Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20081104

Dossier : IMM-2128-08

Référence : 2008 CF 1229

Toronto (Ontario), le 4 novembre 2008

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

ANDREA TAPIA VILLA

MITZI NIEVES TAPIA

et JAFET NIEVES TAPIA

demandeurs

 

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse principale est une adulte citoyenne du Mexique; les deux autres demandeurs sont ses enfants encore mineurs. Les demandeurs ont présenté une demande d’asile au Canada sur le fondement de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

[2]               Dans une décision écrite rendue le 10 avril 2008, une commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile. La Cour a autorisé les demandeurs à solliciter le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande.

 

[4]               Dans ses motifs, la commissaire a utilement mentionné que sa décision était fondée sur la conclusion selon laquelle les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) dans le District fédéral de Mexico au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants. La commissaire a conclu que le témoignage de la demanderesse principale, donné tant en son nom et qu’au nom de ses enfants, était crédible et n’avait pas été enjolivé, conclusion qui n’est pas contestée. Le contexte factuel peut être énoncé de façon succincte.

 

[5]               La demanderesse principale est instruite et a une formation en comptabilité; elle a été élevée et a travaillé à Queretaro, au Mexique. Elle a été mariée à M. Noe Nieves Gallagos, et deux enfants sont nés de ce mariage; lesquels sont les autres demandeurs en l’espèce. Elle travaillait en qualité d’adjointe administrative dans un restaurant de Queretaro qui était la propriété de Victor Correa Granados (M. Correa). Un soir, en décembre 2005, M. Correa a rencontré la demanderesse alors qu’elle quittait le travail (elle devait régulièrement laisser des renseignements dans un endroit utilisé comme appartement par M. Correa). M. Correa a attrapé la demanderesse principale, l’a agressée physiquement et l’a violée. La demanderesse s’est enfuie et est rentrée à la maison, où son mari lui a demandé des explications au sujet des ecchymoses et des blessures qu’il avait remarquées. Sur le coup, son mari n’a rien dit, mais dans les jours suivants il est devenu renfermé, puis violent. Entre‑temps, une personne agissant au nom de M. Correa a rendu visite à la demanderesse principale au moins à deux occasions et elle l’a avertie de ne pas dénoncer M. Correa. Le mari de la demanderesse est finalement parti, abandonnant femme et enfants. La demanderesse a sollicité de l’aide de son église et de psychologues. Elle a déménagé ailleurs au Mexique, à Colonia La Loma. Suivant l’avis de son psychologue, la demanderesse principale a dénoncé M. Correa à la police, où elle a été avisée qu’elle allait devoir se présenter de nouveau au poste étant donné que l’agent qui s’occupait de ce type d’affaire n’était pas là. La nuit même, le représentant de M. Correa a encore rendu visite à la demanderesse principale, et il l’a avertie d’arrêter de se plaindre. Ce même représentant a continué de la suivre, et ce, même si elle s’était trouvé un emploi ailleurs.

 

[6]               La demanderesse a parlé de nouveau avec son psychologue, qui lui a proposé de déménager ailleurs, mentionnant entre autres le Canada. Elle s’est réunie avec ses parents et son frère, un juge d’État, et ils ont conclu qu’elle allait quitter le Mexique pour venir au Canada. Apparemment, le représentant de M. Correa harcèle encore la famille de la demanderesse principale.

 

[7]               Les conclusions de la commissaire ont été énoncées dans la partie de ses motifs intitulée « analyse », laquelle commence à la page 3 de sa décision. Je cite le premier paragraphe de cette partie :

J’estime que la preuve présentée par la demandeure d’asile à l’appui de sa demande était crédible et qu’elle n’a pas été enjolivée. Cependant, le problème déterminant qui subsiste en l’espèce est que les demandeurs d’asile n’ont pas réfuté, à mon sens, par des preuves claires et convaincantes, la présomption selon laquelle les autorités dans la partie du pays où il existe une PRI dans le district fédéral de Mexico pouvaient protéger leurs citoyens. Vu qu’elle possède un diplôme en comptabilité et qu’elle a travaillé dans ce domaine jusqu’à son départ du Mexique, j’estime que la demandeure d’asile pourrait y recommencer sa vie avec ses enfants et trouver un emploi satisfaisant dans son champ de compétences sans éprouver de difficultés en termes de langue ou de références professionnelles et se prévaloir de la protection qui est, si l’on en croit la preuve documentaire, disponible pour les victimes de violence conjugale dans ce district.

 

 

[8]               Aux pages 4 et 5 de ses motifs, la commissaire a récité une liste de critères juridiques servant à établir, le cas échéant, l’existence d’une PRI viable. Mais pour l’application des critères pertinents, la commissaire n’a pas bien compris de quelle façon la preuve dont elle disposait devait être appréciée.

[9]               La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Ward (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689), souvent cité, a établi, comme la commissaire l’a énoncé, que le décideur doit d’abord présumer que l’État est capable de protéger ses propres citoyens, sauf s’il est évident qu’il y a eu effondrement complet de l’appareil étatique. Il est également exact d’affirmer que le demandeur a un fardeau de persuasion : il doit persuader le commissaire de l’insuffisance de la protection offerte par la PRI; voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Carillo, 2008 CAF 94, paragraphe 20.

[10]           Cependant, au paragraphe 20 de l’arrêt Carillo, la Cour d’appel a pris soin de souligner que la norme de preuve « n’exige pas qu’on doive établir, pour s’acquitter de [la charge de persuasion], une probabilité plus élevée que celle qui est normalement requise pour satisfaire à la norme de la prépondérance des probabilités ». Au paragraphe 30 de cette décision, la Cour d’appel a écrit que la preuve doit être digne de foi et suffisamment probante pour convaincre le commissaire, selon la prépondérance des probabilités, de l’insuffisance de la protection de l’État. Aux paragraphes 17 à 19 de la décision Carillo, la Cour d’appel explique de quelle manière cette preuve doit être articulée :

17        L'intimée soutient que l’État mexicain ne pouvait pas lui offrir ou ne lui a pas offert de protection contre les mauvais traitements infligés par son conjoint. Cette prétention lui impose à la fois une charge de présentation et une charge de persuasion.

 

18        En effet, pour réfuter la présomption de la protection de l'État, elle doit d'abord introduire des éléments de preuve quant à l'insuffisance de la protection de l'État (pour des raisons de commodité, j'emploierai l'expression « insuffisance de la protection de l'État » dans un sens qui comprend aussi l'absence d'une telle protection). Il s’agit de la charge de présentation.

 

19     En outre, elle doit convaincre le juge des faits que les éléments de preuve ainsi produits établissent l'insuffisance de la protection de l'État. Il s’agit de la charge de persuasion (ou charge ultime).

 

[11]           En l’espèce, la commissaire s’est penchée sur la question de la PRI. À la page 12 de la transcription de l’audience, la commissaire a reconnu qu’elle savait que le District fédéral de Mexico n’était pas très loin de Queretaro :

[traduction]

Commissaire : J’ai bien noté que tout le monde – non, pas tout le monde. La mère et son fils étaient tous deux nés dans le District fédéral. Je me demande donc simplement comment s’est arrivé. Il semble que – personne n’a jamais vécu là‑bas, donc – ou personne n’a fait ses études là‑bas. Je sais également que ce n’est pas très loin de Queretaro.

 

 

[12]           Aux pages 18 et 19 de la transcription de l’audience, la commissaire interroge la demanderesse principale (avec l’aide d’un interprète) :

Commissaire : Et on trouve, dans votre Formulaire de renseignements personnels, le récit de cette journée; deux rapports médicaux dont je dispose en font également mention.

 

Madame, si vous retourniez au Mexique et refaisiez votre vie dans le District fédéral de Mexico, pensez‑vous que l’un ou l’autre de ces hommes vous y suivrait?

 

Demandeure principale : Certainement.

 

Commissaire : Bien, occupons‑nous d’eux en ordre. Je comprends  qu’ils – qu’ils ne sont pas – qu’ils sont – que vos problèmes avec eux ne sont pas réellement liés et que donc un – qu’ils ne vous poursuivraient pas ensemble. J’ai donc bien fait de les séparer comme je l’ai fait?

 

Demandeure principale : C’est ok.

 

Commissaire : Ok. Parlons d’abord de votre mari. Pourquoi pensez‑vous qu’il irait à Mexico?

 

Demandeure principale : Bien, pour me faire du mal. Lorsque j’ai communiqué avec lui ou lorsque je lui ai parlé, il m’a dit que je n’étais bonne à rien et qu’il ne me permettrait pas de vivre heureuse avec mes enfants.

 

Commissaire : Mais vous ne l’avez pas revu depuis qu’il a quitté la maison familiale. Vous avez dit que vous l’aviez revu pour la dernière fois en janvier 2006. Vous êtes donc demeurée à Mexico pendant les six mois qui ont suivi. Vous êtes demeurée à Queretaro et il n’est pas venu vous voir. Pourquoi alors pensez‑vous qu’il vous suivrait à Mexico?

 

Demandeure principale : Il n’a pas tenté de nous voir parce qu’il savait qu’en ce moment, ou à cette époque, j’étais en communication avec mes parents. Et ce qu’il faisait, comme un lâche, était de me téléphoner et de me parler seulement au téléphone. Lorsqu’à d’autres occasions, il me téléphonait d’un autre téléphone – et c’est alors que je répondais normalement au téléphone – il en profitait pour m’insulter.

 

Commissaire : Par conséquent, pourquoi pensez‑vous qu’il vous suivrait à Mexico?

 

Demandeure principale : Parce que je n’ai aucun membre de ma famille à Mexico. Je serais seule avec mes enfants là‑bas.

 

Commissaire : Seriez-vous plus en sécurité à Querereto?

 

Demandeure principale : Oui.

 

Commissaire : Maintenant, parlons de Victor Correa (phonétique) et de vos problèmes avec lui. Vous ne l’avez pas revu depuis qu’il vous a violée?

 

Demandeure principale : Non.

 

Commissaire : Et après ça, vous êtes demeurée à Mexico pendant un bon quelques mois?

 

Demandeure principale : C’est exact.

 

Commissaire : Pourquoi n’est-il pas venu vous voir après le viol?

 

Demandeure principale : Il n’est pas venu en personne, mais il a envoyé, à plusieurs occasions, un employé, une personne que je ne connaissais pas et qui disait représenter M. Victor Correa (phonétique).

 

Commissaire : Bien, encore une fois, je vais vous demander ce qu’il arriverait si vous demeuriez dans le District fédéral. Croyez-vous qu’il vous suivrait là-bas?

 

Demandeure principale : Je suis sûr qu’il me suivrait n’importe où au Mexique, qu’il me trouverait pour être certain que je ne ferais rien contre lui, parce qu’il connaît beaucoup de personnes dans le gouvernement et de puissants hommes d’affaires.

 

Commissaire : Mais s’il ne vous a pas pourchassé pendant les six mois où vous êtes demeurée à Mexico, pourquoi le ferait‑il maintenant, deux ans plus tard?

 

Demandeure principale : Parce qu’il est toujours une personne importante et que ce qu’il m’a fait représente un danger et un risque pour lui.

 

[13]           Il s’agit apparemment du témoignage donné par la demanderesse principale à la commissaire lors de l’audience. En raison de ce témoignage, la Cour conclut que les demandeurs se sont déchargés de leur fardeau, c’est-à-dire qu’ils ont établi que Mexico ne constituait pas une PRI viable, et la commissaire aurait dû tirer la même conclusion. 

 

[14]           L’avocat des demandeurs s’est vu accordé la possibilité de présenter des arguments supplémentaires concernant la PRI et il les a présentés par écrit. Il a ainsi mentionné de nombreux rapports tels que ceux publiés par les Nations Unies et les États‑Unis, ainsi que des décisions de la Cour, notamment Diaz de Leon c. Canada (MCI), 2007 CF 1307, paragraphe 28; Peralta Raza c. Canada (MCI), 2006 CF 1475, paragraphe 10; Davila c. Canada (MCI), 2006 CF 1425, paragraphe 25. Ces décisions ainsi que d’autres décisions de la Cour soulignent que le Mexique est une démocratie émergente, et non une démocratie accomplie, et qu’on doit tenir compte de la situation réelle et non de ce que l’État se propose de faire ou a entrepris de mettre en place.

 

[15]           En l’espèce, la commissaire, dans le premier paragraphe des pages 3 et 4 et dans les notes de bas de page 11, 16 et 18 de ses motifs, mentionne la « preuve documentaire » qui justifierait la conclusion selon laquelle Mexico est une PRI viable. Cette preuve documentaire semble constituée de liasses de documents. La commissaire ne mentionne pas sur quels documents ou sur quels passages des documents elle s’est fondée. Elle ne dit pas de quelle façon elle a mis en balance, d’une part, le témoignage de la demanderesse et la preuve déposée en son nom et, d’autre part, la preuve documentaire. L’examen de la preuve documentaire ne révèle pas ce qui a bien pu convaincre la commissaire, selon la prépondérance des probabilités, que Mexico constituait une PRI viable.

 

[16]           Par conséquent, je conclus que la demande sera accueillie et que l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire pour nouvel examen. Étant donné que la commissaire a conclu que le témoignage de la demanderesse était crédible et n’avait pas été enjolivé, le nouvel examen se limitera à déterminer si le District fédéral de Mexico constitue une possibilité de refuge intérieur viable. L’affaire reposait sur les faits, aucune question ne sera certifiée. Il n’y a aucune adjudication des dépens.

 

 

 

 

 


JUGEMENT

Pour les motifs exposés :

LA COUR STATUE que :

  1. que la demande est accueillie;
  2. que la décision rendue le 21 avril 2008, par laquelle la demande d’asile des demandeurs a été rejetée, est annulée, et que l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour nouvel examen. La seule question en litige sera de déterminer si le District fédéral de Mexico constitue une possibilité de refuge intérieur viable;
  3. qu’il n’y a aucune question à certifier;
  4. qu’il n’a pas d’adjudication des dépens.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2128-08

 

INTITULÉ :                                                   ANDREA TAPIA VILLA, MITZI NIEVES TAPIA ET JAFET NIEVES TAPIA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 4 NOVEMBRE 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 4 NOVEMBRE 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer

 

POUR LES DEMANDEURS

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

VanderVennen Lehrer

Avocat

Toronto (Ontario)

 

 

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.