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Date : 20081201

Dossier : IMM-5283-07

Référence : 2008 CF 1336

Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2008

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

PATRICIA TORRES SANCHEZ

DIANA RAMOS TORRES

LAURA RAMOS TORRES

DANIELA RAMOS TORRES

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une décision rendue le 22 novembre 2007 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), dans laquelle la Commission a rejeté la demande des demanderesses qui voulaient se voir accorder la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger aux titres des articles 96 et 97 de la Loi.

 

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Patricia Sanchez (la demanderesse principale) et ses filles Diana, Laura et Daniela sont citoyennes du Mexique.

 

[3]               L’époux de la demanderesse principale, Martin Rodriguez, a été enlevé le 23 mars 2003 par le gang Los Macizos. Il a été libéré 20 jours plus tard, après qu’une rançon eut été payée au gang. Quelques membres du gang ont été emprisonnés par suite de l’enlèvement. Pendant une émission à la télévision, la demanderesse principale a appris que des membres du gang avaient soudoyé des gardiens de prison et qu’ils s’étaient échappés. Les ravisseurs nouvellement en liberté ont harcelé M. Rodriguez, qui a par la suite quitté le Mexique accompagné de son fils. M. Rodriguez et son fils sont arrivés au Canada le 4 novembre 2004, où ils ont présenté une demande d’asile. La demanderesse principale et ses filles ont déménagé chez la mère de la demanderesse principale après que M. Rodriguez eut quitté le Mexique.

 

[4]               Après le départ de M. Rodriguez du Mexique, des membres du gang Los Macizos ont commencé a harcelé la demanderesse principale et ses filles. Ils l’ont suivie, lui ont demandé de leur révéler où se trouvait M. Rodriguez et ont tenté de l’enlever. Ils ont dit à la demanderesse principale qu’ils allaient les tuer, elle et ses filles, si elle ne leur révélait pas où se trouvait M. Rodriguez.

 

[5]               La demanderesse principale a déposé une plainte officielle à la police contre le gang, mais la plainte a été rejetée au motif que les allégations n’étaient pas étayées par la preuve. La demanderesse principale affirme que la police a promis d’envoyer une patrouille surveiller sa résidence, mais il n’y a eu aucune patrouille.

 

[6]               La demanderesse principale et ses filles sont arrivées au Canada par avion le 27 juin 2006 et ont présenté des demandes d’asile à Toronto.

 

[7]               L’audience relative aux demandes d’asile des demanderesses s’est tenue le 29 octobre 2007.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

 

[8]               La Commission a tenu compte du témoignage oral et écrit de la demanderesse principale, des observations de l’avocat de la demanderesse principale et de l’ensemble de la preuve documentaire fournie. La Commission a examiné la preuve portant sur les mesures prises par le Mexique pour lutter contre la criminalité, notamment les enlèvements et la corruption, ainsi que la preuve concernant la police, l’existence de mécanisme de dépôt de plaintes et, de façon générale, le degré de démocratie au Mexique.

 

            La protection de l’État

 

[9]               La Commission a conclu que l’État assurait une protection adéquate aux personnes qui se trouvaient dans une situation semblable à celle des demanderesses au Mexique et que les demanderesses ne s’étaient pas acquittées du fardeau d’établir, au moyen d’éléments de preuve « clairs et convaincants » – comme l’exige la jurisprudence applicable –, que l’État ne protégeait pas les personnes qui se trouvaient dans la même situation que les demanderesses au Mexique.

 

[10]           La Commission a conclu que, d’après le témoignage de la demanderesse principale, l’enlèvement s’était produit le 23 mars 2003 et que des membres du gang Los Macizos avaient été capturés et emprisonnés par les autorités, ce qui démontrait que les autorités mexicaines avaient pris des mesures contre les ravisseurs de son époux. En outre, la demanderesse principale n’a pas sollicité la protection de l’État au Mexique; elle a plutôt demandé l’aide de la police à une seule occasion. Elle n’a pas demandé de réparation en lien avec les menaces ou les mauvais traitements dont elle aurait été victime aux mains des membres du gang.  

 

[11]           La Commission a également noté que la demanderesse principale n’a pas essayé d’obtenir de l’aide de l’Agence fédérale d’enquêtes (l’AFI) qui s’attaque aux fonctionnaires dévoyés de l’État, aux trafiquants de stupéfiants et aux ravisseurs violents. La demanderesse principale a mentionné qu’elle connaissait la Commission nationale des droits de la personne qui traite les plaintes au sujet des inconduites de la police et des cas de violation des droits des citoyens, mais qu’elle n’a pas sollicité l’aide de cette Commission. La demanderesse principale ne connaissait pas les autres services dont elle aurait pu bénéficier, services qui luttaient contre les fonctionnaires dévoyés qui travaillent pour les états ou pour le fédéral, mais elle était certaine que ces institutions de l’État l’auraient aidée si elle leur en avait fait la demande.

 

[12]           La Commission a conclu que la demanderesse ne pouvait plaider l’ignorance pour excuser son défaut d’exercer les recours qui étaient à sa disposition dans son propre pays et plutôt prendre des mesures radicales, à savoir demander l’asile à l’étranger. La Commission a mentionné la preuve documentaire selon laquelle le Mexique est une république fédérale bicamérale possédant des corps de police dans chaque état et au fédéral. Il y a également de la protection de l’État mise à la disposition des personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle des demanderesses. La Commission a conclu que les victimes d’agressions ou de corruption aux mains des gangs ne manquaient pas de protection policière et qu’aucun élément de preuve convaincant n’établissait que le Bureau du sous-procureur des enquêtes spéciales sur le crime organisé (le SIEDO) n’aiderait pas les demanderesses contre le gang Los Macizos. La preuve montrait que le SIEDO avait démantelé quatre gangs et avait participé à l’enquête conjointe États-Unis-Mexique visant à arrêter des membres d’organisations criminelles.

 

[13]           La Commission a reconnu que, même si la corruption constituait un problème persistant au Mexique, le gouvernement du Mexique continuait de promouvoir le déploiement d’efforts pour enrayer la corruption. La Commission n’était pas convaincue que les autorités de l’État ne prenaient pas de mesures pour s’attaquer aux fonctionnaires dévoyés, notamment au sein de la police. La Commission a conclu que le Mexique et la Commission des droits de la personne fourniraient de l’aide à la demanderesse principale. Aucun élément de preuve ne donne à penser que, si les demanderesses devaient retourner au Mexique, la Commission des droits de la personne et le Mexique ne veilleraient pas à ce qu’elles puissent bénéficier d’une protection de l’État adéquate.

 

[14]           En conclusion, la Commission a conclu que la demanderesse principale vivait dans une démocratie et qu’elle était tenue de solliciter la protection du Mexique avant de demander une protection internationale. La demanderesse principale ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que l’État ne pouvait pas ou ne voulait pas la protéger. La Commission a estimé que si la demanderesse principale retournait au Mexique elle pourrait bénéficier d’une protection, bien qu’imparfaite, de l’État.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[15]           Les demanderesses ont soulevé les questions en litige qui suivent :

1)             La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en privilégiant la preuve documentaire à la preuve des demanderesses?

2)             La simple existence « [d’]efforts sérieux » de la part d’un État équivaut‑elle à de la protection de l’État?

3)             La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans l’application de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689?

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES

 

[16]           Les dispositions qui suivent s’appliquent à la présente affaire :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 


LA NORME DE CONTRÔLE

 

[17]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a reconnu que, bien que la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable aient constitué en théorie des normes différentes, « les difficultés analytiques soulevées par l’application des différentes normes réduisent à néant toute utilité conceptuelle découlant de la plus grande souplesse propre à l’existence de normes de contrôle multiple » (Dunsmuir, paragraphe 44). Par conséquent, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il y avait lieu de fondre les deux normes de raisonnabilité en une seule norme, à savoir la « raisonnabilité ».

 

[18]           La Cour suprême du Canada a également établi dans l’arrêt Dunsmuir que l’analyse relative à la norme de contrôle ne devait pas être effectuée dans chaque affaire. Au contraire, si la norme de contrôle applicable à la question dont est saisie la Cour est bien établie en droit, la cour de révision peut l’adopter. Ce n’est que si la norme de contrôle n’a pas déjà été établie par la jurisprudence que la cour de révision doit entreprendre un examen des quatre facteurs de l’analyse de la norme de contrôle.

 

[19]           De façon générale, la Cour a conclu que la norme applicable aux décisions portant sur les demandes d’asile était la décision manifestement déraisonnable : Kovacs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 2 R.C.F. 455 (C.F.). Cependant, le choix de la norme de contrôle dépend des circonstances particulières de chaque affaire dont est saisie la Cour et des questions soulevées.

 

[20]           Lorsqu’un tribunal privilégie la preuve documentaire au témoignage d’un témoin, il s’agit d’une question de crédibilité et la norme applicable est alors la décision manifestement déraisonnable : Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1238, paragraphe 23, et Yener c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 372, paragraphes 28 et 29.

 

[21]           Lors du contrôle d’une décision portant sur la protection de l’État, la norme applicable est la décision raisonnable simpliciter : Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 66. Par contre, la norme de contrôle qui a été appliquée lors du contrôle d’une décision portant sur l’existence d’une possibilité de refuge intérieur est la décision manifestement déraisonnable : Rosales c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 257, paragraphes 12 et 13.

 

[22]           L’application du critère de l’arrêt Ward constitue une question mixte de fait et de droit et la norme applicable est la décision raisonnable simpliciter : Stapleton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1320, paragraphe 18.

 

[23]           Par conséquent, à la lumière de l’arrêt Dunsmuir rendu par la Cour suprême du Canada et de la jurisprudence de la Cour, je conclus que la norme de contrôle applicable aux questions en litige en l’espèce est la raisonnabilité. Dans le cadre du contrôle d’une décision où la norme applicable est la raisonnabilité, l’analyse « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, paragraphe 47). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

LES OBSERVATIONS

            Les demanderesses

                        La Commission privilégie la preuve documentaire

 

[24]           Les demanderesses plaident qu’il n’était pas loisible à la Commission de privilégier la preuve documentaire au témoignage de la demanderesse principale sans qu’elle tire de conclusion défavorable relativement à la preuve écrite et à la crédibilité du témoignage de la demanderesse principale. Les demanderesses fondent leur argument sur le paragraphe 7 de la décision Coitinho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1037 :

La Commission tire ensuite une conclusion très troublante. Sans affirmer que la preuve présentée par les demandeurs n’est pas crédible, la Commission « accorde plus de poids à la preuve documentaire parce qu’elle provient de sources connues, informées et qui n’ont aucun intérêt dans l’issue de la présente audience ». Cela revient à dire qu’on devrait toujours privilégier la preuve documentaire aux dépens de la preuve présentée par le demandeur d’asile parce que ce dernier a un intérêt dans l’issue de l’audience. Si on l’acceptait, ce raisonnement aurait pour effet de toujours écarter la preuve soumise par un demandeur d’asile. La décision de la Commission ne fait pas état des raisons pour lesquelles la preuve présentée par les demandeurs, bien qu’elle fût censée être présumée véridique (Adu, précité), a été jugée suspecte. […]

 

 

[25]           Les demanderesses soulignent qu’une conclusion – fondée sur une preuve claire et convaincante – selon laquelle un État est incapable d’assurer une protection peut avoir pour seul fondement le témoignage d’un demandeur : Torres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 660, et Musorin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 408. En l’espèce, dans certains cas, les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la Commission sont liées de façon indissociable à ses conclusions relatives à la protection de l’État d’une telle façon qu’une erreur dans les premières vicie les secondes : Lebbe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 564. La Commission a commis une erreur en privilégiant, sans justification, la preuve documentaire au témoignage écrit et oral de la demanderesse principale, et les demanderesses soutiennent que cette erreur vicie les conclusions relatives à la protection de l’État tirées par la Commission.

 

[26]           Les demanderesses soutiennent également que, en l’absence de conclusions défavorables précises relatives à la crédibilité, il n’était pas loisible à la Commission de conclure que « le tribunal ne dispose d’aucune preuve convaincante qui lui permettrait de croire que la demandeure d’asile n’obtiendrait pas la protection de l’État contre le gang qu’elle craint en cas de retour au Mexique ». Les demanderesses se fondent sur la décision Kaur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 873, dans laquelle la Commission a rejeté une demande présentée par une demanderesse sans que la Commission ait remis en question la crédibilité de la demanderesse, et ce, malgré qu’elle ait accepté son témoignage. Cependant, la Commission, dans l’affaire Kaur, a mentionné qu’il n’y avait « aucun élément de preuve crédible et digne de foi » selon lequel la demanderesse serait persécutée si elle retournait en Malaisie. La juge Dawson a conclu que la Commission ne pouvait pas tirer une telle conclusion à moins de rejeter le témoignage de la demanderesse, ce que n’avait apparemment pas fait la Commission. Si la Commission en l’espèce a bien rejeté le témoignage de la demanderesse, elle avait par conséquent l’obligation d’expliquer ce rejet en des termes clairs, et l’omission de cette explication constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

 

L’existence « d’efforts sérieux »

 

 

 

[27]           Les demanderesses plaident que la Commission a commis une erreur en se fondant sur les « efforts sérieux » déployés par le gouvernement du Mexique visant à mettre en place un cadre légal et procédural pour lutter contre les enlèvements et la corruption. Elles soutiennent que d’exiger de la demanderesse principale qu’elle s’adresse à des agents de police dévoyés pour obtenir de la protection (des agents qui, selon toute vraisemblance, sont associés au gang criminel en question) équivaudrait à l’obliger à risquer sa vie alors qu’elle essaie de solliciter l’aide de la police dans le seul but de prouver l’absence de protection de l’État : D’Mello c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 72 (C.F. 1re inst.), et Torres.

 


L’application de l’arrêt Ward

 

[28]           Les demanderesses plaident que la conclusion de la Commission, selon laquelle elles auraient dû chercher à épuiser tous les recours avant de demander l’asile au Canada, constitue une interprétation erronée des arrêts Ward et N.K. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. n1376 (C.A.F.), car la Loi n’impose aucune obligation aux demandeurs d’asile « [d’]épuiser les recours qui s’offrent à [eux] ». Les demanderesses citent le paragraphe 15 de la décision Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193 :

Cependant, à mon avis, les arrêts Ward et Kadenko ne sauraient signifier qu’une personne doit épuiser tous les recours disponibles avant de pouvoir réfuter la présomption de protection de l’État (voir Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n ° 536 (1re inst.) (QL), et Peralta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 123 F.T.R. 153 (C.F. 1re inst.)). […]

 

[29]           Les demanderesses affirment que la Commission a commis une erreur en concluant qu’elles avaient omis de présenter une preuve claire et convaincante de l’absence de protection de l’État. La Commission disposait d’éléments de preuve qui montraient le degré de corruption présent au sein des forces de police au Mexique et que de nombreux agents de police sont impliqués dans des activités liées aux enlèvements effectués par divers gangs. La preuve documentaire révèle également que les enlèvements constituent encore un problème important dans toutes les classes de la société, peu importe que la victime soit riche ou non : voir le Country Reports sur les pratiques en matière de droits de la personne de 2006 sur le Mexique, produit par le Département d’État des États‑Unis.

 

[30]           Les demanderesses allèguent qu’elles avaient de bonnes raisons de ne pas solliciter la protection de l’État au Mexique, notamment le degré de corruption présent à tous les niveaux de l’État et les représailles auxquelles elles seraient exposées si elles déposaient une plainte auprès des autorités au Mexique. La Commission a rejeté l’explication des demanderesses sans tenir compte de l’ensemble de la preuve documentaire et de leur témoignage. Les demanderesses soutiennent que la Commission a mal interprété et mal appliqué les arrêts Ward et N.K. La conclusion de la Commission, selon laquelle les demanderesses auraient dû d’abord communiquer avec la police au Mexique est déraisonnable.

 

[31]           Les demanderesses plaident également que la Commission doit apprécier la preuve dans son ensemble et qu’elle ne peut pas examiner chaque partie séparément : Owusu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 33 (C.A.F.); Lai c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 826 (C.A.F.), et Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 228 (C.A.F.).

 

[32]           Les demanderesses soutiennent également que la Commission a été sélective dans le choix de la preuve documentaire. Par exemple, la Commission s’est fondée sur des rapports selon lesquels le Mexique possède des forces de police judiciaire, ainsi que des forces de police chargées de la prévention, mais la Commission n’a pas mentionné que les forces de police chargées de la prévention, qui sont sous la responsabilité des États, seraient les plus corrompues qui soient. En outre, la Commission s’est fondée sur le fait que le gouvernement du Mexique continue de promouvoir des réformes anticorruption, mais elle n’a pas mentionné d’autres éléments de preuve documentaire qui mettaient en doute l’engagement et la capacité du gouvernement à atteindre les objectifs fixés. Le fait que la Commission ait été sélective dans le choix de la preuve documentaire sur laquelle elle s’est fondée invalide sa décision : Manoharan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 356 (C.F. 1re inst.), paragraphe 3; Muralidharan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 843 (C.F. 1re inst.), et Balasingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1387 (C.F. 1re inst.). Les demanderesses citent les propos tenus par la juge Reed dans la décision Manoharan :

3. […] Il ressort de la lecture de la décision de la Commission que celle-ci n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve importants et qu’elle a, à plusieurs reprises, tiré des conclusions de fait qui sont contraires à la preuve.

 

 

[33]           Les demanderesses citent abondamment d’autres parties de la preuve documentaire en appui à leurs observations quant à la corruption au Mexique. Elles terminent en affirmant que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en ne mentionnant pas ou en n’examinant pas dans sa décision la preuve qui corrobore le témoignage des demanderesses, selon lequel la corruption est répandue au Mexique, et qu’il était donc inutile dans une situation comme en l’espèce de communiquer avec la police.

 

[34]           Les demanderesses contestent également la raisonnabilité de la conclusion de la Commission, selon laquelle « [a]ucun élément de preuve convaincant n’établit que la Commission des droits de la personne ne veillera pas à ce que l’État assure une protection adéquate à la demandeure d’asile en cas de son retour au Mexique ». Elles affirment que la jurisprudence établit que les demandeurs d’asile n’ont pas l’obligation de solliciter l’aide des organisations de défense des droits de la personne œuvrant dans leur pays d’origine. Dans la décision Kaur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1858 (C.F.), la Cour a conclu qu’il était déraisonnable qu’une commission se soit attendue à ce que des demandeurs sollicitent de l’aide auprès d’organisations de défense des droits de la personne œuvrant dans leur pays d’origine. Pour venir à cette conclusion, le juge de Montigny, au paragraphe 31 de la décision Kaur, cite le paragraphe 44 de la décision Balogh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 1080 (C.F. 1re inst.), rendue par le juge Lemieux :

[…] puisqu’il est de jurisprudence constante au Canada qu’un revendicateur n’est pas tenu de rechercher l’aide d’organisations de défense des droits de l’homme.

 

 

[35]           En outre, les demanderesses remettent en question la raisonnabilité de la conclusion de la Commission concernant l’efficacité de la Commission des droits de la personne parce que la preuve documentaire révèle que cette Commission n’a pas l’autorité ou le pouvoir légal de faire quoi que ce soit, à l’exception de recommandations non contraignantes et sans poids légal.

 

[36]           Les demanderesses soutiennent que la Commission s’est encore fondée sur des parties choisies de la preuve documentaire et qu’elle a sélectionné les parties qui appuyaient sa conclusion, particulièrement celles portant sur les efforts déployés par le gouvernement Fox pour lutter contre la corruption. Les demanderesses citent le paragraphe 17 de la décision Petra Kimma Roberts c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1460 :

Il est clair en droit que la Commission n’est pas tenue de faire état dans sa décision de chacun des éléments de preuve qu’elle avait devant elle. Cependant, s’il existe une preuve documentaire qui est essentielle pour la position de la demanderesse et qui appuie cette position, alors la Commission doit tenir compte de cette preuve. La Commission a ignoré cette preuve et elle a donc commis une erreur sujette à révision.

 

 

[37]           Les demanderesses se sont également fondées sur les décisions Babai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1341, paragraphes 35 et 36, et Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998), 157 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.), paragraphes 16 et 17.

 

[38]           Les demanderesses soulignent que dans la décision Orgona c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1316 (C.F. 1re inst.), la Cour a affirmé que la Commission avait commis une erreur parce qu’elle n’avait pas mentionné l’importante preuve documentaire qui appuyait la demande en cause. La Cour a conclu que le tribunal, lorsqu’il se fonde de façon sélective sur la preuve documentaire, commet une erreur s’il néglige des éléments de preuve pertinents. Les demanderesses citent également le passage qui suit de la décision T.M.C. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1670 :

8.     Pour déterminer si un État offre une protection adéquate, la Commission doit non seulement se demander si des mécanismes pouvant protéger un demandeur d’asile existent, mais encore s’il est probable qu’ils soient efficaces : Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1438 (C.F. 1re inst.) (QL); Cho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1371 (C.F. 1re inst.) (QL). Il ne fait aucun doute que la Grenade commence à prendre des mesures en vue de régler ce qui semble être un grave problème de violence faite aux femmes et aux enfants. Cependant, la lecture de la preuve documentaire qui a été soumise à la Commission m’amène à conclure qu’il ne s’agit que de mesures récentes témoignant d’une volonté croissante de combattre ces formes de violence. Elles sont loin de procurer une véritable protection, à quelques rares exceptions près.

 

 

 

[39]           Les demanderesses conviennent que la protection de l’État n’a pas à être parfaite, mais elle doit être efficace. La Commission doit non seulement déterminer si l’État est réellement capable de fournir de la protection, elle doit également déterminer si l’État est prêt à agir. Les lois, les règlements et la procédure ne suffisent pas, en soi, à établir l’existence de la protection à moins qu’ils ne soient mis en pratique : Molnar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1081, et Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 429. Les demanderesses affirment que la Commission n’a pas accordé assez d’importance à la partie « ne peut » du critère qui se trouve dans la Loi : « ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».

 

[40]           Les demanderesses terminent en alléguant que la Commission n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents. La Commission ne peut, sans motifs raisonnables, négliger ou rejeter le contenu d’un document portant expressément sur la protection de l’État dans une région donnée : Renteria c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 160.

 

[41]           La Commission a commis plusieurs erreurs susceptibles de contrôle qui ont compromis l’équité de l’audience des demanderesses. La Commission a également commis une erreur en droit en concluant que les demanderesses n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger. Ces erreurs sont assez importantes pour constituer des erreurs susceptibles de contrôle.

 

Le défendeur

                        La Commission privilégie la preuve documentaire

 

[42]           Le défendeur soutient que l’argument des demanderesses, selon lequel la Commission a négligé des éléments de preuve documentaire qui relevaient des faiblesses dans le régime de protection de l’État au Mexique, est intenable. La Commission a reconnu que le crime et la corruption sont très répandus, mais elle a conclu que l’État s’occupe de ces problèmes.

 

[43]           Le défendeur cite le paragraphe 11 de la décision Johal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1760 :

Dans son argumentation, l’avocat du requérant a mis l’accent sur de petits extraits de la preuve documentaire. En ayant recours à une telle stratégie, l’avocat oublie une « règle » fondamentale de la Cour, c’est-à-dire que celle-ci doit reconnaître que la Commission est en droit d’apprécier l’ensemble de la preuve sur le plan de la crédibilité et de la force probante. On ne peut « disséquer » la preuve et n’utiliser que la partie qui appuie son propre point de vue. À mon avis, la preuve documentaire en l’espèce, prise dans son ensemble, ne tend pas à nier que le requérant n’a pas de possibilité de refuge raisonnable à l’intérieur de son pays.

 

 

[44]           Le défendeur souligne que la Commission n’a pas l’obligation d’énumérer chaque élément de preuve qu’elle a examiné : Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1992] A.C.F. no 946 (C.A.F.), et Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 134, paragraphe 11.

 

[45]           Le défendeur allègue que la Commission n’a pas commis d’erreur en affirmant qu’elle « privilégie » la preuve documentaire à la preuve présentée par les demanderesses. La Commission a conclu que le témoignage de la demanderesse principale, interprété en contexte et à la lumière de l’ensemble de la preuve documentaire, n’établissait pas que les personnes qui étaient dans une situation semblable à celle des demanderesses ne pouvaient pas bénéficier de la protection de l’État au Mexique, et ne réfutait pas la présomption de la protection de l’État.

 

[46]           Le défendeur affirme que le fait que la Commission a accordé un poids substantiel à la considérable preuve documentaire qui ne corroborait pas les allégations présentées par les demanderesses dans leur exposé circonstancié, lequel se trouvait dans leur Formulaire de renseignements personnels, ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle. La Commission ne peut pas simplement accepter la conviction subjective du demandeur, selon laquelle le demandeur ne peut pas bénéficier de la protection de l’État sans qu’il existe une preuve établissant que cette crainte est objectivement raisonnable : Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1126.

 

L’existence « d’efforts sérieux »

 

 

[47]           Le défendeur se fonde sur l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (C.A.F.), en appui à son argument selon lequel il ne suffit pas au demandeur de montrer que l’État n’a pas toujours réussi à protéger de façon efficace les personnes qui se trouvent dans la même situation particulière que le demandeur. Si les autorités déploient des efforts sérieux, la protection de l’État est adéquate. Le défendeur affirme également que la demanderesse principale n’a pas le droit de solliciter la protection auxiliaire du Canada simplement parce qu’il existe un risque quelconque qu’elle soit victime d’un crime dans son pays de nationalité. On ne peut s’attendre à ce que les autres États respectent des normes de protection « efficaces » que malheureusement les forces de police au Canada ne peuvent parfois qu’espérer atteindre : Smirnov c. Canada (Secrétaire d’État), [1995] 1 CF 780 (C.F. 1re inst.), paragraphe 11.

 

L’application de l’arrêt Ward

 

[48]           Le défendeur allègue que le droit international des réfugiés n’est censé être appliqué que dans les situations où l’État d’origine n’offre pas de protection, et, même alors, dans certains cas seulement : Ward. Sauf dans le cas d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger un demandeur. Cette présomption « sert à renforcer la raison d’être de la protection internationale à titre de mesure auxiliaire qui entre en jeu si le demandeur ne dispose d’aucune solution de rechange » : Ward, paragraphe 51. Le demandeur doit établir de façon claire et convaincante l’incapacité de l’État en cause à assurer sa protection : Ward et Villafranca.

 

[49]           Le défendeur affirme que, en l’espèce, les demanderesses ne se sont pas adressées à d’autres agences du gouvernement pour solliciter de la protection. La demanderesse principale n’a même pas communiqué avec la police. Le témoignage de la demanderesse principale, selon lequel elle ne croyait pas que la police la protégerait, n’est pas suffisant pour réfuter la présomption de la protection de l’État. L’examen de la preuve documentaire effectué par la Commission révèle que, bien qu’il y ait eu des problèmes de corruption et de crime au sein des forces de police au Mexique, d’autres agences auraient pu aider les demanderesses. En outre, le Mexique déploie des efforts sérieux pour lutter contre le crime et la corruption. Lors de l’audience, la demanderesse principale a convenu qu’il existait d’autres agences qui auraient pu l’aider si elle leur en avait fait la demande.

 

[50]           S’appuyant sur les arrêts Villafranca, Kadenko, paragraphes 4 et 5, et Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 584, ainsi que sur les décisions Milev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 907, paragraphe 12 (C.F.1re inst.), et Sanchez, le demandeur plaide que la Commission peut raisonnablement s’attendre à ce que les demandeurs d’asile épuisent les autres recours qui peuvent exister dans un pays démocratique avant de solliciter la protection internationale. En outre, étant donné que le Mexique est une démocratie multipartite fonctionnelle, le fardeau de preuve incombant aux demanderesses, à savoir fournir une preuve claire et convaincante réfutant la présomption selon laquelle l’État est capable de les protéger, est également plus élevé que dans d’autres affaires.

 

[51]           Le défendeur cite le paragraphe 10 de la décision Kim et plaide que, s’il s’agit d’une démocratie fonctionnelle, il ne suffit pas que le demandeur d’asile allègue une réticence subjective à solliciter la protection de l'État pour qu’il réfute la présomption de la protection de l’État. Le défendeur soutient que la preuve n’établit pas que le gang en question, Los Macizos, avait une influence quelconque sur les forces de police locale. La preuve dont disposait la Commission n’établissait pas qu’il était déraisonnable de s’attendre à ce que les demanderesses sollicitent la protection de la police avant la protection internationale.

 

[52]           Le défendeur cite l’arrêt Hinzman comme autorité et plaide que le fardeau incombant au demandeur qui essaie d’établir qu’il ne devrait pas avoir l’obligation d’épuiser tous les recours accessibles dans son pays est un lourd fardeau. Le défendeur soutient qu’il était raisonnable que la Commission ait conclu que les demanderesses ne s’étaient pas déchargées de ce fardeau en l’espèce.

 

ANALYSE

           

[53]           J’examinerai chaque question en litige soulevée par les demanderesses.

 

La preuve documentaire privilégiée

 

[54]           En ce qui concerne l’affirmation de la Commission – selon laquelle la Commission privilégie « la preuve documentaire, préparée par des sources fiables n’ayant aucun intérêt dans l’issue du présent cas, décrivant les conditions dans le pays et la protection de l’État assurée aux personnes se trouvant dans une situation semblable à celle de la demandeure d’asile » plutôt que « la preuve écrite et le témoignage fournis par la demandeure d’asile » – il s’agit, à mon avis, d’une erreur susceptible de contrôle dans la présente affaire.

 

[55]           Le défendeur cite le paragraphe 29 de la décision Pacasum c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 822, rendue par le juge de Montigny et souligne que « la narration des faits par le demandeur ne peut pas toujours être entièrement déterminante » et « [qu’i]l faut tenir compte de la situation globale pour déterminer s’il était raisonnable que le demandeur cherche à obtenir la protection de l’État », ce qui, à mon avis, semble aller de soi, mais ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. La Commission n’a pas mis en balance la conviction subjective et crédible de la demanderesse principale concernant l’absence de protection de l’État au regard d’autres preuves documentaires qui donnaient à penser que la protection de l’État était adéquate, bien qu’imparfaite.

 

[56]           La Commission a affirmé qu’elle donnait moins de poids à la « preuve écrite » et au « témoignage » de la demanderesse principale parce que la demanderesse principale avait un intérêt en l’espèce et que les autres sources étaient fiables. Aucune explication ne justifie pourquoi la « preuve écrite » de la demanderesse principale n’est pas aussi fiable que les autres sources ou pourquoi on devrait accorder moins de poids à son témoignage qu’aux autres sources, à l’exception du motif énoncé selon lequel la demanderesse principale possède un intérêt personnel dans l’issue de l’affaire.

 

[57]           Il s’agit de l’hypothèse même contre laquelle la juge Snider a fait une mise en garde au paragraphe 7 de la décision Coitinho, mise en garde reprise par la Cour dans d’autres décisions, y compris dans la décision Kaur, dans laquelle la juge Dawson a conclu que la Commission ne pouvait pas tirer la conclusion qu’elle avait tirée à moins qu’elle rejette le témoignage de la demanderesse et qu’elle explique pourquoi elle l’a rejeté. La juge Dawson a tenu les propos qui suivent au paragraphe 4 de la décision Kaur :

Il est acquis en droit qu’il appartient à la SPR d’apprécier la crédibilité d’un témoignage. Toutefois, il est également acquis que lorsque la SPR rejette un témoignage fait sous serment, elle doit motiver sa décision. Elle doit préciser les éléments du témoignage qui ne lui apparaissent pas crédibles et exposer clairement les motifs de cette conclusion. En l’espèce, la SPR ne l’a pas fait, ce qui constitue une erreur de droit qui exige d’annuler la décision.

 

 

[58]           En l’espèce, la Commission n’a pas seulement mis en balance la preuve de la demanderesse principale au regard d’autres éléments de preuve. La Commission a posé comme fondement de sa décision que d’autres éléments de preuve devaient être privilégiés à « la preuve écrite et [au] témoignage fournis par la demandeure d’asile » parce que les autres éléments de preuve provenaient de sources qui n’avaient aucun intérêt dans l’affaire et que ces autres sources étaient plus fiables. Il n’y a aucune explication à savoir pourquoi la « preuve écrite » des demanderesses ne provenait pas de sources fiables ou de sources d’une façon ou d’une autre moins fiables que celle du défendeur. La Commission n’a aucunement expliqué pourquoi le témoignage de la demanderesse principale – lequel n’a pas fait l’objet de conclusion défavorable relative à la crédibilité – devrait être considéré moins fiable simplement parce que la demanderesse principale possède un intérêt dans l’issue de l’affaire. Comme l’a souligné la juge Snider au paragraphe 7 de la décision Coitinho, « [c]ela revient à dire qu’on devrait toujours privilégier la preuve documentaire aux dépens de la preuve présentée par le demandeur d’asile parce que ce dernier a un intérêt dans l’issue de l’audience. Si on l’acceptait, ce raisonnement aurait pour effet de toujours écarter la preuve soumise par un demandeur d’asile. »

 

[59]           Il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle qui vicie l’ensemble de la décision.

 

Épuiser tous les recours

 

[60]           Il est vrai que, vers la fin de la décision, la Commission affirme que « la demandeure d’asile vit dans une démocratie, et elle n’a tout simplement pas épuisé les recours qui s’offraient à elle avant de demander la protection internationale ». Cependant, même dans la citation précédente, la Commission ne dit pas que les demanderesses avaient l’obligation d’épuiser « tous » les recours qui s’offraient à elles. Une lecture d’ensemble de la décision révèle que la position de la Commission est justement que la demanderesse principale n’a « pas » essayé de se réclamer des recours qui s’offraient à elle.

 

[61]           La preuve révèle que la demanderesse principale n’a pas essayé de solliciter la protection de la police ou d’obtenir de l’aide de toute autre agence ou organisation. La position de la Commission était que la demanderesse principale avait choisi de ne pas se réclamer de la protection qui s’offrait à elle au Mexique et que « la demandeure d’asile qui vivait dans une démocratie n’a pas épuisé les recours qui s’offraient à elle pour demander la protection de l’État au Mexique ».

 

[62]           Selon mon interprétation, la Commission n’a pas affirmé que, avant de demander la protection internationale, la demanderesse principale avait l’obligation d’épuiser toutes les possibilités d’obtenir de la protection au Mexique. La Commission ne fait que souligner que, étant donné que la demanderesse principale n’avait pas déployé d’efforts pour communiquer avec quelque organisation existante que ce soit qui aurait pu l’aider, notamment la police, on ne peut affirmer que la demanderesse principale s’est « acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir, au moyen de preuves claires et convaincantes, que l’État ne pouvait ni ne voulait la protéger ».

 

[63]           Je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle quant à la présente question.

 

Les efforts sérieux

 

[64]           Les demanderesses affirment que la Commission s’est fondée sur les « efforts sérieux » déployés par le gouvernement du Mexique, efforts visant la mise en place d’un cadre légal et procédural pour lutter contre les enlèvements et la corruption, mais que la Commission ne s’est pas penchée sur la question de savoir si ces efforts avaient permis la mise en place d’une protection efficace.

 

[65]           À mon avis et selon mon interprétation de l’ensemble de la décision, la Commission ne fait pas simplement qu’assimiler efforts sérieux à efficacité. La Commission examine et analyse l’incidence réellement de diverses initiatives et conclut que les initiatives ont une incidence positive et que le Mexique offre réellement de la protection.

 

[66]           Je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle quant à la présente question.

 


L’erreur dans l’application de l’arrêt Ward, et l’omission de tenir compte de la preuve contradictoire

 

[67]           L’allégation de la demanderesse principale, selon laquelle la demanderesse principale n’avait pas essayé de solliciter de la protection parce que cela n’aurait rien donné, constitue la question décisive en l’espèce. La prétention de la demanderesse principale est que le degré de corruption à tous les niveaux et les inévitables représailles qui résulteraient de toute plainte présentée aux autorités faisaient en sorte qu’il était tout à fait déraisonnable qu’elle risque sa vie afin d’établir l’absence de protection de l’État.

 

[68]           Comme l’a souligné le défendeur, la personne qui ne s’adresse pas à l’État pour obtenir de la protection a le lourd fardeau d’établir qu’il était raisonnable d’agir ainsi, principe clairement énoncé au paragraphe 57 de l’arrêt Hinzman :

Les arrêts Kadenko et Satiacum ensemble montrent que, dans le cas de démocraties bien établies, il incombe au demandeur de prouver qu’il a épuisé tous les recours dont il pouvait disposer et celui‑ci ne sera exempté de son obligation de solliciter la protection de son pays qu’en certaines circonstances exceptionnelles : Kadenko, à la page 534, Satiacum, à la page 176. Selon l’ensemble de ces précédents, le demandeur d’asile provenant d’un pays démocratique devra s’acquitter d’un lourd fardeau pour démontrer qu’il n’était pas tenu d’épuiser tous les recours dont il pouvait disposer dans son pays avant de demander l’asile. Compte tenu du fait que les États‑Unis sont une démocratie ayant adopté un ensemble complet de mesures garantissant que les personnes s’objectant au service militaire font l’objet d’un traitement juste, je conclus que les appelants n’ont pas produit suffisamment de preuve pour satisfaire à ce critère exigeant. En conséquence, je conclus qu’il était objectivement déraisonnable pour les demandeurs de ne pas avoir pris de mesure tangible pour tenter d’obtenir la protection des États‑Unis avant de demander l’asile au Canada.

 

[69]           Comme l’a souligné le défendeur, un demandeur d’asile ne réfute pas la présomption de protection de l’État dans une démocratie fonctionnelle par la simple allégation d’une réticence subjective à solliciter la protection de l'État.

 

[70]           Par conséquent, la question en litige devient alors de savoir si, en l’espèce, la Commission n’avait affaire qu’à une réticence subjective à solliciter la protection de l’État.

 

[71]           Les demanderesses soulignent qu’il y a nombre d’éléments de preuve documentaire qui appuient leur position, à savoir que l’État du Mexique ne peut pas les protéger et que la demanderesse principale ne pouvait pas s’adresser à des agents de police en raison de leur collaboration illicite avec les ravisseurs et des inévitables représailles qui résulteraient de toute plainte.

 

[72]           Les demanderesses affirment que la Commission a été très sélective dans l’utilisation de la preuve documentaire et qu’elle a simplement choisi les passages qui appuyaient ses conclusions, et qu’elle a négligé d’examiner la preuve qui les contredisait.

 

[73]           Le défendeur présente l’argument habituel, à savoir la Commission n’était pas obligée de mentionner chaque élément de preuve documentaire et elle reconnaît parfaitement que la corruption et les enlèvements constituent encore un problème au Mexique et que la protection de l’État n’est pas parfaite. Le défendeur affirme que les demandeurs ne font que demander à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve et de tirer une conclusion différente de celle tirée par la Commission.

 

[74]           Le défendeur attire l’attention de la Cour sur les décisions Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 971, et Sanchez. Saisi d’une question semblable dans l’affaire Sanchez, le juge Barnes a tenu les propos qui suivent au paragraphe 11 :

Je ne partage pas non plus l’opinion selon laquelle la Commission a omis de tenir compte de la preuve documentaire qui faisait état des lacunes du système de justice pénale mexicain. La Commission a souligné les problèmes de corruption des représentants de l’État et la fréquence des crimes (y compris l’enlèvement) au Mexique, mais a conclu que l’État était motivé et prenait des mesures énergiques pour remédier à ces problèmes. La Commission n’a pas à énumérer chaque élément de preuve qu’elle a examiné : voir l’arrêt Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317, 36 A.W.C.S. (3d) 635 (C.A.F.). Je suis convaincu que l’examen de la preuve par la Commission était suffisant et que sa conclusion selon laquelle les demandeurs pouvaient se prévaloir de la protection de l’État était raisonnable à la lumière du dossier.

 

[75]           Je pense également que le défendeur a raison de mettre l’accent sur le fait « [qu’o]n ne peut "disséquer" la preuve et n’utiliser que la partie qui appuie son propre point de vue »; voir Johal, paragraphe 10.

 

[76]           Malgré ces principes clairs, les faits de chaque espèce, l’approche adoptée par la Commission en fonction de l’affaire dont elle est saisie et la preuve déposée jouent un rôle très important.

 

[77]           À ce sujet, la Cour doit également garder à l’esprit les principes, souvent repris, énoncés par le juge Evans dans la décision Cepeda :

14.       Il est bien établi que l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale n’autorise pas la Cour à substituer son opinion sur les faits de l’espèce à celle de la Commission, qui a l’avantage non seulement de voir et d’entendre les témoins, mais qui profite également des connaissances spécialisées de ses membres pour évaluer la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de leur champ d’expertise. En outre, sur un plan plus général, les considérations sur l’allocation efficace des ressources aux organes de décisions entre les organismes administratifs et les cours de justice indiquent fortement que le rôle d’enquête que doit jouer la Cour dans une demande de contrôle judiciaire doit être simplement résiduel. Ainsi, pour justifier l’intervention de la Cour en vertu de l’alinéa 18.1(4)d), le demandeur doit convaincre celle-ci, non seulement que la Commission a tiré une conclusion de fait manifestement erronée, mais aussi qu’elle en est venue à cette conclusion « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] » : voir, par exemple, Rajapakse c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1993] A.C.F. no 649 (C.F. 1re inst.); Sivasamboo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1995] 1 C.F. 741 (C.F. 1re inst.).

 

15.       La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation qu’un organisme donne de sa loi constitutive, s’il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d’un organisme en l’absence de conclusions expresses et d’une analyse de la preuve qui indique comment l’organisme est parvenu à ce résultat.

 

16.       Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l’organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l’ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l’organisme a analysé l’ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

 

17.       Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

[…]

 

27.       Finalement, je dois me demander si la section du statut a tiré cette conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] ». À mon avis, la preuve était si importante pour la cause du demandeur que l’on peut inférer de l’omission de la section du statut de la mentionner dans ses motifs que la conclusion de fait a été tirée sans tenir compte de cet élément. Il est d’autant plus facile de tirer cette inférence parce que la Commission a traité dans ses motifs d’autres éléments de preuve indiquant que le retour à Mexico ne constituerait pas un préjudice indu. L’affirmation « passe-partout » selon laquelle la Commission a examiné l’ensemble de la preuve dont elle était saisie n’est pas suffisante pour empêcher de tirer cette inférence, compte tenu de l’importance de cette preuve pour la revendication du demandeur.

 

[78]           La demanderesse principale soutient qu’elle craint les ravisseurs et que, par conséquent, la seule agence pertinente qui pourrait lui offrir de la protection est la police. Les autres organisations qui luttent contre la corruption au sein des forces de police et la surveillent ne peuvent aider les demanderesses compte tenu du risque auquel elles sont exposées.

 

[79]           La demanderesse principale affirme ne pas s’être adressée à la police parce que les agents de police collaborent avec les ravisseurs et que des représailles s’ensuivraient nécessairement. Elle affirme également que la Commission disposait d’une preuve convaincante en appui à la présente allégation, preuve dont la Commission n’a pas tenu compte, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle comme l’a souligné la Cour au paragraphe 17 de la décision Petra Kimma Roberts :

Il est clair en droit que la Commission n’est pas tenue de faire état dans sa décision de chacun des éléments de preuve qu’elle avait devant elle. Cependant, s’il existe une preuve documentaire qui est essentielle pour la position de la demanderesse et qui appuie cette position, alors la Commission doit tenir compte de cette preuve. La Commission a ignoré cette preuve et elle a donc commis une erreur sujette à révision.

 

[80]           Dans la présente affaire, afin d’appuyer ses conclusions, la Commission a mentionné les initiatives du gouvernement Fox, mais elle n’a pas examiné, par exemple, la preuve qui se trouve dans un rapport de mai 2006, Lost in Transition: Bold Ambitions, Limited Results Under Fox [Fox, ou la transition ratée : grandes ambitions, petites réalisations] concernant les efforts déployés par le Mexique pour résoudre les problèmes liés aux droits de la personne. Ce rapport conclut sans équivoque que les abus liés à l’inconduite au sein des services chargés de l’application de la loi sont encore présents et que [traduction] « bien qu’ambitieux sur papier », les initiatives du gouvernement Fox [traduction] « n’ont pas permis, en général, de mener à bien les principaux objectifs ».

 

[81]           En outre, en ce qui concerne les initiatives du gouvernement du Mexique pour contrer les enlèvements, la Commission disposait d’une preuve convaincante selon laquelle [traduction] « bien que le gouvernement ait réussi à démanteler d’importants réseaux de ravisseurs, il en a résulté une prolifération de petits groupes qui sont "plus impitoyables" lorsque la famille de la victime est incapable de payer la rançon demandée […] ». Ces soi-disant [traduction] « groupes amateurs » sont reconnus pour être extrêmement violents envers leurs détenus : ils violeraient les femmes qu’ils détiennent et agresseraient physiquement les hommes qu’ils ont enlevés.

 

[82]           La Commission disposait également d’une importante preuve en l’espèce, selon laquelle la police était complice des ravisseurs et que [traduction] « les citoyens hésitent à signaler les abus commis par la police, et nombre de personnes font attention de ne pas se rendre près d’un poste de police ».

 

[83]           Il y avait également une preuve claire selon laquelle les diverses commissions des droits de la personne étaient [traduction] « dans l’ensemble inefficace : elles ne parviennent pas à faire en sorte que les autorités rendent des comptes au sujet de leurs actions, et de nombreuses organisations nationales et internationales de défense des droits de la personne mettent en doute leur compétence ».

 

[84]           La preuve révélait également que la police chargée de la prévention est la plus corrompue des corps de police au Mexique.

 

[85]           Tout bien pesé, la Commission disposait d’une preuve convaincante selon laquelle la police au Mexique est corrompue et collabore grandement avec les gangs de ravisseurs; que les commissions des droits de la personne sont inefficaces et que les initiatives du gouvernement visant à résoudre les problèmes ont pour la plupart échoué. Ces éléments de preuve sont très pertinents quant à la question de savoir pourquoi la demanderesse principale ne s’est pas adressée à la police.

 

[86]           En d’autres mots, il s’agissait du « pot-pourri » habituel, mais, en l’espèce, la preuve contredisant les conclusions tirées par la Commission relativement à la présente question était tellement pertinente et cruciale quant à la cause des demanderesses que le fait que la Commission a omis d’examiner cette preuve et qu’elle s’est simplement fondée sur la présomption habituelle – la présomption de protection de l’État – donne à penser qu’elle défendait une prétention générale quant au Mexique plutôt que d’apprécier la preuve dont elle disposait en l’espèce.

 

[87]           Si la Commission dispose de preuve selon laquelle les efforts déployés par le gouvernement ont échoué et que de nombreux citoyens ordinaires ne s’approchent pas des postes de police, alors je pense qu’il faut faire preuve d’une grande prudence avant d’accepter la logique du « pot‑pourri » si souvent utilisé par la Commission pour ne pas mentionner une preuve claire qui contredit ses conclusions.

 

[88]           Je suis d’accord avec le défendeur que, de façon générale, la Commission n’est pas obligée de mentionner chaque élément de preuve. Cependant, la Commission ne devrait pas passer outre une preuve convaincante qui contredit directement ses propres conclusions par l’utilisation de formulations telles que « le Tribunal n’est pas d’accord » ou « vu l’ensemble de la preuve ». La Commission devrait examiner cette preuve et mentionner pourquoi elle peut être rejetée ou pourquoi une autre preuve doit être privilégiée.

 

[89]           Selon mon interprétation de l’ensemble de la décision contestée, je suis d’avis que la Commission n’a pas examiné une preuve claire qui contredit ses propres conclusions et que, ce faisant, elle ne suit pas les enseignements de la jurisprudence de la Cour sur la façon dont il faut examiner cette preuve. Cela pose particulièrement problème dans une affaire où, comme je l’ai conclu, la Commission a également tiré une conclusion susceptible de contrôle : elle a rejeté le témoignage même de la demanderesse principale parce qu’elle n’était pas une partie désintéressée.

 

[90]           Il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle, et l’affaire doit être réexaminée.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.      que pour les motifs exposés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

 

2.      qu’il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    IMM-5283-07

 

INTITULÉ :                                                   PATRICIA TORRES SANCHEZ, DIANA RAMOS TORRES, LAURA RAMOS TORRES, DANIELA RAMOS TORRES

 

c.

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 8 OCTOBRE 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE RUSSELL   

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 1ER DÉCEMBRE 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Ali M. Amini

 

POUR LES DEMANDERESSES

Manuel Mendelzon

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Amini Carlson LLP

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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