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Date : 20081114

Dossiers : T‑440‑08

T‑1370‑08

 

Référence : 2008 CF 1268

Ottawa (Ontario), le 14 novembre  2008

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

GEORGE PRINCE ET PAULETTE CAMPIOU

demandeurs

 

 

et

 

PREMIÈRE NATION DE SUCKER CREEK NO 150A,

JARET CARDINAL, RONALD WILLIER ET RUSSELL WILLIER

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les parties en l’espèce s’adressent à la Cour pour deux affaires distinctes. Le premier dossier (T‑440‑08) est une demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue le 22 février 2008 par le conseil de bande de la Première nation de Sucker Creek, laquelle décision suspendait les demandeurs de leur poste de conseiller élu en attendant la fin d’une enquête sur des allégations de conflit d’intérêts soulevées contre eux. Le 15 avril 2008, j’ai accordé une injonction interlocutoire réintégrant les demandeurs à leur poste de conseiller en attendant le résultat de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[2]               Le second dossier (T‑1370‑08) est une demande de contrôle judiciaire visant les résolutions prises le 20 août 20o8 par le conseil de bande, lesquelles destituaient les demandeurs de leur poste de conseiller élu de la Première nation de Sucker Creek. Le 30 septembre 2008, madame la juge Hansen a fait droit à la requête des demandeurs qui sollicitaient une injonction interlocutoire et a ordonné que les demandeurs soient réintégrés à leur poste de conseiller avec traitement rétroactif en attendant que soit tranchée la présente demande de contrôle judiciaire.

 

Aperçu

[3]               En l’espèce, la Cour conclut que la première demande visant à faire annuler la décision de suspendre les demandeurs doit être accueillie parce que la suspension indéfinie des deux conseillers constitue en fait une destitution et parce que le conseil n’a pas suivi les règlements électoraux avant de destituer les demandeurs. En outre, la réunion du conseil lors de laquelle il a été décidé de suspendre les deux conseillers manquait à l’équité dans la mesure où les demandeurs n’ont pas été informés des allégations soulevées contre eux et n’ont pas eu l’occasion d’y répondre. La seconde demande visant à faire annuler les résolutions du conseil de bande destituant les deux conseillers est également accueillie. Le Règlement électoral clair (dont il est question ci‑dessous) n’a pas été suivi dans la mesure où les électeurs n’ont pas présenté la pétition requise demandant la destitution des deux conseillers avant que le conseil ne les destitue.

 

[4]               La Cour se dit également étonnée que la Première nation de Sucker Creek utilise son argent pour défendre une cause qui apparaît clairement, après l’injonction accordée par la Cour le 15 avril 2008, dénuée de fondement et contraire au Règlement électoral.

 

LES FAITS

Les faits relatifs au premier dossier : la décision du conseil de bande de la Première nation de Sucker Creek de suspendre les demandeurs (T‑440‑08)

 

 

[5]               Les faits en l’espèce qui ont précédé la destitution des demandeurs de leur poste au conseil de bande sont exposés dans mon ordonnance accordant l’injonction interlocutoire, Prince c. Première nation de Sucker Creek no 150A, [2008] A.C.F. no 599, aux paragraphes 2 à 18 :

 

             Les demandeurs sont membres de la Première nation de Sucker Creek (la bande défenderesse). Ils ont été élus conseillers au conseil de la bande défenderesse le 28 novembre 2006 pour un mandat de trois ans. Leur élection n’a jamais été contestée.

 

La Première nation de Sucker Creek est située à trois heures et demie au nord d’Edmonton.

 

La bande défenderesse est une bande d’autochtones des Premières nations dûment constituée en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5 (la Loi). La structure de gouvernement, les procédures et la coutume électorale de la bande défenderesse sont régies par le [traductionRèglement électoral issu de la coutume de la Première nation de Sucker Creek no 150A (le Règlement). Le Règlement électoral prévoit l’élection d’un chef et de six conseillers qui agiront à titre de représentants de la bande défenderesse pour un mandat de trois ans.

 

Le défendeur, Jaret Cardinal, est le chef de la bande défenderesse; il a été élu en même temps que les demandeurs le 26 novembre 2006. Les défendeurs, Ronald Willier et Russell Willier, sont conseillers de la bande défenderesse et siègent au conseil avec les demandeurs.

 

Les allégations de conduite répréhensible

 

            Le ou vers le 6 février 2008, le chef et le conseil de la bande défenderesse ont reçu une plainte selon laquelle les demandeurs étaient en conflit d’intérêts en ce qui concerne un des accords contractuels de la bande. Les allégations étaient soulevées dans une lettre de plainte datée du 6 février 2008, écrite par Orlando Alexis, qui est employé en tant qu’agent des consultations de la bande défenderesse.

 

On allègue dans la plainte, entre autres :

1.      de la violence verbale envers les employés de la bande;

2.      de [traduction] « l’ingérence dans le travail des policiers » par les demandeurs;

3.      le transfert de travail d’un entrepreneur tiers à Joy Ann Prince, la fille du demandeur George Prince et la cousine germaine de la demanderesse Paulette Campiou;

4.      la renégociation non autorisée des taux payés aux entrepreneurs tiers pour le débroussaillage et le défrichage dans le cadre d’un accord contractuel entre la bande défenderesse et ATCO Electric Ltd.

 

La procédure ayant mené aux suspensions

 

En réponse à la lettre de plainte, le 7 ou le 8 février 2008, le conseil de la bande défenderesse a convoqué une réunion afin de pencher sur les allégations soulevées. Les deux demandeurs étaient présents à la réunion et ont reçu une copie de la lettre de plainte.

 

Le 14 février 2008, le conseil de la bande défenderesse s’est réuni pour examiner les questions soulevées dans la lettre et pour déterminer quelle était la meilleure façon de procéder. Les demandeurs étaient présents à cette réunion et ont présenté une lettre de Vic McArthur réfutant les allégations soulevées contre eux.

 

Le 15 février 2008, le chef et le conseil ont convoqué une autre réunion pour décider de la marche à suivre relativement aux demandeurs. Ceux‑ci ont été exclus de cette réunion.

 

Le 20 février 2008, la Première nation de Sucker Creek a reçu une lettre (qui était importante, les défendeurs en conviennent) de Morgan Construction and Environmental Ltd. Cette lettre faisait part de [traduction] « difficultés » concernant le taux de rémunération de l’entrepreneur, ce qui était le sujet de la principale allégation de conflit d’intérêts portée contre les demandeurs. Cette lettre n’a jamais été montrée aux demandeurs.

 

Le 21 février 2008, la bande défenderesse a reçu une note d’ATCO Electric Ltd. dans laquelle étaient mentionnés des problèmes quant au taux de rémunération des entrepreneurs impliquant les demandeurs. Cette note n’a pas non plus été montrée aux demandeurs.

 

Le 22 février 2008, le conseil de la bande défenderesse a convoqué une réunion [traduction] « secrète » à Edmonton, en Alberta, lors de laquelle toutes les allégations concernant les demandeurs ont fait l’objet de plus amples discussions. Étaient présents à cette réunion les trois individus défendeurs, de même que le conseiller David Prince. Ni l’un ni l’autre des demandeurs n’étaient présents à cette réunion, pas plus qu’ils n’ont été avisés de sa tenue. Également absent de la réunion était le conseiller Ken Cardinal, lequel était suspendu en attendant la fin d’une enquête sur des allégations de conduite répréhensible sans lien avec la présente affaire.

 

À la réunion, il a été décidé que les demandeurs seraient suspendus avec traitement jusqu’à ce que soit terminée une enquête indépendante sur les allégations avancées dans la lettre de plainte. Le 29 février 2008, ou vers cette date, les demandeurs ont chacun reçu une lettre signée par le chef Cardinal et les deux conseillers défendeurs les informant de leur suspension. Les lettres, datées du 26 février 2008, constituent les décisions à l’étude et étaient rédigées en partie ainsi :

 

[traduction]

Étant donné la gravité de la situation, le chef et le conseil sont tenus d’agir et d’examiner la question. Par conséquent, j’ai le regret de vous annoncer que vous avez été suspendu de votre poste de conseiller en attendant que toute la lumière soit faite sur cette affaire. La suspension sera avec traitement. Durant l’enquête, il vous sera interdit d’aller au bureau des finances ou de faire affaire avec le département de la consultation. Veuillez rendre vos clés, votre téléphone cellulaire ainsi que tout autre bien appartenant à la bande.

 

[…] Entretemps, vous demeurez suspendu de vos fonctions jusqu’à la fin de l’enquête et jusqu’à ce que le conseil décide des mesures à prendre, s’il y a lieu.

 

Les demandeurs n’ont pas tenu compte des lettres des défendeurs et ont continué de s’acquitter de leurs fonctions de conseiller.

 

Le 3 mars 2008, la demanderesse Paulette Campiou a répondu à la lettre de plainte datée du 6 février 2008.

 

Le 10 mars 2008, les demandeurs ont chacun reçu une autre lettre des défendeurs, laquelle les informait que, s’ils ne se soumettaient pas à la décision les suspendant, ils seraient suspendus sans traitement et une réunion extraordinaire serait tenue pour examiner la possibilité de les destituer. Les lettres prévoyaient un [traduction] « cadre d’enquête » et d’examen, lequel exposait la procédure que la bande défenderesse suivrait pour examiner la plausibilité des allégations. De même, les lettres expliquaient comment on en était finalement venu à la décision de suspendre les demandeurs, précisant à la page 3 :

 

[traduction]

Le vendredi 22 février 2008, le chef et le conseil se sont réunis à Edmonton, à l’hôtel Hilton Garden Suites, pour donner suite au premier examen de la lettre de plainte.

 

Compte tenu des renseignements fournis, il a été jugé qu’il était dans le meilleur intérêt du conseil, de nos membres et de notre collectivité que George Prince et Paulette Campiou soient tous deux suspendus en attendant que soit terminée une enquête concernant la lettre de plainte.

 

Il y a eu un vote officiel et la motion a été adoptée étant donné que tous ont voté en faveur de la suspension. En conséquence, vous serez tous deux, Paulette Campiou et George Prince, suspendus immédiatement avec traitement de vos fonctions de conseiller.

 

 

Le 12 mars 2008, les demandeurs se sont présentés aux bureaux de la bande défenderesse et ont découvert que les serrures des portes de leurs bureaux avaient été changées et qu’on leur interdisait l’accès aux lieux. Le 17 mars 2008, les demandeurs ont déposé une demande de contrôle judiciaire, ainsi que la présente requête, dans laquelle ils sollicitent une injonction interlocutoire qui leur permettrait de continuer à s’acquitter de leurs fonctions sans interruption jusqu’à ce que la demande principale soit tranchée définitivement.

 

Le 20 mars 2008, le traitement de chacun des demandeurs, pendant leur suspension, a été réduit de 1 750 $ la semaine à 700 $ la semaine.

 

[6]               Le 7 avril 2008, j’ai entendu la requête formulée par les demandeurs qui sollicitaient une injonction interlocutoire interdisant à la défenderesse Première nation de Sucker Creek de les suspendre de leur poste de conseiller de la bande en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. Le 15 avril 2008, j’ai exposé les motifs de mon ordonnance accordant l’injonction interlocutoire. J’ai conclu au paragraphe 35 :

¶35.     Les demandeurs ont montré que la démocratie et leurs électeurs subiront un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée. D’abord, leur suspension est indéfinie, ce qui signifie qu’aucun calendrier précis n’a été établi pour l’enquête sur les allégations soulevées contre eux. Il ne reste qu’un an et huit mois au mandat des demandeurs. Chaque mois compte.

 

¶36.     Par conséquent, la prépondérance des inconvénients favorise les demandeurs, leurs électeurs et la démocratie. On peut apaiser les doutes concernant le prétendu conflit d’intérêts en suspendant les demandeurs de leurs tâches relatives aux contrats avec ATCO jusqu’à ce que l’enquête soit terminée.

 

[7]               À la suite de cette ordonnance, les demandeurs ont été réintégrés avec traitement et ils ont été suspendus de leurs tâches relatives aux contrats ATCO jusqu’à la fin de l’enquête.

 

[8]               Le 4 juillet 2008, l’organisme d’enquête indépendant a remis son rapport au conseil. Celui‑ci n’a pris aucune décision quant à la suspension. À la place, le conseil a commencé une procédure visant à destituer les demandeurs plutôt que de les suspendre.

 

Les faits supplémentaires concernant le second dossier : la décision prise par le conseil de bande de destituer les demandeurs (T‑1370‑08)

 

[9]               Le 21 août 2008, les demandeurs ont reçu une copie d’une résolution du conseil de bande datée du 20 août 2008, dans laquelle on déclarait qu’ils avaient été destitués de leur poste de conseiller. La résolution était signée par les trois individus défendeurs et précisait que la décision avait été prise à la suite de réunions tenues le 23 juillet, le 7 août et le 19 août 2008.

 

[10]           Les défendeurs soutiennent qu’un avis de réunion extraordinaire du conseil a été signifié à chacun des conseillers et qu’une réunion extraordinaire du conseil a été tenue le 23 juillet 2008 dans la réserve de la Première nation de Sucker Creek. Cette réunion a été ajournée, puis s’est poursuivie le 7 août et le 19 août à Edmonton. Des avis ont été signifiés à chacun des conseillers au moins 48 heures avant ces deux autres réunions du conseil.

 

[11]           Les demandeurs ont reçu un avis le 14 juillet 2008, ou vers cette date, annonçant qu’une réunion extraordinaire du conseil aurait lieu le 23 juillet 2008 dans le but d’examiner leur destitution de leur poste de conseiller. Selon les demandeurs, cette réunion n’a pas été convoquée par le conseil, mais par le chef, Jaret Cardinal. Le conseil n’a reçu aucune pétition demandant la destitution des demandeurs de leur poste de conseiller. Cette réunion a eu lieu dans les locaux de la Première nation de Sucker Creek.

 

[12]           Les demandeurs affirment que la résolution du conseil de bande n’a pas été présentée lors des réunions du 23 juillet et du 7 août. Tous les membres du conseil étaient présents lors de la réunion du 23 juillet. Lors de cette réunion, la demanderesse Paulette Campiou a versé au dossier un certain nombre d’objections juridiques à la tenue de la réunion pour son propre compte et pour celui du demandeur George Prince, notamment des objections fondées sur l’absence de pétition demandant leur destitution et le fait que la réunion extraordinaire n’avait pas été convoquée par le conseil. Après que la demanderesse Paulette Campiou eut affirmé vouloir la présence de son avocat, tous les membres du conseil ont accepté d’interrompre la réunion et de la continuer le 7 août.

 

[13]           Entre le 23 juillet et le 7 août 2008, les avocats des demandeurs ont demandé des précisions sur les allégations soulevées contre leurs clients, notamment quels faits allégués correspondaient à quels manquements allégués. Selon les demandeurs, le conseil de la bande a refusé de fournir des précisions en répondant que les demandeurs connaissaient les allégations soulevées contre eux et qu’elles étaient reprises dans l’affidavit du chef Jaret Cardinal présenté dans le cadre de la demande d’injonction interlocutoire dont j’ai été saisi en avril 2008.

 

[14]           La réunion suivante du conseil a eu lieu à Edmonton, à trois heures et demie de Sucker Creek, dans les bureaux de Mme Pricilla Kennedy, avocate des défendeurs dans le second dossier. Le chef et les six membres du conseil ont assisté à la réunion, ainsi que leurs avocats respectifs (cinq avocats et un étudiant en droit). La transcription textuelle de 53 pages de la réunion a été soumise à la Cour à l’audience.

 

[15]           Après examen de la transcription de 53 pages, il apparaît clairement que la réunion a été entièrement accaparée par des disputes au sujet d’objections « juridiques » soulevées par les avocats, notamment l’affirmation voulant que le chef Jaret Cardinal ne puisse pas prendre de décision quant à la destitution des demandeurs puisqu’il avait introduit une action contre les demandeurs pour diffamation devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. La réunion a été ajournée et tous les avocats se sont entendus pour reprendre la réunion [traduction] « quand les avocats auront établi des balises ». (Mme Kennedy a donné son accord à la page 52 de la transcription en disant « OK ».) Mme Crook, également avocate pour les défendeurs, a donné son accord. Mme Crook a dit à la page 52 : [traduction] « Merci. » (Les avocates des défendeurs, Mme Kennedy et Mme Crook, ont donné leur accord à la page 52 de la transcription.)

 

[16]           Le 14 août 2008, les demandeurs ont reçu un avis les informant que la réunion extraordinaire visant à examiner leur destitution de leur poste de conseiller se poursuivrait le 19 août 2008. Les demandeurs affirment que cette autre réunion n’a pas été convoquée par le conseil ni avec leur assentiment. Les demandeurs n’ont pas assisté à la réunion du 19 août 2008, qui a encore une fois eu lieu dans les bureaux de Mme Kennedy.

 

[17]           Quatre des sept membres du conseil étaient absents de la réunion du 19 août 2008. Selon la transcription de la réunion extraordinaire du conseil tenue le 19 août, Ronald Willier a présenté une motion demandant la destitution du conseiller George Prince, motion secondée par Russell Willier et mise aux voix des trois conseillers présents. Après cela, une motion demandant la destitution de la conseillère Paulette Campiou a été présentée par Russell Willier, secondée par Ronald Willier et mise aux voix des trois conseillers présents.

 

[18]           Les résolutions du conseil de bande destituant les conseillers George Prince et Paulette Campiou contenaient un rappel de la procédure d’appel prévue au Règlement électoral. Les demandeurs n’ont pas interjeté appel des décisions les destituant auprès du comité d’appel selon ce que prévoit le Règlement. Les demandeurs soutiennent que la seule réparation possible en vertu du Règlement serait une élection partielle, ce qui ne constitue pas une réparation adéquate.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[19]           Les questions en litige dans la présente demande sont les suivantes :

a.       La décision de la bande de suspendre les demandeurs de leur poste de conseiller était‑elle valide?

1.      Le conseil a‑t‑il le pouvoir de suspendre les conseillers?

2.      La décision a‑t‑elle été prise d’une manière valide lors d’une réunion du conseil dûment convoquée?

3.      La décision de suspendre les demandeurs manquait‑elle d’équité procédurale?

b.      La décision de la bande de destituer les demandeurs de leur poste de conseiller était‑elle valide?

1.      A‑t‑on suivi les procédures adéquates pour destituer les demandeurs de leur poste de conseiller?

2.      La décision de destituer les demandeurs manquait‑elle d’équité procédurale?

3.      Existe‑t‑il un autre recours approprié?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[20]           Les défendeurs soutiennent que la décision prise par le conseil de bande de suspendre les demandeurs était une question de fait que devaient trancher les membres du conseil. Par conséquent, les défendeurs affirment que la norme de contrôle applicable est la norme de la raisonnabilité.

 

[21]           Les demandeurs prétendent que le conseil a outrepassé ses pouvoirs en suspendant les demandeurs. Monsieur le juge Beaudry, dans la décision Martselos c. Première nation de Salt River, 2008 CF 8, aux paragraphes 16 à 18, a conclu que la norme de contrôle applicable à la question de savoir si le conseil a outrepassé ses pouvoirs est la décision correcte (voir également Vollant c. Sioui, 2006 CF 487, 295 F.T.R. 48, les motifs du juge Montigny, au paragraphe 31). Les défendeurs soutiennent que la coutume confère au conseil le pouvoir d’ordonner des suspensions. La Cour d’appel fédérale a fait remarquer, dans son arrêt confirmant la décision rendue par le juge Beaudry dans Martselos, que « le conseil joui[t] d’une plus grande expertise relativement à des questions comme la connaissance des coutumes de la bande ». (Voir également Giroux c. Première nation de Swan River, 2006 CF 285, 288 F.T.R. 55, les motifs de la juge Dawson, au paragraphe 54, décision modifiée pour d’autres motifs par 2007 CAF 108, 361 N.R. 360 [Giroux]).

 

[22]           Au nom de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Martselos, madame la juge Trudel a conclu que, si l’on estime que le conseil détient le pouvoir de poser les actes qu’on lui reproche, l’application des pouvoirs aux faits et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par rapport aux faits sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité : Martselos c. Première nation no 145 de Salt River, 2008 CAF 221, aux paragraphes 27 à 32.

 

[23]           Le manquement à l’équité procédurale est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (décision Martselos, précitée, les motifs du juge Beaudry, au paragraphe 18).

 

[24]           Quant à la question de la destitution des demandeurs, la question principale est une question d’équité procédurale, laquelle est assujettie à la norme de la décision correcte.

 

ANALYSE

1. Le premier dossier – La suspension des demandeurs

i. Le pouvoir du conseil de suspendre les conseillers

[25]           Les demandeurs soutiennent que le conseil n’a pas le pouvoir de suspendre des conseillers. Le Règlement électoral ne prévoit pas la suspension de conseillers. Le Règlement contient seulement une disposition concernant la destitution de conseillers. Les demandeurs invoquent la décision Martselos c. Première nation de Salt River, 2008 CF 8, dans leur mémoire pour affirmer que, lorsque les pouvoirs d’un conseil sont énoncés dans un code électoral, les pouvoirs du conseil se limitent à ceux qui sont exposés et il serait incorrect de les étendre. Dans l’affaire Martselos, un chef de la Première nation de Salt River avait été destitué pour un motif autre que ceux énumérés dans le Règlement électoral. Monsieur le juge Beaudry a conclu au paragraphe 32 que le « Règlement électoral coutumier est un code juridique général qui énumère les motifs pour lesquels un chef ou un conseiller peut être destitué » et qu’il serait fautif d’élargir les motifs en question.

 

[26]           Les demandeurs soutiennent en outre qu’une suspension indéfinie constitue dans les faits une destitution. La disposition du Règlement électoral prévoyant la destitution de conseillers exige la présentation d’une pétition contenant la signature de plus de 50 % de l’électorat. Les demandeurs affirment que, puisque la disposition relative à la destitution n’a été ni invoquée ni suivie, la suspension était donc également invalide si on considère qu’elle était dans les faits une destitution.

 

[27]           Les défendeurs soutiennent que, selon la coutume de la nation de Sucker Creek, le chef et le conseil peuvent suspendre les conseillers et leur imposer d’autres sanctions s’ils ont une conduite répréhensible.

 

[28]           Les cours ont conclu que les coutumes d’une bande sont des pratiques « qui sont généralement acceptables pour les membres de la bande, qui font donc l’objet d’un large consensus ». (Voir Bigstone c. Big Eagle, 52 F.T.R. 109, les motifs du juge Strayer, à la page 8; voir également Bone c. Conseil de la bande indienne de Sioux Valley no 290 (1996), 107 F.T.R. 133, les motifs du juge Heald, au paragraphe 26; Bande indienne de McLeod Lake c. Chingee (1998), 153 F.T.R. 257, les motifs du juge Reed, aux paragraphes 12 et 13.)

 

[29]           Les défendeurs soutiennent que le chef et le conseil de la Première nation de Sucker Creek ont par le passé suspendu des membres du conseil pour conduite répréhensible et soulignent que le présent conseil, y compris les deux demandeurs, ont suspendu un autre membre du conseil le 20 janvier 2008. Selon les affidavits de Fred Badger et des défendeurs les conseillers Ronald Willier et Russell Willier, il s’agit d’une pratique acceptée par les coutumes et l’usage généraux.

 

[30]           Finalement, les défendeurs affirment que tant le Règlement électoral que l’ébauche du code de déontologie de la bande donnent au conseil le pouvoir de sanctionner ou de suspendre ses membres. Le Règlement électoral dispose que le conseil a le pouvoir de prendre des mesures et des décisions [traduction] « pour le bon gouvernement de la Première nation de Sucker Creek ». Le seul pouvoir expressément conféré au conseil pour réagir à la conduite répréhensible de conseillers par le Règlement électoral est le pouvoir de destituer des conseillers après réception d’une pétition signée par 50 p. 100 plus un des membres de la bande. Selon les défendeurs, non seulement la coutume, mais également le bon sens et [traduction] « le droit général reconnaissant à un organe législatif le pouvoir de sanctionner ou de contrôler ses propres membres » confère au conseil le pouvoir de prendre des mesures disciplinaires à l’égard des conseillers, sans aller jusqu’à leur destitution.

 

[31]           La Cour convient que le conseil détient des pouvoirs par la coutume qui ne sont pas codifiés dans le Règlement électoral ou ailleurs. Le conseil, par la coutume, a le pouvoir de prendre des mesures disciplinaires à l’égard des membres du conseil, sans aller jusqu’à les destituer. Par exemple, le conseil a le pouvoir de suspendre les demandeurs de leurs tâches relatives au contrat ATCO et j’ai confirmé cet aspect de la suspension des demandeurs lorsque j’ai accordé l’injonction interlocutoire rétablissant les demandeurs et annulant leur suspension. Cependant, la suspension indéfinie de conseillers qui sont élus pour un mandat de trois ans constitue dans les faits une destitution et a de graves conséquences. Non seulement elle empêche les conseillers de s’acquitter de leurs tâches avant que les allégations soulevées contre eux aient été prouvées, mais encore elle laisse les électeurs qui les ont élus sans représentation. Pour obtenir un tel résultat, le conseil doit suivre la procédure de destitution établie dans le Règlement électoral. En outre, comme il en sera question ci‑dessous, la procédure suivie pour suspendre les demandeurs manquait à l’équité procédurale. Même s’il existe un consensus général voulant que le conseil ait le pouvoir de suspendre des conseillers, une suspension décidée de cette manière constitue un manquement à l’équité procédurale et ne peut être protégée par la coutume.

 

[32]           M. Kenneth McLeod, avocat pour la Première nation de Sucker Creek, Ronald Willier et Russell Willier, soutient que la demande de contrôle judiciaire visant la suspension devrait être rejetée parce qu’elle est théorique. La demande n’est pas théorique si la décision prise subséquemment par les défendeurs de destituer les demandeurs est annulée en contrôle judiciaire. La Cour aurait alors à décider si la décision originale de suspendre les demandeurs était valide. De toute façon, même si la première question était théorique, la Cour estime qu’il est important pour les parties de voir la question de la suspension résolue afin de trancher une question juridique importante qui demeure pertinente et qui divise les parties.

 

[33]           Je suis convaincu, comme l’était madame la juge Tremblay‑Lamer dans la décision Lafond c. Nation crie du lac Muskeg, 2008 CF 480, aux paragraphes 10 à 12, que le chef et le conseil conservent les pouvoirs conférés par la coutume de suspendre et de sanctionner des conseillers lorsque la loi de la bande n’a « rien prévu ». Cependant, au même titre que madame la juge Tremblay‑Lamer dans cette affaire, je suis convaincu que la « suspension » des demandeurs de leur poste était en fait une « destitution » de la charge à laquelle ils avaient été élus. La juge Tremblay‑Lamer a affirmé au paragraphe 12 :

Néanmoins, je suis d’avis que, même s’il s’agit officiellement d’une suspension, laquelle diffère qualitativement d’une destitution, la réalité est que le demandeur a bel et bien été destitué de son poste électif.

 

 

            ii. La réunion était‑elle une [traduction] « réunion dûment convoquée » du conseil?

[34]           Ni la Loi sur les Indiens et ses règlements ni le Règlement électoral de la bande ne comportent de définition de [traduction] « réunion dûment convoquée ».

 

[35]           Les demandeurs, en invoquant dans leur mémoire la décision Assu c. Chickite, [1999] 1 C.N.L.R. 14 (C.S.C.‑B.), aux paragraphes 39 et 40, soutiennent que les caractéristiques d’une réunion dûment convoquée sont les suivantes :

1.  la réunion est convoquée à la demande de la majorité des conseillers;

2.  un préavis est donné de la réunion;

3.  le quorum est atteint.

 

[36]           La réunion en l’espèce a été tenue à la demande du chef, et non de la majorité des conseillers. Aucun préavis n’a été donné. En outre, les demandeurs n’ont pas été avisés de sa tenue. Par conséquent, les demandeurs soutiennent que la réunion n’était pas une [traduction] « réunion dûment convoquée ».

 

[37]           Les réunions du conseil se tiennent habituellement au bureau de la bande à Sucker Creek. Les demandeurs soutiennent que les défendeurs se sont beaucoup éloignés de cette pratique en convoquant une réunion [traduction] « secrète » à Edmonton.

 

[38]           Peu importe la définition de la [traduction] « réunion dûment convoquée », une réunion qui a lieu sans préavis, sans que les demandeurs en soient informés et à l’extérieur des bureaux de la bande n’est conforme en aucune façon à la notion d’équité envers les demandeurs. Comme il en est question ci‑dessous, l’absence de préavis aux demandeurs est une question d’équité procédurale qui compromet la validité de la décision du conseil de suspendre des demandeurs.

 

iii. L’équité procédurale

[39]           Les conseils de bandes doivent exercer leurs activités conformément à la primauté du droit. Ce principe oblige les conseillers de la bande à respecter l’obligation d’équité procédurale dans l’exercice de leurs pouvoirs et dans la prise de décisions dans le meilleur intérêt de ceux qui les ont élus pour les représenter. (Voir Nation crie de Long Lake c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] A.C.F. no 1020, les motifs du juge Rothstein, au paragraphe 31; Balfour c. Nation des Cris de Norway House, 2006 CF 213, 288 F.T.R. 182, les motifs du juge Blais, aux paragraphes 12 à 14.)

 

[40]           Il est bien établi en droit que l’équité procédurale comprend un droit d’être entendu.

 

[41]           La décision de suspendre les demandeurs a été prise lors d’une réunion [traduction] « secrète » le 22 février 2008, dans un hôtel d’Edmonton. Les demandeurs n’ont pas été avisés. Les demandeurs ont également été exclus d’une réunion précédente portant sur leur suspension le 15 février 2008. De plus, les demandeurs n’ont jamais reçu de copie ni de la lettre de Morgan Construction and Environmental Ltd., laquelle comprend la principale allégation de conflits d’intérêts soulevée contre les demandeurs, ni de la note d’ATCO Electric Ltd., laquelle fait part de problèmes impliquant les demandeurs concernant le taux de rémunération des entrepreneurs. Ainsi, les demandeurs n’ont pas eu l’occasion de répondre à ces allégations ou d’être présents à la réunion où il a été décidé de les suspendre.

 

[42]           La décision de suspendre les demandeurs était entièrement dépourvue d’équité procédurale à leur égard. Je conclus que la suspension des demandeurs de leurs fonctions de conseiller n’était pas valide.

 

2.  Le second dossier – La destitution des demandeurs

            i. A‑t‑on suivi les procédures adéquates pour destituer les demandeurs?

 

[43]           Les articles 15.3 à 15.5 du Règlement électoral sont rédigés ainsi :

[traduction]

15.3     Pétition demandant la destitution

À la réception d’une pétition signée par au moins cinquante pour cent plus un (50 % + 1) des électeurs demandant la destitution d’un chef ou d’un conseiller en poste pour au moins un des motifs énoncés aux articles 15.1 et 15.2, le conseil convoquera une réunion extraordinaire du conseil pour examiner la destitution du chef ou du conseiller.

 

15.4     Le chef ou le conseiller qui fait l’objet de la pétition a le droit de présenter une preuve écrite ou orale.

 

15.5     Résolution de destitution

Après avoir examiné toute la preuve pertinente présentée à la réunion pour déterminer si les motifs avancés pour la destitution du chef ou du conseiller sont visés par les dispositions 15.1 ou 15.2, le conseil peut ensuite, par une résolution adoptée lors de la réunion extraordinaire, destituer le chef ou le conseiller. Cette résolution doit énoncer les motifs de la destitution et la date où entrera en vigueur la destitution de la personne.

 

Si une personne veut faire appel de cette décision, elle doit suivre la procédure applicable aux appels de résultats d’élections.

 

[44]           Le conseil de bande n’a reçu aucune pétition demandant la destitution des demandeurs. Les résolutions du conseil de bande destituant les demandeurs ont été adoptées par les trois défendeurs seulement. Ceux-ci n’ont pas expliqué pourquoi l’article 15.3 du Règlement électoral n’avait pas été suivi, sauf pour affirmer que les motifs de destitution énoncés aux articles 15.1 et 15.2 ne nécessitent pas de pétition et soutenir que, de toute façon, les demandeurs disposent d’un autre recours pour faire appel de leur destitution en vertu de l’article 15.5 du Règlement électoral. En conséquence, selon les défendeurs, la Cour n’a pas à examiner les prétendues erreurs relatives à la destitution des demandeurs.

 

[45]           La Cour estime que les membres du conseil absents de la réunion du 19 août ont reçu un préavis valable de la réunion et une description adéquate du sujet de la réunion. La Cour ne comprend pas que des membres du conseil s’absentent délibérément afin de paralyser la résolution de questions.

 

[46]           Il ne sera accordé aucune valeur à l’argument voulant que la résolution destituant les demandeurs ne soit pas valide parce que le quorum de quatre conseillers exigé par le Règlement électoral (alinéa 2q)) n’était pas atteint. Les demandeurs ne peuvent pas soutenir que le quorum n’était pas atteint à la réunion alors qu’ils avaient été adéquatement avisés de la tenue de la réunion et ont choisi de ne pas s’y présenter. Ils ne peuvent nier la validité d’un processus qu’ils ont eux-même miné. 

 

[47]           Il apparaît clairement à la Cour que la procédure pour la destitution de conseillers élus prévue au Règlement électoral n’a pas été suivie. En conséquence, la destitution n’est pas valide au regard du Règlement électoral pour les deux motifs suivants :

a.     le Règlement électoral prévoit clairement et expressément que le conseil ne peut destituer un chef ou un conseiller qu’après avoir reçu une pétition signée par au moins 50 p. 100 plus un des électeurs demandant la destitution pour un des motifs énoncés aux articles 15.1 ou 15.2 avant que le conseil puisse convoquer une réunion extraordinaire pour prendre en considération la destitution. En l’espèce, il n’y a pas eu de pétition;

 

b.    la réunion lors de laquelle les demandeurs auraient été destitués n’était pas une réunion convoquée par le conseil. En fait, quatre des sept membres du conseil n’ont pas donné leur accord à la tenue de cette réunion à cette date. Lors de l’ajournement de la réunion précédente, il avait été convenu que la prochaine réunion aurait lieu au moment et à l’endroit qui conviendraient à tous. À la place, cette réunion a été organisée unilatéralement par les défendeurs.

 

 

[48]           Comme madame la juge Carolyn Layden‑Stevenson l’a conclu dans la décision Première nation Dene Tha’ c. Didzena, 2005 CF 1292, au paragraphe 28 :

[…] En outre, la destitution d'une personne de sa charge est une question grave qui a des répercussions profondes sur la personne concernée. En l'espèce, il est clair qu'elle a eu un impact négatif sur la collectivité de la Première nation. Il est donc opportun, lorsqu'une décision aussi grave doit être prise, que les mesures de protection décrites dans le Règlement soient suivies à la lettre. […]

 

 

[49]           En l’espèce, le Règlement électoral exige une pétition signée par 50 p. 100 plus un de l’électorat avant que le conseil puisse destituer les demandeurs. Les électeurs ont élu les demandeurs et le Règlement électoral donne à l’électorat le pouvoir d’initier leur destitution. Le Règlement électoral est limpide et traduit des principes logiques et démocratiques. Sinon, des conseillers en dispute pourraient adopter des résolutions pour se destituer les uns les autres en formant des alliances de quatre conseillers. Cela affaiblirait la volonté des électeurs et n’aurait aucun sens.

ii. L’autre recours adéquat

[50]           Les défendeurs soutiennent que l’article 15.5 du Règlement électoral fournit aux demandeurs un autre recours adéquat. La partie pertinente de l’article 15.5 prévoit que [traduction] « si une personne veut faire appel de cette décision, elle doit suivre la procédure applicable aux appels de résultats d’élections ».

 

[51]           Les demandeurs soutiennent que l’article 15.5 du Règlement électoral ne fournit pas un recours adéquat. La procédure d’appel prévue à l’article 15.5 est la même que celle établie à l’article 12.8 du Règlement électoral pour interjeter appel du résultat d’une élection. Les recours disponibles aboutissent tous à une élection partielle. Il n’est pas possible en vertu du Règlement électoral d’annuler la décision de destituer les demandeurs et de les réintégrer à leur poste de conseiller.

 

[52]           Les défendeurs s’appuient sur la décision Willier c. Bande indienne no 150A de Sucker Creek, 2001 CFPI 1325, pour soutenir que le processus d’appel prévu au Règlement doit être suivi. Dans cette décision, monsieur le juge Gibson a conclu au paragraphe 22 :

[…] il n'appartient pas à la Cour de faire fi de la volonté de la Première nation et de s'ingérer dans la tâche réservée au comité d'appel alors que celui‑ci n'a pas eu la possibilité d'agir et d'exercer la fonction qui lui est réservée.

 

[53]           Cependant, les faits de l’affaire Willier sont différents. Dans cette affaire, le litige entre les parties concernait une élection et non la destitution d’un conseiller. Bien qu’une élection partielle puisse représenter un recours parfaitement adéquat lorsqu’il est interjeté appel du résultat d’une élection, il ne s’ensuit pas que ce recours est indiqué lorsqu’un conseiller élu a été destitué.

 

[54]           Dans l’arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, le juge en chef Lamer a énuméré plusieurs facteurs devant être pris en considération pour déterminer s’il existe un autre recours adéquat :

¶37 [...] je conclus que les cours de justice doivent considérer divers facteurs pour déterminer si elles doivent entreprendre le contrôle judiciaire ou si elles devraient plutôt exiger que le requérant se prévale d'une procédure d'appel prescrite par la loi.  Parmi ces facteurs figurent :  la commodité de l'autre recours, la nature de l'erreur et la nature de la juridiction d'appel (c.‑à‑d. sa capacité de mener une enquête, de rendre une décision et d'offrir un redressement).  Je ne crois pas qu'il faille limiter la liste des facteurs à prendre en considération, car il appartient aux cours de justice, dans des circonstances particulières, de cerner et de soupeser les facteurs pertinents.

 

[55]           En l’espèce, les erreurs alléguées sont la mauvaise application du Règlement électoral ainsi que des manquements à l’équité procédurale. L’organe d’appel selon le Règlement électoral, soit le comité des appels en matière d’élections, n’a pas expressément le pouvoir de se pencher sur des erreurs de cette nature. Les réparations que peut accorder le comité se limitent au déclenchement d’une nouvelle élection, d’une élection partielle ou d’un scrutin de ballottage. Le comité n’a pas le pouvoir d’annuler la destitution des conseillers, ni de les réintégrer. Par conséquent, la nature de l’erreur ainsi que la nature de l’organe d’appel donnent à penser que le processus d’appel prévu au Règlement électoral ne constitue pas un autre recours adéquat et que le contrôle judiciaire est le recours le plus indiqué en l’espèce.

 

CONCLUSION

[56]           Pour les motifs qui précèdent, la Cour conclut :

a.     La première demande visant à faire annuler la décision de suspendre les demandeurs est accueillie. Bien que le chef et le conseil de la Première nation de Sucker Creek aient le pouvoir par la coutume de suspendre ou de sanctionner le chef ou les membres du conseil, la suspension indéfinie des deux conseillers en l’espèce constitue dans les faits une destitution. La procédure claire pour la destitution n’a pas été suivie. De toute manière, la réunion convoquée pour suspendre les deux conseillers n’était pas une [traduction] « réunion dûment convoquée ». En outre, la réunion manquait à l’équité dans la mesure où les conseillers touchés n’ont pas été informés de sa tenue et n’ont pas eu l’occasion de répondre aux allégations soulevées contre eux qui ont mené à leur suspension;

b.    la seconde demande visant l’annulation de la décision de destituer les deux conseillers est également accueillie. La décision de destituer les deux conseillers est annulée. Le Règlement électoral n’a pas été suivi dans la mesure où il n’y a pas eu de pétition signée par 50 p. 100 plus un des électeurs demandant la destitution des deux conseillers pour au moins un des motifs énoncés aux articles 15.1 et 15.2 du Règlement électoral.

Pas de jugement sur le fond du conflit d’intérêts allégué

[57]           La Cour ne rend pas de jugement sur le fond du conflit d’intérêts allégué contre les deux demandeurs. Dans son jugement, la Cour se limite à exiger de la bande qu’elle suive son Règlement électoral avant de destituer un conseiller élu et qu’elle donne au conseiller concerné une occasion équitable de connaître les allégations soulevées contre lui et d’y répondre avant que la bande prenne une décision touchant son droit de siéger en tant que conseiller.

 

 

LES FRAIS JUDICIAIRES

[58]           La Cour s’étonne de voir la Première nation de Sucker Creek dépenser ses ressources pour une cause dénuée de fondement et contraire au Règlement électoral.

 

[59]           Le 15 avril 2008, j’ai accordé une injonction interdisant à la Première nation de Sucker Creek de suspendre les demandeurs sans suivre les exigences prévues au Règlement électoral.

 

[60]           Le dossier subséquent est rempli de documents juridiques officiels concernant les avis de réunions et les procès‑verbaux de réunions extraordinaires.

 

[61]           Puis, le 30 septembre 2008, la juge Hanson de la Cour a accordé une autre injonction contre la Première nation de Sucker Creek afin d’interdire encore une fois aux défendeurs de destituer les demandeurs.

 

[62]           Lorsque la Cour adjuge les dépens, elle doit prendre en considération un certain nombre de facteurs. Un de ces facteurs est de savoir pourquoi les défendeurs ont laissé les présentes demandes suivre leur cours alors que leur défense était dénuée de fondement.

 

[63]           Les avocats des défendeurs ont informé la Cour que ceux‑ci avaient engagé des frais judiciaires dépassant 70 000 $. Les demandeurs demandent un paiement forfaitaire d’un montant de 10 000 $ à titre de dépens, comme l’a ordonné madame la juge Layden‑Stevenson dans la décision Première nation de Dene Tha’, précitée. Compte tenu des documents que comportent les deux présents dossiers, la Cour ne doute pas que les frais engagés par les demandeurs étaient très élevés et qu’un paiement forfaitaire de 10 000 $ à titre de dépens partie‑partie est raisonnable.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  Les deux demandes de contrôle judiciaire sont accueillies avec dépens, dont le montant est fixé à 10 000 $.

2.                  Dans le premier dossier, T‑440‑08, la décision prise le 22 février 2008 par le conseil de bande de la Première nation de Sucker Creek de suspendre les demandeurs est annulée.

3.                  Dans le second dossier, T‑1370‑08, les résolutions du conseil de bande, datées du 20 août 2008, destituant les demandeurs de leur poste de conseiller sont annulées.

 

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIERS :                                            T‑440‑08 ET T‑1370‑08

 

INTITULÉ :                                             GEORGE PRINCE ET AL.

                                                                  c.

                                                                  PREMIÈRE NATION DE SUCKER CREEK NO 150A ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       EDMONTON (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     LE 16 OCTOBRE 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                    LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 14 NOVEMBRE 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Thomas R. Owen

 

POUR LES DEMANDEURS

Ken McLeod

 

POUR LES DÉFENDEURS (PREMIÈRE NATION DE SUCKER CREEK, RONALD WILLIER, RUSSELL WILLIER)

 

Priscilla Kennedy

POUR LE DÉFENDEUR (JARET CARDINAL)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

OWEN LAW

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

WALSH WILKINS LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DÉFENDEURS (PREMIÈRE NATION DE SUCKER CREEK, RONALD WILLIER, RUSSELL WILLIER)

 

DAVIS LLP

POUR LE DÉFENDEUR (JARET CARDINAL)

 

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