demanderesses n’a d’ailleurs pas fait valoir cet argument lors de l’audition. De toute façon, rien dans la LIPR ni dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, ne permet de croire que l’on ait voulu déroger au principe général qui a cours devant les tribunaux quasi-judiciaires et judiciaires, et voulant que ce soit la majorité et non l’unanimité qui soit requise lorsqu’une décision est prise par un banc composé de plus d’une personne. La pratique devant la SPR confirme, au demeurant, qu’il s’agit bel et bien de la pratique qui a été adoptée par ce tribunal.

 

[19]           La procureure des demanderesses a également tenté de faire valoir que ses clientes faisaient face à un fardeau de preuve plus lourd du fait qu’elles devaient se présenter devant trois commissaires. Cet argument me paraît sans aucun fondement. Non seulement n’a-t-on pu établir aucun préjudice réel, mais plus important encore, le fardeau de preuve ne change pas selon que la décision soit prise par un seul ou par trois commissaires. Dans tous les cas, les revendicateurs du statut de réfugié ont le fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits sur lesquels ils s’appuient. Le fait que trois personnes plutôt qu’une se penchent sur la crédibilité d’un revendicateur et sur le risque de persécution auquel il serait exposé dans son pays peut jouer tout autant en sa faveur que contre lui. 

 

[20]           Mon collègue le juge Pinard a été appelé à se prononcer sur cette même question dans un cas relativement récent (Ramirez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 602). Dans cette affaire, on s’était également objecté au fait que deux des trois commissaires étaient en formation. Après avoir soigneusement examiné la LIPR, la Politique mentionnée plus haut et la preuve soumise, il a rejeté les prétentions du demandeur dans les termes suivants :

Il n’y a aucun élément de preuve qui indique que cette politique est contraire à l’article 163 de la Loi, qui permet au président de la CISR de constituer un tribunal de trois commissaires.  Il n’y a pas davantage de preuve à l’effet que le demandeur a subi un préjudice réel dans les circonstances.

 

 

[21]           On a également tenté de faire valoir que l’article 163 de la LIPR était vague et n’encadrait pas suffisamment le pouvoir du président de constituer un tribunal de trois commissaires. Cet argument ne me semble pas davantage pouvoir être retenu. D’abord, il s’agit d’une attaque voilée de la constitutionnalité même de cette disposition, ce que l’avocate des demanderesses ne pouvait faire sans en avoir donné avis au préalable au procureur général du Canada et aux procureurs généraux des provinces conformément à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, ch. F-7.  Mais aussi, il faut tenir compte de la Politique adoptée par la CISR qui vient encadrer le pouvoir discrétionnaire du président de former un tribunal constitué de trois membres.

 

[22]           Sans remettre en question les compétences professionnelles des deux commissaires en formation, l’avocate des demanderesses a prétendu qu’il était inéquitable de faire trancher une question aussi lourde de conséquences qu’une revendication de statut de réfugié par des personnes qui n’avaient pas encore toute l’expertise requise. Il faut souligner, dans un premier temps, que la LIPR ne requiert des commissaires aucune connaissance particulière préalablement à leur nomination. Tout au plus, le paragraphe 153(4) de la LIPR précise-t-il qu’au moins dix pour cent des commissaires doivent être inscrits au barreau d’une province (ou être membres de la Chambre des notaires au Québec) depuis au moins cinq ans. D’autre part, la preuve révèle que la formation des nouveaux commissaires est exhaustive et se fait avec professionnalisme. Ce n’est qu’au terme de leur apprentissage que les nouveaux commissaires sont appelés à siéger avec un collègue plus expérimenté, et uniquement pour leur permettre d’acquérir de façon pratique les outils nécessaires à la gestion d’une instance. 

 

[23]           Quoiqu’il en soit, j’estime que les demanderesses sont forcloses d’invoquer une atteinte aux principes d’équité procédurale, dans la mesure où l’avocat qui les représentait devant la SPR ne s’est pas objecté à la tenue de l’audience.  Il est vrai qu’en raison d’une erreur administrative de la CISR, le procureur n’a pas reçu le préavis avant l’audience l’avisant que le tribunal serait composé de trois membres. Il n’en demeure pas moins que le procureur aurait pu, séance tenante, s’objecter ou à tout le moins demander un report de l’audience s’il avait estimé qu’un délai était nécessaire pour mieux préparer les demanderesses. Le défaut de soulever cette question doit par conséquent être interprété comme une renonciation à soulever cet argument devant la Cour.

 

[24]           Pour tous ces motifs, je suis donc d’avis que cette demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.  Les parties n’ont soumis aucune question pour fins de certification, et aucune ne sera certifiée.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2753-08

 

INTITULÉ :                                       Elsie KERANDA ET AL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 3 février 2009

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 6 février 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stéphanie Valois

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Mario Blanchard

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.,

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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