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Federal Court

 

Cour fédérale

 


 

Date : 20081028

Dossier : T‑277‑07

Référence : 2008 CF 1102

 

ENTRE :

IRVING SHIPBUILDING INC.

et FLEETWAY INC.

 

demanderesses

 

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA et CSMG INC.

 

défendeurs

 

MOTIFS MODIFIÉS DE L'ORDONNANCE

 

LE JUGE HARRINGTON

 

[1]               CSMG Inc. est une société que Devonport Management Limited et Weir Canada Inc. ont constituée en vue de soumissionner pour un contrat de soutien en service des sous‑marins canadiens de la classe Victoria. La soumission initiale de CSMG ainsi que les soumissions des deux autres soumissionnaires ont été rejetées parce qu'elles ne satisfaisaient pas à toutes les exigences obligatoires. Au second tour, tant la soumission de CSMG que celle de BAE Systems (Canada) Inc. ont satisfait à ces exigences. Ayant évalué la soumission de CSMG supérieure sur le plan technique, le ministère des Travaux publics a engagé des négociations puis a passé un contrat avec celle‑ci. La valeur du contrat serait d'environ 1,5 milliard de dollars si les options de prorogation sont exercées.

 

[2]               Deux sous‑traitants de BAE, Irving Shipbuilding Limited et sa société affiliée Fleetway Inc., mais pas BAE elle‑même, demandent que soit délivrée une ordonnance annulant la décision portant que la soumission de CSMG était supérieure sur le plan technique ainsi que tout ce qui en a découlé, y compris l'attribution subséquente du contrat à CSMG.

 

[3]               Le principal motif qu'on a avancé au soutien de la demande, c'était que la soumission de CSMG n'aurait aucunement dû être prise en compte, puisque des employés de Weir ont pris part à l'élaboration de l'énoncé des travaux qui a mené à la demande de propositions du ministère des Travaux publics, et puisqu'au moins un de ces employés a ensuite fait partie de l'équipe responsable de la soumission de CSMG. Cela a conféré un avantage injuste à CSMG, qui aurait ainsi dû être écartée du processus d'adjudication pour conflit d'intérêts.

 

[4]               Un second motif avancé était que CSMG n'avait pas satisfait à l'exigence obligatoire concernant les installations de chantier maritime.

 

[5]               Le procureur général et CSMG ont contesté la demande avec vigueur. Ils ont fait valoir divers points, dont les suivants :

a.                  Absence de qualité pour agir

Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l'objet de la demande.

 

[Non souligné dans l'original.]

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

 

[Emphasis added.]

 

Irving et Fleetway n'ont pas soumissionné pour le contrat. Si le contrat avait été attribué à BAE, elles en auraient été des sous‑traitants. Ainsi, elles sont tout au plus indirectement touchées par la décision.

 

b.                  Absence de conflit d'intérêts

Comme l'a déclaré le juge de Grandpré dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty c. L'Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394, [1976] A.C.S. n° 118 (QL), « la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable ». La Cour d'appel fédérale a élaboré comme critère dans cette affaire celui consistant à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique », et le juge de Grandpré a appliqué ce critère. Selon les défendeurs, une telle personne conclurait qu'il n'y avait aucune raison d'entretenir une crainte : le travail effectué par les employés de Weir a été minime, il avait fait l'objet d'importantes révisions au moment où le dossier d'appel d'offres a été rendu public, aucune preuve ne démontre que l'individu qui s'est joint à l'équipe responsable de la soumission de CSMG ait véritablement participé à la réalisation de la soumission de CSMG, cet individu a été retiré du projet après que le ministère des Travaux publics l'a demandé et, en tout état de cause, même s'il avait véritablement participé à la réalisation de la soumission, celle‑ci n'a pas été retenue. C'est seulement par la suite, au second tour, que tant CSMG que BAE ont satisfait à toutes les exigences obligatoires.

 

c.                   Renonciation

Quoi qu'il en soit de la question de savoir si le fait de ne pas écarter CSMG pour motif de conflit d'intérêts donnait lieu à une crainte raisonnable de partialité, Irving et Fleetway ont renoncé à leur droit de faire valoir cet argument.

 

d.                  Prescription

Une demande de contrôle judiciaire doit être présentée dans les 30 jours qui suivent la première communication de la décision ou de l'ordonnance concernée. La décision véritablement en cause en l'espèce est celle du ministère des Travaux publics de rejeter la demande faite par BAE pour que CSMG soit écartée du processus d'adjudication. Or, cette décision a été prise près d'un an avant le dépôt de la présente demande.

 

 

DÉCISION

[6]               J'ai décidé que la présente demande devait être rejetée parce que Fleetway et Irving n'avaient pas qualité pour agir.

 

[7]               Si toutefois je devais avoir tort, et malgré l'apparence d'un conflit d'intérêts entachant la première soumission, il serait déraisonnable de conclure en l'existence d'une crainte de partialité du fait que ce conflit initial aurait conféré un avantage injuste à CSMG lors de la seconde offre.

 

[8]               Je suis par ailleurs convaincu que, bien que Fleetway et Irving aient renoncé aux droits qu'elles pouvaient avoir de se plaindre de la participation d'employés de Weir aux travaux ayant conduit à la demande de propositions, elles n'ont pas renoncé à leurs droits relativement à l'omission de Weir d'astreindre ces employés à la confidentialité. Leur demande n'est pas prescrite à cet égard.

 

[9]               Aucune preuve n'étaye la prétention selon laquelle CSMG n'a pas respecté une exigence obligatoire. Au contraire, le seul témoignage présenté à cet égard, celui du capitaine de frégate Hallé, est inattaquable.

 

LE PROCESSUS D'APPROVISIONNEMENT DE L'ÉTAT

[10]           Le droit et la pratique concernant les soumissions et le processus d'approvisionnement de l'État sont bien connus. La jurisprudence a élaboré la notion de double contrat. La formation du premier contrat (le contrat A) débute par l'offre contenue dans la demande de propositions lancée par le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux. L'acceptation consiste en la présentation d'une soumission conforme. Il peut y avoir plusieurs soumissions conformes, donc plusieurs contrats A. Il y en a eu deux en l'espèce, l'un avec CSMG et l'autre avec BAE. On procède ensuite à l'analyse des soumissions conformes. L'adjudicataire est choisi, et des négociations sont engagées avec lui, conduisant à la passation d'un contrat en bonne et due forme (le contrat B) pour l'exécution des travaux (Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111, [1981] A.C.S. n° 13 (QL), M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) ltée, [1999] 1 R.C.S. 619, [1999] A.C.S. n° 17 (QL)).

 

[11]           Au moment du dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire, le contrat B n'avait pas été conclu avec CSMG, mais il l'était au moment de la tenue de l'audience. Cela a donné lieu à une seconde demande de contrôle judiciaire, faite le 29 juillet 2008 (dossier T‑1176‑08). Par cette demande, toujours à un stade peu avancé, on sollicite une ordonnance annulant la décision d'attribuer le contrat à CSMG, résiliant le contrat signé le 30 juin 2008 et annulant toute commande subséquente passée et toute autorisation de travail donnée en vertu de ce contrat. Dans la demande qui nous occupe, on sollicite une ordonnance interdisant à la Couronne d'attribuer un contrat à CSMG, mais advenant une telle attribution, annulant alors toute commande subséquente et toute autorisation de travail. Je suis d'accord avec les avocats d'Irving et de Fleetway lorsqu'ils soutiennent que c'est par excès de prudence que la seconde demande de contrôle judiciaire a été présentée. Celle‑ci semble théorique étant donné la décision rendue en l'espèce.

 

[12]           Selon la règle habituelle prévue à la Loi sur le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux acquiert les biens et services requis par tous les ministères, en l'occurrence le ministère de la Défense nationale. Le ministre des Travaux publics peut, comme en l'espèce, lancer un appel d'offres au moyen d'une demande de propositions et en établir les conditions générales, de même que celles du contrat B. La nécessité de respecter l'intégrité du processus, les attentes raisonnables des parties, la confiance de la population et les principes fondamentaux d'équité font que l'on ne doit pas accorder un avantage injustifié à un soumissionnaire plutôt qu'à un autre (Martel Building Ltd. c. Canada, 2000 CSC 60, [2000] 2 R.C.S. 860, aux paragraphes 83 et suivants).

 

[13]           En l'espèce, il aurait sans doute été loisible au ministère des Travaux publics d'éviter purement et simplement un appel d'offres en vertu du Règlement sur les marchés de l'État, au motif qu'un appel d'offres ne servirait pas l'intérêt public. Bien que cela n'ait pas été fait, les exceptions au titre de la sécurité nationale prévues dans l'Accord de libre‑échange nord‑américain (ALÉNA), dans l'Accord sur les marchés publics (AMP) de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et dans l'Accord sur le commerce intérieur (ACI) ont été invoquées. Les motifs avancés à cette fin étaient que les travaux devaient être effectués dans un chantier naval canadien et qu'il n'y avait pas au moins trois fournisseurs pouvant attester que 80 % des biens et services offerts seraient d'origine canadienne. Il est bien évident que l'exigence concernant un chantier naval canadien adéquat restreignait considérablement le bassin des soumissionnaires éventuels. Le fait d'invoquer les exceptions au titre de la sécurité nationale avait également pour conséquence de priver de sa compétence le Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE), qui instruit habituellement les plaintes portées à l'encontre d'évaluations de soumissions et d'attributions de contrats de l'État. Le pouvoir de contrôle de la Cour à l'égard des décisions des offices fédéraux, par voie de contrôle judiciaire, n'était toutefois pas écarté, ce qui a donné lieu à la présente demande.

 

[14]           Le ministère des Travaux publics ayant choisi de recourir à un appel d'offres, les principes d'équité procédurale et le droit de s'attendre à l'impartialité du décideur sont applicables.

 

LA QUALITÉ POUR AGIR

[15]           Les parties ont cité bon nombre de décisions, anciennes et nouvelles, notamment de notre Cour, relativement à l'épineuse question de la qualité pour agir. À ce qu'il me semble, il y a devant notre Cour ceux qui ont qualité pour agir de plein droit, et ceux à qui cette qualité est accordée de manière discrétionnaire. Dans ce dernier cas, il y a ceux qui ont invoqué avec succès l'intérêt public, et ceux qui sont suffisamment lésés de façon personnelle pour que la justice commande qu'ils aient la possibilité de se faire entendre.

 

[16]           Il est difficile de dissocier la question de la qualité pour agir de celle de l'opportunité d'accorder la réparation demandée, qui est souvent l'un des recours extraordinaires de la common law, comme le mandamus ou le certiorari. Comme l'a fait remarquer M. Thomas Cromwell (maintenant juge) dans son ouvrage Locus Standi : A Commentary on the Law of Standing in Canada (Toronto, Carswell, 1986), à la page 209 : [TRADUCTION] « Les cours ont souvent fait l'erreur de fondre en une seule les questions de la qualité pour agir et du bien‑fondé. » Il ne faut pas oublier non plus que la situation a bien évolué depuis la publication de cet ouvrage en 1986.

 

[17]           Les décisions rendues dans ces affaires étaient tributaires des faits. Certaines décisions étaient définitives, alors que d'autres faisaient suite à une requête préliminaire en radiation. Dans ces derniers cas, malgré le libellé à large portée souvent utilisé, la question était de savoir s'il était « évident et manifeste » que le demandeur n'avait pas qualité pour agir. Dans l'affaire même qui nous occupe, la protonotaire Tabib a rejeté la requête en radiation présentée par le procureur général, et sa décision a été confirmée en appel par la juge Layden‑Stevenson (2007 CF 933).

 

[18]           C'est également avec prudence qu'il faut prendre en compte les décisions d'autres tribunaux, le législateur provincial en cause ayant pu qualifier de « personne lésée » plutôt que de personne « directement touchée » le demandeur ayant qualité pour agir, ou ayant pu tout simplement reconnaître les recours traditionnels, quoiqu'extraordinaires, de la common law (De Smith's Judicial Review, 6e éd. (London, Sweet & Maxwell, 2007), au paragraphe 2‑055).

 

[19]           L'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales n'est entré en vigueur qu'en 1992. Jusqu'alors, la restriction à une personne « directement intéressée » se trouvait au paragraphe 28(2) de cette loi, qui traitait des contrôles judiciaires à l'égard desquels la Cour d'appel avait compétence en premier ressort.

 

[20]           BAE et l'autre soumissionnaire non choisi étaient manifestement « directement touchés ». Tel qu'il ressort de l'arrêt Canada (Commission des plaintes du public contre la Gendarmerie royale du Canada) c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 213, [2006] 1 R.C.F. 53, au paragraphe 56, de la Cour d'appel fédérale, le libellé disposant qu'une demande « peut être présentée » dénote un caractère facultatif. Les termes de la disposition sont sûrement assez larges pour englober les demandeurs qui ont qualité pour agir dans l'intérêt public. Irving et Fleetway ne font toutefois pas valoir l'intérêt public, mais bien plutôt des intérêts économiques privés; cela en soi ne les empêche cependant pas automatiquement d'avoir qualité.

 

[21]           La question devient alors celle de savoir si un sous‑traitant d'un soumissionnaire qui, selon lui, aurait dû être retenu est « directement touché », de sorte qu'il puisse solliciter un contrôle judiciaire de plein droit. En cas de réponse défavorable, la seconde question à trancher est de savoir si la Cour devrait, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, reconnaître malgré tout à ce sous‑traitant la qualité pour agir en l'espèce.

 

[22]           Je suis convaincu que Fleetway et Irving n'étaient pas « directement touchées » par la décision en l'espèce. Dans le contexte, « directement » veut dire sans intermédiaire. Bien que l'analogie soit imparfaite, j'estime utiles les décisions où l'on se penche sur les dommages directs lors d'une demande délictuelle pour une perte purement financière. Lorsqu'en pareille matière elle a examiné la question du lien direct dans le contexte délictuel dans l'arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, [1992] A.C.S. n° 40 (QL), aux pages 1144 et 1154, la juge McLachlin (maintenant juge en chef) a fait remarquer que le mécanisme de contrôle permettant d'éviter le préjudice illimité résidait dans « la question de savoir si [...] le préjudice est une conséquence directe, certaine et immédiate de la négligence », puis elle a ajouté : « Les pertes éloignées qui découlent de rapports connexes ne sauraient donner lieu à indemnisation. »

 

[23]           Dans l'arrêt Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, [1997] A.C.S. n° 111 (QL), les locataires d'une plate‑forme pétrolière endommagée par un incendie avaient intenté une poursuite pour être indemnisés de la perte financière qui en était résultée. Leur identité était bien connue de l'auteur du délit. Les locataires ont soutenu, fort semblablement à Irving et Fleetway en l'espèce, qu'ils participaient à une « entreprise commune », mais pas à une entreprise conjointe au sens juridique, avec le propriétaire de la plate‑forme qui avait subi le préjudice physique, et que la perte du propriétaire leur avait été transférée, de sorte qu'ils pouvaient demander à être indemnisés tout comme s'ils se trouvaient être à sa place. En l'espèce, en fait, Irving et Fleetway ont soutenu qu'elles participaient à une entreprise en parts égales avec BAE.

 

[24]           Dans Bow Valley, l'action a été rejetée. La juge McLachlin a fait remarquer (au paragraphe 69) que les propriétaires de la plate‑forme et les locataires avaient volontairement organisé leurs affaires comme ils l'avaient fait; ils auraient pu organiser les choses différemment avant que l'incendie ne survienne. Or il en est de même en l'espèce. La demande de propositions autorisait expressément les entreprises conjointes.

 

[25]           Avant l'attribution du contrat A, Irving et Fleetway auraient pu organiser leurs affaires d'au moins deux manières les rendant directement touchées par la décision portant que la soumission de CSMG était supérieure sur le plan technique. Elles auraient pu constituer une nouvelle société avec BAE, de la même manière que Devonport et Weir ont constitué CSMG. Elles auraient aussi pu soumissionner en tant qu'entreprise conjointe ou que société de personnes, toute pareille entente nécessitant le consentement de BAE.

 

[26]           En tant qu'entrepreneur principal, en outre, BAE aurait pu faire inscrire certaines clauses avantageuses pour ses sous‑traitants. Il aurait pu s'agir de la « clause Himalaya », par laquelle BAE aurait conclu le contrat en son propre nom, mais aussi en tant que mandataire ou fiduciaire de ses sous‑traitants (ITO‑International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, [1986] A.C.S. n° 38 (QL), London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299, [1992] A.C.S. n° 84 (QL)). Procéder ainsi aurait toutefois nécessité d'obtenir non seulement le consentement de BAE, mais également celui du ministère des Travaux publics. Or les conditions de la demande de propositions ne permettaient pas l'introduction d'une « clause Himalaya » ou de quoi que ce soit de semblable.

 

[27]           Tout cela démontre l'existence d'intermédiaires, de sorte que Fleetway et Irving n'étaient pas « directement touchées » par la décision.

 

[28]           Cela nous conduit au récent arrêt Design Services Ltd. c. Canada, 2008 CSC 22, [2008] A.C.S. n° 22 (QL), de la Cour suprême du Canada. Il s'agissait d'une action intentée par les sous‑traitants d'un soumissionnaire non retenu, au motif que le ministère des Travaux publics avait envers eux une obligation de diligence délictuelle de ne pas adjuger un contrat à un soumissionnaire dont la soumission n'était pas conforme. L'action a été rejetée. Le juge Rothstein a jugé pertinent le fait, notamment, que les appelantes avaient eu la possibilité de former une coentreprise et d'être ainsi parties au contrat A. Selon le juge, il existait une raison de principe prédominante qui empêchait la reconnaissance d'une responsabilité délictuelle dans les circonstances :

[56]      Le fait que les appelantes aient eu la possibilité de former une coentreprise, et d'être ainsi parties au « contrat A » conclu entre TP et Olympic, est une raison de principe prédominante qui empêche la reconnaissance d'une responsabilité délictuelle dans les circonstances. Permettre aux appelantes de faire fi des circonstances qu'elles ont contribué à créer et d'intenter un recours délictuel serait ignorer et contourner les droits et obligations contractuels que TP, Olympic et les appelantes entendaient, et n'entendaient pas, créer. Les appelantes tentent essentiellement, après coup, de se servir du droit de la responsabilité délictuelle à défaut de pouvoir se prévaloir du « contrat A ». Après tout, les obligations dont les appelantes demandent l'application par le biais de la responsabilité délictuelle n'existent qu'à cause du « contrat A », auquel les appelantes ne sont pas parties. À mon avis, la remarque du professeur Lewis N. Klar (Tort Law (3e éd. 2003), p. 201) — selon laquelle la régulation des relations commerciales relève normalement du droit des contrats — est particulière [sic] pertinente dans ce genre d'affaire. Conclure qu'une action en responsabilité délictuelle est le recours approprié lorsque des parties commerciales ont volontairement organisé leurs affaires par contrat [...]

 

[29]           Les mêmes considérations de principe, à mon avis, s'appliquent en l'espèce. Irving et Fleetway soutiennent que l'on ne doit pas assimiler étroitement la qualité pour agir dans une demande de contrôle judiciaire à une cause d'action délictuelle. Je ne partage pas leur avis. Si les sous‑traitants dans l'affaire Design Services avaient eu un « intérêt direct » au sens de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, leur action en responsabilité délictuelle aurait dû être rejetée parce que prématurée. La Cour d'appel fédérale a statué dans les arrêts Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 R.C.F. 287, et Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CAF 215, [2008] A.C.F. n° 1004, qu'il était nécessaire de contester la décision d'un office fédéral par voie de contrôle judiciaire avant d'intenter une action en dommages‑intérêts.

 

[30]           Comme il a été déclaré dans l'arrêt Grenier, en effet, la décision d'un office fédéral conserve sa force et son autorité légales, demeure juridiquement opérante et produit des effets légaux tant qu'elle n'a pas été invalidée. Le justiciable qui veut s'attaquer à une telle décision n'a pas le libre choix d'opter entre une procédure de contrôle judiciaire et une procédure d'action en dommages‑intérêts : il doit introduire une demande de contrôle judiciaire avant d'intenter une action en dommages‑intérêts (paragraphes 17 à 20).

 

[31]           Il serait tout à fait singulier que Fleetway et Irving qui, par suite de l'arrêt Design Services, ne peuvent faire valoir un recours en responsabilité délictuelle pour perte purement financière contre le ministère des Travaux publics (bien que BAE puisse disposer d'un recours pour rupture de contrat) puissent écarter le processus d'adjudication par voie détournée et, à leur troisième essai, obtenir gain de cause, que ce soit avec BAE ou d'autres. Par une suite d'événements en découlant, elles pourraient se retrouver adjudicataires du contrat B, obtenant ainsi quelque chose de semblable à l'exécution en nature, alors même qu'elles ne peuvent demander des dommages‑intérêts.

 

[32]           Je ne crois pas par ailleurs que l'arrêt Moresby Explorers Ltd. et al. c. Canada (Procureur général) et al., 2006 CAF 144, 350 N.R. 101, de la Cour d'appel fédérale, puisse être utile aux demanderesses. Le juge Pelletier y a déclaré ce qui suit :

[17]      La qualité pour agir est un mécanisme auquel recourent les tribunaux pour dissuader les « ingéreurs » officieux d'intenter une action. Elle n'est pas conçue pour être un moyen préventif de conclure à la non‑validité de la cause d'action d'une partie. Il y a une distinction à faire entre le droit à un redressement et le droit de soulever une question justiciable.

 

 

Dans cette affaire, les appelants tombaient sous le coup de la politique contestée et le juge Pelletier a déclaré (au paragraphe 16) : « Ils n'ont pas à attendre que celle‑ci leur cause préjudice pour la contester pour des motifs de compétence. »

 

[33]           D'ailleurs l'intérêt public, même celui d'un simple contribuable, peut conférer suffisamment qualité pour pouvoir contester une loi ou un règlement (Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138, [1974] A.C.S. n° 45 (QL)).

 

[34]           Toutefois, les demanderesses ne soulèvent en l'espèce aucune question constitutionnelle ou de compétence.

 

[35]           Les cours peuvent néanmoins reconnaître la qualité pour agir même à un demandeur voulant faire valoir un simple intérêt privé. L'arrêt Ogden Martin Systems of Nova Scotia Ltd. c. Nova Scotia (Minister of the Environment) (1995), 130 D.L.R. (4th) 326, [1995] N.S.J. No. 504 (QL), de la Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse, en fournit un bon exemple. Il en est de même de la décision Western Pulp Inc. c. Roxburgh, no T‑2402‑90, 15 novembre 1990, 39 F.T.R. 134, [1990] A.C.F. n° 1043 (QL) (C.F. 1re inst.), confirmée en appel, no A‑1027‑90, 20 décembre 1990, 122 N.R. 156, [1990] A.C.F. n° 1140 (QL) (C.A.F.), où le juge Strayer a déclaré ce qui suit (à la page 5) :

La Cour dispose d'un large pouvoir discrétionnaire pour accorder la qualité pour demander un bref de certiorari même à un « étranger », particulièrement lorsque le litige porte sur le pouvoir de donner l'ordre attaqué. Les « personnes lésées » par une ordonnance ont automatiquement qualité pour agir, et je suis convaincu que la requérante est une « personne lésée ».

 

 

[36]           En raison de l'adoption subséquente de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, les « personnes lésées » n'ont plus automatiquement qualité pour agir; elles doivent également être « directement touchées ».

 

[37]           Une décision qui semble directement pertinente et qui est, à première vue, favorable aux prétentions des demanderesses est la décision interlocutoire Socanav Inc. c. Northwest Territories (Commissioner) (1993), 16 Admin. L.R. (2d) 266, [1993] N.W.T.J. No. 85 (QL), rendue par la Cour suprême des Territoires du Nord‑Ouest. Socanav était sous‑traitante éventuelle d'un soumissionnaire non choisi pour un contrat d'approvisionnement en carburant. Elle sollicitait une ordonnance de la nature d'un certiorari ou, subsidiairement, un jugement déclaratoire et d'éventuels dommages‑intérêts. La cour a refusé de délivrer une ordonnance de certiorari, mais elle a reconnu à Socanav la qualité pour agir du fait que, suivant les lignes directrices énoncées par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, [1986] A.C.S. n° 73 (QL), elle disposait d'un intérêt direct. Comme on l'a dit, toutefois, la véritable question à trancher était de savoir s'il était « évident et manifeste » que Socanav n'avait pas qualité pour agir. Je ne vois pas en outre en quoi l'arrêt Finlay pourrait s'avérer utile en l'espèce, comme on y a statué que M. Finlay répondait aux critères de la reconnaissance discrétionnaire de la qualité pour agir dans l'intérêt public. Cet arrêt est également antérieur à l'arrêt Design Services et je n'estime pas qu'il puisse actuellement servir de fondement.

 

[38]           Pour conclure sur le sujet, je ne suis pas convaincu qu'on devrait reconnaître de manière discrétionnaire à Irving et Fleetway la qualité pour agir en l'espèce. Contrairement à la situation dans d'autres causes, comme Western Pulp, elles auraient pu organiser leurs affaires de manière à avoir qualité pour agir de plein droit. Il y avait des avantages et des inconvénients à agir comme elles l'ont fait. L'un des avantages était que le ministère des Travaux publics n'aurait pu les poursuivre directement pour rupture de contrat. On ne doit pas leur permettre d'éviter une situation qu'elles ont elles‑mêmes créée.

 

ABSENCE DE CONFLIT D'INTÉRÊTS

[39]           Comme j'ai pu me tromper en concluant que Fleetway et Irving n'avaient pas, de plein droit, qualité pour intenter le présent recours en contrôle judiciaire, et comme mon refus d'exercer mon pouvoir discrétionnaire et de leur reconnaître cette qualité a pu se fonder sur des principes erronés ou une appréciation erronée des faits, il sera nécessaire d'établir si la seconde demande de propositions, lancée en juillet 2006 et s'étant terminée en octobre 2006, donnait lieu à une crainte raisonnable de conflit d'intérêts.

 

[40]           Bien que j'aie certaines réserves quant au premier tour du processus d'adjudication, j'en suis venu à la conclusion que le second tour ne donnait pas lieu à une crainte raisonnable de conflit d'intérêts, en ce sens que CSMG aurait pu utiliser à son avantage certains renseignements d'initiés dont la société Weir disposait.

 

a. La preuve

[41]           La preuve est constituée des affidavits de W. Brent Holden, directeur général du bureau d'Ottawa de Fleetway Inc., et du capitaine de frégate Marcel Hallé, directeur de la gestion des sous‑marins, ainsi que des contre‑interrogatoires de ces témoins. Une bonne part du dossier consiste en des renseignements obtenus par Irving et Fleetway au moyen du processus d'accès à l'information et en des documents produits par le procureur général en application de l'article 317 des Règles des Cours fédérales.

 

[42]           La possibilité d'un conflit d'intérêts découle de la participation de Weir au Centre d'essais techniques (Mer) (CETM), un organisme appartenant à l'État et exploité par le secteur privé et l'un des principaux fournisseurs de conseil en génie de la Marine. La mission du CETM est d'offrir des services indépendants et impartiaux en matière d'essais et d'évaluations. Lorsqu'elle a accepté ce contrat, Weir s'est engagée à s'assurer que ses résultats ne seraient pas influencés, ou perçus comme tels, du fait d'un conflit d'intérêts découlant d'autres travaux effectués par elle, qu'elle ne disposerait pas d'un avantage concurrentiel injuste sur d'autres soumissionnaires en raison de renseignements d'initiés obtenus en vertu du contrat visant le CETM et que les employés effectuant, vérifiant et approuvant des travaux de mise à l'essai et d'évaluation liés au CETM ne prendraient pas part à des travaux non liés à celui‑ci pour le compte du ministère de la Défense nationale.

 

[43]           Weir, auparavant dénommée Peacock Inc., est titulaire du contrat visant le CETM depuis plus de 50 ans. C'est en 1999 qu'a eu lieu l'appel d'offres le plus récent pour ce contrat.

 

[44]           Le poste de gestionnaire de projet est un poste à temps plein, tandis que les autres postes sont à temps partiel. À l'époque pertinente, dix employés de Weir au total participaient à des travaux liés au CETM, dont six à des tâches se rapportant aux énoncés des travaux relatifs aux sous‑marins de la classe Victoria.

 

[45]           La chronologie des événements qui suit pourrait s'avérer utile.

a.                   Les quatre sous‑marins de la classe Victoria en cause, achetés du Royaume‑Uni, ont été importés en 2001. Au cours des années qui ont suivi, des contrats ont été attribués à diverses entreprises commerciales, dont BAE et Irving, pour l'accomplissement de travaux liés aux sous‑marins.

 

b.                  Le ministère des Travaux publics a publié en mars 2004 une « lettre d'intérêt » intitulée Soutien en service des sous‑marins de la classe Victoria. On y faisait état de l'intention de regrouper le processus d'approvisionnement d'une manière qui serait plus tard précisée dans une demande de propositions. L'entreprise retenue allait devoir fournir des services de soutien à l'entretien, agir pour le ministère de la Défense nationale à titre de responsable de la tenue des dossiers techniques et fournir du soutien en génie et peut‑être certains biens et services, notamment des services de réparation et de radoub.

 

c.                   En conformité avec la lettre d'intérêt, une journée d'information pour l'industrie a eu lieu le 23 avril 2004. Le gestionnaire du CETM, un employé de Weir, était présent. On comptait également parmi les participants des représentants de BAE, d'Irving et de Fleetway. Des inquiétudes ont été exprimées par le ministère des Travaux publics, du moins à l'intérieur du ministère, quant à un éventuel conflit d'intérêts mettant Weir en cause.

 

d.                  De juillet 2004 à février 2005 – On a confié diverses tâches au CETM relativement au soutien en service des sous‑marins de la classe Victoria. Le CETM a pris part à l'ébauche d'un énoncé des travaux et à sa conversion en énoncé du niveau de qualité prévu, en plus d'effectuer du travail relativement à certaines descriptions d'éléments de données.

 

e.                   Le 24 avril 2005 – Une seconde journée d'information pour l'industrie a eu lieu, suivie sur demande de séances d'information privées.

 

f.                    Le 16 mai 2005 – Robert Dunlop, l'un des six employés de Weir membres du groupe du CETM ayant pris part aux premières étapes de l'élaboration de l'énoncé des travaux, a quitté le CETM.

 

g.                   Le 19 mai 2005 – Des représentants des ministères des Travaux publics et de la Défense nationale ont rencontré des représentants de Weir, en tant que soumissionnaire éventuel. Monsieur Dunlop était présent à la rencontre. Les réactions ont été variables chez les représentants des ministères des Travaux publics et de la Défense nationale, allant d'une grande préoccupation à l'absence de toute préoccupation quelconque.

 

h.                   Le 3 août 2005 – Des représentants des ministères des Travaux publics et de Weir se sont rencontrés pour discuter de la participation de M. Dunlop. Weir a mis celui‑ci à l'écart des travaux puis, le 10 août, a convenu par lettre de se conformer aux restrictions de la Défense nationale concernant l'après‑mandat, c.‑à‑d. à la période de restriction d'un an.

 

i.                     Le 22 septembre 2005 – Lancement de la demande de propositions dont la date de clôture était le 28 février 2006, date ayant ultérieurement été prorogée au 27 avril 2006.

 

j.                    Décembre 2005 – Des représentants de BAE et d'une autre société ont rencontré des représentants du ministère des Travaux publics, et ils ont fait verbalement certaines allégations quant à la participation de Weir à l'élaboration de la demande de propositions.

 

k.                  Fin 2005 – BAE, Irving et Fleetway, par le biais du processus d'accès à l'information, ont obtenu de l'information sur la participation du CETM à l'élaboration de la demande de propositions, mais non sur le transfert de M. Dunlop du CETM à l'équipe responsable de la soumission.

 

l.                     De janvier à avril 2006 – BAE, au su d'Irving et de Fleetway, et avec leur consentement, a écrit au ministère des Travaux publics pour demander que Weir, ou toute autre entité au sein de laquelle Weir aurait participé, soit écartée du processus d'adjudication pour conflit d'intérêts. Le ministère des Travaux publics a refusé, en recommandant à BAE de présenter le plus tôt possible, si elle l'estimait nécessaire, une demande de contrôle judiciaire. BAE a décidé de ne pas déposer une telle demande, et elle a plutôt présenté une soumission.

 

m.                 Le 1er juin 2006 – On a informé BAE de l'annulation du processus d'adjudication, comme aucun soumissionnaire ne satisfaisait à toutes les exigences obligatoires.

 

n.                   Le 21 juillet 2006 – La seconde demande de propositions a été lancée; la date de clôture prévue pour septembre a ultérieurement été prorogée au 10 octobre 2006.

 

o.                  Le 10 janvier 2007 – Le ministère des Travaux publics a écrit à BAE pour l'informer que, même si elle satisfaisait à toutes les exigences obligatoires, c'est la soumission de CSMG qui avait été retenue.

 

[46]           Les parties conviennent que, pour l'essentiel, la première et la seconde demandes de propositions étaient identiques. Nous ne pouvons examiner ni l'une ni l'autre soumission de CSMG, puisque la protonotaire Tabib a ordonné, en application de l'article 30 de la Loi sur la production de défense, qu'elles ne soient pas versées au dossier. Par conséquent, même si CSMG a manifestement amélioré les éléments obligatoires dans sa seconde proposition, nous ne savons pas si elle a aussi saisi l'occasion pour en améliorer les éléments techniques. Le dossier ne renferme en fait que la seconde proposition de BAE, de sorte qu'une comparaison avec sa première proposition n'est pas possible non plus.

 

b. Les principes juridiques

[47]           Pour établir si Weir, en raison de sa gestion du CETM, disposait de renseignements d'initiés lui conférant un avantage injuste et faisant en sorte que la soumission de CSMG aurait dû être écartée, il importe d'examiner les questions interdépendantes qui suivent :

a.                   De quels renseignements d'initiés les employés de Weir liés au CETM disposaient‑ils?

b.                  Ces renseignements ont‑ils été communiqués aux membres de l'équipe responsable de la soumission de CSMG?

c.                   Ces renseignements d'initiés ont‑ils conféré à cette équipe un avantage injuste?

d.                  Pour les conclusions de fait (y compris celles tirées par inférence), devrait‑on recourir à la prépondérance de la preuve ou à une autre norme de preuve?

 

[48]           Six employés de Weir liés au CETM ont participé très activement aux premières étapes de l'élaboration de l'énoncé des travaux, qui a résulté dans le lancement quelques mois plus tard, soit le 22 septembre 2005, de la première demande de propositions.

 

[49]           Les renseignements concernés auraient pu être communiqués à l'équipe responsable de la soumission de deux manières. L'un des membres de l'équipe du CETM s'occupant de l'énoncé des travaux aurait pu en faire part à un membre de l'équipe responsable de la soumission. Malgré les assurances données et les certificats délivrés par Weir par la suite, aucune preuve ne démontre qu'on ait ordonné aux employés associés au CETM de ne pas discuter de leur travail avec leurs collègues au sein de la société. Les ententes de confidentialité, dont trois versions étaient utilisées chez Weir, interdisaient à l'employé concerné d'utiliser les renseignements de la société au détriment de celle‑ci. Il se pourrait qu'une des versions, soit le [TRADUCTION] Contrat de services d'expert‑conseil indépendant, mais seulement cette version, ait été adéquate; ce contrat n'a toutefois été signé que par deux des six employés ou experts‑conseils de Weir, M. Dunlop n'étant pas l'un d'eux.

 

[50]           Aucune preuve n'a été présentée quant à ce que M. Dunlop a pu faire pendant les deux mois et demi qu'il a passés au sein de l'équipe responsable de la soumission, mais les circonstances sont telles que j'en conclus, selon la prépondérance de la preuve, que M. Dunlop a communiqué les renseignements d'initié dont il disposait. Les personnes qui travaillent ensemble sont présumées échanger des renseignements confidentiels (Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235, [1990] A.C.S. n° 41 (QL)). On n'a pas pris de mesures raisonnables pour s'assurer que M. Dunlop ne divulgue aucun renseignement. Compte tenu de cette conclusion, je n'estime pas nécessaire d'examiner s'il est vraisemblable que les cinq autres membres du CETM ayant participé à l'élaboration des énoncés des travaux pour les sous‑marins de la classe Victoria ont eux aussi échangé des renseignements.

 

[51]           Il faut ensuite examiner si ces renseignements d'initiés ont conféré à l'équipe responsable de la soumission de CSMG un avantage injuste. À cet égard, il ne faut pas oublier que pratiquement chaque soumissionnaire, ou sous‑traitant, disposait d'avantages sur les autres quant à un élément ou à un autre. Ainsi, BAE était le responsable en fonction de la tenue des documents techniques, et quant à Irving, ses services avaient été retenus pour la réparation du NCSM Chicoutimi après le désastreux incendie survenu à son bord en octobre 2004. Le capitaine de frégate Hallé a fait remarquer, dans son solide témoignage, que six mois s'étaient écoulés entre la participation du CETM à l'élaboration des énoncés des travaux et le lancement de la première demande de propositions et que beaucoup de changements étaient survenus pendant cette période. Par exemple, après la journée d'information pour l'industrie d'avril 2005, bon nombre de soumissionnaires éventuels ont formulé des suggestions qui ont été retenues. En outre, seulement deux des 12 descriptions d'éléments des données auxquelles le CETM a travaillé ont en fait été intégrées à la demande de propositions.

 

[52]           Il est impossible de déterminer de manière définitive si les renseignements d'initiés dont Weir disposait ont tourné à son avantage. Cela est certainement possible. Le fait de savoir, par exemple, que le ministère des Travaux publics n'avait pas jugé nécessaire d'intégrer 10 des descriptions d'éléments de données a pu donner un aperçu utile à CSMG. Comme les avocats d'Irving et de Fleetway l'ont formulé, celui qui aide le professeur à rédiger l'examen dispose d'un avantage lorsqu'il le passe. Le score obtenu par CSMG s'est trouvé meilleur du fait de sa meilleure compréhension du dossier, et peut‑être de ce qu'il valait mieux ne pas dire.

 

[53]           Toutefois, et avec égards envers le capitaine de frégate Hallé, nous avons à prendre en compte les perceptions et non pas nécessairement la simple réalité. Les Canadiens en général, et les soumissionnaires en particulier, doivent avoir confiance dans le système d'adjudication.

 

[54]           À mon avis, la norme applicable en l'espèce est celle de la « probabilité de préjudice » et non de la « possibilité de préjudice ». Cette dernière norme s'applique aux avocats (arrêt Succession MacDonald, précité), mais si une norme plus sévère leur est applicable, c'est en raison des relations fiduciaires qu'ils ont avec leurs clients, et en raison du principe selon lequel justice doit non seulement être rendue, mais aussi paraître avoir été rendue. Dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, la Cour suprême a appliqué la norme de la « probabilité de préjudice » en vue d'établir si l'on aurait dû empêcher le président de l'Office national de l'énergie de siéger à une audience pour conflit d'intérêts, en raison de ses rapports antérieurs avec l'une des parties. La Cour suprême a fait remarquer à cet égard que l'Office exerçait certaines fonctions quasi judiciaires. Bien que tel ne soit pas le cas en l'espèce, le processus d'adjudication doit être équitable. On ne peut imposer une norme plus sévère au ministère des Travaux publics qu'à un office exerçant des fonctions quasi judiciaires. J'opte par conséquent pour la norme de la « probabilité de préjudice » en l'espèce.

 

[55]           Monsieur Dunlop côtoyait chaque semaine le responsable de l'évaluation globale et trois des quatre chefs d'équipes techniques. Il est raisonnable d'en déduire qu'il avait un aperçu de leur état d'esprit, de ce qui leur plaisait et de ce qui ne leur plaisait pas. L'élément fondamental, toutefois, c'est que la soumission de CSMG a été rejetée. À la date d'échéance pour les secondes propositions, plus d'une année s'était écoulée depuis que M. Dunlop avait quitté le CETM; la période de restriction d'un an avait expiré et il se peut qu'il ait alors rejoint l'équipe responsable de la soumission de CSMG. Le dossier est muet sur ce point. À l'époque, toutefois, Fleetway pour sa part comptait dans ses rangs trois anciens fonctionnaires du ministère de la Défense nationale et un autre sous‑traitant de BAE avait embauché un autre ancien fonctionnaire. Comme l'a dit le capitaine de frégate Hallé [TRADUCTION] : « [...] et la liste est longue; tous ces gens avaient acquis une certaine connaissance du contrat de soutien en service des sous‑marins de la classe Victoria avant de quitter les forces armées pour joindre les rangs de l'industrie ».

 

[56]           La preuve fait voir qu'il n'y a qu'un bassin restreint d'organisations en mesure de soumissionner à titre d'entrepreneurs principaux ou de sous‑traitants importants. La main‑d'oeuvre est mobile et les fonctionnaires du ministère de la Défense nationale susceptibles de prendre leur retraite sont courtisés par le secteur privé. Le temps écoulé est le facteur le plus important et, dans les faits, chaque soumissionnaire avait un certain aperçu des éléments en cause et un certain avantage sur les autres pour s'être déjà occupé des sous‑marins, par exemple BAE à titre de responsable de la tenue des dossiers techniques, et Irving parce qu'elle avait acquis une expérience concrète considérable par ses travaux de réparation sur le Chicoutimi.

 

ABSENCE DE RENONCIATION

[57]           En janvier 2006, BAE a écrit au ministère des Travaux publics, en son propre nom et en celui de ses sous‑traitants Irving et Fleetway, pour se dire préoccupée de savoir que Weir comptait présenter une soumission en réponse à la demande de propositions, soit seule ou en vertu d'une coentreprise ou d'une société de personnes. On insistait dans la lettre sur la participation de Weir au sein du CETM, en alléguant que celle‑ci avait exécuté diverses tâches importantes en vue de l'établissement des documents d'invitation à soumissionner pour la demande de propositions alors en cause. Parmi ces tâches, il y aurait eu une évaluation approfondie et l'élaboration de l'énoncé des travaux ainsi que l'établissement des critères pour l'évaluation des soumissions (d'après le dossier, Weir avait pris part à l'élaboration de versions initiales de l'énoncé des travaux, dont l'importance a été débattue, mais pas à l'établissement des critères pour l'évaluation des soumissions). BAE demandait que le ministère des Travaux publics confirme qu'aucune proposition présentée par Weir, seule ou avec d'autres, ne serait acceptée. La question a été débattue au cours des mois qui ont suivi, puis le ministère des Travaux publics a refusé d'accéder à la demande de BAE, en lui recommandant de présenter le plus tôt possible, si elle l'estimait nécessaire, une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

 

[58]           Le 7 avril 2006, BAE a de nouveau écrit en son propre nom et en celui d'Irving et de Fleetway, cette fois pour faire part de l'intention d'appuyer la poursuite par le ministère des Travaux publics du processus concernant le soutien en service des sous‑marins de la classe Victoria, et de ne pas présenter une demande de contrôle judiciaire quant à un conflit d'intérêts mettant Weir en cause. Puis, BAE a ensuite ajouté ce qui suit :

[TRADUCTION]

 

Nous désirons vous informer que, pour en arriver à cette décision, nous nous sommes fondées sur votre déclaration et sur l'assurance que vous nous avez donnée selon lesquelles la Couronne avait pris toutes les mesures possibles pour éviter qu'aucune des parties ne soit en conflit d'intérêts à quelque moment que ce soit. Nous confirmons par conséquent que nous présenterons une soumission d'ici le 27 avril 2006, et nous serons heureux de pouvoir travailler avec la Couronne à l'avenir.

 

[59]           Lorsque BAE a rédigé la lettre de janvier 2006, elle venait tout juste d'obtenir grâce au processus d'accès à l'information, des documents donnant des détails sur la participation du CETM au projet, mais on n'y précisait pas que M. Dunlop avait cessé ses activités au CETM pour devenir membre de l'équipe responsable de la soumission de Weir.

 

[60]           Par la lettre d'avril 2006, Irving et Fleetway renonçaient à faire valoir tout conflit d'intérêts pouvant découler de la participation de Weir au sein du CETM. Cette renonciation se fondait toutefois sur la mise en place de mesures de protection appropriées. Or, les mesures prises n'étaient pas appropriées quant à au moins quatre des six employés de Weir ayant exercé des tâches liées au soutien en service des sous‑marins de la classe Victoria, et on ne peut certainement pas interpréter la renonciation comme s'appliquant au conflit d'intérêts le plus flagrant, soit celui découlant du cumul de deux fonctions, l'une immédiatement après l'autre, par M. Dunlop.

 

[61]           Les défendeurs soutiennent que, puisqu'il ressort du dossier qu'une personne s'est plainte en mai 2005 de la participation de M. Dunlop au sein de l'équipe responsable de la soumission de Weir, la Cour devrait en déduire que la plainte provenait de BAE et que la renonciation y est par conséquent applicable. L'auteur de la plainte n'a jamais été identifié, et il pourrait très bien s'agir d'un fonctionnaire du ministère des Travaux publics, dont bon nombre ne partageaient pas les vues du MDN sur la question.

 

[62]           Dans Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration c. Satiacum), no A‑554‑87, 16 juin 1989, 99 N.R. 171 (C.A.F.), [1989] A.C.F. n° 505 (QL), le juge MacGuigan a distingué comme suit, à cet égard, une déduction et une hypothèse :

La différence entre une déduction justifiée et une simple hypothèse est reconnue depuis longtemps en common law. Lord Macmillan fait la distinction suivante dans l'arrêt Jones v. Great Western Railway Co. (1930), 47 T.L.R. 39, à la p. 45, 144 L.T. 194, à la p. 202 (H.L.) :

 

[TRADUCTION]

 

Il est souvent très difficile de faire la distinction entre une hypothèse et une déduction. Une hypothèse peut être plausible mais elle n'a aucune valeur en droit puisqu'il s'agit d'une simple supposition. Par contre, une déduction au sens juridique est une déduction tirée de la preuve et si elle est justifiée, elle pourra avoir une valeur probante. J'estime que le lien établi entre un fait et une cause relève toujours de la déduction.

 

Dans R. v. Fuller (1971), 1 N.R. 112, à la p. 114, le juge Hall a conclu, au nom de la Cour d'appel du Manitoba, que [TRADUCTION] « [l]e tribunal des faits ne peut faire appel à des conclusions toutes théoriques et conjecturales. » La Cour suprême a ensuite confirmé ces motifs à l'unanimité : [1975] 2 R.C.S. 121, à la p. 123, 1 N.R. 110, à la p. 112.

 

[63]           Si je devais formuler une hypothèse, je serais d'avis que Fleetway et Irving ne savaient pas, en avril 2006, qu'en mai 2005 M. Dunlop s'était joint à l'équipe responsable de la soumission de Weir. Comme il s'agit là de l'exemple le plus flagrant d'un conflit d'intérêts, on peut présumer que ce fait aurait figuré à l'avant‑plan de toute plainte formulée.

 

[64]           Ce n'est qu'en raison des productions subséquentes de documents, ordonnées par la protonotaire Tabib en application de l'article 317 des Règles, que la participation de M. Dunlop en est venue à être connue.

 

ABSENCE DE PRESCRIPTION

[65]           Il s'ensuit que la décision de mars 2007 du ministère des Travaux publics n'est pas pertinente et n'est pas la véritable décision à l'examen.

 

[66]           Pour résumer, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée au motif que les demanderesses n'ont pas qualité pour agir et qu'en tout état de cause, il n'existe pas de crainte raisonnable de partialité quant à la décision des alentours du 10 janvier 2007 du ministère des Travaux publics selon laquelle CSMG avait obtenu la note finale la plus élevée en fonction de la méthodologie d'évaluation décrite dans la demande de propositions.

 

CONFIDENTIALITÉ

[67]           Les motifs ci‑dessus ont été prononcés le 1er octobre 2008 et mis sous scellés; ils étaient accompagnés de la directive suivante :

[TRADUCTION]

 

Les motifs confidentiels de l'ordonnance ont été mis sous scellés parce que, vu les ordonnances de confidentialité en vigueur, les parties ont demandé qu'on leur accorde l'occasion d'informer la Cour si elles estiment que, dans la version publique, toute partie des motifs devrait être supprimée ou modifiée. Les parties ont jusqu'au mercredi 22 octobre 2008 pour ce faire.

 

[68]           Toutes les parties ont maintenant informé la Cour qu'il n'était pas nécessaire de supprimer ou de modifier une partie quelconque de la version publique des motifs.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

Ottawa (Ontario)

Le 28 octobre 2008

 

 

Traduction certifiée conforme

Yves Bellefeuille, réviseur

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    T‑277‑07

 

INTITULÉ :                                                   IRVING SHIPBUILDING INC. ET FLEETWAY INC. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET CSMG INC.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATES DE L'AUDIENCE :                         DU 8 AU 10 SEPTEMBRE 2008

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 1er OCTOBRE 2008

                                                                        MODIFIÉS LE 28 OCTOBRE 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Bruce Carr‑Harris

Vincent DeRose

 

POUR LES DEMANDERESSES

Alexander Gay

Michael Ciavaglia

POUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, DÉFENDEUR

 

 

Lawrence E. Thacker

POUR CSMG INC., DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Borden Ladner Gervais

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, DÉFENDEUR

 

 

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR CSMG INC., DÉFENDERESSE

 

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