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Date : 20081008

Dossier : IMM‑1424‑08

Référence : 2008 CF 1134

Ottawa (Ontario), le 8 octobre 2008

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

SEYIT OZAN GUNEY

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur a tenté de renforcer sa demande d’asile, plus d’un an après l’avoir déposée, en inventant un motif additionnel de protection. La Commission a estimé que ce nouveau mensonge rendait non crédible l’ensemble de son témoignage et elle n’a donc pas véritablement cherché à analyser le reste de son récit. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que cette approche était déraisonnable et que la décision de la Commission doit être annulée.

 

 

LE CONTEXTE

[2]               M. Guney est un Turc d’ascendance kurde, âgé de 29 ans. Il appartient à la communauté musulmane des alévis. Il dit qu’il risque la persécution en Turquie en raison de sa nationalité et de ses opinions politiques et qu’il est exposé en Turquie au risque de traitements cruels et inusités ou d’être soumis à la torture.

 

[3]               Dans l’exposé circonstancié présenté au soutien de sa demande d’asile, M. Guney écrit que, durant sa jeunesse à Istanbul, il souffrait de discrimination et de préjugés au sein de la société turque en général, en raison de son ascendance kurde et de sa foi alévie, surtout de la part des nationalistes et des fondamentalistes religieux. Durant sa vie adulte, cependant, il a été en butte à des vexations qui dépassaient les préjugés et le harcèlement ayant cours dans la population en général. À trois reprises, il a été arrêté et détenu par les autorités turques. En novembre 2003, il a été placé sous garde et battu après avoir été arrêté parce qu’il portait un t‑shirt arborant un slogan alévi. En juillet 2005, il a été arrêté pour avoir participé à une manifestation commémorant le massacre de 37 alévis, à Sivas, en 1993. Il a été détenu jusqu’au lendemain, accusé d’être un séparatiste kurde, puis battu. La même chose lui est arrivée lors de la commémoration de l’année suivante. Cette fois, il fut battu pour avoir refusé de donner à la police certains renseignements sur d’autres personnes qui avaient participé à la manifestation de Sivas et on lui a dit qu’il serait surveillé.

 

[4]               Au cours de l’audition de sa demande d’asile, le demandeur a décrit ainsi les épreuves subies : [traduction] « On nous avait bandé les yeux […] Il existe une forme de torture appelée falaka, et nous étions punis de cette façon. Et, comme nos mains étaient attachées derrière le dos et que nous avions les yeux bandés, nous ne savions pas d’où les coups venaient et il nous était impossible de nous défendre. Les coups pleuvaient de partout. »

 

[5]               M. Guney croit aussi que, en 2006, il a été faussement dénoncé comme sympathisant du PKK par le fils d’officiers de l’armée turque avec lequel il avait travaillé sur un navire de croisière – le « Summit » – en 2005‑2006. C’est la raison pour laquelle, en mai 2006, à son retour en Turquie, il fut interrogé durant trois heures sur la période qu’il avait passée à l’étranger et sur les « problèmes » qu’il avait eus avec d’autres membres d’équipage turcs. Ces membres d’équipage turcs l’avaient accusé d’être un sympathisant du PKK et l’un d’eux était allé jusqu’à l’agresser lors d’une escale.

 

[6]               C’est sa troisième arrestation, suivie d’une détention, qui incita M. Guney à quitter la Turquie et à chercher asile à l’étranger. Il est arrivé à Vancouver le 28 juillet 2006, officiellement pour rejoindre le « Summit » en vue d’une excursion en Alaska. Cependant, plutôt que de monter à bord du navire, il s’est rendu à Toronto, où il a demandé protection le 8 septembre 2006. Par la suite, le 23 novembre 2007, il a modifié sa demande d’asile pour y inclure un deuxième motif de protection, à savoir une crainte de persécution en raison de son objection de conscience au service militaire obligatoire.

 

[7]               La décision de la Section de la protection des réfugiés dans cette affaire est relativement brève. M. Guney n’avait pas au départ mentionné son objection de conscience comme l’un des facteurs de sa demande d’asile, et, selon la SPR, cela minait sa crédibilité :

Le tribunal conclut que l’objection au service militaire que le demandeur d’asile a alléguée à l’audience a été fabriquée ou inventée, après avoir rempli le FRP, en vue d’étayer sa demande d’asile. Le tribunal n’accepte pas ou ne croit pas que le demandeur d’asile a une objection au service militaire en Turquie, qui servirait de fondement à sa demande d’asile. […]

 

[8]               La SPR a considéré que cette conclusion défavorable sur la crédibilité du demandeur pouvait être étendue à la totalité de son témoignage. Elle écrivait ce qui suit :

Il reste maintenant les allégations du demandeur d’asile au sujet des trois arrestations et détentions. Cependant, comme le tribunal a conclu que le demandeur d’asile avait inventé un motif pour demander l’asile, l’un des deux fondements de sa demande d’asile au Canada, il estime qu’il ne peut pas se fier à l’autre motif de la demande d’asile non plus. Autrement dit, le témoignage du demandeur d’asile en général n’est ni fiable ni crédible, et le tribunal d’asile ne peut, comme tel, appuyer aucun motif ou fondement de la demande d’asile.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[9]               La SPR faisait observer ensuite que, même si elle avait conclu que M. Guney avait été arrêté et détenu à trois reprises, cela n’aurait pas suffi à prouver qu’il y avait plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté, ou exposé aux risques dont parle l’article 97. Elle a relevé que M. Guney avait toujours travaillé, sans aucune difficulté ni aucun ennui, dans une profession exigeant des déplacements internationaux. La SPR concluait sa décision en faisant observer qu’« [e]n Turquie aujourd’hui, les gens n’ont pas besoin d’être protégés simplement en raison de leur origine ethnique et de leur religion […] ».

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[10]           Le demandeur soulève deux questions :

a)         La SPR a‑t‑elle commis une erreur en élargissant à l’ensemble du témoignage du demandeur une conclusion défavorable quant à la crédibilité portant sur un aspect unique et isolé?

b)        Lors de l’examen de l’autre motif de protection invoqué par le demandeur, les considérations de la SPR ont‑elles été viciées par la conclusion défavorable quant à la crédibilité, devenant par le fait même insuffisantes?

 

ANALYSE

La SPR a‑t‑elle commis une erreur en élargissant à l’ensemble du témoignage du demandeur une conclusion défavorable quant à la crédibilité portant sur un aspect unique et isolé?

 

[11]           Le demandeur dit que, en élargissant à l’intégralité de son témoignage une conclusion défavorable quant à la crédibilité portant sur un aspect unique et isolé, la SPR a laissé de côté la présomption de véracité des témoignages, une présomption confirmée dans la décision Maldonado c. Canada, [1979] A.C.F. n° 248, et plus récemment dans la décision Zheng c. Canada, 2007 CF 974. Le demandeur se fonde aussi sur un arrêt de la Cour suprême du Canada, R. c. Latour, [1951] R.C.S. 19, où elle écrivait que les directives adressées par un juge à un jury, selon lesquelles, si les jurés estimaient que sur un aspect donné la déposition d’un témoin était délibérément fausse, ils pouvaient ne pas croire ce témoin sur un autre aspect, [traduction] « constituaient des directives erronées, de nature très grave, et équivalaient à une négation du droit de présenter une défense pleine et entière ».

 

[12]           Le défendeur dit qu’il était loisible à la SPR d’élargir à l’intégralité du témoignage du demandeur sa conclusion défavorable quant à la crédibilité au regard de l’objection de conscience. Sur ce point, il invoque un arrêt de la Cour d’appel fédérale, Sheikh c. Canada, [1990] 3 C.F. 238. Dans cet arrêt, la Cour d’appel écrivait que « la conclusion générale du manque de crédibilité du demandeur de statut peut fort bien s’étendre à tous les éléments de preuve pertinents de son témoignage ».

 

[13]           À mon avis, dans la présente affaire, il était déraisonnable pour la SPR d’élargir à l’intégralité du témoignage du demandeur sa conclusion défavorable quant à la crédibilité portant sur l’objection de conscience du demandeur.

 

[14]           Dans l’arrêt Rahaman c Canada, 2002 CAF 89, le juge Evans expliquait que l’arrêt Sheikh invoqué par le défendeur visait à donner des indications sur le critère de l’« absence de minimum de fondement » qui existait dans la loi antérieure à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. À l’époque, une demande d’asile pouvait être rejetée au stade préliminaire d’un processus décisionnel en deux étapes si elle ne présentait pas un minimum de fondement. L’arrêt Sheikh a permis de préciser que, lorsque le témoignage d’un demandeur d’asile est l’unique élément qui le rattache à la persécution alléguée (hormis la documentation générale sur le pays d’origine), une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur d’asile équivaut à dire que la demande d’asile tout entière est dépourvue d’un minimum de fondement.

 

[15]           Il est vrai que l’arrêt Sheikh a conservé une certaine pertinence dans l’application de la Loi actuelle, puisqu’il a parfois permis d’affirmer que, lorsqu’un tribunal est d’avis qu’un demandeur d’asile n’est pas crédible sur un élément important de sa demande d’asile, alors la crédibilité globale du demandeur d’asile s’en trouve amoindrie : voir par exemple les décisions Chavez c. Canada, 2005 CF 962, et Oukacine c. Canada, 2006 CF 1376. D’autres précédents sont également invoqués par le défendeur (dont certains ne font pas état de l’arrêt Sheikh), où la Commission a rejeté l’intégralité du témoignage d’un demandeur d’asile parce qu’il n’était pas crédible sur un aspect de son récit, et où la Cour a confirmé la décision de la Commission. Cependant, à mon avis, ces précédents doivent tous être distingués d’avec l’affaire dont la Cour est ici saisie.

 

[16]           L’arrêt Sheikh concernait le rapport du témoignage d’un demandeur d’asile avec d’autres preuves, non le rapport d’une partie de son témoignage avec l’ensemble de son témoignage. Pareillement, dans d’autres précédents invoqués par le défendeur, la Commission examinait le témoignage du demandeur d’asile et le comparait avec d’autres éléments de preuve, et c’est sur le fondement de cette comparaison que le demandeur d’asile avait été jugé généralement non crédible. Dans la décision Pineda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 889, la Commission écrivait que « son témoignage [de M. Pineda] et son Formulaire de renseignements personnels (FRP) comprenaient des invraisemblances, des incohérences et des contradictions en rapport avec les éléments et les incidents importants allégués à l’appui de sa demande ». Dans la décision Tekin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 357, la Commission comparait là aussi le témoignage du demandeur d’asile avec l’exposé circonstancié de son FRP et avec un Country Report du Département d’État des États‑Unis, pour finalement conclure que son témoignage n’était pas crédible.

 

[17]           Ces situations sont très différentes de la présente espèce. Ici, si la Commission n’a pas cru le demandeur lorsqu’il disait être opposé à la conscription, c’est parce qu’il avait dit cela longtemps après avoir produit son FRP initial. La Commission pouvait raisonnablement tirer cette conclusion et elle pouvait dire que le demandeur avait fait cette allégation pour étayer sa demande d’asile. Cependant, selon moi, il n’était pas raisonnable pour la Commission de conclure que, parce que le demandeur avait inventé une partie de son récit pour étayer sa demande d’asile, il n’était pas généralement un témoin crédible, d’autant que la portion inventée de son récit avait peu de rapport, voire aucun, avec le reste du récit. Le fait qu’un témoin a été pris à commettre un mensonge ne suffit pas en soi à récuser la totalité de son témoignage, lorsque, comme c’est le cas ici, le témoignage est par ailleurs vraisemblable et cohérent.

 

[18]           Hormis une conclusion d’absence générale de crédibilité fondée sur des motifs raisonnables, la Commission ne pouvait pas tout simplement rejeter le reste du témoignage du demandeur. Ayant dit cela, la Commission a entrepris ensuite d’examiner le reste des allégations du demandeur comme si elle n’avait pas tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

 

Les motifs exposés par la SPR étaient‑ils viciés par la conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur, devenant par le fait même insuffisants?

 

[19]           Tout en reconnaissant que la SPR a exposé d’autres motifs de rejeter la demande d’asile, le demandeur dit que non seulement les motifs en question étaient viciés par la conclusion défavorable quant à la crédibilité, mais aussi qu’ils étaient lacunaires parce que la SPR les a rédigés sans se référer à une quelconque preuve documentaire. Le demandeur dit que, à tout le moins, la SPR aurait dû tenir compte de la documentation où l’on pouvait lire que la torture de personnes détenues demeure courante en Turquie, en particulier envers les Kurdes politiquement actifs.

 

[20]           Le défendeur dit qu’il était loisible à la SPR de tirer les autres conclusions relatives à l’aspect restant de la demande d’asile de M. Guney. Comme l’écrivait la Cour d’appel dans l’arrêt Sagharichi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n° 796, la SPR a le pouvoir de dire si une série d’événements est ou non suffisamment grave ou systématique pour valoir persécution; le fait que le demandeur a prétendument été détenu trois fois ne signifie pas qu’il a été persécuté. Qui plus est, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau des éléments de preuve qui, selon la SPR, ne suffisaient pas à établir davantage qu’une simple possibilité de persécution.

 

[21]           À mon avis, les autres conclusions de la SPR ne rachètent pas sa décision. La Commission se limite à conclure péremptoirement que les trois épisodes de détentions et de raclées infligées au demandeur par les autorités turques n’équivalent pas à persécution. Elle expose simplement la preuve et sa conclusion – elle n’analyse pas la preuve ni ne se réfère aux autres éléments de preuve qu’elle avait devant elle. Il y avait, entre les détentions et raclées subies par le demandeur ainsi que les motifs prévus par la Convention, un lien apparent qui exigeait à tout le moins une analyse minimale de la preuve documentaire faisant état d’une chasse aux activistes kurdes en Turquie, en accord avec le principe exposé dans le jugement Cepeda‑Gutierrez c. Canada, [1998] A.C.F. n° 1425. À défaut d’une telle analyse, la décision de la Commission manque à l’évidence de transparence et ne saurait être qualifiée de raisonnable.

 

[22]           Pour tous ces motifs, la décision sera annulée. Aucune des parties n’a proposé que soit certifiée une question et, au vu des faits, je suis d’avis qu’aucune question ne peut être certifiée.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la Commission pour nouvelle décision;

2.                  Aucune question n’est certifiée.

.                                                                                                                « Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche

Juriste-traducteur et traducteur-conseil

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑1424‑08

 

INTITULÉ :                                       SEYIT OZAN GUNEY c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 17 SEPTEMBRE 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 8 OCTOBRE 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Angus G. Grant

POUR LE DEMANDEUR

 

Asha Gafar

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Catherine Bruce et Associés

Cabinet de Catherine Bruce

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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