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Date :  20081007

Dossier :  T-92-07

Référence :  2008 CF 1136

Ottawa (Ontario), le 7 octobre 2008

En présence de Monsieur le juge Beaudry 

 

ENTRE :

ABITIBI-CONSOLIDATED INC.

ABITIBI-CONSOLIDATED DU CANADA INC.

 

demanderesses

et

 

MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

MINISTRE DU COMMERCE INTERNATIONAL

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeurs

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

 

intervenant

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales, L.R., 1985, c. F-7, par Abitibi-Consolidated Inc. et Abitibi-Consolidated du Canada Inc. (les demanderesses), de la décision du ministre des Affaires étrangères et du Commerce international, datée le 14 décembre 2006, fixant les quotas d’exportations de bois d’œuvre résineux d’Abitibi vers les États-Unis pour janvier 2007.

 

I.          Contexte factuel

[2]               Abitibi-Consolidated du Canada Inc. est l’entité corporative du Groupe Abitibi-Consolidated Inc. qui elle est propriétaire des usines situées au Canada, en est l’opératrice et assure l’exportation des produits.

 

[3]               Pour ce qui est des défendeurs, le ministre des Affaires étrangères est habileté, en vertu de l’article 6.3 de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation (la LLEI), L.R. 1985, ch. E-19, à établir, par arrêté, une méthode pour allouer des quotas à toute personne inscrite en vertu de l’article 23 de la Loi de 2006 sur les droits d’exportation de produits de bois d’œuvre (la Loi de 2006), L.C. 2006, ch. 13, et à délivrer une autorisation d’exportation pour un mois aux personnes qui en font la demande.

 

[4]               Le ministre du Commerce international, pour sa part, est habileté à établir les politiques applicables à l’exportation de produits de bois d’œuvre résineux, tandis que le ministre du Revenu national est responsable de l’administration et de l’application de la Loi de 2006. Dans le contexte du commerce international, le ministre du Commerce international peut agir au nom du ministre des Affaires étrangères.

 

[5]               Le 12 septembre 2006, le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis signe l’Accord sur le bois d’œuvre résineux (l’Accord) qui est entré en vigueur le 12 octobre 2006. L’Accord vise essentiellement à régler une dispute commerciale concernant l’exportation de bois d’œuvre du Canada vers les États-Unis et à mettre en place un régime stable relatif au commerce du bois d’œuvre résineux.

 

[6]               L’Accord met fin à des poursuites intentées entre 2001 et 2005. Les États-Unis alléguaient des droits antidumping et compensatoires contestés par l’industrie forestière canadienne comme étant illégaux.

 

[7]               Entre 2001 et 2005, les exportateurs canadiens y incluant Abitibi et leurs clients ont payé plusieurs millions de dollars en dépôts, en attente de la résolution du conflit.

 

[8]               L’Accord prévoie que les exportateurs, tels qu’Abitibi, peuvent ou bien renoncer à 20% des remboursements des dépôts qui leur étaient dus, ou être assujettis à une taxe ayant le même impact financier.

 

[9]               Conformément à l’Accord, les exportations de bois d’œuvre du Canada vers les États-Unis sont assujetties à des mesures frontalières. Le gouvernement du Canada a accepté de limiter les exportations de bois d’œuvre aux États-Unis et d’attribuer les allocations sur une base régionale selon le quota régional mensuel (QRM). Le QRM est déterminé par le ministre pour chaque mois de l’année en vertu du paragraphe 6.2(2) de la LLEI alors que l’allocation est mise en application en attribuant des quotas individuels à chaque exportateur dans chaque région concernée.

 

[10]           La méthode d’allocation des quotas d’exportation du bois d’œuvre est établie par le ministre des Affaires étrangères aux termes de l’article 6.3 de la LLEI. Chaque région du Canada désignée dans l’Accord doit choisir entre deux mesures frontalières : l’option A ou l’option B qui est applicable aux exportations de cette région. Le Québec est une région selon l’Accord.

 

[11]           L’option A assujettit l’exportation à un droit d’exportation variable sur le prix à l’exportation du bois d’œuvre dont le taux est déterminé selon les modalités prévues à l’Accord. L’option B assujettit l’exportation à un droit à l’exportation moins élevé sur le prix d’exportation, assorti de l’attribution de parts de contingent, soit des parts qui sont basées sur l’historique régional des exportations de 2001 à 2005. Le Québec ainsi que l'Ontario, la Saskatchewan et le Manitoba ont choisi d'être régis par l'option B.

 

[12]           À la suite de discussions entre les représentants de l’industrie forestière, le gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec, le Québec a proposé la création d’une réserve. La première proposition soumise par les représentants du Québec suggérait l’établissement d’une réserve de 25% de l’historique d’exportation des entreprises entre le 1er avril 2001 et le 31 décembre 2005. Les représentants du gouvernement fédéral ont avisé les représentants du gouvernement du Québec qu’il était peu probable que cette proposition soit acceptée par le ministre.

 

[13]           Le gouvernement du Québec a ensuite modifié sa position et proposé une méthode d’allocation prévoyant qu’environ 6% du QRM servirait à créer un « pool » de réserve permettant l’allocation de quotas à des entreprises n’ayant pas ou peu d’historique d’exportation pendant la période de 2001 à 2005. Cette nouvelle proposition fut soumise au gouvernement fédéral le 20 septembre 2006.

 

[14]           Cette recommandation visait une méthode d’allocation des quotas basée principalement sur l’historique d’exportation des entreprises entre le 1er avril 2001 et le 31 décembre 2005. Selon cette méthode, la division du QRM devait être faite au prorata des exportations par chaque entreprise individuelle entre le 1er avril 2001 et le 31 décembre 2005.

 

[15]           Les entreprises ayant un historique d’exportation avaient le choix d’opter de participer au « pool » de réserve plutôt que de se voir attribuer leur quota sur la base de leur historique d’exportation de 2001 à 2005. Dans ce cas, leur historique d’exportation était transféré au pool de réserve au bénéfice de tous les participants de ce pool. Les entreprises qui n’étaient pas admissibles à l’attribution de parts de contingent du pool historique étaient admissibles à l’attribution de parts de contingent du pool de réserve.

 

[16]           La création d’une réserve a reçu l’appui des petits producteurs sans historique ou ayant un faible historique d’exportation aux États-Unis. En obtenant des quotas d'exportation par l'entremise de cette réserve, ils pouvaient développer ou augmenter leur part du marché américain.

[17]           Dans leur Memorandum  for Decision du 22 novembre 2006, les fonctionnaires fédéraux recommandent au ministre du Commerce international d’adopter la méthode préconisée par le gouvernement du Québec. Le ministre du Commerce international entérine cette recommandation le 7 décembre 2006.

 

[18]           En vertu de la décision du ministre du 14 décembre 2006, l’allocation des quotas d’exportation par entreprise au Québec est calculée de la façon suivante :

1.         Le calcul pour la part du Québec est basé sur l'historique des exportations des entreprises durant la période du 1er avril 2001 aux 31 décembre 2005.

2.         Il faut d’abord déterminer si les entreprises qui ont exporté entre 2001 et 2005 préfèrent participer au pool historique ou au pool de réserve.

3.         Ensuite, les parts des entreprises ayant exporté entre 2001 et 2005 sont calculées à partir de 94% du total des exportations permises (selon la consommation américaine), ce qui constitue le pourcentage réservé aux producteurs ayant un historique d’exportation.

4.         Les producteurs n’ayant pas d’historique d’exportation ont droit au 6% restant, soit 100% des exportations permises moins 94% des exportations réservées aux producteurs ayant un historique d’exportation ainsi que les exportations des producteurs ayant choisi le pool de réserve au lieu du pool historique.

 

[19]           La méthode d’allocation du quota d’exportation des entreprises individuelles éligibles pour le mois de janvier 2007, annoncée le 14 décembre 2006, a été codifiée de manière rétroactive par le ministre des Affaires étrangères par l’Arrêté sur la méthode d’allocation de quotas (produits de bois d’œuvre) (l’Arrêté), DORS/2007-166, 13 juillet 2007, réputé être entré en vigueur le 12 octobre 2006.f

 

[20]           En janvier 2007, 80.6% du QRM du Québec a été attribué à 28 entreprises de première transformation comme Abitibi alors que 8.6% de ce volume a été octroyé aux quelques 45 entreprises participant au pool de réserve, le reste ayant été attribué à 86 entreprises de seconde transformation. À elle seule, Abitibi-Consolidated s’est vue allouer un quota individuel représentant 23,2% du QRM de janvier 2007 pour la région du Québec.

 

[21]           Le 15 janvier 2007, la présente demande de contrôle judiciaire est déposée par les demanderesses qui cherchent l’annulation de la décision de l’attribution de leurs quotas d’exportation pour le mois de janvier 2007.

 

[22]           Le 27 janvier 2007, l’honorable juge Heneghan rend une ordonnance prévoyant que l’ordonnance finale ainsi que les motifs rendus par la Cour dans la présente demande seront versés dans les trois dossiers suivants : T-349-07, T-476-07 et T-669-07 (demandes de contrôle judiciaire d'Abitibi pour les mois de février, mars et avril 2007).

 

[23]           La Cour ajoute que si Abitibi a gain de cause dans le cadre de la présente demande, un délai de 30 jours lui est accordé à partir du dépôt de l’ordonnance pour déposer des demandes de contrôle judiciaire additionnelles pour d’autres décisions prises par les défendeurs après le mois d'avril 2007.

[24]           Le 16 décembre 2007, le ministre des Affaires étrangères publie l’Arrêté de 2008 sur la méthode d’allocation de quotas (produit du bois d’œuvre) (l’Arrêté de 2008). Comme son titre l’indique, l’Arrêté de 2008 prescrit la méthode d’allocation des quotas pour l’exportation de bois d’œuvre aux États-Unis pour l’année 2008.

 

II.        Questions en litige

[25]           La Cour considère pertinentes les questions suivantes : 

1.      Quelle est la norme de contrôle applicable en l’espèce?

 

2.      Le ministre a-t-il abdiqué sa discrétion conférée en vertu de la LLEI ou agi sous la dictée d’autrui en établissant la méthode d’allocation des quotas pour la région du Québec pour l’année 2007?

 

3.      Est-ce que la décision du 14 décembre 2006 est raisonnable ?

 

 

III.       Législation pertinente

[26]           Le paragraphe 6.2(2) et l’article 6.3 de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation (la LLEI), L.R. 1985, ch. E-19 :

6.2 (1) En cas d’inscription de marchandises sur la liste des marchandises d’importation contrôlée aux fins de la mise en oeuvre d’un accord ou d’un engagement intergouvernemental, le ministre peut, pour l’application du paragraphe (2), de l’article 8.3 et du Tarif des douanes, déterminer la quantité de marchandises visée par le régime d’accès en cause, ou établir des critères à cet effet.

 

(2) Lorsqu’il a déterminé la quantité des marchandises en application du paragraphe (1), le ministre peut :

 

a) établir, par arrêté, une méthode pour allouer des quotas aux résidents du Canada qui en font la demande;

 

b) délivrer une autorisation d’importation à tout résident du Canada qui en fait la demande, sous réserve des conditions qui y sont énoncées et des règlements.

 

(3) Le ministre peut autoriser le transfert à un autre résident de l’autorisation d’importation.

 

6.2 (1) Where any goods have been included on the Import Control List for the purpose of implementing an intergovernmental arrangement or commitment, the Minister may determine import access quantities, or the basis for calculating them, for the purposes of subsection (2) and section 8.3 of this Act and for the purposes of the Customs Tariff.

 

 

(2) Where the Minister has determined a quantity of goods under subsection (1), the Minister may

 

(a) by order, establish a method for allocating the quantity to residents of Canada who apply for an allocation; and

 

(b) issue an allocation to any resident of Canada who applies for the allocation, subject to the regulations and any terms and conditions the Minister may specify in the allocation.

 

(3) The Minister may consent to the transfer of an import allocation from one resident of Canada to another.

 

6.3 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article et à l’article 6.4.

 

«côte de la Colombie-Britannique » "BC Coast"

S’entend de la « Coast forest region » au sens du règlement de la Colombie-Britannique intitulé Forest Regions and Districts Regulation, dans sa version au 1er juillet 2006.

 

«intérieur de la Colombie-Britannique » "BC Interior"

S’entend des « Northern Interior forest region » et « Southern Interior forest region » au sens du règlement de la Colombie-Britannique intitulé Forest Regions and Districts Regulation, dans sa version au 1er juillet 2006.

 

«région » "region"

L’Ontario, le Québec, le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta, la côte de la Colombie-Britannique ou l’intérieur de la Colombie-Britannique.

 

(2) En cas d’inscription de produits de bois d’oeuvre sur la liste des marchandises d’exportation contrôlée aux fins de mise en oeuvre de l’accord sur le bois d’oeuvre, le ministre peut, pour l’application du paragraphe (3) et de l’article 8.4, déterminer la quantité de produits de bois d’oeuvre pouvant être exportée d’une région pour un mois ou établir des critères à cet effet.

 

(3) Lorsqu’il a déterminé la quantité de produits de bois d’oeuvre en application du paragraphe (2), le ministre peut :

 

a) établir, par arrêté, une méthode pour allouer des quotas à toute personne inscrite en vertu de l’article 23 de la Loi de 2006 sur les droits d’exportation de produits de bois d’oeuvre qui en fait la demande;

 

b) délivrer une autorisation d’exportation pour un mois à toute personne ainsi inscrite qui en fait la demande, sous réserve des conditions qui y sont énoncées et des règlements.

 

(4) Le ministre peut autoriser le transfert de l’autorisation d’exportation à toute autre personne ainsi inscrite.

6.3 (1) The following definitions apply in this section and section 6.4.

 

"BC Coast" «côte de la Colombie-Britannique »

means the Coast forest region established by the Forest Regions and Districts Regulation of British Columbia, as it existed on July 1, 2006.

 

"BC Interior" «intérieur de la Colombie-Britannique »

means the Northern Interior forest region and the Southern Interior forest region established by the Forest Regions and Districts Regulation of British Columbia, as they existed on July 1, 2006.

 

"region" «région »

means Ontario, Quebec, Manitoba, Saskatchewan, Alberta, the BC Coast or the BC Interior.

 

 

 

 

 

(2) If any softwood lumber products have been included on the Export Control List for the purpose of implementing the softwood lumber agreement, the Minister may determine the quantity of those products that may be exported from a region during a month, or the basis for calculating such quantities, for the purposes of subsection (3) and section 8.4.

 

 

(3) If the Minister has determined a quantity of products under subsection (2), the Minister may

 

(a) by order, establish a method for allocating the quantity to persons registered under section 23 of the Softwood Lumber Products Export Charge Act, 2006 who apply for an allocation; and

 

(b) issue an export allocation for a month to any of those persons subject to the regulations and any terms and conditions that the Minister may specify in the export allocation.

 

(4) The Minister may consent to the transfer of an export allocation from one registered person to another registered person.

 

[27]           L’article 23 de la Loi de 2006 sur les droits d’exportation de produits de bois d’œuvre (la Loi de 2006), L.C. 2006, ch. 13 :

23. Le ministre peut inscrire toute personne qui lui présente une demande. Le cas échéant, il l’avise de la date de prise d’effet de l’inscription.

23. The Minister may register any person applying for registration and, if the Minister does so, shall notify the person of the effective date of the registration.

 

IV.       Analyse

A.        Quelle est la norme de contrôle applicable en l’espèce?

[28]           Dans la décision récente Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême a précisé qu’il y a désormais deux normes de contrôle : la décision correcte et la décision raisonnable.

 

[29]           Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir au paragraphe 47). La Cour suprême ajoute ceci aux paragraphes 51 et 53 :

 

 

51.  Après avoir examiné la nature des normes de contrôle, nous nous penchons maintenant sur le mode de détermination de la norme applicable dans un cas donné. Nous verrons qu'en présence d'une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s'applique généralement. ...

 

53.  En présence d'une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s'impose habituellement d'emblée …

 

[30]           Les parties sont d'accord que la norme de la décision raisonnable s'applique en l'espèce et compte tenu du haut niveau de déférence qui doit être accordé à la décision discrétionnaire du ministre, la Cour tiendra compte de cette norme.

 

[31]           Les défendeurs soutiennent que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée étant donné que l’Arrêté du 13 juillet 2007 n’a pas été contesté par les demanderesses. Les défendeurs argumentent qu’en raison de l’effet rétroactif de l’Arrêté, on doit considérer que la méthode d’allocation des quotas pour l’année 2007 est déterminée par l’Arrêté et non par la décision du ministre du 14 décembre 2006, donc le quota individuel octroyé pour le mois de janvier 2007 ainsi que ceux pour tous les mois subséquents de l’année 2007 ont été établis selon l’Arrêté.

 

[32]           Les défendeurs affirment que la décision en question est une décision de nature législative, soit un règlement (l’Arrêté), et non une décision à portée individuelle ayant trait à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire dans un cas donné. L’octroi de quotas individuels est simplement le résultat de l’application de l’Arrêté à chacune des entreprises individuelles. Les défendeurs citent Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 247 (C.A.) à la page 255.

 

[33]           Dans l’affaire Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 C.F. 548 au paragraphe 28, la Cour d’appel fédérale a statué que l’attribution de quotas en vertu d’une politique est une décision discrétionnaire qui tient de la mesure législative ou stratégique. Aux pages 7 et 8 de l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, la Cour suprême du Canada a précisé ceci :

… C’est aussi une règle bien établie que les cours ne doivent pas s’ingérer dans l’exercice qu’un organisme désigné par la loi fait d’un pouvoir discrétionnaire simplement parce que la cour aurait exercé ce pouvoir différemment si la responsabilité lui en avait incombé. Lorsque le pouvoir discrétionnaire accordé par la loi a été exercé de bonne foi et, si nécessaire, conformément aux principes de justice naturelle, si on ne s’est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi, les cours ne devraient pas modifier la décision. …

 

[34]           Dans la cause qui nous occupe, les trois exceptions prévues dans l'arrêt Maple Lodge Farms Ltd. (bonne foi, justice naturelle, considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi) n'ont pas été plaidées et selon la Cour elles ne s’y retrouvent pas.

 

[35]           Les demanderesses n'ont pas contesté l'arrêté par ce que qu’il n'était pas pratique de le faire disent-elles. Les défendeurs soumettent que par l’effet rétroactif de l'arrêté, permis par la loi (article 108 de la Loi de 2006 sur les droits d'exportation de produits de bois d'œuvre), la décision du 14 décembre 2006 a suivi la méthode établit par l'arrêté. Cette décision qui était politique en soi avant l'adoption de l’arrêté n'existe plus, elle est devenue une décision découlant de l'arrêté. D'ailleurs une autre compagnie a déjà intenté un recours pour faire annuler l'arrêté (T-1492-07). Étant donné que les demanderesses n'ont pas attaqué l'arrêté, la Cour devrait rejeter immédiatement la présente demande.

 

[36]           Il n'est pas nécessaire d'analyser cet argument car pour les raisons qui suivent la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

B.         Est-ce que le ministre a abdiqué sa discrétion conférée en vertu de la LLEI ou agi sous la dictée d'autrui en établissant la méthode d'allocation des quotas pour la région du Québec pour l'année 2007?

[37]           Les demanderesses affirment que le ministre a laissé entraver l’exercice de sa discrétion par le gouvernement du Québec, ce qui transforme l’Accord, dont le but était de régler un litige commercial préexistant, en une mesure de politique économique dictée par le gouvernement du Québec et qui vise à favoriser les entreprises n’ayant aucun historique d’exportation.

 

[38]           Elles soutiennent que c’est sans analyse que le ministre a entériné sans modification la position du Québec pour l'établissement d'une réserve de 6%. Elles citent entre autres les arrêts K.F. Evans Ltd. c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [1997] 1 C.F. 405; Baluyut c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 3 C.F. 420 (1ère inst.); Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 C.F. 205 (C.A.); Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada, précité et Canadian Assn. of Regulated Importers c. Canada (Procureur général), [1993] 3 C.F. 199 (1ère inst.) à l’effet que simplement s’en remettre, dans l’exercice de sa discrétion à l’opinion d’autres représentants ne constitue pas un exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre en vertu de la LLEI.

[39]           Les défendeurs arguent que lorsqu’un pouvoir discrétionnaire est conféré à un officier public, celui-ci doit l’exercer lui-même, ou, dans le cas d’un ministre, par l’entremise de ses fonctionnaires (R. c. Harrison, [1977] 1 R.C.S. 238 et Carltona Ltd. v. Commissioners of Works, [1943] 2 All E.R. 560). Le détenteur d’un pouvoir ne peut simplement laisser un tiers lui dicter la façon d’exercer son pouvoir discrétionnaire. Par contre, si le titulaire d’un pouvoir décisionnel consulte une autorité inférieure ou toute autre personne avant de prendre une décision, ceci ne constitue pas une sous-délégation illégale du pouvoir. Les demanderesses doivent donc démontrer que le ministre n’a pas exercé lui-même sa discrétion mais s’est laissé dicter la décision par un tiers, tel que décidé dans les affaires Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) et K.F. Evans, précités.

 

[40]           Les défendeurs soutiennent que toutes les parties intéressées ont été consultées, soit : les gouvernements provinciaux, l'industrie forestière incluant les demanderesses. Ceci était évidemment dans le but d'obtenir leurs recommandations quant à la méthode à appliquer dans chaque région. Dans le cadre de ces discussions, les fonctionnaires fédéraux ont émis des réserves face à la proposition initiale du Québec, qui prévoyait un pool de réserve de 25% des parts de contingent, en signalant qu’il était peu probable que cette approche soit acceptée par le ministre.

 

[41]           Sur la base des recommandations faites par les fonctionnaires fédéraux, détaillées dans le Memorandum for Decision (mémorandum) daté du 22 novembre 2006 (pages 322 à 334, dossier des défendeurs), le ministre a pris la décision d’adopter la méthode recommandée formellement par Québec, soit un pool de réserve de 6%. Cependant il y avait mention des problèmes pouvant résulter de la création d’un pool de réserve et l’on proposait aussi des alternatives à la méthode suggérée.

 

[42]           Les défendeurs soumettent que le ministre n'a pas abdiqué son rôle dans la prise de la décision du 14 décembre 2006. Ils s'appuient principalement sur le mémorandum. Ils  soumettent que les fonctionnaires fédéraux ont analysé pour le ministre, les propositions du Québec et de l’industrie forestière. Ces mêmes fonctionnaires ont considéré les propositions faites et ont transmis leur opinion au ministre en lui donnant leurs commentaires quant à l'opportunité ou non de retenir l'une ou l'autre des propositions avancées.

 

[43]           Ce ne sont pas toutes les propositions du Québec qui ont été acceptées d’emblée par le ministre disent les défendeurs. Certaines ont été modifiées, d'autres ont été écartées, certaines ont fait l'objet de commentaires et des suggestions ont été proposées à titre d'alternatives. À titre d'exemple, ils réfèrent la Cour aux paragraphes 5, 6, 12, 15, 16, 17, 18, 32 et 40 du mémorandum.

 

[44]           À la suite d'une analyse attentive du mémorandum, la Cour en vient à la conclusion que les recommandations des fonctionnaires fédéraux au ministre ont fait l'objet d'une étude sérieuse, des questions importantes ont été soulevées, analysées et discutées. Lorsque le ministre a pris sa décision il n'a pas jeté la « serviette » et ne s'est pas fié uniquement et aveuglément aux propositions du Québec.

 

[45]           Le paragraphe 42 du mémorandum peut sûrement être considéré comme de la stratégie, car les fonctionnaires fédéraux recommandaient au ministre de diriger les compagnies insatisfaites des quotas, de s'adresser au Québec. Ce paragraphe ne peut pas être isolé des 41 précédents et ne peut pas à lui seul soutenir la prétention des demanderesses à l’effet que le ministre a abdiqué sa discrétion.

 

[46]           Pour sa part, l’intervenant note que dans le cadre du régime fédéral canadien, il est bien établi que la gestion des ressources naturelles relève des provinces, en vertu de l’article 92(a) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.). De plus, la Loi sur les forêts, L.R.Q., c. F-4.1 régit la gestion du régime forestier au Québec, alors que le Parlement fédéral a compétence relativement aux mesures douanières régissant les exportations canadiennes de bois d’œuvre en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. D’après l’intervenant, le fait que les défendeurs ont considéré les recommandations du gouvernement du Québec quant à la méthode d’allocation des quotas applicable aux industries forestières québécoises ne pourrait être interprété comme étant une abdication de pouvoir ou à une décision prise sous la dictée d’un tiers car ceci s’inscrit dans le cadre de la compétence de la province en matière de gestion des ressources naturelles.

 

[47]           La décision du ministre de retenir la proposition du gouvernement du Québec quant à la méthode d’allocation des quotas applicable à l’ensemble des producteurs québécois n’est pas une décision prise sous la dictée d’un tiers, ni une abdication de son pouvoir discrétionnaire, car puisque la majorité du bois récolté au Canada est coupé sur des terres appartenant aux provinces, ces dernières sont bien placées pour transmettre des informations au ministre concernant l’état de l’industrie forestière sur leur territoire.

 

[48]           Je souscris aux motifs des défendeurs à l’effet qu’en l’espèce, le ministre était libre de consulter les provinces afin de connaître leurs suggestions sur la méthode d’allocation des quotas. Selon la preuve au dossier, le ministre a fait des commentaires sur le mémorandum du 22 novembre 2006 (voir page 324 du dossier du défendeurs) avant d’apposer sa signature et d’accepter la méthode d’allocation le 7 décembre 2006, ce qui démontre que le ministre a pris sa décision suite à sa propre analyse des recommandations de ses fonctionnaires.

           

C.        Est-ce que la décision du ministre est raisonnable?

[49]           D’après les demanderesses, la décision du ministre est déraisonnable car il a créé un pool de réserve de 6% sans étude, sans analyse et sans expliquer adéquatement les raisons de cette réserve. Elles ajoutent qu'elles sont déjà pénalisées par le contingentement historique et qu'en plus elles se voient soustraire 6% qui est attribué à des compagnies qui n'ont pas exporté aux États-Unis.

 

[50]           D’après les défendeurs, le ministre avait la discrétion d’établir un pool de réserve et, contrairement à ce que laisse entendre Abitibi, l’Accord ne prescrivait pas la méthode d’allocation des quotas individuels et ne garantissait aucunement que seulement les entreprises ayant un historique d’exportation entre 2001 et 2005 obtiendraient des quotas d’exportation. D’ailleurs, la façon dont les parts de contingent sont divisées entre les entreprises éligibles dans les régions ayant choisi l’option B est laissée à l’entière discrétion du ministre.

 

[51]           Les défendeurs précisent qu’un accord international crée des droits au bénéfice des gouvernements signataires et non à des parties privées. Les défendeurs citent plusieurs causes à l’effet que l’Accord doit être entériné en droit interne par la loi de mise en œuvre, qui peut ensuite conférer des droits à des parties privées (Francis c. Canada, [1956] R.C.S. 618 et Capital Cities Communications Inc. c. Canada (Conseil de la Radio-Télévision canadienne), [1978] 2 R.C.S. 141).

 

[52]           En l’espèce, la LLEI est la loi qui met en œuvre l’Accord et qui traite de la façon dont les quotas sont alloués. D’après les défendeurs, aux termes de la LLEI, le ministre n’avait aucune obligation légale d’établir une méthode fondée sur l’historique d’exportation, ni de créer un pool de réserve, mais il avait l’entière discrétion de le faire.

 

[53]           Les défendeurs soutiennent que la méthode d’allocation des quotas proposée par le gouvernement du Québec tient compte de la position des entreprises telles qu’Abitibi, car l’historique d’exportation entre 2001 et 2005 était à la base de la méthode. Par contre, le ministre était au courant que plusieurs petites entreprises n’ayant pas exporté entre 2001 et 2005 avaient manifesté leur intérêt à se lancer dans l’exportation du bois d’œuvre aux États-Unis. D’après les défendeurs, la Cour n’a pas à porter de jugement sur la décision du ministre d’établir une méthode d’allocation particulière, soit le pool de réserve au Québec. Les tribunaux n’ont pas à s’interroger sur la pertinence d’un règlement pris par la branche exécutive de l’État car cette tâche appartient au Parlement (Assoc. des Gens de l’Air du Québec Inc. c. Lang, [1977] 2 C.F. 22 (1ère inst.).

 

[54]           Malheureusement pour les demanderesses, même si elles subissent des pertes économiques suite à la décision du ministre, la Cour ne peut intervenir dans le présent litige. La décision communiquée aux demanderesses le 14 décembre 2006 constitue une décision politique qui relève du pouvoir du ministre et qui est à l'abri de contrôle judiciaire sous réserve des trois exceptions mentionnées plus haut (bonne foi, justice naturelle, considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi, par 34 de la présente décision) de l'arrêt Maple Lodge Farms Ltd, précité (voir Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général), précité).

 

[55]           En demandant au ministre de créer un pool de réserve de 6%, le Québec voulait faire une place aux petits exportateurs. Le ministre pouvait accepter cette recommandation ou auraient pu accepter celle préconisée par les demanderesses. Il avait la discrétion de créer un pool de réserve et de préciser les modalités. Le ministre a correctement exercé sa discrétion et il n’appartient pas à la Cour de modifier cette décision.

 

[56]           Tel que prévoit l'ordonnance de la juge Heneghan du 27 janvier 2007, copie de la présente décision sera déposée dans les dossiers T-349-07, T-476-07 et T669-07.

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Une somme globale de $2500 à titre de frais, excluant les déboursés et les taxes, devra être payée par les demanderesses aux défendeurs.

2.                  Copie de la présente décision soit déposée dans les dossiers T-349-07, T-476-07 et T669-07.

 

« Michel Beaudry »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIERS :                                      T-92-07

 

INTITULÉ :                                       ABITIBI-CONSOLIDATED INC.

ABITIBI-CONSOLIDATED DU CANADA INC. et

MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

MINISTRE DU COMMERCE INTERNATIONAL

MINISTRE DU REVENU NATIONAL et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

                                                           

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 30 septembre 2008

 

MOTIFS DE JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Beaudry

 

DATE DES MOTIFS :                      le 7 octobre 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Simon V. Potter                                                            POUR LES DEMANDERESSES

 

Bernard Letarte                                                            POUR LES DÉFENDEURS

 

Benoît Belleau                                                              POUR L’INTERVENANT

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault LLP                                                POUR LES DEMANDERESSES

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Bernard, Roy                                                                POUR L’INTERVENANT

Montréal (Québec)

 

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