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Date : 20081203

Dossier : IMM‑1024‑08

Référence : 2008 CF 1345

Toronto (Ontario), le 3 décembre 2008

En présence de monsieur le juge Maurice E. Lagacé

 

 

ENTRE :

LUCENE CHARLES

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), d’une décision d’un agent d’immigration, datée du 14 février 2008, par laquelle l’agent rejetait la demande de résidence permanente, fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH), de la demanderesse.

 

[2]               Compte tenu de l’absence inexpliquée de l’avocat du défendeur à l’audience et de la présence de la demanderesse et des enfants touchés par la décision contestée, l’avocat de la demanderesse a insisté pour que l’audience se poursuivre. L’audience s’est donc déroulée en l’absence du représentant du défendeur, qui avait cependant présenté de la jurisprudence et des arguments écrits exhaustifs à l’appui de la position du défendeur.

 

II.         Les faits

[3]               La demanderesse, Lucene Charles, est citoyenne de Saint‑Vincent. En voyage au Canada en 1995, elle a rencontré Joseph Michael Polk, qu’elle a épousé en 1997. Ils ont habité tous les deux au Canada entre 1997 et 1999. En 1999, la famille a quitté le Canada et s’est rendue en Gambie (Afrique), où la mère de la demanderesse travaillait pour les Nations Unies.

 

[4]               Trois enfants sont nés de ce mariage : Ajahla Abib, le 7 juin 1997, et Aksum Abib, le 24 juin 1998, tous les deux à Brampton (Ontario), et Amlicar Abib, le 17 juillet 2000, en Gambie. Malheureusement, ce mariage s’est soldé par un divorce en 2006. Par la suite, la demanderesse a eu un quatrième enfant en Gambie, issu d’une autre relation.

 

[5]               Après la fin du contrat de sa mère en Gambie, la demanderesse a décidé de revenir au Canada. Elle est arrivée au pays avec ses enfants le 1er septembre 2007. À titre de citoyenne de Saint‑Vincent, la demanderesse n’avait pas besoin de visa pour entrer au Canada et avait le droit d’y rester pour une période de six mois.

 

[6]               Le 1er novembre 2007, la demanderesse a présenté une demande : (1) de permis de travail pour des motifs d’ordre humanitaire; (2) de prorogation de son permis de séjour temporaire, qui venait à échéance le 31 mars 2008; (3) d’exemption de l’exigence concernant les visas pour des motifs d’ordre humanitaire afin qu’elle puisse présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada. Comme ses trois demandes ont été rejetées, la demanderesse a présenté une demande, qui lui a été refusée, d’autorisation et de contrôle judiciaire du rejet de ses demandes de permis de travail et de prorogation de son permis de séjour temporaire.

 

[7]               La présente demande de contrôle judiciaire ne porte que sur la troisième demande. La demanderesse fait valoir que la décision de rejeter sa demande d’exemption de l’exigence concernant les visas pour des motifs d’ordre humanitaire était manifestement déraisonnable parce qu’à son avis, l’agent n’a pas tenu compte des facteurs d’ordre humanitaire importants qui existaient en l’espèce.

 

[8]               Sauf pour sa déclaration concernant le fait que le père de son quatrième enfant fournit un soutien financier pour cet enfant, la demanderesse n’a présenté aucune preuve de soutien au Canada. Il est vrai que la demanderesse a obtenu en Gambie une ordonnance de pension alimentaire contre le père des trois enfants canadiens, mais son ex‑époux ne s’est pas conformé à cette ordonnance à ce jour. La demanderesse habite avec une de ses tantes depuis son arrivée au Canada, alors que ses parents et sa famille habitent à Saint‑Vincent. La demanderesse n’a présenté aucune preuve selon laquelle elle serait incapable d’obtenir un soutien adéquat dans son pays d’origine pour elle‑même et pour ses enfants. De plus, la demanderesse n’a présenté aucune preuve selon laquelle il serait dans l’intérêt des enfants de rester au Canada et selon laquelle, s’ils retournaient à Saint‑Vincent, ils ne recevraient pas les soins, l’attention, l’amour et l’éducation dont ils ont besoin.

 

[9]               Il convient aussi de noter que la demanderesse n’a pas d’emploi, qu’elle demeure à la maison pour s’occuper de ses enfants depuis son arrivée au Canada et qu’elle n’a présenté aucune preuve démontrant qu’elle ne pourrait pas obtenir d’appui de ses parents si elle retournait dans son pays d’origine. La preuve donne à penser que la demanderesse a reçu du soutien de sa mère lors de son séjour en Gambie et il n’existe aucune raison de croire qu’un soutien semblable ne lui serait pas disponible à Saint‑Vincent. Sauf pour le fait qu’elle est la mère de trois enfants nés au Canada, la demanderesse n’a présenté aucune preuve de son établissement, ni de l’établissement de ses enfants, au Canada. La demanderesse détient un passeport valide de Saint‑Vincent qu’elle a utilisé librement pour ses voyages jusqu’à date.

 

[10]           La demanderesse doit démontrer qu’elle ferait face à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives si elle devait retourner dans son pays d’origine et présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

 

III.       Les questions en litige

[11]           Les questions en litige en l’espèce sont les suivantes :

a.                   L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle subirait des difficultés inhabituelles si elle devait présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada?

b.                  L’agent a‑t‑il commis une erreur dans son examen de l’intérêt supérieur des enfants?

c.                   L’agent a‑t‑il commis une erreur en examinant la question de l’établissement en se fondant sur le mauvais point de vue?

 

IV.       La décision contestée

[12]           Après avoir examiné les renseignements que la demanderesse lui avait fournis et avoir évalué son degré d’établissement au Canada, l’agent a déterminé qu’elle ne pouvait pas obtenir l’exception qu’elle demandait puisqu’elle n’avait pas démontré que le fait d’être séparée de sa famille au Canada constituerait une difficulté excessive si elle devait présenter une demande de l’extérieur du Canada, comme le prévoit la procédure normale.

 

[13]           L’agent a aussi examiné tous les renseignements présentés au sujet des enfants et a noté qu’ils étaient assez jeunes pour s’adapter si la demanderesse devait quitter le Canada et qu’ainsi, ils ne subiraient aucune difficulté excessive.

 

V.        Analyse

A.        La norme de contrôle

[14]           Les conclusions de l’agent doivent être examinées en fonction de la norme de la raisonnabilité. Par conséquent, le processus décisionnel doit être justifié, transparent et intelligible (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9).

 

B.         La conclusion au sujet des difficultés excessives et de l’intérêt supérieur des enfants

[15]           La demanderesse soutient que la conclusion de l’agent était déraisonnable. Elle fait valoir que cette conclusion n’était fondée sur aucune preuve et qu’elle était incompatible avec le poids écrasant de la preuve. Elle soutient que l’agent n’a pas tenu compte de l’existence de la difficulté excessive qu’elle avait précisée dans ses observations.

 

[16]           De plus, elle insiste que l’agent n’a pas examiné l’intérêt supérieur de ses enfants.

 

[17]           De façon générale, les demandes de résidence permanente doivent être présentées de l’extérieur du Canada. Une exception à cette exigence peut être accordée lorsqu’il existe des motifs d’ordre humanitaire. Bien qu’une personne puisse obtenir une permission spéciale, en raison de motifs d’ordre humanitaire, lui permettant de présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada, cette personne doit démontrer qu’une telle exception est justifiée en raison des circonstances impérieuses de l’affaire.

 

[18]           De plus, bien que l’existence de difficultés excessives et de l’intérêt supérieur des enfants soient des fondements sur lesquels une exception pour des motifs d’ordre humanitaire peut être accordée, le demandeur doit démontrer l’existence de ces deux critères, qui ne doivent pas être simplement prétendus.

 

[19]           Bien que la demanderesse soutient qu’elle subirait des difficultés excessives si elle devait présenter une demande de résidence de l’extérieur du Canada, comme la loi l’exige, et que l’intérêt supérieur de ses enfants justifie une exception pour des motifs d’ordre humanitaire, elle n’a présenté aucune preuve à l’appui de ses allégations selon lesquelles il serait dans l’intérêt supérieur des enfants qu’elle puisse présenter sa demande de résidence permanente à partir du Canada et elle n’a pas précisé comment il serait porté atteinte à leur intérêt supérieur si on ne lui permettait pas de le faire. Elle a seulement mentionné que ses trois enfants canadiens ont le droit de rester au Canada.

 

[20]           Bien que la demanderesse ait soulevé de nombreuses observations dans ses arguments au sujet des risques qu’elle et ses enfants pourraient subir si elle devait retourner à Saint‑Vincent pour présenter sa demande de résidence permanente, elle n’a présenté aucune preuve à l’appui de ses observations.

 

[21]           Il est vrai que l’agent des visas doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants qui pourraient être affectés de façon négative par le renvoi d’un parent, et qu’il ne doit pas déprécier cet intérêt (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 75). Cependant, ce devoir n’existe que lorsque les documents soumis au décideur indiquent de façon suffisante que la demande est fondée sur ce facteur, du moins en partie. De plus, le demandeur a le fardeau de présenter des preuves pour toute allégation présentée dans la demande CH. Par conséquent, si le demandeur ne présente aucune preuve à l’appui de sa demande, l’agent peut conclure que la demande n’est pas fondée (Samuel Kwabena Owusu c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CAF 38, au paragraphe 5), sans qu’on puisse l’accuser, comme c’est le cas en l’espèce, de ne pas avoir été « réceptif, attentif et sensible » et d’avoir « déprécié » l’intérêt supérieur des enfants qui pourraient être affectés par le renvoi de leur mère.

 

[22]           Bien qu’elle n’ait aucun statut au Canada, la demanderesse insiste que le simple fait d’être la mère de trois enfants nés au Canada est suffisant en soi pour justifier une exception à l’exigence prévue par la Loi. La Cour n’accepte pas cette proposition. Pour obtenir une dispense exceptionnelle, la demanderesse devait aussi démontrer qu’elle subirait des difficultés excessives si elle devait présenter sa demande de l’extérieur du Canada, comme le veut la procédure normale.

 

[23]           La demanderesse soutient qu’elle a expliqué dans une lettre datée du 25 janvier 2008, en réponse au rejet de sa demande de permis de travail, quelle était la situation de ses enfants nés au Canada et que cette lettre aurait dû entraîner une évaluation plus complète de l’intérêt supérieur de ses enfants. Cependant, cette observation est inacceptable pour deux raisons. Premièrement, cette lettre a été envoyée à l’agent d’immigration qui a rejeté la demande de permis de travail de la demanderesse, et rien n’indique qu’elle a été envoyée à l’agent des visas saisi de sa demande concernant la présentation de sa demande de résidence permanente à partir du Canada. Deuxièmement, cette lettre ne mentionne que brièvement l’intérêt supérieur des enfants nés au Canada et elle ne précise pas quels seraient les avantages pour les enfants si leur mère pouvait présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada, comment ils seraient affectés si leur mère devait présenter la demande de l’extérieur du Canada ou si, selon la prépondérance des probabilités, l’intérêt supérieur des enfants justifierait une dispense exceptionnelle compte tenu de leur court établissement au Canada.

 

[24]           Une fois de plus, on ne peut pas reprocher à l’agent de ne pas avoir tenu compte d’une lettre qui ne lui avait pas été présentée et de ne pas avoir tenu compte des observations concernant l’intérêt supérieur des enfants qui ont été présentées dans une lettre adressée à un autre agent, surtout que la lettre ne comportait pas d’explication ou de preuve suffisante.

 

[25]           Finalement, il est bien possible qu’au Canada, où la demanderesse habite présentement, ses enfants n’ont pas à payer leurs effets scolaires et leur inscription à l’école. La preuve démontre qu’en Gambie, les enfants fréquentaient des écoles privées dans lesquelles il est fort probable que les enfants de la demanderesse devaient payer leurs effets scolaires et leur inscription. Cependant, aucune preuve ne démontre quelle est la situation à Saint‑Vincent à ce sujet.

 

[26]           Cependant, la question n’est pas de savoir si le Canada est un pays plus avantageux pour la demanderesse que son pays d’origine, mais plutôt de savoir si le degré probable de difficulté découlant du fait que la demanderesse devrait quitter le Canada avec ou sans ses enfants afin de présenter une demande de résidence permanente constitue une difficulté excessive justifiant l’accueil de la demande CH (Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2002] 1 C.F.). La demanderesse n’a pas établi si ses enfants devraient quitter le Canada avec elle, si elle devait présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada, ni quelles seraient les conséquences négatives ou les difficultés excessives auxquelles elle ferait face si elle devait quitter le Canada.

 

[27]           La demanderesse ne peut pas reprocher à l’agent des visas d’avoir tenu compte de l’âge des enfants, de leur capacité d’adaptation correspondante ainsi que de leur court établissement au Canada depuis leur retour de la Gambie. L’âge et la capacité d’adaptation sont des critères pertinents quant à l’examen de l’intérêt supérieur des enfants, en particulier en l’espèce, compte tenu du fait que les enfants ont eu très peu de contact avec la société canadienne (Qureshi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000) 195 FTR 9). Cependant, bien que l’intérêt supérieur des enfants soit un facteur important, il n’est pas déterminant quant à la demande de la demanderesse (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125). Compte tenu du fait que la demanderesse n’a pas présenté de preuve à l’appui de sa demande, l’argument de la demanderesse, s’il était accepté, signifierait que l’intérêt supérieur de ses enfants canadiens est un critère déterminant pour sa demande CH. Cette proposition est inacceptable.

 

[28]           Comme l’agent d’immigration ne pouvait pas déterminer quelles étaient les difficultés alléguées par la demanderesse, et comme la demanderesse n’a présenté aucune preuve à l’appui de ses allégations, la Cour ne voit pas quelle erreur l’agent aurait commise lorsqu’il a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que les difficultés excessives ou l’intérêt supérieur de ses enfants justifiaient la prise de mesures spéciales. Sans diminuer le rôle important de la demanderesse à titre de mère de quatre enfants, et en l’absence de preuve contraire, qui sait s’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur des enfants de se trouver près de l’affection de leur grand‑mère, dont ils ont pu profiter pendant leur séjour en Gambie, plutôt que de rester ici au Canada? En l’absence de preuve à ce sujet, la Cour ne peut pas avancer d’hypothèse et ne tentera pas de répondre à cette question. Le même raisonnement s’applique à l’agent.

 

[29]           La demanderesse a démontré sa capacité à se trouver un emploi et à répondre aux besoins de sa famille alors qu’elle se trouvait en Gambie. Comme les parents et la famille de la demanderesse se trouvent à Saint‑Vincent, la Cour ne voit pas comment le fait d’exiger que la demanderesse présente une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada pourrait constituer pour elle ou pour ses enfants une difficulté excessive.

 

[30]           Bref, la décision contestée relève des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit et, par conséquent, la Cour doit faire preuve de déférence envers cette décision. Pour ces motifs, la Cour conclut que l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de révision et que sa décision est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

 

[31]           La Cour et les parties s’entendent au sujet du fait qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande soit rejetée.

 

« Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑1024‑08

 

INTITULÉ :                                       LUCENE CHARLES c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 18 novembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge suppléant Lagacé

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 3 décembre 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Osborne G. Barnwell

 

POUR LA DEMANDERESSE

s/o

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Osborne G. Barnwell

Avocat

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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