Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20090216

Dossier : T-1477-08

Référence : 2009 CF 160

Ottawa (Ontario), le 16 février 2009

En présence de monsieur le juge Blanchard

 

 

ENTRE :

MOHAMEDOU OULD SLAHI

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA JUSTICE ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,

LE DIRECTEUR DU SERVICE CANADIEN

DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ et

LE COMMISSAIRE DE LA GENDARMERIE ROYALE

DU CANADA

 

défendeurs

 

 

 

T-1501-08

 

ET ENTRE :

 

 

Ahcene ZEMIRI

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA JUSTICE ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,

LE DIRECTEUR DU SERVICE CANADIEN

DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ et

LE COMMISSAIRE DE LA GENDARMERIE ROYALE

DU CANADA

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

I.    Introduction

[1]               Mohamedou Ould Slahi et Ahcene Zemiri (les demandeurs), détenus à Guantanamo Bay (Cuba), ont demandé aux défendeurs, dans une lettre datée du 19 août 2008, de divulguer intégralement (i) tous les dossiers, quelque soit leur forme, des entrevues tenues par les fonctionnaires canadiens avec eux, les demandeurs, et (ii) les dossiers de renseignements remis aux autorités américaines en conséquence directe du fait que les représentants canadiens les ont interrogés à Guantanamo Bay.

 

[2]               Dans des lettres datées du 26 septembre 2008, les défendeurs ont prévenu les demandeurs qu’ils refusaient de se conformer aux demandes de divulgation.

 

[3]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision des défendeurs de refuser la divulgation ainsi que la délivrance, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), d’une ordonnance enjoignant aux défendeurs de leur transmettre intégralement les dossiers susmentionnés et les dépens et la réparation que le tribunal estime convenable et juste.

 

II.   Les faits

Général

[4]               En raison des circonstances et des questions semblables soulevées dans les demandes respectives déposées par les demandeurs, les demandes ont été réunies suite à l’ordonnance rendue par le protonotaire Lafrenière le 2 décembre 2008. 

 

[5]               Les demandeurs demandent que les défendeurs leur transmettent des documents pertinents afin que ceux‑ci puissent s’en servir dans leurs demandes d’habeas corpus qui sont présentement en instance devant la Cour de district des États-Unis du district de Columbia. Les demandeurs invoquent l’article 7 et le paragraphe 24(1) de la Charte ainsi que la décision de la Cour suprême du Canada dans Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28 à l’appui de leur demande.

 

[6]               Aucun des deux demandeurs n’est un citoyen canadien. Les deux demandeurs sont devenus des personnes d’intérêt pour les représentants des autorités policières canadiennes et des services du renseignement canadien en raison de leurs activités au Canada.

 

 

Le demandeur Slahi

 

[7]               Le demandeur Slahi, né en décembre 1970, est de nationalité mauritanienne. Il est détenu par les États‑Unis à Guantanamo Bay (Cuba), depuis le 4 août 2002.

 

[8]               Le demandeur Slahi a demeuré à Montréal entre le 26 novembre 1999 et le 21 janvier 2000, après s’être vu accorder le statut de résident permanent. De septembre 2001, jusqu’à son transfert à Guantanamo, M. Slahi a été incarcéré en Mauritanie, en Jordanie et en Afghanistan, et ce, à la demande des États‑Unis. Le 19 novembre 2004, un Combatant Status Review Tribunal (le CSRT) a conclu que M. Slahi [traduction] « est à juste titre qualifié de combattant ennemi et qu’il a fait partie des forces d’al Qaida ou a appuyé des mouvements associés engagés dans des hostilités contre les États‑Unis ou des partenaires de sa coalition ».

 

[9]               Le CSRT a fondé sa décision sur la preuve que [traduction] « le détenu est un membre des talibans ou d’al Qaida, que le détenu a admis qu’il s’est rendu en Afghanistan pour participer au Jihad, que le détenu a déclaré que son but était de devenir un martyre en mourant pour l’Islam, que le détenu s’est entraîné au camp (nom omis) en Afghanistan où il a adopté le pseudonyme de Abu Masab, que le détenu a appris à se servir de la Kalashnikov, du Seminov, de la UZI, de la M‑16, du pistolet Makarov et des lance‑grenades alors qu’il se trouvait au camp (nom omis) ».

 

[10]           M. Slahi prétend que des représentants du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) et de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) lui ont rendu visite à au moins deux reprises, peut‑être même davantage, en 2003 et en 2004, et que les entrevues ont notamment porté sur des sujets relatifs aux questions soulevées dans sa demande d’habeas corpus en cours d’instance.

 

[11]           Le 18 mars 2005, M. Slahi a déposé, auprès de la Cour de district des États-Unis du district de Columbia, une demande visant l’obtention d’un bref d’habeas corpus dans laquelle il invoque 17 motifs de réparation fondés, notamment, sur le manquement à l’application régulière de la loi, la torture et les traitements cruels ou inhumains. La détention du demandeur fait maintenant l’objet d’un examen de la part d’une Commission d’examen administrative (CEA).

 

 

Le demandeur Zemiri

[12]           M. Zemiri est né en Algérie le 8 septembre 1967 et il est citoyen algérien. Il est détenu par les États‑Unis à Guantanamo Bay (Cuba) depuis le début de 2002.

 

[13]           M. Zemiri a résidé au Canada de 1994 à juin 2001. Il n’a jamais obtenu le statut de résident permanent. M. Zemiri a rencontré son épouse au Canada. Celle‑ci et le fils de M. Zemiri résident présentement au Canada. On a laissé entendre que les accusations les plus graves portées contre M. Zemiri, accusations pour lesquelles il est détenu à Guantanamo, découlent de ses présumées activités au Canada. Plus précisément, on prétend que, pendant qu’il se trouvait au Canada, M. Zemiri a remis une somme de 1 000 $ et une caméra à un certain Ahmed Ressam, lequel a par la suite été déclaré coupable d’être l’auteur du « complot du millénaire ».

 

[14]           Après l’arrestation de M. Ressam, M. Zemiri prétend qu’il a été interrogé par des représentants des autorités policières canadiennes et des services du renseignement canadien à Montréal. Selon le demandeur Zemiri, les questions soulevées au cours de ces entrevues constituent maintenant le fondement de sa détention à Guantanamo. Par conséquent, selon M. Zemiri, les documents constitués à partir de ces entrevues ont été partagés avec les États‑Unis. M. Zemiri demande la divulgation de ces documents concernant ces entrevues en sol canadien.

 

[15]           M. Zemiri a déménagé en Afghanistan avec son épouse en juin 2001, mais il s’est enfui peu de temps après le début de la guerre en Afghanistan en octobre 2001. Il a été capturé par les forces de l’Alliance du Nord et, en décembre 2001, il a été remis aux autorités américaines en échange d’une prime. Il a été emprisonné en Afghanistan jusqu’à ce qu’il soit envoyé à Guantanamo en avril ou mai 2002.

 

[16]           M. Zemiri prétend que, à Guantanamo Bay, il a reçu la visite, en 2003 et en 2004, de représentants du SCRS et de la GRC qui voulaient l’interroger.

 

[17]           Le 17 novembre 2004, M. Zemiri a déposé une demande visant l’obtention d’un bref d’habeas corpus à la Cour de district des États-Unis du district de Columbia. M. Zemiri invoque 13 motifs de réparation dans sa demande, notamment le manquement à l’application régulière de la loi, le caractère illégal de la détention et la torture.

 

[18]           Le 22 novembre 2004, le CSRT s’est penché sur la question de la détention de M. Zemiri et a conclu qu’il est à juste titre considéré comme étant un combattant ennemi. La preuve invoquée pour sa décision indique, notamment, que le demandeur [traduction] « s’est rendu au Canada muni d’un faux passeport français, puis il s’est rendu en Afghanistan muni d’un passeport volé, lequel passeport a été trouvé en possession d’un passeur d’al Qaida; il portait une arme en Afghanistan; il était membre actif d’un réseau favorisant la subversion en Algérie; il connaissait des membres algériens d’al Qaida à Kaboul (Afghanistan); il entretenait des liens avec des extrémistes islamiques; il entretenait des liens avec au moins trois personnes qui, selon lui, étaient des terroristes; il est un ami personnel d’un terroriste arrêté à la frontière canado-américaine alors qu’il tentait de perpétrer un attentat terroriste aux États‑Unis et il a fourni des fonds et du matériel à ce dernier; il se proposait de participer au jihad en Algérie ». La détention du demandeur fait également l’objet d’un examen de la part de la CEA.

 

 

Les motifs de la demande

[19]           Les deux demandeurs sollicitent la divulgation afin de faciliter leurs demandes d’habeas corpus en cours aux États‑Unis. Les deux demandeurs prétendent qu’ils ont été soumis à la torture et à d’autres traitements cruels et inusités pendant qu’ils étaient détenus à Guantanamo. Ces allégations sont étayées, dans la présente instance, par les affidavits respectifs des avocats représentant les demandeurs dans leurs demandes d’habeas corpus. Seule l’avocate de M. Slahi qualifie son témoignage comme étant fondé sur des opinions. La question notamment en litige dans l’instance d’habeas corpus est celle qui consiste à savoir si la preuve invoquée par le CSRT et la CEA est le produit de la torture et (ou) de traitements ou peines cruels ou inusités. Les demandeurs demandent la divulgation de tous les documents canadiens afin de corroborer que ces mauvais traitements se sont produits.

 

[20]           Les demandeurs prétendent que, à l’époque où ils ont été interrogés par les représentants canadiens, le gouvernement des États‑Unis avait comme politique officielle d’exiger que les renseignements obtenus au cours des entrevues à Guantanamo par des représentants étrangers soient partagés avec les États‑Unis. Il est allégué que les entrevues auraient été enregistrées sur bande vidéo par des caméras cachées. La preuve présentée à l’appui de la prétention des demandeurs n’a pas été contredite.

 

[21]           Compte tenu de la preuve dont je suis saisi, je suis convaincu, dans le cas des deux demandeurs, que des entrevues ont été tenues à Guantanamo Bay par des représentants canadiens et que des renseignements ont été transmis par ces représentants aux autorités américaines comme les demandeurs l’ont prétendu. Les parties ne contestent pas cela.

 

 

III.    La décision contestée

[22]           Les deux lettres rejetant les demandes de divulgation des demandeurs ont été écrites par l’avocat général principal du ministère de la Justice du Canada et elles sont identiques. Elles sont ainsi libellées :

[traduction]

 

En réponse à votre lettre du 13[/19] août 2008, des représentants d’Affaires étrangères Canada, du Service canadien du renseignement de sécurité et de la Gendarmerie royale du Canada m’ont demandé de vous informer que, compte tenu du raisonnement ci‑dessous et après avoir examiné les circonstances mentionnées dans votre lettre, votre demande de divulgation est rejetée.

 

Il convient de souligner que la divulgation a été demandée dans le contexte de l’instance d’habeas corpus devant la Cour de district des États-Unis du district de Columbia. Vous invoquez la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28 à l’appui de votre demande.

 

Il convient également de souligner que la situation de votre client, telle que mentionnée dans votre lettre du 13[/19] août, est différente de celle examinée par la Cour pour en arriver à sa décision dans Khadr. Par exemple, contrairement à la situation vécue par M. Khadr, l’instance d’habeas corpus à laquelle participe actuellement votre client est une instance devant une cour de justice civile établie dotée de garanties d’application régulière de la loi. Tout renseignement que vous désirez obtenir pour présenter la cause de votre client doit être demandé grâce au processus de divulgation pertinent dans l’instance américaine. De plus, l’instance à laquelle votre client est partie ne vise pas à engager des poursuites. Enfin, l’affaire Khadr a été jugée dans le contexte d’un citoyen canadien (Dossier de la demande du demandeur, à la page 10).

 

 

 

[23]           Par conséquent, le refus de divulguer est fondé sur le fait que l’arrêt Khadr ne s’applique pas aux demandes des demandeurs, et ce, pour les trois raisons suivantes :

(1)               Les demandeurs sollicitent la divulgation relativement à l’instance américaine d’habeas corpus plutôt que relativement à des poursuites criminelles;

(2)               L’instance d’habeas corpus est pendante devant les tribunaux fédéraux américains, lesquels sont dotés de procédures bien établies, notamment de procédures relatives à la communication de documents;

(3)               Les demandeurs ne sont pas des citoyens canadiens.

 

IV.    Les questions en litige

[24]           Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

(1)        Leurs demandes de réparation sont‑elles mises en échec par le fait qu’ils n’ont été accusés d’aucune infraction et qu’ils ne sollicitent la divulgation que relativement à des demandes d’habeas corpus et non pas relativement à des poursuites?

 

(2)        Leurs demandes de réparation sont‑elles mises en échec par le fait que l’instance d’habeas corpus aux États‑Unis est régie par des règles et des procédures bien établies, notamment des règles relatives à la communication?

 

(3)        Peuvent‑ils demander réparation en vertu de l’article 7 et du paragraphe 24(1) de la Charte malgré le fait qu’ils ne sont pas des citoyens canadiens?

 

Une question supplémentaire est soulevée par la situation particulière du demandeur Zemiri. Il a également été interrogé par des représentants canadiens au Canada, avant sa détention à Guantanamo:

 

(4)        Le demandeur Zemiri a‑t‑il le droit à la divulgation de renseignements obtenus au cours d’entrevues réalisées au Canada?

 

V.  La norme de contrôle

[25]           La première, la troisième et la quatrième question comportent l’interprétation de la portée de la Charte. Ces questions constitutionnelles sont des questions de droit et c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à celles‑ci (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 58.

 

[26]           La deuxième question porte sur l’équité procédurale et (ou) l’abus de pouvoir. Les questions d’équité procédurale et de procédure sont au cœur de l’administration de la justice. Les décisions qui sont fondées sur un processus inéquitable ne peuvent pas être confirmées (Dunsmuir, au paragraphe 60; Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 283, au paragraphe 18).

 

 

VI.    L’analyse

[27]           Dans l’arrêt Khadr, la Cour suprême a conclu que, dans la mesure où les représentants canadiens ont participé à un processus étranger qui violait les obligations du Canada au regard du droit international, la Charte s’applique. Le processus étranger en litige dans Khadr était celui qui était en place à Guantanamo en 2002 à l’époque où les entrevues de M. Khadr ont été réalisées, à savoir le processus prescrit par l’ordonnance no 1 de la Commission militaire. La Cour suprême des États‑Unis, dans deux décisions distinctes, a conclu que les détenus à Guantanamo Bay s’étaient vu refuser illégalement l’accès à l’habeas corpus et que les procédures en vertu desquelles ils allaient subir leur procès violaient les Conventions de Genève. La Cour suprême du Canada a jugé que ces conclusions sont fondées sur des principes conformes à la Charte et aux obligations du Canada au regard du droit international et elle a conclu que la participation du Canada au processus de Guantanamo dans les années visées par les décisions américaines violait les obligations internationales en matière de droits de la personne auxquelles le Canada a souscrit. La Cour a conclu que les intérêts en matière de liberté actuels et futurs de M. Khadr sont en jeu du fait de cette participation. Par conséquent, les principes de souveraineté et de courtoisie judiciaire n’ont pas empêché que l’on conclut que l’article 7 de la Charte imposait au Canada l’obligation de divulguer les documents en sa possession découlant de sa participation au processus contesté. 

 

[28]           Les demandeurs demandent à la Cour de leur accorder le même redressement. Les circonstances sous‑jacentes en l’espèce sont essentiellement les mêmes que dans le cas de M. Khadr; ils ont été détenus à Guantanamo Bay (au début de 2002 dans le cas de M. Slahi et le 4 août 2002 dans le cas de M. Zemiri) et les entrevues en litige ont été menées par des représentants canadiens à Guantanamo Bay à l’époque où s’appliquait le régime établi en vertu de l’ordonnance no 1 de la Commission militaire délivrée le 21 mars 2002. 

 

[29]           La question de savoir si les demandeurs ont droit à réparation fondée sur la Charte qu’ils demandent exige que l’on se demande, premièrement, si la Charte s’applique et, deuxièmement, si les demandeurs peuvent faire valoir un droit garantit par l’article 7 dans les circonstances.

 

La Charte s’applique‑t‑elle?

[30]           Le paragraphe 32(1) de la Charte est ainsi libellé :

32(1) La présente charte s’applique :

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

32(1) This Charter applies:

 

a) to the Parliament and government of Canada in respect of all matters within the authority of Parliament including all matters relating to the Yukon Territory and Northwest Territories; and

 

b) to the legislature and government of each province in respect of all matters within the authority of the legislature of each province.

[31]           L’arrêt de principe sur la question de l’application extraterritoriale de la Charte est l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, dans lequel le juge LeBel, s’exprimant au nom de la majorité, a déclaré, au paragraphe 93, qu’il faut tenir compte des conséquences extraterritoriales de l’application de la Charte pour décider en premier lieu si l’acte en question tombe sous le coup du paragraphe 32(1). Il a exprimé l’opinion que « [l’]analyse débute et prend fin en fonction du paragraphe 32(1) de la Charte ». Dans l’arrêt Hape, il a été décidé que la Charte ne s’applique généralement pas aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies hors frontières par des policiers canadiens, tant et aussi longtemps que les représentants canadiens se conforment au droit interne étranger. La Cour n’a pas écarté la possibilité que la Charte pourrait s’appliquer à des activités dans le cadre desquelles la participation du Canada au processus étranger a pour conséquence que celui‑ci viole ses obligations au regard du droit international.

 

[32]           C’est précisément d’une telle situation dont la Cour suprême a été saisie dans l’arrêt Khadr. Celle‑ci a conclu que le processus en place à Guantanamo à l’époque où les entrevues contestées ont été tenues rencontrait l’exception prévue dans Hape et justifiait que l’on déroge au principe de la courtoisie. Comme il a déjà été mentionné, sauf en ce qui concerne leur citoyenneté, les circonstances en vertu desquelles les demandeurs ont été interrogés à Guantanamo Bay étaient essentiellement les mêmes que dans l’arrêt Khadr.

 

[33]           Les défendeurs prétendent que le processus en litige en l’espèce, la procédure d’habeas corpus soumise à la Cour de district des États-Unis du district de Columbia, n’est pas un processus qui viole les obligations du Canada au regard du droit international et, par conséquent, les principes de la souveraineté et de la courtoisie judiciaire empêchent l’application de la Charte. Selon moi, cet argument n’est pas convaincant. Le processus litigieux en l’espèce est le même que celui dont il était question dans l’arrêt Khadr, à savoir le régime établi en vertu de l’ordonnance no 1 de la Commission militaire qui était en place à l’époque où les entrevues des demandeurs ont été réalisées, et qui a été jugé comme violant les obligations du Canada au regard du droit international. Il importe peu que l’on n’ait pas conclu que l’habeas corpus et l’instance du CSRT violaient les obligations du Canada au regard du droit international. Il a été jugé de même pour les procédures de la Military Commissions Act, Pub. L. No. 109-366, 120 Stat. 2600 (17 oct. 2006) (la MCA) en vertu desquelles M. Khadr a été accusé à l’époque où son dossier a été examiné par la Cour suprême.

 

[34]           Les défendeurs prétendent également que, même si la Charte s’applique, les principes de la justice fondamentale ne sont pas enfreints par cette procédure d’habeas corpus aux États‑Unis comme ils le seraient dans un procès criminel. Je ne suis également pas convaincu par cet argument. Même si, dans l’arrêt Khadr, la Cour suprême a bel et bien fait état des accusations portées contre M. Khadr, celle‑ci n’exigeaient pas une divulgation comme dans l’arrêt Stinchcombe, mais plutôt une divulgation d’une portée différente fondée sur le déclenchement du droit à la liberté garanti à M. Khadr par l’article 7 à la suite de la participation du Canada au processus contesté. La Cour suprême n’a pas écarté l’application de la Charte, dans de telles circonstances, à un autre processus qui mettrait en jeu le droit d’une personne à la liberté. Selon moi, le droit à la liberté d’une personne est également en jeu dans la procédure américaine d’habeas corpus. Voilà qui tranche la première question soulevée par les demandeurs.

 

[35]           La deuxième question en litige porte sur la question de savoir si les demandeurs ont accès à une réparation dans la procédure américaine. Dans Khadr, au paragraphe 36 de ses motifs, la Cour suprême a déclaré ce qui suit : « [Que M. Khadr] ait droit ou non à la même mesure aux États‑Unis, une réparation doit lui être accordée en raison de l’omission de l’État canadien de lui communiquer l’information relayée aux autorités américaines après les entretiens, dans des circonstances emportant l’application de l’article 7 ». Selon moi, cette déclaration tranche la deuxième question soulevée par les demandeurs.

 

[36]           Si on se fie à l’arrêt Khadr, il s’ensuit que la Charte s’appliquerait aux représentants canadiens qui ont participé aux entrevues des demandeurs à Guantanamo Bay car ils participaient eux aussi à un processus qui viole les obligations du Canada au regard du droit international.

 

[37]           Les deux questions qu’il reste à trancher portent sur la portée de l’application extraterritoriale de l’article 7 de la Charte. Selon moi, pour les motifs qui suivent, les demandeurs ne peuvent pas revendiquer un droit prévu par l’article 7 dans les circonstances.

 

[38]           Outre le fait que le demandeur, M. Zemiri, a également été interrogé au Canada, les faits essentiels dans le cas qui nous occupe sont essentiellement identiques à ceux de l’arrêt Khadr, à l’exception d’un élément important. Contrairement à M. Khadr, les demandeurs ne sont pas des citoyens canadiens. La présente demande portera donc essentiellement sur la question de savoir si les demandeurs, à titre de non‑Canadiens, peuvent revendiquer les droits garantis par l’article 7 de la Charte dans ces circonstances. 

 

L’application de l’article 7 de la Charte est‑elle déclenchée?

[39]           L’article 7 de la Charte prévoit ce qui suit :

Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

Everyone has the right to life, liberty and security of the person and he right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

 

 

[40]           Les rédacteurs de la Charte ont limité l’applicabilité des articles 3, 6 et 23 aux « citoyens ». Le libellé clair de la Charte ne limite pas ainsi les avantages prévus à l’article 7; ils sont étendus à « chacun ». Par conséquent, nous devons déterminer si le mot « chacun » a un sens assez large pour englober les demandeurs en l’espèce.

 

[41]           La première fois que la Cour suprême s’est prononcée sur la question susmentionnée, c’est dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, dans lequel on a demandé à la juge Wilson de décider si des demandeurs d’asile, qui se trouvent au Canada, ont droit à la protection de l’article 7. Elle a accepté que le mot « chacun » englobe tout être humain qui se trouve au Canada et qui, de ce fait, est assujetti à la loi canadienne comprend chaque être humain qui est physiquement présent au Canada » (Singh, précité, au paragraphe 35). [Non souligné dans l’original.]

 

[42]           Dans l’arrêt R. c. A, [1990] 1 R.C.S. 995, au paragraphe 6, la Cour suprême a conclu que, dans les « faits exceptionnels et particuliers » de l’espèce, une réparation fondée sur l’article 24 pouvait être demandée par les citoyens canadiens qui se trouvaient à l’extérieur du Canada lorsque la demande a été déposée. En l’espèce, la Cour a souligné que les demandeurs, lesquels sont visés par une assignation à témoigner dans un procès canadien, ont quitté le Canada en échange de certaines garanties données par la GRC pendant qu’ils se trouvaient au Canada. Cela justifiait l’application de la Charte.

 

[43]           Cette question a par la suite été examinée dans l’arrêt R. c. Cook [1998] 2 R.C.S. 597, au paragraphe 86, dans le contexte de l’alinéa 10b). La Cour a conclu, à la majorité, que la Charte s’applique à un citoyen américain interrogé par des représentants américains et canadiens dans le cadre du procès du demandeur qui devait avoir lieu au Canada. La juge L’Heureux-Dubé, dans ses motifs dissidents, a exprimé des réserves concernant les ramifications de l’opinion majoritaire relative à l’applicabilité de dispositions, comme l’article 10 de la Charte, aux personnes qui se trouvent à l’extérieur du Canada et qui n’ont pas la citoyenneté canadienne :

L’appelant ne peut prétendre qu’il y a eu atteinte aux droits que lui garantit l’alinéa 10b) pendant sa détention en Louisiane que s’il prouve au préalable qu’il était titulaire de ce droit en vertu de la Constitution canadienne. Il faut donc examiner le libellé des garanties de la Charte et interpréter les objectifs des droits consacrés par la Constitution canadienne. Certains droits prévus par la Charte sont reconnus aux citoyens canadiens (articles 3, 6 et 23).  D’autres droits et libertés garantis par le même texte ont pour titulaires « chacun » (articles 2, 7, 8, 9, 10 et 12), « tout inculpé » (article 11) ou « tous » (article 15).  L’appelant invoque les droits prévus à l’alinéa 10b), qui étend sa protection à « chacun ».  Le terme « chacun » semble avoir un sens assez large.  Cependant, son interprétation doit se faire à la lumière des objectifs de la Charte.  Je ne suis pas convaincue que l’adoption de la Charte ait nécessairement conféré des droits à tous les citoyens du monde, de toutes les nationalités, peu importe où ils se trouvent, malgré l’utilisation par le législateur du mot « chacun » pour en désigner les titulaires. Je crois plutôt que l’on peut soutenir que le mot « chacun » a été utilisé pour distinguer les droits accordés à chacun sur le territoire du Canada d’avec ceux qui sont accordés seulement aux citoyens canadiens et ceux qui sont conférés aux inculpés.

 

 

[44]           La majorité, dans l’arrêt Cook, n’a pas discuté des réserves exprimées par la juge L’Heureux‑Dubé dans ses motifs dissidents. Toutefois, dans l’arrêt Hape, le juge LeBel, s’exprimant au nom de la majorité, a fait état des motifs dissidents de la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Cook.

 

[45]           Le chapitre le plus récent sur l’application extraterritoriale de la Charte a été écrit dans l’arrêt Khadr. Dans cet arrêt, on a conclu que le mot « chacun » comprenait un citoyen canadien dont la liberté était en jeu du fait de la participation du Canada à un processus qui violait ses obligations internationales en matière de droits de la personne. Dans ses motifs, la Cour suprême a souligné à plusieurs reprises que M. Khadr était citoyen canadien. Le passage le plus convaincant est peut‑être celui qui figure au paragraphe 31 où la Cour suprême a déclaré ce qui suit :

Dans la mesure où il est assujetti à l’article 7 de la Charte, comme nous avons conclu précédemment que c’était le cas en l’espèce, le responsable canadien en mission à l’étranger est soumis aux principes de justice fondamentale de manière analogue. Lorsque, comme en l’espèce, le droit à la liberté que garantit l’article 7 à une personne est en jeu du fait de la participation du Canada à une procédure étrangère qui va à l’encontre de ses obligations internationales en matière de droits de la personne, l’article 7 exige de l’État canadien qu’il communique à l’intéressé les renseignements qu’il possède. L’article 7 contraint donc le Canada à cette communication à cause de sa participation à une procédure étrangère qui est contraire au droit international et qui compromet la liberté d’un Canadien. [Non souligné dans l’original.]

 

[46]           Ce n’est pas la première fois qu’on met l’accent sur la citoyenneté. Dans une décision antérieure de la Cour suprême, le juge La Forest, dans l’arrêt R. c. Harrer [1995] 3 R.C.S. 562, a également mis l’accent sur l’importance de la citoyenneté canadienne. Il a déclaré ce qui suit au paragraphe 11 :

[…] il me semble que le fait d’écarter automatiquement l’application de la Charte à l’extérieur du Canada pourrait avoir pour effet de restreindre indûment la protection à laquelle les Canadiens sont en droit de s’attendre en ce qui concerne la violation de leurs droits par nos gouvernements ou leurs mandataires. [Non souligné dans l’original.]

 

[47]           En résumé, la jurisprudence de la Cour suprême enseigne que des non‑Canadiens peuvent se prévaloir des protections prévues à l’article 7 de la Charte lorsqu’ils se trouvent au Canada ou lorsqu’ils font l’objet d’un procès criminel au Canada, et que des citoyens canadiens, dans certaines circonstances, peuvent faire valoir les droits qui leur sont conférés par l’article 7 de la Charte lorsqu’ils se trouvent à l’extérieur du Canada. Dans ce dernier cas, il est généralement reconnu que cela ne se produira que dans des circonstances exceptionnelles. Il ressort de la jurisprudence susmentionnée que, dans trois cas, c’est‑à‑dire le cas de ressortissants du Canada qui revendiquent à l’étranger, le cas de non‑Canadiens qui revendiquent au Canada, et le cas de non‑Canadiens qui revendiquent à l’étranger, pour que l’article 7 de la Charte s’applique, les circonstances doivent lier le revendicateur au Canada, que ce soit du fait de sa présence au Canada, d’un procès criminel au Canada, ou de la citoyenneté canadienne.

 

[48]           Les demandeurs en l’espèce n’ont pas réussi à établir un lien avec le Canada qui déclencherait les droits prévus à l’article 7 de la Charte au regard des entrevues de Guantanamo Bay. Il faut se rappeler que la Charte, laquelle fait partie intégrale de la loi suprême du Canada, est un document canadien qui a été édicté afin de consacrer et de protéger les droits fondamentaux des Canadiens et des personnes qui se trouvent sur le territoire du Canada. Ce n’est que dans des cas exceptionnels et bien précis qu’elle a une application extraterritoriale, comme il est exigé par le respect des principes de la souveraineté et de la courtoisie judiciaire. La Cour n’est pas disposée à étendre l’application de la Charte au‑delà de ce qui a déjà été décidé. Les demandeurs ne sont pas des citoyens canadiens. Ils n’ont pas réussi à établir le lien exigé avec le Canada. Par conséquent, leur situation ne peut pas déclencher l’application d’un droit garanti par l’article 7 de la Charte.

 

[49]           Enfin, je vais examiner la quatrième question qui a été soulevée et qui porte sur la question de savoir si le demandeur, M. Zemiri, a le droit à la divulgation des renseignements obtenus lors d’entrevues réalisées au Canada par des représentants canadiens. Il y a peu d’éléments de preuve ou d’arguments concernant cette question.

 

[50]           Il ne fait aucun doute que si le demandeur Zemiri avait été partie à une instance criminelle au Canada, la Charte s’appliquerait et il aurait droit à la divulgation comme celle qui est prévue dans l’arrêt Stinchcombe. La procédure dont le demandeur Zemiri fait l’objet n’est pas une procédure canadienne. Il s’agit d’une procédure américaine d’habeas corpus liée à sa détention à Guantanamo Bay.

 

[51]           Comme il a été énoncé dans l’arrêt Hape, la Charte n’a eu une application extraterritoriale que dans les cas où des représentants canadiens ont été parties à un processus étranger qui viole les obligations du Canada au regard du droit international, ou dans les cas où l’État d’accueil y consent. Je ne suis saisi d’aucune preuve permettant de conclure que les représentants de l’État canadien qui ont interrogé M. Zemiri à Montréal participaient au processus contesté de Guantanamo Bay.

 

[52]           Même si les renseignements obtenus au cours des entrevues réalisées au Canada ont mené à la détention de M. Zemiri à Guantanamo Bay, comme il a été prétendu, en l’absence de preuve de la participation du Canada à ce processus, la Charte ne s’applique pas et le Canada n’a pas voix au chapitre en ce qui concerne ce que les États‑Unis décident de faire avec les renseignements. Comme on ne peut pas affirmer que le Canada a participé à un processus qui contrevient à ses obligations au regard du droit international et qu’il n’est pas question de consentement en l’espèce, la courtoisie judiciaire doit être respectée.

 

[53]           Comme je l’ai déjà mentionné, il y a insuffisance de preuve sur cette question. Une question de cette importance ne devrait pas être tranchée en l’absence d’une argumentation et d’une preuve complètes.

 

VII.   Conclusion

[54]           Pour les motifs susmentionnés, les demandes seront rejetées.

 

VII.   Les dépens

[55]           La question soumise à la Cour est d’une importance qui, selon moi, transcende les intérêts des demandeurs. Il convient donc, compte tenu de l’état incertain du droit quant à la question de l’application extraterritoriale de la Charte à des non-Canadiens, qu’aucuns dépens ne soient adjugés en l’espèce.


 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que les demandes soient rejetées sans dépens.

 

 

           

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1477-08

 

INTITULÉ :                                       MOHAMEDOU OULD SLAHI

                                                            c. LE MINISTRE DE LA JUSTICE et autres

 

ET DOSSIER :                                   T-1501-08

 

INTITULÉ :                                        Ahcene ZEMIRI

                                                            c. LE MINISTRE DE LA JUSTICE et autres

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 22 janvier 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BLANCHARD

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 16 février 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nathan J. Whitling

 

POUR LES DEMANDEURS

Doreen Mueller

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Parlee McLaws LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.