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Date :  20082017

Dossier :  IMM-637-08

Référence :  2008 CF 1177

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2008

En présence de Monsieur le juge Blanchard 

 

ENTRE :

Sabah EL HAGE

Partie demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

Partie défenderesse

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

I.   Introduction

 

[1]               Il s’agit, en l’espèce, d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal), rendue le 16 janvier 2008, selon laquelle la demanderesse n’a pas la qualité de « réfugiée au sens de la Convention » ni de « personne à protéger » au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR).

 

II.   Faits

[2]               La demanderesse, musulmane chiite, née en 1959 est citoyenne du Liban et habitait à Haret Hrayk, une banlieue de Beyrouth. Elle a deux fils et trois filles. Son mari et tous ses enfants sauf une fille, sont encore au Liban. Elle n’a jamais connu d’emploi et a complété quatre années d’études.

 

[3]               Le 25 mars 2006, la demanderesse a obtenu un visa de 6 mois et est venue au Canada dans le but d’aider sa fille, citoyenne canadienne, qui venait d’accoucher. Elle a demeuré au Canada plus longtemps que prévu en raison  du déclenchement de la guerre entre le Hezbollah et L’Israël. 

 

[4]               En septembre 2006, après ce conflit, alors que la demanderesse préparait son retour, elle a reçu un appel de ses enfants qui sont au Liban. Ils lui ont expliqué que leur maison a été endommagée par la guerre; que son mari et ses fils ont été interrogés et violemment agressés par le Hezbollah qui croyait que ces derniers espionnaient pour les Américains. Ils l’ont informé que son mari est devenu psychologiquement malade, qu’il frappait ses enfants, et qu’il proférait des menaces envers la demanderesse si jamais elle retournait au Liban. 

 

[5]               À l’expiration de son visa, la demanderesse n’est donc pas retournée au Liban. Après avoir exploré sans succès la possibilité de se faire parrainer par le mari de sa fille, elle a demandé le statut de réfugié le 12 octobre 2006. Elle dit craindre la persécution aux mains de son époux violent, et ce, en raison de l’absence de protection étatique au Liban relativement à la violence domestique. Elle réclame la protection du Canada en raison de son appartenance à un groupe social particulier, soit « les femmes chiites victimes de violence domestique » et d’une « menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ».

 

[6]               Le 16 janvier 2008, le tribunal a rendu une décision négative concernant la demande de statut de réfugié de la demanderesse. Cette décision fait l’objet ce la présente demande.

 

III.  Décision contestée

 

[7]               Le tribunal a rejeté la demande de protection essentiellement pour les motifs suivants :

 

1.      Le délai de presque cinq mois à demander la protection. La demanderesse aurait dû faire sa demande de protection dès son arrivée au Canada plutôt que d’attendre dans un statut d’illégalité et d’explorer une éventualité de parrainage.  Cela met en doute sa crainte de retour;

 

2.      Tout au long de l’audience, le témoignage de la demanderesse a été extrêmement confus, imprécis et souvent contradictoire, et ce, particulièrement relativement au comportement de son mari à son égard;

 

3.      Les motifs invoqués par la demanderesse sont d’ordre économique. La preuve démontre que si la demanderesse avait eu les moyens, elle aurait fait soigner son mari et aurait pris un appartement avec ses enfants. Par conséquent, le tribunal a déterminé « que la revendicatrice s’est inventé une histoire de violence conjugale pour pouvoir régler ainsi les problèmes familiaux. »

 

 

[8]               Le tribunal a conclu que « les éléments de preuve que la demanderesse a soumis sont insuffisants pour établir qu’advenant un retour dans son pays, il y aurait une possibilité raisonnable de persécution. »

 

IV.   Questions en litige

[9]               La demanderesse soulève les questions suivantes :

1.      la Commission a-t-elle rendu une décision déraisonnable en concluant que la demanderesse n’était pas crédible; que sa crainte de persécution n’était pas bien fondée; et qu’elle ne serait soumise à « une menace à la vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités »?

 

2.      La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant d’analyser l’ensemble de la preuve au dossier?

 

3.      La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant ou négligeant de préciser sur les raisons de son refus?

 

V.   Norme de contrôle

[10]           L’évaluation de la preuve relève de la compétence du tribunal et mérite une certaine retenue en contrôle judiciaire. Les déterminations de faits et de crédibilité sont révisables sur la norme de contrôle de la décision raisonnable.  Voir Dunsmuir v. New Brunswick, 2008 CSC 9.

 

[11]           La suffisance de motifs est une question qui porte sur un manquement d’équité procédurale. Il est de jurisprudence constante que de telles questions sont révisables sur la norme de la décision correcte. Voir Olson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 458, [2007] A.C.F. no 631 (Lexis), au paragraphe 27. 

 

VI.  Analyse

[12]           La demanderesse fonde sa demande de protection sur sa crainte de persécution aux mains de son époux violent. Le tribunal ne la croit pas et détermine que cette dernière s’est inventé une histoire de violence conjugale pour pouvoir régler ses problèmes familiaux d’ordre économique. La crédibilité de la demanderesse est donc déterminante de la demande. Selon le tribunal, la demanderesse est non crédible pour les raisons suivantes :  son témoignage a été extrêmement confus, imprécis et souvent contradictoire, et ce, particulièrement en ce qui a trait au comportement de son mari à son égard. La crédibilité est aussi minée en raison de son délai de presque cinq mois à demander la protection du Canada et d’avoir considéré le parrainage. Ce sont les seuls motifs retrouvés dans la décision du tribunal pour expliquer le rejet de la demande. Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que ces motifs sont insuffisants pour justifier le rejet du récit de la demanderesse.

 

[13]           Sur la question du délai, la jurisprudence nous enseigne que l’importance à accorder au retard dépend des faits d’espèce, et que plus un retard est inexplicable, plus l’absence d’une crainte subjective est probable. Espinosa c. M.C.I., 2003 CF 1324 au para. 5. Le tribunal était donc en son droit de considérer le délai, mais devait le faire en tenant compte de l’ensemble de la preuve. En l’espèce, la demanderesse avait expliqué qu’elle n’avait aucune intention de revendiquer le statut de réfugié avant que la guerre se soit déclenchée. Ce n’est qu’après l’appel de ses enfants au mois de septembre, l’événement déclencheur, qu’elle décide en octobre de revendiquer la protection du Canada en tant que réfugié sur place. Cette explication n’a pas été retenue par le tribunal. On a tout simplement constaté qu’il y avait un délai de cinq mois. Le tribunal a « douté fortement » de la crainte de retour de la demanderesse en son pays en raison de ce délai. Je suis d’avis que le tribunal a erré en ne traitant pas expressément l’explication de la demanderesse sur la question du délai. Cette explication aurait pu affecter la conclusion du tribunal.  

 

[14]           Pour ce qui est des efforts de la demanderesse de s’informer sur le parrainage, je suis d’avis que c’est une question périphérique qui assiste peu dans l’évaluation de sa crainte subjective. Je vois difficilement comment ces démarches, dans les circonstances, peuvent miner sa crainte subjective. La preuve démontre qu’elle recherchait tout simplement les meilleurs moyens pour éviter le renvoi.

 

[15]           Le tribunal a indiqué dans ses motifs de décision que le témoignage de la demanderesse a été extrêmement confus, imprécis et souvent contradictoire. À la lecture de la transcription du procès-verbal de l’audience devant le tribunal, je décerne une seule contradiction significative. D’ailleurs, le procureur de la défenderesse a reconnu que c’était bien le cas. Il s’agit de deux réponses données suite à certaines questions posées par le Commissaire à l’audience. Je reproduis ici-bas les passages pertinents du procès verbal :

Par la commissaire (s’adressant à la revendicatrice)

 

Q.  Est-ce que c’était la première fois que votre mari, d’après… d’après vous, il a eu une crise de nerfs?

 

R.   Non, il n’avait pas de cela. Avant, il était doux.

 

-         Avant il était doux.

 

R.   C’était… il avait des… la crise était plus petite, plus douce, mais après la guerre, il est devenu dans un état hystérique.

 

Q.  Donc, c’est l’état de la guerre qui l’a rendu hystérique?

 

R.   Ils ont jamais vu, ses enfants, dans cet état avant, de tirer le couteau, de menacer, et quand votre mère va venir, je vais la tuer.

 

Q.  Pensez-vous qu’il vous en voulait puisque vous étiez ici pendant la guerre et lui était resté seul à Beyrouth?

 

 

 

 

R.   Avant, il était violent avec moi, mais pas à ce point-là qu’il tire le couteau et qu’il menace de me tuer.

 

Q.  Mais vous n’avez pas répondu à ma question. Le fait qu’il ait prononcé des menaces de mort à votre égard après la guerre, est-ce que c’est à cause que lui il vous en voulait pour ne pas être présente pendant la guerre avec lui?

 

R.   Non.

 

[Je souligne.]

 

 

 

 

[16]           Bien qu’il soit difficile de réconcilier ces deux réponses soulignées, il est évident, à la lecture de l’ensemble du procès verbal que la demanderesse a toujours maintenu qu’elle fut abusée par son mari dans le passé, mais que ce n’était que lors de l’événement déclencheur qu’elle craignait pour sa vie. Je ne suis pas convaincu qu’il y a là matière d’une contradiction concluante. Cette seule et unique contradiction « importante »  dans le procès verbal, qui compte quelque 43 pages, en soi, ne suffit aucunement pour justifier le rejet du récit de la demanderesse. Je suis donc d’avis que la conclusion du tribunal à l’effet que « la revendicatrice s’est inventé une histoire de violence conjugale pour pouvoir régler ainsi les problèmes familiaux » est déraisonnable. C’est une conclusion qui n’est pas supportée dans la preuve.

 

[17]           Le tribunal a aussi indiqué que le cas de la demanderesse n’était que « d’ordre économique ». Il appert que le tribunal a jugé que puisqu’elle n’avait pas les moyens financiers de se soustraire au foyer conjugal tout comme de placer son époux malade, rendait par conséquent ses allégations non-crédibles et surtout qu’elle était réfugiée d’ordre économique. Pour les motifs suivants et compte tenu de la preuve documentaire au dossier, je suis d’avis que cette conclusion du tribunal est déraisonnable.

 

[18]           On retrouve au dossier une preuve documentaire abondante sur la situation au Liban traitant de la violence domestique à l’égard des femmes et la pauvreté. Cette preuve démontre que lorsque les femmes rapportent des incidents de violence conjugale, la police ignore souvent leur plainte et dans certains cas les femmes victimes de violence conjugale sont tenues, par ordonnance de certains tribunaux religieux, de retourner à domicile. La preuve démontre aussi, qu’il n’y a aucune agence reconnue au Liban auquel peut se tourner les femmes victimes de violence conjugale. Compte tenu de l’importance accordée par le tribunal à l’aspect financier de la demanderesse et des circonstances économiques de celle-ci, cette preuve documentaire devenait importante et le tribunal se devait de la considérer expressément, ne serait-ce que pour apprécier la vraisemblance du témoignage de la demanderesse dans le contexte de la situation au Liban sur la question de la protection étatique pour les femmes victimes de violence domestique. En manquant d’effectuer cette analyse, le tribunal n’a pas mis en contexte les allégations de la demanderesse avec la réalité socio-économique du pays et particulièrement celle de la femme victime de violence conjugale au Liban. Compte tenu de l’importance de cette preuve documentaire, je ne peux que conclure que le tribunal a rendu une décision sans tenir compte des éléments de preuve dont il dispose.

 

 

 

 

 

VII.  Conclusion

[19]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accordée. L’affaire sera retournée à la Section du statut de réfugié pour être reconsidérée par un tribunal autrement constitué en conformité avec ces motifs.

 

[20]           Les parties n’ont pas proposé la certification d’une question grave de portée générale telle qu’envisagée à l’alinéa 74(d) de la LIPR. Je suis satisfait qu’une telle question ne soit soulevée en l’espèce. Aucune question ne sera donc certifiée.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que :

 

1.         La demande de contrôle soit accordée. L’affaire sera retournée à la Section du statut de réfugié pour être reconsidérée par un tribunal autrement constitué en conformité avec ces motifs.

 

2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-637-08

 

INTITULÉ :                                       Sabah EL HAGE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 17 septembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Blanchard

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 17 octobre 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Stéphane Hébert

514-845-5660

 

POUR LA DEMANDERESSE

Me Suzanne Trudel

514-283-2327

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Stéphane Hubert

 

POUR LA DEMANDESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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