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Date : 20081117

Dossier : IMM-1206-08

Référence : 2008 CF 1270

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2008

En présence de monsieur le juge Pinard

ENTRE :

Suresh Terrence LACKHEE

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Le présent contrôle judiciaire, déposé en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), porte sur une décision par laquelle une agente d’immigration a refusé de délivrer au demandeur, un citoyen de Trinidad, un visa de résident permanent à titre de travailleur qualifié appartenant à la catégorie de l’immigration économique.

[2]               Mme S. Tang Fong, l’agente d’immigration désignée qui a rendu la décision contestée, a rejeté la demande de résidence permanente de M. Lackhee au motif qu’il [traduction] « n’avait pas obtenu suffisamment de points pour pouvoir immigrer au Canada, le nombre minimal requis étant de 67 points ».

 

[3]               L’agente a exposé les motifs pour lesquels elle a refusé la demande de substitution de l’appréciation du demandeur dans les paragraphes suivants de la lettre de refus, datée du 30 novembre 2007 :

     [traduction] Votre demande de substitution de l’appréciation a également été examinée. Le paragraphe 76(3) du Règlement autorise un agent à substituer son appréciation si le nombre de points obtenu par un travailleur qualifié ne reflète pas son aptitude à réussir son établissement économique au Canada.

 

     Je suis convaincue que les points qu’on vous a attribués reflètent fidèlement votre aptitude à réussir votre établissement économique au Canada. Selon les renseignements et les explications que vous m’avez fournis, je ne suis pas convaincue que vous avez l’aptitude pour réussir votre établissement économique au Canada.

 

 

 

[4]               En outre, les notes de l’agente comprennent les observations suivantes au sujet de la demande de substitution de l’appréciation présentée par le demandeur :

[traduction] L’avocat a demandé une substitution de l’appréciation. L’intéressé n’a pas obtenu suffisamment de points pour satisfaire aux exigences minimales. Il a obtenu le maximum de points pour l’expérience et la parenté au Canada. Les points attribués en langue reposaient sur les résultats fournis par un bureau d’évaluation des connaissances linguistiques approuvé. Les points attribués reflétaient fidèlement son aptitude à réussir son établissement au Canada, et il n’y a pas lieu d’autoriser une substitution de l’appréciation dans le présent dossier.

 

 

 

[5]               Dans le contexte du présent contrôle, le demandeur ne conteste pas le nombre de points que lui a attribué l’agente. Il ne soutient pas non plus que l’agente ne s’est pas penchée sur sa demande de substitution de l’appréciation. Il fait plutôt valoir que l’agente a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon arbitraire sans tenir compte des éléments de preuve produits lorsqu’elle a conclu que les points d’appréciation attribués au demandeur constituaient un reflet fidèle de son aptitude à réussir son établissement au Canada.

 

* * * * * * * *

 

[6]               Les alinéas 76(1)a) et b) et les paragraphes 76(2) and (3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement) sont pertinents dans la présente instance :

  76. (1) Les critères ci-après indiquent que le travailleur qualifié peut réussir son établissement économique au Canada à titre de membre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) :

 

 

a)  le travailleur qualifié accumule le nombre minimum de points visé au paragraphe (2), au titre des facteurs suivants :

 

(i) les études, aux termes de l’article 78,

(ii) la compétence dans les langues officielles du Canada, aux termes de l’article 79,

(iii) l’expérience, aux termes de l’article 80,

(iv) l’âge, aux termes de l’article 81,

(v) l’exercice d’un emploi réservé, aux termes de l’article 82,

 

(vi) la capacité d’adaptation, aux termes de l’article 83;

 

b) le travailleur qualifié :

(i) soit dispose de fonds transférables — non grevés de dettes ou d’autres obligations financières — d’un montant égal à la moitié du revenu vital minimum qui lui permettrait de subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille,

(ii) soit s’est vu attribuer le nombre de points prévu au paragraphe 82(2) pour un emploi réservé au Canada au sens du paragraphe 82(1).

 

 

  (2) Le ministre établit le nombre minimum de points que doit obtenir le travailleur qualifié en se fondant sur les éléments ci-après et en informe le public :

a)  le nombre de demandes, au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral), déjà en cours de traitement;

b)  le nombre de travailleurs qualifiés qui devraient devenir résidents permanents selon le rapport présenté au Parlement conformément à l’article 94 de la Loi;

 

c)  les perspectives d’établissement des travailleurs qualifiés au Canada, compte tenu des facteurs économiques et autres facteurs pertinents.

 

 

 (3) Si le nombre de points obtenu par un travailleur qualifié — que celui-ci obtienne ou non le nombre minimum de points visé au paragraphe (2) — ne reflète pas l’aptitude de ce travailleur qualifié à réussir son établissement économique au Canada, l’agent peut substituer son appréciation aux critères prévus à l’alinéa (1)a).

 

  76. (1) For the purpose of determining whether a skilled worker, as a member of the federal skilled worker class, will be able to become economically established in Canada, they must be assessed on the basis of the following criteria:

 

(a)  the skilled worker must be awarded not less than the minimum number of required points referred to in subsection (2) on the basis of the following factors, namely,

(i) education, in accordance with section 78,

(ii) proficiency in the official languages of Canada, in accordance with section 79,

(iii) experience, in accordance with section 80,

(iv) age, in accordance with section 81,

(v) arranged employment, in accordance with section 82, and

 

(vi) adaptability, in accordance with section 83; and

 

(b)  the skilled worker must

(i) have in the form of transferable and available funds, unencumbered by debts or other obligations, an amount equal to half the minimum necessary income applicable in respect of the group of persons consisting of the skilled worker and their family members, or

(ii) be awarded the number of points referred to in subsection 82(2) for arranged employment in Canada within the meaning of subsection 82(1).

 

 

  (2) The Minister shall fix and make available to the public the minimum number of points required of a skilled worker, on the basis of

 

 

(a)  the number of applications by skilled workers as members of the federal skilled worker class currently being processed;

 

(b)  the number of skilled workers projected to become permanent residents according to the report to Parliament referred to in section 94 of the Act; and

 

(c)  the potential, taking into account economic and other relevant factors, for the establishment of skilled workers in Canada.

 

 

 

 (3) Whether or not the skilled worker has been awarded the minimum number of required points referred to in subsection (2), an officer may substitute for the criteria set out in paragraph (1)(a) their evaluation of the likelihood of the ability of the skilled worker to become economically established in Canada if the number of points awarded is not a sufficient indicator of whether the skilled worker may become economically established in Canada.

 

 

* * * * * * * *

[7]               L’alinéa 76(1)a) du Règlement énonce les critères permettant de déterminer si un demandeur « peut réussir son établissement économique au Canada », à savoir les études, la compétence dans les langues officielles du Canada, l’expérience, l’âge, l’exercice d’un emploi réservé et la capacité d’adaptation. De plus, selon l’alinéa b), la personne qui demande un visa à titre de travailleur qualifié doit démontrer qu’elle dispose de fonds suffisants non grevés de dettes ou d’autres obligations pour réussir son établissement au Canada.

 

[8]               Ces critères sont évalués en fonction du nombre minimum de points établis par le ministre, en application du paragraphe 76(2) du Règlement. Cependant, ne pas obtenir le nombre minimum de points visé ne constitue pas un empêchement absolu à l’obtention d’un visa; le paragraphe 76(3) confère à l’agent un pouvoir discrétionnaire.

 

[9]               Les parties soutiennent que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Suivant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.S.C. 190, où les juges de la Cour suprême ont conclu par décision majoritaire qu’en ce qui concerne une « question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement », je suis d’accord pour dire que cette norme est celle qui s’applique en l’espèce.

 

[10]           Le demandeur allègue que les motifs de l’agente équivalent à un rejet sommaire d’une affaire présentant des faits très particuliers qui, selon le juge Blanchard dans Silva c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 733, appelle l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de nature résiduelle en vertu du paragraphe 76(3). Plus précisément, la Cour a écrit dans Silva que « le pouvoir discrétionnaire conféré aux agents des visas en vertu du paragraphe 76(3) du Règlement est de nature résiduelle et […] ne peut être exercé pour emporter une décision que lorsque les faits d’une affaire sont très particuliers ou lorsque le demandeur a presque atteint [les 70 points] d’appréciation » (voir également Esguerra c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 413, où le juge de Montigny, au paragraphe 16, mentionne que le pouvoir discrétionnaire « ne s’applique qu’exceptionnellement »). En effet, le demandeur fait valoir au paragraphe 20 de son mémoire :

[traduction] […] Les titres de compétences du demandeur, son expérience professionnelle, son établissement financier et les membres canadiens de sa famille permettent tous d’attribuer un nombre élevé de points. L’examen des faits dans leur ensemble révèle qu’il s’agit exactement du type d’affaire pour laquelle le pouvoir de substitution de l’appréciation de l’agent a été créé [. . .]

 

 

 

[11]           Le défendeur répond que les faits de la présente affaire ne sont pas très particuliers et que le demandeur n’a pas « presque » atteint le nombre de points requis (voir la décision de l’agente concernant la demande de substitution de l’appréciation qui figure dans sa lettre de refus au paragraphe 3 ci-dessus).

 

[12]           Vu la valeur défendable de sa demande, M. Lackhee considère les motifs de l’agente comme déraisonnables et sa décision de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire comme arbitraire et abusive. Cependant, le défendeur invoque Poblado c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1167, où le juge von Finckenstein conclut au paragraphe 7 que l’agent est uniquement tenu « d’informer le demandeur qu’il a examiné la demande de substitution de l’appréciation ». Les motifs écrits énonçant les raisons pour lesquelles la demande a été refusée ne sont pas requis (voir également Yan c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 233 F.T.R. 161, 2003 CFPI 510, au paragraphe 18). Ainsi, le défendeur allègue que les motifs de l’agente « excèdent largement » ceux qui sont exigés pour ce type de décision.

 

[13]           Bien que je sois d’accord avec le défendeur sur ce point, je suis sensible au point de vue du demandeur : M. Lackhee est un homme de métier qualifié ayant de l’expérience dans un domaine  très en demande au Canada, et son profil est convaincant. Je ne vois pas très bien pourquoi son manque de scolarité formelle et le faible résultat de son évaluation linguistique auraient un lien quelconque avec sa capacité de réussir son établissement économique au pays. Il n’appartient toutefois pas à la Cour de substituer sa propre opinion à celle du décideur, à qui la loi confère un large pouvoir discrétionnaire à cet égard.

 

[14]           À mon avis, le deuxième argument du demandeur est plus convaincant. En l’espèce, le demandeur fait valoir que l’agente n’a pas tenu compte des derniers renseignements fournis en juin 2007 sur les fonds dont il dispose pour son établissement, lesquels sont passés de 25 000 $, le montant indiqué dans sa demande initiale déposée en 2004, à environ 90 000 $. Des documents supplémentaires au sujet des rentes et des primes d’assurance-emploi détenues par le demandeur et son épouse ont aussi été fournis. L’agente n’a fait référence à aucun de ces documents, ni dans sa lettre de refus ni dans ses notes.

 

[15]           Selon le défendeur, le demandeur [traduction] « conteste seulement l’appréciation que l’agente a faite de la preuve, une question à l’égard de laquelle la Cour n’intervient pas ».

 

[16]           Je conviens qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve, selon ce qu’elle juge indiqué. Cependant, il ne fait aucun doute que la Cour est tenue d’examiner si l’agente a adéquatement pris en considération dans ses motifs et ses notes, le cas échéant, la preuve pertinente figurant au dossier. Ma collègue la juge Heneghan, dans Hernandez c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CF 1398, a écrit au paragraphe 21 de sa décision :

 

[. . .] Selon moi, le paragraphe 76(3) prévoit qu’un agent examine et évalue l’ensemble des facteurs mentionnés au paragraphe 76(1) et non pas seulement l’attribution de points en vertu de l’alinéa 76(1)a). 

  [Non souligné dans l’original.] 

 

 

[17]           La juge Heneghan faisait référence, dans ce passage, au critère d’établissement prévu à l’alinéa 76(1) b) en tant que facteur ayant été correctement soupesé par l’agente pour déterminer si elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire en application du paragraphe 76(3). Le juge Kelen, dans Choi c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 577 pousse plus loin, concluant dans cette affaire qu’il était déraisonnable qu’un agent des visas n’accorde aucune importance à une preuve fournie à l’appui d’une offre d’emploi :

[22]     [. . .] La Cour conclut que la décision prise en application du paragraphe 76(3) du Règlement n’était pas raisonnable parce qu’aucune importance n’a été accordée à la lettre élogieuse du directeur de l’école ni au montant de 699 000 $ que possédait la demanderesse pour s’établir au Canada [. . .]

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[18]           En l’espèce, bien que l’agente d’immigration ait mentionné dans ses notes la somme de 25 000 $, qui figurait initialement dans la demande du demandeur, les derniers renseignements qui précisaient la disponibilité d’actifs d’établissement beaucoup plus élevés ne figurent nulle part dans ses notes ou sa lettre de refus. Je souligne que, dans son affidavit daté du 21 août 2008, elle affirme que, au moment où elle a examiné la demande de M. Lackhee, elle [traduction] « savait que le demandeur disposait de fonds pour son établissement évalués à environ 549 424 $TT et 4 296 $US, ce qui équivalait à 91 987 $CAN ». À mon avis, il n’était pas suffisant qu’elle ait pris connaissance de ces renseignements; elle était tenue de les mentionner dans ses notes et ses motifs, dans l’intérêt de « la justification de la décision, [de] la transparence et [de] l’intelligibilité » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, page 221).

 

[19]           Selon l’article 11.3 du Guide opérationnel de Citoyenneté et Immigration Canada pour le traitement des demandes à titre de membre de la catégorie des travailleurs qualifiés (OP 6) :

La substitution de l’appréciation est utilisée au cas par cas. Le champ des facteurs considérés comme pertinents par l’agent ne peut pas se limiter à une liste établie qui permettrait d’appuyer la substitution de l’évaluation. L’agent peut juger comme pertinents un nombre infini de facteurs et de combinaisons de facteurs qui lui permettront d’évaluer, comme l’énonce le R76(3) « [. . .] l’aptitude de ce travailleur qualifié à réussir son établissement économique au Canada [. . .] ».

 

 

 

[20]           Selon la jurisprudence de la Cour, il ne fait aucun doute que l’un des facteurs pertinents pour évaluer « l’aptitude de ce travailleur qualifié à réussir son établissement économique au Canada » est le revenu dont il dispose à cette fin. L’omission de l’agente de faire mention dans sa décision ou ses notes de la disponibilité par le demandeur d’actifs importants constitue une erreur susceptible de contrôle justifiant l’intervention de la Cour.

 

* * * * * * * *

 

[21]           Pour tous les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agente d’immigration, datée du 30 novembre 2007, est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’une nouvelle décision soit rendue.


JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agente d’immigration, datée du 30 novembre 2007, de refuser de délivrer au demandeur un visa de résident permanent à titre de travailleur qualifié appartenant à la catégorie de l’immigration économique est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1206-08

 

INTITULÉ :                                       SURESH TERRENCE LACKHEE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 15 octobre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 17 novembre 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mario Bellissimo (mandataire) et

Robin Seligman                                     POUR LE DEMANDEUR

 

J. Manuel Mendelzon                                        POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Robin L. Seligman                                            POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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