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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20081008

Dossier : IMM-1350-08

Référence : 2008 CF 1140

Ottawa (Ontario), le 8 octobre 2008

En présence de monsieur le juge Orville Frenette

 

 

ENTRE :

TANIA-SUE MARIE PARCHMENT

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une décision rendue le 25 janvier 2008 par un agent d’immigration dans laquelle il a conclu que la demanderesse n’était ni exposée au risque de persécution ou de torture ni exposée à une menace à sa vie si elle retournait en Jamaïque.

 

 

 

 

LES FAITS

[2]               La demanderesse, une citoyenne de la Jamaïque, a obtenu le droit d’établissement au Canada en 1975 à l’âge de 12 ans. Elle a trois filles; la première est née en 1984, la deuxième en 1988 et la dernière en 1997. Elle a également un fils, qui est né en 1986. Elle a été déclarée coupable au Canada des infractions criminelles suivantes :

a)      agression armée, Burlington (Ontario) – deux ans de probation;

b)      voies de fait et fraude, Toronto (Ontario) – trois ans de probation;

c)      possession et trafic de stupéfiants, Toronto (Ontario) – onze mois d’emprisonnement et une année de probation;

d)      défaut de comparaître en cour, Toronto (Ontario) – amende de 100 $.

 

[3]               La demanderesse affirme être lesbienne depuis 1999 et craint d’être persécutée en Jamaïque par les administrateurs gouvernementaux pour cette raison. Elle a allégué qu’elle produirait des preuves quant à sa sexualité, mais elle ne l’a pas fait. Au vu des preuves documentaires, il a été établi qu’en Jamaïque, les lesbiennes font face à un grand risque de discrimination ainsi qu’à des [traduction] « difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives ».

 

LA DÉCISION

[4]               L’agent a souligné que les preuves documentaires révèlent que les gais et lesbiennes sont victimes de discrimination et persécutés en Jamaïque. Il a aussi écrit que les services de police et les conditions de détention étaient déplorables et que le système judiciaire est surchargé. Cependant, il a déclaré qu’il est établi que la Jamaïque est une démocratie parlementaire constitutionnelle dotée d’un gouvernement qui respecte généralement les droits fondamentaux de ses citoyens.

 

[5]               L’agent a conclu que, malgré les faits susmentionnés, la demanderesse n’avait pas prouvé, comme elle devait le faire selon la norme de prépondérance de la preuve, qu’elle était homosexuelle.  

 

[6]               Dans sa déclaration écrite de 2007, elle a allégué posséder des preuves corroborant sa relation homosexuelle, mais elle n’a rien fourni d’autre que sa propre affirmation. L’agent a écrit que vu sa relation de neuf ans, il ne serait pas déraisonnable qu’elle fournisse des précisions pour étayer son affirmation.

 

[7]               L’agent a également conclu que la preuve de la demanderesse n’appuyait pas son allégation selon laquelle elle serait exposée à un risque de traitements cruels, inusités et injustifiés ou risquait d’être persécutée si elle retournait en Jamaïque. 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[8]               Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a établi qu’il y a deux normes de contrôle judiciaire : la décision correcte et la raisonnabilité. 

 

[9]               La décision correcte s’applique comme norme aux questions de droit, d’équité procédurale et de justice naturelle, tandis que la norme de raisonnabilité s’applique à l’appréciation des faits ou à des questions mixtes de fait et de droit.   

 

[10]           Lorsque la question en litige concerne des questions de fait, ou de droit appliquées à des faits, une demande de contrôle judiciaire ne doit pas être accueillie si la décision fait partie des appréciations des faits acceptables.

 

[11]           Dans la présente affaire, la norme de contrôle qui s’applique est la raisonnabilité puisqu’il est uniquement question de l’application du droit à une situation de fait.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

  1. L’agent a-t-il manqué à l’obligation d’équité procédurale en omettant de tenir une audience après avoir conclu que la demanderesse n’était pas digne de foi?
  2. La décision de l’agent est-elle raisonnable ou l’agent a-t-il omis de tenir compte des preuves?

 

ANALYSE

  1. L’agent a-t-il manqué à l’obligation d’équité procédurale en omettant de tenir une audience après avoir conclu que la demanderesse n’était pas digne de foi?

 

 

Les dispositions légales pertinentes

[12]           Article 167

167. (1) L’intéressé peut en tout cas se faire représenter devant la Commission, à ses frais, par un avocat ou un autre conseil.

 

167. (1) Both a person who is the subject of Board proceedings and the Minister may, at their own expense, be represented by a barrister or solicitor or other counsel.

 

 

[13]           Article 113

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :

(i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,

(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

 

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

(i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada, or

(ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada.

 

 

[14]           La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte de tous les facteurs mentionnés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés pour décider si une audience devait être tenue en application de l’alinéa 113b) de la Loi.

 

[15]           La demanderesse allègue avoir déclaré qu’elle est lesbienne et que cette « preuve » n’a pas été contredite, ce fait ayant été établi selon la prépondérance de la preuve et, par conséquent, qu’il est devenu l’objet d’une conclusion relative à sa crédibilité exigeant la tenue d’une audience; voir Zokai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103, 141 A.C.W.S. (3d) 809; Tekie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 27, 136 A.C.W.S. (3d) 884; Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 321, 121 A.C.W.S. (3d) 919; Shafi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 714, 139 A.C.W.S. (3d) 914.

 

[16]           Le défendeur conteste cet argument au motif que la preuve n’étaye pas l’affirmation de la demanderesse qu’en étant lesbienne, elle s’exposerait à de graves risques si elle retournait en Jamaïque.

 

[17]           Le défendeur se fie grandement sur le raisonnement du juge Russel Zinn dans Ferguson, affaire dans laquelle une Jamaïcaine avait été déclarée coupable d’une infraction criminelle au Canada (trafic de drogues). Une ordonnance d’expulsion avait été rendue contre elle et elle avait déclaré être exposée à des risques en tant que lesbienne; voir la décision Ferguson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067.

 

[18]           Le juge Zinn avait conclu qu’il n’était pas nécessaire de tenir une audience, parce que « la décision n’était pas basée sur la crédibilité, mais plutôt sur la conclusion que les éléments de preuve présentés n’établissaient pas, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était ouvertement lesbienne » (Ferguson, précitée, paragraphe 8).

 

[19]           À mon avis, le raisonnement du juge Zinn est bien fondé en droit, et les faits de l’affaire, qui étaient presque identiques à ceux en l’espèce, appuient la conclusion que l’agent a eu raison de ne pas tenir d’audience.

 

2.      La décision de l’agent est-elle raisonnable ou l’agent a-t-il omis de tenir compte des preuves?

[20]           La demanderesse soutient que dans sa demande écrite, elle a déclaré être lesbienne depuis 1999 et que cette affirmation suffisait comme preuve parce qu’elle n’avait pas été contredite.

 

[21]           Le défendeur a répondu qu’une simple affirmation faite sans serment ne constitue pas une « preuve » et que si elle le constituait, elle ne satisfaisait pas à la prépondérance de la preuve.

 

[22]           À mon avis, la réponse se trouve dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Carillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, paragraphes 14 à 16, où la Cour d’appel a précisé les distinctions entre « la charge de la preuve, la norme de preuve et la qualité de la preuve ».

 

[23]           Comme l’a rappelé le juge Zinn dans Ferguson, l’agent d’ERAR doit effectuer deux évaluations différentes de la preuve : « Premièrement, il peut évaluer si la preuve est crédible. Lorsqu’il conclut que la preuve n’est pas crédible, en réalité, c’est une conclusion selon laquelle la source de la preuve n’est pas fiable. […] »  (paragraphes 25 et 26) :

[25]           Lorsqu’un demandeur d’ERAR présente une preuve, soit sous forme orale, soit sous forme documentaire, l’agent peut effectuer deux évaluations différentes de cette preuve. Premièrement, il peut évaluer si la preuve est crédible. Lorsqu’il conclut que la preuve n’est pas crédible, en réalité, c’est une conclusion selon laquelle la source de la preuve n’est pas fiable. Les conclusions sur la crédibilité peuvent être tirées sur le fondement que les déclarations précédentes du témoin ne sont pas cohérentes avec la preuve qu’il présente à ce moment‑là ou contredisent cette nouvelle preuve (voir par exemple la décision Karimi, précitée) ou parce que le témoin n’a pas présenté cette preuve importante plus tôt, ce qui amène ainsi à se poser la question de savoir s’il agirait d’une fabrication récente; voir par exemple Sidhu c. Canada, 2004 CF 39. On peut aussi conclure que la preuve documentaire n’est pas fiable parce que son auteur n’est pas crédible. Les rapports qui servent les intérêts de leurs auteurs peuvent entrer dans cette catégorie. Dans l’un ou l’autre cas, le juge des faits peut accorder peu de poids ou ne pas accorder de poids du tout à la preuve présentée, en se fondant sur sa fiabilité, et décider que le demandeur ne s’est pas acquitté de sa charge de persuasion.

 

[26]           Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non. 

 

[24]           Dans l’affaire Ferguson, le juge Zinn est passé à cette dernière étape et vu que la seule « preuve » présentée relativement à l’orientation sexuelle de Mme Ferguson était la déclaration de son ancienne avocate, sans aucune preuve en appui, il a confirmé la décision de l’agent que la déclaration de son ancienne avocate n’avait pas de valeur probante (Ferguson, précitée, paragraphe 28).

 

[25]           À mon avis, ce raisonnement s’applique exactement aux faits en l’espèce.

 

[26]           Il n’existe aucune « preuve », à l’exception d’une affirmation, soit une déclaration non corroborée et faite sans serment par la demanderesse quant à son orientation sexuelle.  

 

[27]           L’agent avait donc raison de juger qu’il n’y avait aucune « preuve » de ce fait qui satisfait à la prépondérance de la preuve.

 

[28]           En plus du fait que la demanderesse avait un intérêt personnel dans l’issue de l’affaire, qu’elle avait des antécédents judiciaires et qu’elle faisait l’objet d’une mesure d’expulsion, l’agent devait tenir compte de tous les autres facteurs, y compris le fait qu’elle était la mère de quatre enfants, et que malgré sa déclaration dans la présente demande qu’elle fournirait une preuve corroborante quant à sa relation, elle ne l’avait pas fait.

 

[29]           L’agent n’a pas fait fi des preuves. Il a eu raison de conclure que la demanderesse ne s’était pas déchargée du fardeau de la preuve qui lui incombait. Par conséquent, cette décision doit être maintenue. La décision appartient aux issues possibles acceptables, comme l’a précisé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir, où la remarque suivante est formulée : « Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à  l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, paragraphe 47).

 

[30]           La décision dans la présente affaire répond à ce critère.

                                                                                                                  

[31]           Pour tous les motifs susmentionnés, la demande doit être rejetée.   


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.      La présente demande est rejetée sans dépens.

2.      Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Orville Frenette »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Annie Beaulieu, traductrice


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1350-08

 

INTITULÉ :                                       TANIA-SUE MARIE PARCHMENT c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 29 septembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge suppléant Frenette

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 8 octobre 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Aadil Mangalji

POUR LA DEMANDERESSE

 

John Provart

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Aadil Mangalji

Avocat

74, rue Victoria, bureau 114

Toronto (Ontario)  M5C 2A5

Téléc : 416-862-0625

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

 

 

 

Ministère de la Justice

La Tour Exchange

130, rue King Ouest

Bureau 3400, C.P. 36

Toronto (Ontario)  M5X 1K6

Téléc. : 416-954-8982

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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