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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20081110

Dossier : T‑2037‑07

Référence : 2008 CF 1254

Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2008

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

DENNIS G. GABRIEL

demandeur

 

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de M. Peter G. MacKay, ministre de la Défense nationale, qui a refusé le 24 octobre 2007 d’accéder à sa requête. Le demandeur voulait qu’une commission d’enquête des Forces canadiennes examine son grief de 1997 (le grief).

 

[2]               Le demandeur dit que le ministre a mal compris les faits. Selon lui, le ministre n’a pas tenu compte de ce qui suit :

 

                                                               i.      les Forces canadiennes n’ont pas nommé un officier désigné pour le demandeur lorsqu’il les en a priées, et elles n’ont pas reconnu rapidement le grief du demandeur ni n’ont enquêté sur ce grief;

 

                                                             ii.      les Forces canadiennes, au niveau local, n’ont pas suivi les règles et règlements applicables aux Forces canadiennes et n’ont pas pleinement enquêté sur son grief.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que cette demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre n’est pas recevable, et la demande sera rejetée.

 

LE CONTEXTE

[4]               Le demandeur s’est joint aux Forces canadiennes en février 1971. Il a atteint le grade de capitaine et, en 1995, il est devenu officier de service social à la Base des Forces canadiennes (BFC) de Halifax.

 

[5]               Le demandeur et un autre capitaine étaient les deux officiers principaux au sein du Bureau du service social de la Formation de Halifax. Le demandeur dit que le major Pinch, son supérieur, lui avait donné à entendre qu’il serait l’officier principal, mais aucun ordre du genre ne fut donné. Des conflits ont surgi entre les deux capitaines au cours des opérations quotidiennes. Le demandeur trouvait stressante la [traduction] « confusion des rôles », mais il accomplissait ses tâches d’une manière qui lui valait de bonnes évaluations de son rendement.

 

[6]               Le 14 mars 1997, à la suite d’une réunion du personnel du travail social, le demandeur et l’autre capitaine se sont entendus pour porter leur conflit devant leurs supérieurs, les officiers en chef du service social, à savoir le lieutenant‑colonel MacLellan et le major Pinch. Ils se sont engagés à se soumettre aux recommandations, quelles qu’elles soient, que le lieutenant‑colonel MacLellan présenterait au chef des soins ambulatoires, Section des services de santé de la Formation, BFC de Halifax. Le 24 mars 1997, le demandeur et l’autre capitaine ont rencontré le major Pinch; le lieutenant‑colonel MacLellan n’était pas de service. Le 2 avril 1997, le major recommanda que l’autre capitaine soit nommé chef de service. En réponse à la proposition du demandeur, qui voulait que soit trouvée une solution sans nomination d’un officier principal, le major a accepté de suspendre la recommandation durant une semaine. Cependant, si les deux capitaines n’arrivaient pas à s’entendre, la recommandation serait transmise au chef des soins ambulatoires de la BFC de Halifax.

 

[7]               Le demandeur n’a pas accepté que les choses se déroulent ainsi et a sollicité la nomination d’un officier désigné, en prévision du dépôt d’un grief. Les Forces canadiennes n’ont pas procédé à telle nomination et le demandeur a déposé un grief en avril 1997. Dans sa demande de redressement du grief, il évoquait la difficulté que causait la présence de deux capitaines au sein du Bureau du service social; la tension qu’il ressentait s’expliquait par la conduite de l’autre capitaine et par son propre désaccord avec la décision du major de recommander l’autre capitaine comme travailleur social principal ou comme chef de service. À son avis, il était victime d’un harcèlement personnel. À titre de redressement, il voulait être nommé capitaine avec ancienneté.

 

[8]               À la même époque que celle du dépôt de son grief, le demandeur avait sollicité un soutien psychologique et avait présenté une requête en vue d’être libéré, pour considération spéciale, des Forces canadiennes. Le major nomma l’autre capitaine officier principal le 22 juillet 1997. Le demandeur a obtenu sa libération des Forces canadiennes en septembre 1997. En janvier 1998, répondant aux inquiétudes du demandeur à propos des difficultés qu’entraînait la présence de deux capitaines au sein du bureau, la catégorie d’emploi militaire Travail social des Forces canadiennes adopta une formule de désignation du travailleur social principal lorsqu’il y a deux capitaines dans un bureau.

 

[9]               En janvier 1999, le demandeur entrait en fonction comme travailleur social civil pour les Forces canadiennes, à la BFC de Greenwood. En juin 2000, il s’engageait à nouveau dans les Forces canadiennes.

 

[10]           Le grief du demandeur fut suspendu après sa libération des Forces canadiennes en 1997. Après son rengagement, il a demandé à nouveau qu’une enquête soit menée à propos de son grief. En même temps qu’il renouvelait sa demande antérieure de redressement du grief, il affirmait qu’il avait quitté les Forces canadiennes à la suite d’une [traduction] « procédure de destitution déguisée ».

 

[11]           Le demandeur a porté son grief à l’attention de l’ombudsman du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes. L’ombudsman a refusé de recevoir la plainte parce que les événements qui avaient donné lieu au grief étaient antérieurs à la mise sur pied en 1998 du bureau de l’ombudsman. En février 2002, l’enquêteur de l’ombudsman recommandait que l’affaire ne soit pas examinée davantage puisque les points soulevés étaient de nature personnelle et qu’aucun aspect de l’affaire ne mettait en cause l’intérêt public ni l’intérêt des membres actuels du MDN ou des FC.

 

[12]           En août 2003, l’épouse du demandeur a écrit à son député fédéral pour le prier d’instituer une commission d’enquête sur le grief de son mari, demande que le député a transmis au ministre. En février 2004, l’épouse du demandeur a écrit au ministre pour lui faire la même demande. Le ministre lui a répondu que la procédure des griefs militaires était régie par l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5 (la Loi) et par les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (les Ordonnances et règlements). Le ministre a refusé de nommer une commission d’enquête, tout en ajoutant que, puisque la procédure interne des griefs militaires n’avait pas été épuisée, il renvoyait le grief du demandeur à la commandante du Groupe médical des Forces canadiennes, en sa qualité d’autorité initiale, pour examen et décision.

 

[13]           Le 14 septembre 2004, les Forces canadiennes accusaient réception de la demande de redressement du grief.

 

[14]           Le demandeur avait modifié sa demande de redressement, en raison du passage du temps. Il voulait maintenant :

a.       une promotion immédiate et sans restriction au grade de major, avec paie et avantages sociaux rétroactifs à 1995;

b.      pour ce qui concernait la pension des FC, un crédit intégral au regard de la période durant laquelle il avait été libéré des FC, c’est‑à‑dire de septembre 1997 à juin 2000. Cela lui donnerait 33 ans de service ouvrant droit à pension;

c.       une garantie écrite l’assurant que, quel que soit son état de santé actuel, on répondrait à ses besoins au sein de sa profession et qu’il demeurerait membre de la 14e escadre de la Base des Forces canadiennes à Greenwood pendant la durée de sa carrière au sein des FC, jusqu’à l’âge de la retraite obligatoire;

d.      une lettre d’excuses du responsable qui n’avait pas montré l’ascendant requis;

e.       la considération de l’attribution au demandeur de la médaille Canada 125 et de la médaille du jubilé de la Reine.

 

[15]           Prié de préciser les redressements qu’il souhaitait, le demandeur a demandé la somme de 5 millions de dollars en réparation du harcèlement dont il se disait victime. Il a mentionné qu’il examinerait toute offre écrite qui lui serait présentée.

 

[16]           Le paragraphe 29(1) de la Loi dispose que tout officier ou militaire du rang qui s’estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la Loi. Le commandant à qui un grief est présenté examine le grief et décide s’il est en mesure d’agir à l’égard du grief en tant qu’autorité initiale. Si le commandant n’est pas en mesure d’agir en tant qu’autorité initiale, le grief est transmis au commandant à qui il revient de traiter le sujet du grief. En l’espèce, l’autorité initiale qui avait examiné le grief du demandeur était le vice‑amiral G.E. Jarvis, sous‑ministre adjoint (Ressources humaines – Groupe militaire).

 

[17]           Le demandeur avait alors quitté les Forces canadiennes, mais il continuait la procédure de règlement du grief. Un enquêteur des Forces canadiennes a communiqué avec plusieurs personnes désignées par le demandeur, pour s’enquérir du climat de travail qui avait cours entre 1995 et 1997 au sein du Bureau du service social de la Formation, et il a effectué une analyse du dossier. Le 24 juin 2005, après avoir reçu le rapport de l’enquêteur, l’autorité initiale a rendu sa décision. Elle a reconnu la faute administrative qui avait fait que l’affaire était demeurée non résolue depuis 1997. Sur la question du redressement du grief, elle concluait ainsi :

a.       puisque les promotions au sein des Forces canadiennes étaient régies par une politique et reposaient sur le principe du mérite, le demandeur ne pouvait pas être promu en dehors des limites de la politique régissant les promotions;

b.      puisqu’il n’existait aucune disposition prévoyant l’indemnisation des membres des Forces canadiennes lorsqu’ils ne sont pas en service actif, un crédit de pension ne pouvait pas être accordé au demandeur pour la période durant laquelle il avait été libéré des Forces canadiennes;

c.       puisque le demandeur n’était plus alors membres des Forces canadiennes, sa demande de maintien au sein de la 14e escadre de la BFC de Greenwood n’était plus pertinente et, en tout état de cause, les membres des Forces canadiennes devaient être prêts à répondre aux nécessités du service de telle sorte qu’une affectation à un endroit donné pour la durée du service ne pouvait pas être garantie;

d.      Sur la question fondamentale de la discorde en milieu de travail, l’autorité initiale écrivait que la situation aurait pu être réglée d’une manière plus décisive par la chaîne de commandement, et telle intervention aurait pu réduire l’anxiété du demandeur dans son milieu de travail. Cependant, vu le temps qui s’était écoulé, il ne vaudrait pas la peine d’entreprendre une enquête;

e.       s’agissant des médailles sollicitées, l’autorité initiale faisait observer que les programmes applicables aux deux médailles avaient pris fin et qu’il n’était plus décerné de médailles.

 

[18]           L’autorité initiale a mentionné qu’il n’existait aucune disposition prévoyant le versement d’une compensation financière au demandeur pour les épreuves qu’il disait avoir subies à cause du climat qui prévalait au Bureau du service social de la Formation.

 

[19]           Finalement, l’autorité initiale a écrit que, pour accélérer le processus d’examen, la décision, accompagnée du grief du demandeur, serait transmise pour examen au chef d’état‑major de la défense (CEMD), en tant qu’autorité de dernière instance.

 

[20]           Lorsque l’autorité initiale n’accorde pas le redressement souhaité, l’auteur du grief peut présenter le grief au CEMD pour examen et décision : paragraphe 7.10(1), chapitre 7 – Griefs – volume 1 des Ordonnances et règlements. Si le grief concerne le harcèlement, comme c’était le cas ici, le CEMD doit renvoyer le grief au Comité des griefs des Forces canadiennes (le CGFC). Le CGFC doit examiner tout grief qui lui est renvoyé, il peut recevoir tout renseignement qu’il estime à propos, quand bien même la preuve ne serait pas recevable devant une cour de justice, et il communique ses recommandations par écrit au CEMD et à l’auteur du grief.

 

[21]           Les points que le CGFC devait examiner étaient les suivants :

a.       Le demandeur a‑t‑il été victime du harcèlement prétendu?

b.      Le demandeur a‑t‑il été l’objet d’une « procédure de destitution déguisée » de la part des Forces canadiennes?

c.       Le demandeur devrait‑il être indemnisé pour le harcèlement qu’il dit avoir subi?

 

[22]           S’agissant de la question du harcèlement, le CGFC a considéré l’OAFC 19‑39 (Harcèlement), la directive en vigueur à l’époque en cause. Le CGFC a conclu que le demandeur n’avait pris aucune mesure à propos du harcèlement qu’il disait avoir subi. Il n’avait pas déposé de plainte de harcèlement et n’avait donc pas activé la procédure interne qui devait donner suite à la plainte. Le CGFC a aussi conclu que le demandeur n’avait produit aucune preuve ou information précise à propos du harcèlement, si ce n’est que lui et l’autre capitaine ne s’entendaient pas.

 

[23]           Le CGFC a décidé qu’il appartenait aux supérieurs de prendre des mesures dans un cas de harcèlement relevant de l’article 39 de l’OAFC 19‑39. L’article 39 dispose que, si le supérieur croit qu’une conduite inacceptable a eu lieu, il doit prendre des mesures même si le militaire concerné ne souhaite pas que le cas donne lieu à une plainte. Le CGFC a conclu que le supérieur du demandeur n’avait entrepris de résoudre les difficultés qu’après que le demandeur eut présenté un grief et sollicité en 1997 une libération volontaire.

 

[24]           Le CGFC a exprimé l’avis qu’il ne serait pas utile d’entreprendre une enquête sur le harcèlement parce que nombre des personnes concernées n’étaient plus accessibles.

 

[25]           Finalement, le CGFC a relevé que la procédure de règlement du grief était restée en suspens entre 1997 et 2001–2002, c’est‑à‑dire l’intervalle de temps entre la libération du demandeur et le renouvellement de son grief. Le CGFC a fait observer que cette mise en sommeil de la procédure avait contribué à en retarder la conclusion.

 

[26]           Le CGFC n’a pas considéré que la nomination de l’autre capitaine constituait un point litigieux, mais il a fait observer qu’il n’apparaissait pas dans le dossier que la nomination de l’autre capitaine comme chef de service avait été irrégulière ou illicite.

 

[27]           Le CGFC a abordé d’un point de vue juridique la question de la « destitution déguisée ». Il a fait observer que la relation entre un membre des Forces canadiennes et la Couronne ne procédait pas d’un contrat, mais plutôt de la prérogative de la Couronne à l’égard de ses forces militaires. La relation était assimilable à un contrat unilatéral par lequel la Couronne peut dicter les conditions du service sans l’assentiment des membres. Le principe de la destitution déguisée, de l’avis du CGFC, n’avait aucune application.

 

[28]           Finalement, le CGFC a relevé que l’autorité compétente pour juger la demande de compensation financière faite par le demandeur était le directeur – Réclamations et contentieux des affaires civiles. Le CGFC a recommandé au CEMD de rejeter le grief du demandeur.

 

[29]           Le CEMD doit examiner un grief dès réception du rapport du CGFC. Le CEMD n’est pas lié par une quelconque conclusion ou recommandation du CGFC, mais il doit exposer par écrit les raisons qu’il a de ne pas accepter une conclusion ou recommandation. Le CEMD est l’autorité de dernière instance dans la procédure de règlement des griefs, et sa décision est définitive et exécutoire, sauf contrôle judiciaire aux termes de la Loi sur les Cours fédérales, ainsi que le prévoit l’article 29.15 de la Loi sur la défense nationale.

 

[30]           Le CEMD a examiné le grief daté d’avril 1997, en particulier les affirmations du demandeur selon lesquelles il avait été harcelé et avait été l’objet d’une destitution déguisée des Forces canadiennes. Le CEMD a étudié le grief initial du demandeur et les observations qu’il avait faites au cours de la procédure de règlement du grief. Il a également étudié les observations des supérieurs du demandeur dans la chaîne de commandement, observations qui avaient été transmises au demandeur.

 

[31]           Le CEMD a accepté les conclusions et recommandations du CGFC, à l’exception de sa conclusion selon laquelle les supérieurs n’avaient pas cherché à dissiper le désaccord entre le demandeur et l’autre capitaine. Le CEMD a déclaré que [traduction] « une mésentente n’équivaut pas à un harcèlement ». Le CEMD a aussi fait remarquer qu’il était raisonnable pour les supérieurs du demandeur de penser que deux professionnels pourraient s’entendre sur un partage équitable de leurs responsabilités sans l’intervention d’un arbitre.

 

[32]           Le CEMD écrivait qu’il n’avait pas compétence, dans la procédure de règlement des griefs, pour faire droit à la demande de compensation financière faite par le demandeur. Il a renvoyé le demandeur au directeur – Réclamations et contentieux des affaires civiles, tout en ajoutant qu’il n’appuierait pas une telle demande de compensation.

 

[33]           Le demandeur n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision du CEMD datée du 31 mai 2006. Avec l’aide de plusieurs députés fédéraux, il a plutôt renouvelé sa demande au ministre pour qu’il charge une commission d’enquête d’examiner son grief.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[34]           Le 24 octobre 2007, M. Peter MacKay, ministre de la Défense nationale, a répondu au demandeur concernant sa demande de nomination d’une commission d’enquête.

 

[35]           Le ministre commençait par évoquer les réformes apportées à la procédure de règlement des griefs des Forces canadiennes, réformes qui avaient pris effet le 15 juin 2000, à la faveur de modifications apportées à la Loi ainsi qu’aux Ordonnances et règlements. Les réformes avaient été conçues pour accélérer le règlement des griefs par l’élimination de certains niveaux de prise de décision et par l’établissement d’un organisme externe impartial, le CGFC, qui présenterait des conclusions et recommandations au CEMD. L’un des changements notables était l’élimination du rôle du ministre en tant qu’autorité de la dernière instance dans la procédure de règlement des griefs.

 

[36]           Le ministre était persuadé que les points soulevés par le demandeur dans son grief avaient été examinés d’une manière approfondie et que toutes les voies de recours offertes au sein des Forces canadiennes pour donner suite aux préoccupations du demandeur avaient été épuisées.

 

[37]           Le ministre croyait que la procédure de règlement des griefs militaires avait permis d’assembler tous les faits intéressant le cas du demandeur et qu’une commission d’enquête n’ajouterait rien à l’information examinée dans la décision des Forces canadiennes concernant le grief du demandeur. Le ministre a refusé d’instituer une commission d’enquête.

 

[38]           Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision du ministre datée du 24 octobre 2007. Il sollicite, à titre de redressements, les ordonnances suivantes :

a.       une ordonnance confirmant sa demande de nomination d’une commission d’enquête des FC, en bonne et due forme, qui confirmerait le bien‑fondé du grief, ou, subsidiairement;

b.      une ordonnance exigeant que l’affaire soit résolue par renvoi, pour enquête et décision, à une autorité civile crédible, selon les directives de la Cour.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[39]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a conclu que, en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque les points de droit et les points de fait ne peuvent être aisément dissociés, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique en général. Les juges Bastarache et Lebel ont écrit ce qui suit, au paragraphe 47 :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[40]           S’agissant des conclusions de fait, outre la norme de la décision raisonnable, une norme qui dicte la retenue en ce qui concerne les conclusions de cette nature, la Loi sur les Cours fédérales prévoit ce qui suit :

18.1(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

 

18.1(4)  the Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied the federal board, commission or other tribunal

(d)  based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

 

 

[41]           En conséquence, les conclusions de fait tirées par le ministre pour arriver à sa décision appellent l’application d’une norme qui invite à la retenue judiciaire. Subsidiairement, la norme de l’alinéa 18(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales pourrait s’appliquer.

 

[42]           S’agissant de la nature de la décision du ministre, la Loi sur la défense nationale prévoit ce qui suit, au paragraphe 45(1) :

45(1) Le ministre, de même que toute autre autorité nommée ou désignée par lui à cette fin, peut, dans les cas où il lui importe d’être renseigné sur toute question relative à la direction, la discipline, l’administration ou aux fonctions des Forces canadiennes ou concernant un officier ou militaire du rang quelconque, charger une commission d’enquête d’examiner la question et d’en faire rapport.

 

45(1) The Minister, and such other authorities as the Minister may prescribe or appoint for that purpose, may, where it is expedient that the Minister or any such other authority should be informed on any matter connected with the government, discipline, administration or functions of the Canadian Forces or affecting any officer or non‑commissioned member, convene a board of inquiry for the purpose of investigating and reporting on that matter.

 

[43]           Le texte de la disposition, plus précisément les mots : « Le ministre […] peut […] charger une commission d’enquête […] », donne à penser que la décision du ministre est discrétionnaire.

 

[44]           La décision du ministre de nommer ou non une commission d’enquête, puisqu’il s’agit d’une décision discrétionnaire, appelle, elle également, l’application d’une norme qui laisse place à la retenue judiciaire : arrêt Dunsmuir, paragraphe 47.

 

ANALYSE

[45]           Le demandeur se représentait lui‑même. Il a assemblé une preuve factuelle documentaire volumineuse qui a permis à la Cour de se faire une bonne idée de la chronologie des événements.

 

[46]           Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision du ministre de ne pas instituer une commission d’enquête. Il dit que le ministre a mal compris les faits. Selon lui, les raisons de sa demande de contrôle judiciaire sont que les Forces canadiennes n’ont pas nommé, pour qu’il l’assiste, un officier désigné, lorsqu’il les en a priées, et qu’elles n’ont pas rapidement reconnu et examiné son grief. Il ajoute, parmi les moyens qu’il invoque, que les Forces canadiennes n’ont pas observé les Ordonnances et règlements au niveau local et n’ont pas enquêté pleinement sur son grief.

 

[47]           Dans ses conclusions, le demandeur conteste les conclusions de fait et les constatations de la procédure de règlement des griefs des Forces canadiennes, laquelle s’est soldée par la décision du CEMD en date du 31 mai 2006. Le demandeur est en désaccord avec les conclusions de fait du CEMD et avec la décision de celui‑ci de rejeter son grief.

 

[48]           Le demandeur n’a pas obtenu que soit nommé un officier désigné comme il en avait au départ prié le ministre. Cependant, le dossier n’indique nulle part qu’il a renouvelé sa demande de nomination d’un officier désigné lorsque sa demande de redressement de son grief fut admise en 2004 aux termes de la procédure de règlement des griefs des Forces canadiennes, révisée en 2000.

 

[49]           Le demandeur dit aussi que sa demande de redressement n’a pas été considérée rapidement. Le constat de non‑examen de la plainte a été reconnu dans la décision de l’autorité initiale et semble incontesté en ce qui concerne la période allant de 2001 à 2004. Cependant, lorsque sa demande de redressement fut examinée après 2004, elle a été considérée rapidement.

 

[50]           Le demandeur conteste les conclusions et constatations du CEMD. L’article 29.15 de la Loi dispose que la décision d’une autorité de dernière instance, en l’occurrence le CEMD, est définitive et exécutoire sous réserve d’une procédure de contrôle judiciaire introduite devant la Cour fédérale :

29.15 Les décisions du chef d’état‑major de la défense ou de son délégataire sont définitives et exécutoires et, sous réserve du contrôle judiciaire prévu par la Loi sur les Cours fédérales, ne sont pas susceptibles d’appel ou de révision en justice.

 

29.15 A decision of a final authority in the grievance process is final and binding and, except for judicial review under the Federal Courts Act, is not subject to appeal or to review by any court.

 

 

 

[51]           Le demandeur n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision du CEMD. Puisque la décision du CEMD était définitive, le ministre était fondé à s’en remettre aux conclusions de fait qu’elle contenait.

 

[52]           Le demandeur ne met en évidence aucune erreur de fait fondamentale dans les conclusions du CEMD ni dans celles du CGFC. Il exprime simplement son désaccord avec ces conclusions. Le demandeur ne prétend pas non plus que le CEMD a rendu sa décision autrement que de bonne foi. Sans la preuve d’une erreur factuelle fondamentale ou d’une décision rendue de mauvaise foi, le ministre est fondé à s’en remettre aux conclusions factuelles définitives issues de la procédure de règlement des griefs des Forces canadiennes.

 

[53]           Puisque le ministre avait devant lui l’information factuelle non contestée qui avait été recueillie au cours de la procédure de règlement des griefs, je suis d’avis qu’il n’a pas fondé sa décision sur une mauvaise appréciation des faits.

 

[54]           Le ministre a le pouvoir discrétionnaire de constituer une commission d’enquête s’il croit qu’il devrait être informé d’une affaire. En l’espèce, le ministre avait devant lui les conclusions finales de la procédure de règlement des griefs des Forces canadiennes, une procédure engagée à l’initiative de son prédécesseur en 2004. Cette enquête relative au grief comportait une analyse des dossiers pertinents, des déclarations de témoins désignés par le demandeur, ainsi qu’une communication du dossier au demandeur. Le demandeur a eu la possibilité de communiquer ses observations durant la procédure d’enquête.

 

[55]           Je suis d’avis qu’il était raisonnable pour le ministre de dire que la procédure de règlement des griefs en matière militaire avait permis de recueillir toutes les données pertinentes, et de dire qu’une commission d’enquête n’apporterait rien de plus.

 

[56]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

DÉPENS

[57]           Je reconnais que le demandeur était profondément attaché aux Forces canadiennes. Il a été affecté par les événements à l’origine de cette procédure de contrôle judiciaire. Il n’a pas eu l’avantage, au début de cette affaire, d’être soutenu par un officier désigné, quand un tel soutien lui aurait été très salutaire. Il s’est représenté lui‑même tout au long de la procédure. Dans ces conditions, je ne crois pas que la présente affaire justifie une ordonnance d’adjudication de dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

2.                  Il ne sera pas adjugé de dépens.

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Réviseur

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑2037‑07

 

 

INTITULÉ :                                       DENNIS G.GABRIEL c. PGC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 HALIFAX (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 MAI 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE MANDAMIN

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 10 NOVEMBRE 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dennis Gabriel                                                              LE DEMANDEUR,

                                                                                    POUR SON PROPRE COMPTE

 

Sandra Doucette                                                           POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Dennis Gabriel                                                  LE DEMANDEUR,

Halifax (Nouvelle‑Écosse)                                            POUR SON PROPRE COMPTE

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

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