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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20081002

Dossier : IMM-539-08

Référence : 2008 CF 1112

Ottawa (Ontario), le 2 octobre 2008

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

AQING LU

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Lu Aqing est une citoyenne de la République populaire de Chine dont la demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), laquelle a conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que Mme Lu avait commis un crime grave de droit commun avant son arrivée au Canada. Par conséquent, la Commission a exclu Mme Lu de la définition de demandeur d’asile par application de l’alinéa 1Fb) de la Convention relative au statut des réfugiés (la Convention).

 

[2]               Mme Lu demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la Commission; elle soutient que la Commission a agi arbitrairement parce qu’elle s’est basée sur un document qui ne lui avait pas été fourni. De plus, Mme Lu soutient que la décision de la Commission était déraisonnable parce qu’elle était basée sur des éléments de preuve incohérents et contradictoires, y compris des éléments de preuve qui avaient été obtenus sous la torture.

 

[3]               Pour les motifs qui vont suivre, j’en suis venue à la conclusion que la Commission a agi de manière inéquitable sur le plan procédural et qu’elle a commis une erreur lorsqu’elle n’a pas valablement tenu compte de la preuve dont elle disposait, preuve qui donnait à penser qu’au moins une des déclarations faites contre Mme Lu avait été obtenue sous la torture. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

 

Résumé des faits

 

[4]               Mme Lu était membre du Parti communiste et elle a occupé divers postes dans des sociétés appartenant à l’État. Mme Lu et ses deux frères ont été accusés d’un certain nombre d’infractions relativement à des détournements de fonds publics. Après son arrivée au Canada, Mme Lu a demandé l’asile. Elle affirmait craindre d’être persécutée du fait de son appartenance à un groupe social particulier.

 

[5]               Mme Lu dit qu’elle est innocente des accusations portées contre elle. Elle affirme qu’elle a été faussement accusée par le chef de la Section de lutte contre la corruption de la province de Shandong, parce qu’elle s’était plainte du traitement infligé à son frère aîné, Jiaoqing.

 

[6]               Lu Jiaoqing avait été accusé de fraude et d’acceptation de pots‑de‑vin. Mme Lu avait rendu visite à son frère en prison et elle s’était exprimée ouvertement contre les conditions déplorables de sa détention et l’effet négatif de cette détention sur la santé de son frère.

 

[7]               Selon Mme Lu, son frère a disparu pendant environ dix‑huit mois au cours de sa détention, après son arrestation en janvier 1995, et plus tard il a fait deux tentatives de suicide. À ce qu’il paraît, Lu Jiaoqing a été déclaré coupable d’au moins certaines accusations portées contre lui, et il a été condamné à mort. La peine de mort n’avait pas encore été exécutée à la date de l’audition de la demande d’asile de Mme Lu et Jiaoqing demeure emprisonné en Chine.

 

[8]               Le jeune frère de Mme Lu, Lu Xiaoqing, a aussi été arrêté par les mêmes autorités en avril 2000 et il a été accusé d’infractions semblables. Après dix‑neuf mois passés en détention, Xiaoqing a plaidé coupable à certaines ou à toutes les accusations portées contre lui et il a été condamné à deux années d’emprisonnement.

 

[9]               Xiaoqing est maintenant sorti de prison et il vit toujours en Chine. Pendant son incarcération, Lu Xiaoqing a fourni aux autorités une déclaration qui impliquait sa sœur Aqing dans ses activités criminelles.

 

[10]           L’audition de la demande d’asile de Mme Lu a eu lieu sur trois jours – le 14 novembre 2006, les 3 avril et 1er mai 2007. L’avocate du ministre a participé à l'audience et elle a soutenu que Mme Lu devrait être exclue de la protection offerte par la Convention au motif qu’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’elle avait commis un crime grave de droit commun avant son entrée au Canada.

 

[11]           La Commission a admis l’argument du ministre et la demande d’asile de Mme Lu a été rejetée au motif qu’elle était exclue de la définition de réfugié en application de l’alinéa 1Fb) de la Convention.

 

 

La « notice rouge » d’Interpol

 

[12]           Mme Lu avance comme premier argument qu’on a manqué à l’équité procédurale lors de l’audition de sa demande d’asile, puisque la Commission s’est basée sur un document qui ne lui avait jamais été communiqué.

 

[13]           L’analyse relative à la norme de contrôle n’a pas à être menée lorsque la demande de contrôle judiciaire est basée sur une allégation de manquement à l’équité procédurale dans le processus d’audience. La cour de révision doit plutôt décider si, le processus suivi par le décideur satisfaisait au degré d’équité requis compte tenu de toutes les circonstances.

 

[14]           Cela n’a pas changé du fait de l’arrêt Dunsmuir : voir les motifs concourants du juge Binnie dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] A.C.S. no 9, au paragraphe 129, où il a confirmé que la cour de révision avait le dernier mot quant aux questions d’équité procédurale. Voir aussi l’arrêt Canada (Procureur général) c. Clegg, [2008] A.C.F. nº 853 (C.A.F.).

 

[15]           Après avoir examiné le présent dossier avec soin, je suis convaincue que Mme Lu s’est vu refuser l’équité procédurale relativement à l’audition de sa demande d’asile. C’est‑à‑dire qu’il n’était pas équitable que la Commission se soit basée sur un document concernant précisément l’affaire de Mme Lu, soit une « notice rouge concernant Lu Aqing, remise par le quartier général de l’INPO d’Interpol », document qui ne lui avait jamais été communiqué.

 

[16]           L’examen du dossier révèle que, le 5 octobre 2006, avant le premier jour de l’audition de la demande d’asile de Mme Lu, son avocat a écrit à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié; dans sa lettre, il soulignait qu’il n’avait pas encore reçu les photocopies des documents d’Interpol sur lesquels le ministre se fondait pour alléguer que Mme Lu devait être exclue de la protection offerte par la Convention.

 

[17]           Environ deux semaines plus tard, un agent d’audience de l’Agence des services frontaliers du Canada a répondu à la lettre de l’avocat; il déclarait que [traduction] « en ce qui a trait aux documents d’Interpol, ils sont considérés confidentiels et nous n’avons pas le droit de les communiquer ni à vous ni à votre cliente ».

 

[18]           Le 25 octobre 2006, l’avocate du ministre a communiqué à l’avocat de Mme Lu les documents sur lesquels le ministre se baserait à l’audience. Bien que la liste de la trousse des documents communiqués ait fait expressément référence à la « photocopie de la notice rouge concernant Lu Aqing, remise par le quartier général de l’INPO d’Interpol », aucune photocopie du document cité ne fut présentée.

 

[19]           L’audition de la demande d’asile de Mme Lu a commencé le 14 novembre 2006. L’avocat de Mme Lu a tenté d’obtenir une copie de la transcription de cette séance, mais il a été avisé par la Commission que l’enregistrement du premier jour d’audience avait été altéré, ce qui avait pour résultat l’indisponibilité de la transcription.

 

[20]           Toutefois, diverses questions liées à la communication de la preuve ont été évidemment soulevées lors de cette audience et l’affaire a été ajournée en vue de leur résolution. Il semble que la Commission n’a rendu aucune ordonnance précise à cet égard.

 

[21]           Le 2 avril 2007, la veille de la reprise de l’audition de demande d’asile de Mme Lu, son avocat a écrit à l’avocate du ministre; une fois de plus, il soulevait la question de l’absence de communication de la « notice rouge » d’Interpol. Une photocopie de cette lettre a aussi été envoyée au commissaire présidant l’audience (le commissaire) de Mme Lu.

 

[22]           L’audition de la demande d’asile de Mme Lu a alors repris le lendemain. Bien que le commissaire ait confirmé au début de l’audience que tout le monde avait maintenant les mêmes documents pertinents quant à la demande, comme je l’expliquerai ultérieurement dans les présents motifs, en fait, il y a de bonnes raisons de penser que ce n’était pas le cas.

 

[23]           Mme Lu a ensuite témoigné pour étayer sa demande. Lors de son témoignage, elle a confirmé qu'elle n’avait jamais vu les documents d’Interpol sur lesquels le ministre se fondait. Mme Lu a répété cette affirmation lors de la reprise d’audience le 1er mai 2007.

 

[24]           Une fois terminée la partie de l’audition de Mme Lu relative à la présentation de la preuve, le commissaire a accepté de permettre aux avocats des parties de soumettre leurs arguments par la voie d’observations écrites.

 

[25]           Dans les observations de Mme Lu à la Commission, son avocat a réitéré sa réserve sur le manquement du ministre à présenter la « notice rouge », malgré les demandes répétées visant cette présentation; il a demandé [traduction] « Pourquoi ce document n’a‑t‑il pas été présenté? Existe‑t‑il? »

 

[26]           Dans ses observations en réponse fournies à la Commission, l’avocate du ministre a déclaré que [traduction] « nous avons […] communiqué tous les documents qui nous ont été fournis ».

 

[27]           En réponse aux questions de la Cour, l’avocate du ministre dans la présente demande n’a pas été en mesure d’expliquer ou de résoudre les contradictions apparentes dans les observations faites par les représentants du ministre dans la présente affaire relativement à l’existence de la « notice rouge » d’Interpol.

 

[28]           C’est-à-dire que, en réponse à la demande de présentation de Mme Lu du 5 octobre 2006, le ministre a décidé que les documents ne pouvaient pas être présentés parce qu’ils étaient confidentiels. Rien ne donnait à penser dans sa réponse à ce moment‑là que le ministre n’était pas en possession des documents ou que pour une raison ou une autre, il n’était pas possible de les trouver.

 

[29]           En revanche, en mai 2007, le ministre a décidé que les documents ne pouvaient pas être présentés parce qu'ils ne pouvaient tout simplement pas être trouvés.

 

[30]           La décision du commissaire a été rendue le 3 janvier 2008. Dans sa décision qu’il existait des raisons sérieuses de penser que Mme Lu avait commis un crime grave de droit commun avant son entrée au Canada, le commissaire a dressé la liste des divers documents sur lesquels il s’était basé pour décider qu’en fait, il y avait de bonnes raisons de conclure que Mme Lu était exclue de la protection offerte par la Convention. Parmi les documents expressément mentionnés par le commissaire dans ses motifs comme étant ceux qui étaient à la base de sa conclusion à cet égard, figurait la « notice rouge » d’Interpol.

 

[31]           La déclaration catégorique du commissaire selon laquelle il s’était basé sur la « notice rouge » pour tirer sa conclusion quant à l’exclusion est problématique à la lumière de l’affirmation de Mme Lu et de son avocat, affirmation répétée jusqu’à l’étape des dernières observations, selon laquelle ils n’avaient jamais vu ce document.

 

[32]           Toutefois, la déclaration devient encore plus problématique, lorsqu’on tient compte du fait que le document n’apparaît nulle part dans le dossier certifié du tribunal et que le ministre n’a pas non plus présenté de demande en application de l’article 87 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés en vue de faire interdire la divulgation du document.

 

[33]           Une conclusion quant à l’exclusion est grave – elle peut avoir de graves conséquences pour la personne qui y est visée. En conséquence, un degré relativement élevé d’équité procédurale est requis lors de l’audience au cours de laquelle il est question d’une possibilité d’exclusion.

 

[34]           Dans les circonstances de l’espèce, je n’ai aucune certitude que Mme Lu a eu droit à une audience équitable relativement à sa demande d’asile.

 

[35]           Avant de passer à la question suivante, il faut aussi noter que, parce que la « notice rouge » sur laquelle le commissaire se serait basé n’a pas été présentée à la Cour, il n’y a tout simplement aucune façon de savoir ce que le document contient ou de savoir à quel point cet élément de preuve était important dans la conclusion du commissaire quant à l’exclusion.

 

[36]           Par conséquent, la demande sera accueillie et la décision de la Section de la protection des réfugiés sera annulée.

 

 

La preuve obtenue sous la torture

 

[37]           Bien que la conclusion énoncée ci‑dessus suffise en soi pour l’annulation de la décision de la Commission, j’aborderai brièvement l’un des autres arguments de Mme Lu dans le but d’aider le tribunal qui devra ultimement procéder au nouvel examen de l’affaire de Mme Lu, c’est‑à‑dire, l’affirmation de Mme Lu selon laquelle certains éléments de preuve, y compris la déclaration de son jeune frère Xioaqing qui l’impliquait dans le détournement de fonds publics, avaient été obtenus sous la torture.

 

[38]           Comme c’était le cas avec la « notice rouge », le commissaire a déclaré de façon tout à fait claire dans ses motifs qu’il s’était basé sur la déclaration de Lu Xioaqing qui impliquait Mme Lu dans des activités criminelles, lorsqu’il est parvenu à la conclusion qu’elle devait être exclue de la définition de réfugié.

 

[39]            En appui à son allégation selon laquelle la déclaration de son frère avait été obtenue sous la torture, Mme Lu se fonde sur sa propre preuve à cet égard, de même que sur l’avis d’appel que son frère aurait déposé en Chine, qui fait précisément mention de la torture qu’il dit avoir subie lorsqu’il était incarcéré dans ce pays. Mme Lu se fonde aussi sur les renseignements relatifs à la situation déplorable dans les prisons chinoises, renseignements qui comprennent de nombreuses références à la torture largement répandue dans les pénitenciers chinois.

 

[40]           Bien que le commissaire fasse référence dans ses motifs à la preuve et aux allégations présentées par Mme Lu qui donnent à penser que la déclaration de Lu Xioaqing avait été obtenue sous la torture, le commissaire a seulement pris en compte cette preuve relativement à la question de savoir si Mme Lu pouvait elle‑même être soumise à la torture, si elle était renvoyée en Chine.

 

[41]           À ce sujet, le commissaire a déclaré que conformément à la décision de la Cour d’appel fédérale dans Xie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 250, il n’avait ni le droit ni l’obligation de pondérer la gravité des crimes d’un demandeur d’asile par les risques que ce demandeur court d’être torturé dans son pays d’origine.

 

[42]           À mon humble avis, cela n’était tout simplement pas suffisant.

 

[43]           En présence d’un élément de preuve qui donnait à penser qu’une déclaration incriminante avait été obtenue sous la torture, il incombait au commissaire de prendre aussi en compte la fiabilité de la preuve de la torture et de décider du poids à lui accorder.

 

[44]           Il était loisible au commissaire de décider d’accorder peu de poids à la preuve de la torture dans la présente affaire, à condition de donner des raisons appropriées. Toutefois, si la preuve de la torture s’était avérée fiable, alors le commissaire aurait dû ensuite décider quel poids, le cas échéant, pouvait ou devait être accordé à la preuve en question.

 

[45]           Assurément, si un commissaire est convaincu que la déclaration incriminante a été en fait obtenue sous la torture, de grandes précautions devraient être prises avant d’admettre cette déclaration comme étant fiable ou comme ayant quelque valeur que ce soit.

 

[46]           Enfin, si le commissaire avait dû conclure que la preuve ne valait rien, au vu des circonstances dans lesquelles elle avait été obtenue, il aurait dû alors se demander si les autres éléments de preuve contre Mme Lu étaient suffisants pour établir qu’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’elle avait commis un « crime grave de droit commun », vu que la preuve obtenue sous la torture était écartée dans son ensemble.

 

 

Conclusion

 

[47]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

 

Certification

 

[48]           Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé de question à certifier et aucune n’est soulevée en l’espèce.


 

JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE que :

 

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

 

            2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale, LL.M., M.A.Trad.jur.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                               IMM-539-08

 

INTITULÉ :                                              AQING LU c. LE MINISTRE DE LA

                                                                   CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                        Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                      Le 3 septembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                     Ljuge Mactavish

 

DATE DES MOTIFS :                             Le 2 octobre 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nico G.J. Breed

 

POUR LA DEMANDERESSE

Camille Audan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Spier Harben

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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