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Date : 20081014

Dossier : IMM‑950‑08

Référence : 2008 CF 1155

Ottawa (Ontario), le 14 octobre 2008

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

SALAH‑EDDIN RAMADAN

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il appartient au ministre de dire si le fait pour lui d’accorder une levée d’interdiction de territoire à un étranger qui est au départ interdit de territoire serait « préjudiciable à l’intérêt national ». Le ministre est le mieux placé pour apprécier la situation. Le rôle de la Cour est de convaincre l’étranger concerné et le public canadien que le processus décisionnel qui a été suivi était équitable et que, au vu de l’ensemble de la preuve, la décision était raisonnable.

[2]               En l’espèce, la décision du ministre ne saurait être maintenue car elle n’était pas fondée sur l’ensemble de la preuve.

 

LE CONTEXTE

[3]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qui lui a refusé la dispense dont parle le paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. La décision contestée porte la date du 14 décembre 2007. Le paragraphe 34(2) de la Loi autorise le ministre à accorder une dispense au résident permanent ou à l’étranger qui est interdit de territoire aux termes du paragraphe 34(1), la disposition qui prévoit une interdiction de territoire pour les raisons de sécurité qui y sont énumérées. L’article 34 de la Loi est ainsi rédigé :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

 

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

c) se livrer au terrorisme;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

 

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

(c) engaging in terrorism;

(d) being a danger to the security of Canada;

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

 

 

[4]               Le demandeur est né à Yazour (Jaffa), en Palestine, en 1945; cependant, il est de nationalité jordanienne. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié lui a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention en 1997. Sa demande d’asile était fondée sur la crainte qu’il avait d’être persécuté par le régime jordanien en raison de ses convictions politiques et de son rôle au sein de la branche de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) appelée Fatah. L’origine de cette crainte est le conflit qui avait éclaté en 1970 entre le roi de Jordanie et l’OLP – conflit appelé Septembre Noir. Le passé du demandeur antérieur à ces événements intéresse lui aussi la présente demande.

 

[5]               Comme je l’ai dit, le demandeur est né en Palestine, mais il a passé les vingt premières années de sa vie à Bethléem, dans ce qui était alors un territoire jordanien. Après la guerre des Six jours, en 1967, année où Israël s’empara de la Cisjordanie, lui et sa famille sont partis pour Amman, capitale de la Jordanie. À Amman, le demandeur est devenu actif au sein du Fatah. Le Fatah est un parti politique palestinien et une faction de l’OLP. Le demandeur était ce qu’il a appelé un [traduction] « instructeur politique ». Il dit que son rôle consistait à [traduction] « imprimer le contexte historique et politique du conflit entre les Palestiniens et la Jordanie dans l’esprit des nouvelles recrues du Fatah ».

 

[6]               En exerçant ce rôle, il se montrait critique à l’endroit du gouvernement jordanien. Ainsi, lorsque la Jordanie engagea en 1970 de violentes mesures de répression à l’encontre de l’OLP, il n’était pas un observateur neutre. Il reconnaît que, même si son [traduction] « rôle principal n’était pas de combattre, nous étions contraints d’adopter une position défensive et j’ai fait prendre à mon groupe une position défensive qui nous permettrait de nous défendre contre l’agression commise par l’armée jordanienne et ses alliés ». Nombre de ses amis et collègues sont morts au combat, mais le demandeur en a réchappé et a fui avec sa famille au Koweït, où il est demeuré en exil durant une dizaine d’années, pour ne retourner à Amman, avec sa famille, qu’en 1980.

 

[7]               À Amman, le demandeur a commencé de publier occasionnellement, sous un nom de plume, dans des journaux tunisiens et libanais, des opinions hostiles au régime jordanien. Il se mit aussi à prononcer des discours dans la même veine lors d’événements qu’il a décrits comme des [traduction] « occasions cérémonielles ». Ces activités finirent par attirer l’attention du Mukhabarat, le service jordanien du renseignement de sécurité, et, en mai 1989, il fut arrêté. Il fut détenu et torturé durant six mois. Lorsqu’il fut finalement relâché en octobre 1989, il a fui précipitamment en Libye, où il est resté jusqu’à son renvoi en Jordanie en 1994, année où le président Kadhafi expulsa ses hôtes palestiniens.

 

[8]               Le demandeur ne séjourna que brièvement en Jordanie. Sentant qu’il était encore en danger dans ce pays, il gagna les États‑Unis, pour arriver plus tard au Canada, après avoir traversé la frontière à Windsor (Ontario) en 1996. Il a alors demandé protection au Canada. Sa demande fut acceptée le 6 février 1997. Il déposa une demande de résidence permanente au Canada pour lui‑même et pour sa famille le 11 juillet 1997. Le traitement de cette demande fut suspendu après que le ministre eut conclu le 11 août 2005 que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, à cause de ses liens antérieurs avec le Fatah, liens que le demandeur admettait. En marge de ce processus, le demandeur fut interrogé par un agent de Citoyenneté et Immigration Canada à Windsor en novembre 2002. L’agent chargé de l’entrevue est arrivé à la conclusion qu’il était manifeste que le demandeur était interdit de territoire en raison de ses liens avec le Fatah, mais il a néanmoins exprimé l’avis que [traduction] « il s’est depuis son arrivée au Canada désolidarisé de toute personne ou toute chose liée de près ou de loin à l’OLP ». L’agent ajoutait qu’il ne croyait pas que « le fait pour M. Ramadan de devenir un résident permanent compromettrait la sécurité nationale du Canada ou de ses citoyens ».

 

[9]               Le demandeur a sollicité le 18 novembre 2005 une dispense ministérielle en application du paragraphe 34(2) de la Loi. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a refusé la demande le 14 décembre 2007. Les motifs à l’origine de ce refus figurent dans une note d’information non datée rédigée par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada. La note d’information fait l’examen du passé du demandeur et précise que l’ASFC ne dispose d’aucune information susceptible de contredire les affirmations du demandeur selon lesquelles il est bien établi au Canada, il occupe un emploi à temps plein et il n’a aucun casier judiciaire. La note précise également que le demandeur connaît des difficultés affectives entraînées par sa séparation d’avec sa famille depuis que sa demande de résidence permanente est pendante. On peut y lire aussi qu’il a produit diverses lettres qui témoignent de telles difficultés. Les parties pertinentes de la recommandation sont ainsi formulées :

[traduction]

 

M. Ramadan est bien établi au Canada et il y a des motifs d’ordre humanitaire à prendre en compte, mais il n’en reste pas moins que M. Ramadan a été membre de la faction de l’OLP appelée Fatah et qu’il jouait un rôle non négligeable au sein de cette organisation. Il s’est volontairement joint à l’organisation et il était en contact avec la structure de commandement du Fatah. Selon ses déclarations, il en fut un membre dévoué de 1967 jusqu’en 1980, ce qui atteste un engagement profond et à long terme envers une organisation résolue à obtenir l’autodétermination par tout moyen, y compris la violence. M. Ramadan affirme qu’il était un membre non violent de l’organisation, mais il a participé au moins une fois à un conflit armé et, dans ses discours publics, il a fait l’apologie de la violence comme moyen d’atteindre les objectifs de l’OLP, affirmant en fait que tout Palestinien avait l’obligation morale de combattre et de soutenir le mouvement insurrectionnel. Le fait d’accueillir des personnes qui ont été mêlées à de telles activités pourrait être vu comme préjudiciable à notre intérêt national.

 

L’OLP est aujourd’hui reconnue sur la scène internationale comme la représentante du peuple palestinien, et l’ASFC reconnaît que la faction de l’OLP appelée Fatah a renoncé au terrorisme et participe activement aujourd’hui au processus démocratique, mais M. Ramadan était membre du Fatah avant l’engagement de l’OLP envers des négociations de paix. Son appartenance à l’OLP et son rôle au sein de ce mouvement font qu’il ne serait pas conforme à l’intérêt national que l’Agence recommande une dispense ministérielle en faveur de M. Ramadan.

 

[10]           M. Ramadan a été à même de réagir à la note d’information de l’ASFC, ce qu’il a fait par l’entremise de son ancien avocat. Les observations qu’il a présentées étaient tantôt des observations incendiaires, tantôt des observations de fond. Ses observations incendiaires, et inopportunes, renfermaient des affirmations telles que : [traduction] « [Les affirmations de l’ASFC] prouvent une seule chose : cet agent est de parti pris et il est anti‑palestinien ». Ses observations fondamentales, et pertinentes, faisaient état de divergences entre les renseignements figurant dans la note d’information de l’ASFC et la preuve admise lors de l’audience relative au statut de réfugié du demandeur, ainsi qu’entre la note d’information de l’ASFC et ce qu’il avait relaté à l’agent durant son entrevue de 2002. Ces divergences concernent la période durant laquelle le demandeur avait été membre du Fatah, l’affirmation selon laquelle il avait reçu de l’OLP un entraînement militaire et l’affirmation selon laquelle ses discours insistaient sur l’obligation morale de tout Palestinien de combattre et de soutenir l’Intifada.

 

[11]           Il n’apparaît pas que ces observations aient été examinées par le ministre, ni même portées à son attention. Elles ne figurent pas dans le dossier certifié.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[12]           Le demandeur a soulevé cinq questions :

a)                     Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du ministre lorsqu’il est saisi d’une demande de dispense?

 

b)                    En quoi consistent les motifs de la décision du ministre dans la présente affaire?

c)                     Le ministre a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas convenablement compte de l’« intérêt national »?

 

d)                    Le ministre a‑t‑il commis une erreur en se fondant sur des conclusions de fait manifestement déraisonnables, en laissant de côté certains éléments de preuve ou en tirant des conclusions déraisonnables?

 

e)                     Le ministre a‑t‑il, à tort, restreint son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a apprécié l’ensemble des faits entourant la demande de dispense?

 

ANALYSE

Quelle est la norme de contrôle?

[13]           Les deux parties disent que la norme de contrôle applicable à la décision contestée est la norme de la décision raisonnable. Dans les décisions Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 123, et Miller c. Canada (Solliciteur général), 2006 CF 912, la Cour a jugé que la décision du ministre de refuser une dispense est revue selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a abandonné la norme de la décision manifestement déraisonnable et réduit au nombre de deux les trois normes antérieures : la norme de la décision correcte et la norme de la décision raisonnable. Lorsqu’il existe une jurisprudence où est analysée et désignée la norme de contrôle qui est applicable, comme c’est le cas ici, il n’est pas nécessaire de faire à nouveau l’analyse. Par conséquent, la norme de contrôle, comme en sont convenus les avocats des parties, est celle de la décision raisonnable.

 

[14]           Bien que la norme de contrôle soit celle de la décision raisonnable, l’avocat des défendeurs a fait valoir que la décision du ministre appelle le niveau le plus élevé de retenue. Il a fait observer que, dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 48, la Cour suprême écrivait que « l’application d’une seule norme de raisonnabilité n’ouvre pas la voie à une plus grande immixtion judiciaire ni ne constitue un retour au formalisme d’avant l’arrêt Southam ». Selon l’avocat des défendeurs, la norme de la décision manifestement déraisonnable, antérieure à l’arrêt Dunsmuir, norme d’après laquelle étaient jugées les décisions ministérielles comme celle dont il s’agit ici, donnait lieu au niveau de retenue le plus élevé. Il affirme que ce niveau de retenue n’a pas changé, malgré l’arrêt Dunsmuir.

 

[15]           Dans l’arrêt Dunsmuir, le juge Binnie faisait observer que la norme de la décision raisonnable doit être appliquée en fonction du contexte. C’est à travers le prisme du contexte que l’on juge si une décision est raisonnable ou non. Le juge Binnie écrivait que la cour de révision doit garder à l’esprit plusieurs facteurs lorsqu’elle examine la décision du point de vue du décideur :

[…] La cour de révision tiendra assurément compte de la nature et de la fonction précises du décideur, y compris son expertise, du libellé et des objectifs de la loi (ou de la common law) conférant le pouvoir, y compris la présence d’une clause privative, et de la nature de la question à trancher. L’examen attentif de ces éléments révélera l’étendue du pouvoir discrétionnaire, comme la mesure dans laquelle la décision traduit ou met en œuvre une politique publique générale. Bien sûr, la gamme des éléments pouvant être considérés sera alors plus grande que lorsque la question à trancher est plus étroitement circonscrite (le demandeur a‑t‑il droit, p. ex., à une prestation d’invalidité en application d’un programme social public?). La cour devra parfois reconnaître que le décideur devait établir un juste équilibre (ou une proportionnalité) entre, d’une part, les répercussions défavorables de la décision sur les droits et les intérêts du demandeur ou d’autres personnes directement touchées et, d’autre part, l’objectif public poursuivi. Elle devra toujours considérer attentivement les motifs de la décision. Elle pourra évidemment prendre en compte tous les autres éléments « contextuels » qu’elle jugera pertinents et importants.

 

[16]           Nous avons affaire ici à une décision qui traduit ou met en œuvre une politique publique générale. C’est une décision dans laquelle le ministre est tenu d’établir un équilibre entre, d’une part, l’intérêt d’un demandeur qui souhaite obtenir la résidence permanente au Canada afin d’être réuni à sa famille et, d’autre part, l’intérêt du public à ce que la sécurité nationale ne soit pas compromise par une décision favorable au demandeur. Le fait que c’est uniquement le ministre, et non un représentant du ministre, qui est investi de ce pouvoir donne également à penser que sa décision appelle une retenue élevée. Compte tenu de tous ces facteurs, il ne fait aucun doute que la décision ministérielle dont il s’agit ici appelle le niveau de retenue le plus élevé.

 

En quoi consistent les motifs de la décision?

[17]           Le ministre disposait d’une note d’information rédigée par le président de l’ASFC. La note se terminait par une page à son intention, où il pouvait indiquer sa décision – approbation ou rejet – outre un endroit réservé pour sa signature. Le ministre n’a pas exposé de motifs distincts autres que ceux de la note d’information. Dans ces conditions, la note d’information constitue les motifs du ministre : décisions Miller, précitée, et Kanaan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. n° 301.

 

Le ministre a‑t‑il omis de tenir convenablement compte de l’« intérêt national »?

[18]           Le demandeur dit que les motifs du ministre présentent des lacunes parce qu’ils n’abordent pas les facteurs principaux qui intéressent la question de savoir si son admission au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national. Il signale les lignes directrices du guide intitulé « Évaluation de l’interdiction de territoire » (ENF 2/OP 18), qui furent examinées par la juge Dawson dans la décision Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précitée. La juge Dawson faisait observer que, même si ces lignes directrices n’ont pas force de loi, elles sont une indication de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir ministériel :

[…] les lignes directrices du ministre sont censées indiquer la marche à suivre au fonctionnaire chargé de rédiger le mémoire et la recommandation qu’il présentera au ministre. Comme l’expliquait la Cour suprême dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 36, son examen du pouvoir discrétionnaire du ministre dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, était fondé sur le fait que les fonctionnaires du ministre ne s’étaient pas conformés aux lignes directrices ministérielles. Dans l’arrêt Baker, au paragraphe 72, la Cour suprême qualifiait les lignes directrices ministérielles d’« indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir » conféré par la disposition applicable de la Loi. Le « fait que cette décision était contraire aux directives est d’une grande utilité pour évaluer si la décision constituait un exercice déraisonnable » du pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi.

 

[19]           Le demandeur dit que, dans la présente affaire, les motifs du ministre montrent qu’il a en fait conclu que l’appartenance passée du demandeur à une organisation terroriste suffisait en soi à justifier une conclusion défavorable au regard de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Se fondant sur un jugement de la Cour, Soe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 461, le demandeur dit que cette approche a pour effet d’enlever toute signification au pouvoir d’appréciation conféré au ministre par le paragraphe 34(2) de la Loi. Dans la décision Soe, le juge Phelan écrivait ce qui suit :

32     La conclusion selon laquelle le ministre ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire au motif que [traduction] « le Canada ne devrait pas accueillir des individus qui se sont livrés à des actes terroristes » est plus problématique. On peut supposer que ce principe est aussi applicable lorsque l’individu nie s’être livré à un acte terroriste, mais que la preuve le confirme. C’est le fait de commettre l’acte terroriste qui est à la base du refus d’exercer le pouvoir discrétionnaire du ministre, et non le fait d’admettre avoir commis l’acte.

 

33     La note d’information indique ensuite qu’il n’y a aucune raison impérieuse d’accorder au demandeur la qualité de personne à protéger ou le statut de résident permanent. On a principalement examiné des facteurs qui sont étroitement liés à la société canadienne, tels que l’emploi et les membres de la famille du demandeur qui se trouvent déjà au Canada.

 

34     Le problème en ce qui concerne cette analyse est qu’elle rend tout exercice du pouvoir discrétionnaire inutile, car cela revient à dire qu’un individu qui a commis un acte mentionné au paragraphe 34(1) ne peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire du fait qu’il a commis l’acte même qui confère au ministre la compétence pour exercer son pouvoir prévu au paragraphe 34(2).

 

[20]           C’est avec raison que le juge Phelan a qualifié d’impasse la situation de M. Soe. La décision dont il s’agit ici est très différente. En l’espèce, il n’y a pas de généralisation hâtive comme celle que l’on trouve dans la décision Soe, selon laquelle le ministre ne devrait en aucun cas accorder une dispense, et cela, parce que le Canada ne doit pas être un refuge pour terroristes. Dans la présente affaire, les motifs du ministre montrent que la situation personnelle du demandeur a été prise en compte, notamment le rôle qu’il jouait au sein de l’organisation terroriste, le fait qu’il s’est volontairement joint à l’organisation, le fait qu’il était en relation avec la structure de commandement, le fait qu’il était un membre dévoué de l’organisation, le fait que l’organisation était résolue à atteindre son objectif par tout moyen, y compris la violence, et le fait qu’il s’était livré à des violences.

 

[21]           La note d’information n’est pas structurée de la manière indiquée dans les lignes directrices ENF 2/OP 18, mais la forme n’est pas une condition de validité. La note d’information se réfère à plusieurs pièces qui y sont jointes. Ces pièces, et en particulier l’élément n° 4, [traduction] « Notes d’entrevue et rapport de l’agent d’immigration en date du 28 novembre 2002 », l’élément n° 5, [traduction] « Observations de M. Ramadan en date du 10 octobre 2004 », et l’élément n° 6, [traduction] « Observations de l’avocat et du médecin de M. Ramadan en date du 10 décembre 2003 », portent sur bon nombre, sinon la totalité, des facteurs pertinents dont il est question dans les lignes directrices ENF 2/OP 18. Plus précisément, cette série de documents expose les faits qui sont requis pour répondre aux questions les plus importantes énoncées dans les lignes directrices, reproduites ci‑après :

Question

Détails

L’entrée du demandeur au Canada offensera‑t‑elle le public canadien?

A‑t‑on des preuves satisfaisantes que la personne ne constitue pas un danger pour le public?

 

L’activité était‑elle un événement isolé? Dans le cas contraire, sur quelle période s’est‑elle déroulée?

 

Quand les activités se sont‑elles produites?

 

Y a‑t‑il eu violence?

 

La personne était‑elle mêlée directement aux activités du régime/de l’organisation ou en était‑elle complice?

 

L’organisation ou le régime est‑il connu internationalement comme faisant appel à la violence pour atteindre ses buts?

 

• Combien de temps le demandeur a‑t‑il été membre du régime/de l’organisation?

 

• L’organisation est‑elle encore mêlée à des activités criminelles ou violentes?

 

• Quel était le rôle ou le poste de la personne dans le régime/l’organisation?

 

• La personne a‑t‑elle tiré avantage de son appartenance à l’organisation ou de ses activités?

 

• A‑t‑on la preuve que la personne ne connaissait pas les atrocités ou activités terroristes/criminelles commises par le régime/l’organisation?

Les liens avec le régime/ l’organisation ont‑ils été tous rompus?

• Le demandeur était‑il crédible, direct et honnête concernant les activités/l’appartenance qui ont empêché son admission ou a‑t‑il essayé de réduire l’importance de son rôle?

 

 

• Quelles sont les preuves qui prouvent que les liens ont été rompus?

 

• Quels sont les détails concernant sa dissociation du régime/de l’organisation? Le demandeur s’est‑il dissocié du régime/de l’organisation à la première occasion? Pourquoi?

 

• Le demandeur est‑il actuellement associé avec des personnes encore impliquées dans le régime/ l’organisation?

 

• Est‑ce que le mode de vie du demandeur démontre de la stabilité ou plutôt un profil d’activités vraisemblablement associées à un style de vie criminel?

A‑t‑on des indices que le demandeur pourrait tirer avantage des éléments d’actif obtenus lorsqu’il était membre de l’organisation?

• Le mode de vie du demandeur est‑il conforme à son avoir net personnel (ANP) et à son emploi actuel?

 

• Dans la négative, fournir des preuves établissant que l’avoir personnel du demandeur ne provenait pas d’activités criminelles.

A‑t‑on des indices que le demandeur peut tirer avantage de son appartenance antérieure au régime/à l’organisation?

• Le mode de vie du demandeur révèle‑t‑il que le demandeur bénéficie d’avantages qui résultent de son ancienne appartenance au régime/à l’organisation?

 

• La situation du demandeur dans la collectivité se trouve‑t‑elle avantagée par quelque traitement spécial dû à son ancienne appartenance au régime/à l’organisation?

La personne a‑t‑elle adopté des valeurs démocratiques de la société canadienne?

• Quelle est l’attitude actuelle du demandeur à l’égard du régime/de l’organisation, de son appartenance et de ses activités au nom du régime/de l’organisation?

 

• Le demandeur partage‑t‑il encore les valeurs et le mode de vie reconnus pour être associés à l’organisation?

 

• Le demandeur manifeste‑t‑il du remords pour son appartenance ou ses activités?

 

• Quelle est l’attitude actuelle du demandeur à l’égard de la violence utilisée à des fins de changement politique?

 

• Quelle est l’attitude du demandeur à l’égard de la primauté du droit et des institutions démocratiques telles qu’elles sont comprises au Canada?

 

[22]           Par conséquent, selon moi, on ne saurait dire que le ministre a négligé de bien considérer l’« intérêt national », comme il était tenu de le faire.

 

Le ministre s’est‑il fondé sur des conclusions de fait manifestement déraisonnables, a‑t‑il laissé de côté certains éléments de preuve ou a‑t‑il tiré des conclusions déraisonnables?

 

[23]           Comme je l’ai dit plus haut, la note d’information envoyée au ministre indique à première vue que huit documents y sont joints; cependant, le dossier certifié remis aux parties et à la Cour conformément à l’article 17 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, ne contient que six annexes. Sont absentes du dossier les annexes 7 et 8 – « Formulaire de renseignements personnels (FRP) » et [traduction] « Observations additionnelles du client après communication des pièces ». Le FRP du demandeur figure dans le document formant l’annexe 4, [traduction] « Notes et rapport de l’agent d’immigration »; cependant, la réponse du demandeur à la note d’information n’apparaît nulle part. Par conséquent, l’unique preuve versée dans le dossier qui pourrait nous dire si le ministre avait ce document à sa disposition est la liste des pièces jointes qui est dactylographiée au bas de la note d’information. Le mémoire déposé par le demandeur expose succinctement son objection, comme il suit :

[traduction]

 

Le demandeur a eu l’occasion d’examiner la note d’information et d’y réagir avant qu’elle soit transmise au ministre, mais il n’est pas établi que les observations produites en réponse à la note ont été examinées. La réponse du demandeur […] mettait en relief plusieurs contradictions importantes entre, d’une part, la note d’information et, d’autre part, l’entrevue ainsi que les autres déclarations faites par le demandeur. Malgré ces éclaircissements, il n’est pas établi que la note d’information a été modifiée de quelque façon pour rendre compte des changements. En fait, la version finale qui a été soumise au ministre est totalement identique à l’ébauche antérieure à laquelle se rapportait la réponse du demandeur.

 

[24]           Selon les défendeurs, la mention, dans la note d’information, de la pièce qui y était jointe donne à la Cour une raison suffisante de croire que le ministre avait devant lui la réponse du demandeur avant qu’il rende sa décision. Malheureusement, cette mention ne me convainc nullement que le ministre avait devant lui la lettre présentée à titre de réfutation. La meilleure preuve de ce que le ministre avait devant lui est le dossier certifié, qui fut déposé en même temps qu’un affidavit attestant qu’il s’agissait d’une copie de l’original. Puisque ce dossier ne renferme pas une copie de la lettre présentée à titre de réfutation, il y a tout lieu de croire qu’il n’avait pas ladite lettre devant lui. J’aurais pu arriver à une conclusion autre si la note d’information avait été modifiée pour préciser que certains des faits y mentionnés étaient contestés par le demandeur et si elle avait exposé en détail sa réponse, mais tel n’est pas le cas. Par conséquent, je suis d’avis que le ministre n’avait pas devant lui la réfutation du demandeur.

 

[25]           Dans sa réfutation, le demandeur conteste maintes affirmations de la note d’information, dont les suivantes : il avait un contact personnel avec le commandement de l’OLP, il faisait l’apologie de la violence, il avait été mêlé à des actes de violence et son niveau de participation au sein de l’OLP était élevé.

 

[26]           Comme je l’ai dit précédemment, la décision que devait rendre le ministre appelle une retenue considérable. Le ministre doit, pour arriver à sa décision, examiner et apprécier la preuve qui lui est soumise. C’est là le rôle du ministre, non celui de la Cour. La Cour a jugé que, lorsque le ministre a devant lui une preuve qui, à première vue, appuie la demande de dispense, cette preuve doit être prise en compte, à défaut de quoi il y aura erreur susceptible de contrôle : voir la décision Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 381.

 

[27]           À mon avis, lorsque la demande de dispense s’appuie sur une preuve jetant le doute sur les faits essentiels qui sont portés à la connaissance du ministre, et lorsque cette contre‑preuve n’est pas présentée au ministre pour être appréciée comme il se doit, il y a, là également, erreur susceptible de contrôle. Il ne s’agit pas ici d’un cas où le ministre a laissé de côté telle ou telle preuve; il s’agit d’un cas où la preuve présentée au départ n’a aucunement été portée à l’attention du ministre.

 

[28]           Sur ce fondement, je dois faire droit à la demande et renvoyer l’affaire au ministre pour nouvelle décision. Dans le réexamen de l’affaire, la note d’information devrait préciser que la réfutation opposée par le demandeur a bien été examinée, et elle devrait, d’une manière assez détaillée, indiquer les raisons justifiant l’acceptation ou le rejet de ladite réfutation. La réfutation du demandeur devra absolument être soumise à l’examen du ministre.

 

Le ministre a‑t‑il, à tort, restreint son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a apprécié l’ensemble des faits entourant la demande de dispense?

 

[29]           Le demandeur allègue que l’auteur de la note d’information a tiré des conclusions injustifiées sur sa crédibilité. À strictement parler, il ne m’est pas nécessaire d’examiner ce point, compte tenu de mes conclusions ci‑dessus; je ferai néanmoins quelques brèves observations sur cet aspect. L’affirmation du demandeur est fondée sur le fait que l’agent d’immigration qui l’a interrogé a trouvé qu’il s’était distancié de l’OLP depuis son arrivée au Canada. L’agent d’immigration a estimé pour cette raison qu’une dispense ministérielle était justifiée. Selon le demandeur, l’auteur de la note d’information a erronément restreint son pouvoir discrétionnaire en concluant plus loin qu’il n’était pas crédible, et cela, sans s’être entretenu au préalable avec lui, et apparemment sans s’appuyer sur des faits pouvant autoriser une telle conclusion.

 

[30]           Il m’est impossible de souscrire ici à l’argument du demandeur. L’agent d’immigration devait dire s’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était ou avait été un membre de l’OLP. L’opinion de l’agent selon laquelle le demandeur devrait bénéficier d’une dispense était, à strictement parler, extérieure à son mandat et représentait une opinion personnelle, fondée uniquement sur les faits dont il avait connaissance. L’auteur de la note d’information devait quant à lui dire si l’octroi d’une dispense allait ou non être préjudiciable à la sécurité nationale. Je suis arrivé à la conclusion que la note d’information posait problème, mais je ne crois pas que le ministre a restreint son pouvoir discrétionnaire.

 

[31]           Aucune des parties n’a proposé qu’une question soit certifiée et, au vu des faits, il n’y a aucune question à certifier.

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée au ministre pour nouvelle décision conforme aux présents motifs;

2.         Aucune question n’est certifiée.

                                                                                                               « Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche

Juriste-traducteur et traducteur-conseil

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑950‑08

 

INTITULÉ :                                       SALAH‑EDDIN RAMADAN c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 4 SEPTEMBRE 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 14 OCTOBRE 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

POUR LE DEMANDEUR

 

David Tyndale

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman et Associés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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