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Date : 20080929

Dossier : T-2012-07

Référence : 2008 CF 1082

Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2008

En présence de monsieur le juge Lemieux

 

 

ENTRE :

MATOL BIOTECH LABORATORIES LTD.

demanderesse

et

 

JURAK HOLDINGS LTD.

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Dans le cadre d’une demande présentée le 5 février 1999 à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’OPIC), Matol Biotech Laboratories Ltd. (Matol) a tenté d’enregistrer KARL JURAK (la marque) en liaison avec des produits renfermant des minéraux et des vitamines destinés à un usage thérapeutique (les marchandises) comme marque de commerce en vertu de la Loi sur les marques de commerce (la Loi). Sa tentative a été contestée avec succès par Jurak Holdings Ltd. (Holdings), principalement au motif que la marque était non enregistrable en application de l’alinéa 12(1)a) de la Loi et qu’elle n’était pas devenue distinctive comme l’exige le paragraphe 12(2) de la Loi. L’alinéa 12(1)a) et le paragraphe 12(2) se lisent comme suit :

12. (1) Sous réserve de l’article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants :

 

a) elle est constituée d’un mot n’étant principalement que le nom ou le nom de famille d’un particulier vivant ou qui est décédé dans les trente années précédentes;

 

[…]

 

(2) Une marque de commerce qui n’est pas enregistrable en raison de l’alinéa (1)a) ou b) peut être enregistrée si elle a été employée au Canada par le requérant ou son prédécesseur en titre de façon à être devenue distinctive à la date de la production d’une demande d’enregistrement la concernant.

[Non souligné dans l’original.]

 

12. (1) Subject to section 13, a trade-mark is registrable if it is not

 

 

(a) a word that is primarily merely the name or the surname of an individual who is living or has died within the preceding thirty years;

 

 

(2) A trade-mark that is not registrable by reason of paragraph (1)(a) or (b) is registrable if it has been so used in Canada by the applicant or his predecessor in title as to have become distinctive at the date of filing an application for its registration. [Emphasis mine.]

 

 

 

[2]               En vertu de l’article 56 de la Loi, Matol a interjeté appel de la décision rendue le 14 septembre 2007 par Jean Carrière, membre de la Commission des oppositions des marques de commerce (la Commission). Matol s’est prévalue du paragraphe 56(5) de la Loi et a déposé en l’espèce trois éléments de preuve dont ne disposait pas la Commission. Holdings n’a déposé aucun élément de preuve supplémentaire ou nouveau.

 

[3]               Le présent appel soulève deux questions en litige. Premièrement, la Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que Holdings s’était déchargée de son fardeau de présentation initial avant que le fardeau de présentation soit transféré à Matol? Deuxièmement, vu la preuve supplémentaire dont je dispose, la marque, qui, selon Matol, aurait été employée pour la première fois le 31 octobre 1994 en liaison avec les marchandises, était‑elle devenue distinctive d’une telle façon que Matol peut se prévaloir de l’exception prévue au paragraphe 12(2) de la Loi?

[4]               Matol et Holdings conviennent pour l’essentiel que la jurisprudence concernant le critère applicable à l’interprétation de l’alinéa 12(2)a) de la Loi est fixée. Ce critère, énoncé par la jurisprudence (Canada (Registraire des Marques de Commerce c. Coles Book Stores Ltd.), [1974] R.C.S. 438; Gerhard Horn Investments Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1983), 73 C.P.R. (2d) 23, et Standard Oil Company c. Registrar of Trade Marks, [1968] 2 R.C.É. 523), est le suivant :

 

1)   la première condition, et la plus importante, est de savoir si la marque est le nom ou le nom de famille d’un particulier vivant ou décédé depuis peu;

 

2)   dans l’affirmative, le registraire doit alors décider si, dans l’esprit du consommateur canadien moyen, la marque « n’est principalement que » le nom ou le nom de famille d’un particulier plutôt qu’autre chose.

[Non souligné dans l’original.]

 

[5]               Les parties ne contestent pas que le premier volet du critère a été établi par la preuve, c’est‑à‑dire que la marque est le nom d’un particulier décédé en 1993.

 

[6]               Les parties conviennent également de la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission. La norme a été établie par le juge Binnie dans l’arrêt Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, aux paragraphes 40 et 41, lesquels se lisent comme suit :

 

40     Compte tenu, en particulier, de l’expertise de la Commission et du rôle d’« appréciation » que lui impose l’art. 6 de la Loi, je suis d’avis que, malgré l’octroi d’un droit d’appel absolu, la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable.  Le pouvoir discrétionnaire dont dispose la Commission ne commande pas la grande retenue dont il faut faire preuve, par exemple, à l’égard de l’exercice ministériel d’un pouvoir discrétionnaire, auquel s’applique habituellement la norme du caractère manifestement déraisonnable (p. ex. S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, 2003 CSC 29, par. 157), mais la Commission n’est pas tenue non plus de satisfaire à la norme de la décision correcte, comme si elle tranchait une question de droit de portée générale qui peut être isolée (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, 2002 CSC 3, par. 26).  Comme l’a expliqué le juge Iacobucci dans Ryan, par. 46, la norme intermédiaire (celle du caractère raisonnable) signifie qu’« [u]ne cour sera souvent obligée d’accepter qu’une décision est raisonnable même s’il est peu probable qu’elle aurait fait le même raisonnement ou tiré la même conclusion que le tribunal. »  La question est de savoir si la décision de la Commission est étayée par des motifs qui peuvent résister « à un examen assez poussé » et si elle n’est pas « manifestement erronée » : Southam, par. 56 et 60

 

41     L’analyse qui précède quant à la norme de contrôle applicable est conforme à la jurisprudence établie par la Cour d’appel fédérale : voir en particulier Molson c. Labatt, le juge Rothstein, par. 51; Novopharm, le juge Strayer, par. 4; United States Polo Assn. c.  Polo Ralph Lauren Corp., [2000] A.C.F. no 1472 (QL), le juge Malone, par. 13, et le juge Isaac, par. 37; Christian Dior, S.A. c. Dion Neckwear Ltd., [2002] 3 C.F. 405, 2002 CAF 29, le juge Décary, par. 8, et Purafil, Inc. c. Purafil Canada Ltd., [2004] A.C.F. no 628 (QL), 2004 CF 522, le juge suppléant MacKay, par. 5.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[7]               Dans l’arrêt Mattel, le juge Binnie a mentionné, avec approbation, le paragraphe 51 des motifs de l’arrêt Molson Breweries c. John Labatt, [2000] 3 C.F. 145 (Molson-Labatt), rendus par le juge Rothstein, alors juge à la Cour d’appel fédérale, qui portait essentiellement sur l’incidence qu’une preuve supplémentaire déposée dans le cadre d’un appel pourrait avoir sur la norme de contrôle :

 

51     Je pense que l'approche suivie dans les affaires Benson & Hedges c. St. Regis et McDonald c. Silcorp est conforme à la conception moderne de la norme de contrôle. Même s'il y a, dans la Loi sur les marques de commerce, une disposition portant spécifiquement sur la possibilité d'un appel à la Cour fédérale, les connaissances spécialisées du registraire sont reconnues comme devant faire l'objet d'une certaine déférence. Compte tenu de l'expertise du registraire, et en l'absence de preuve supplémentaire devant la Section de première instance, je considère que les décisions du registraire qui relèvent de son champ d'expertise, qu'elles soient fondées sur les faits, sur le droit ou qu'elles résultent de l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, devraient être révisées suivant la norme de la décision raisonnable simpliciter. Toutefois, lorsqu'une preuve additionnelle est déposée devant la Section de première instance et que cette preuve aurait pu avoir un effet sur les conclusions du registraire ou sur l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, le juge doit en venir à ses propres conclusions en ce qui concerne l'exactitude de la décision du registraire. […]

[Non souligné dans l’original.]

 

[8]               Selon mon interprétation des deux arrêts précités, la norme de contrôle a été fixée (voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 62). La norme de contrôle est la raisonnabilité. La Cour d’appel fédérale a confirmé que la norme de contrôle était la raisonnabilité dans l’arrêt Scott Paper Limited c. Smart & Biggar et al., 65 C.P.R. (4th) 303, paragraphe 11 (Scott Paper), prononcé après que l’arrêt Dunsmuir a été rendu.

 

[9]               Dans l’arrêt Dunsmuir, les juges Bastarache et Lebel ont fourni des conseils pour cerner ce qu’est une décision raisonnable :

 

47     La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables.  Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables.  La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à  l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[…]

 

49     La déférence inhérente à la norme de la raisonnabilité implique donc que la cour de révision tienne dûment compte des conclusions du décideur.  Comme l’explique Mullan, le principe de la déférence [traduction] « reconnaît que dans beaucoup de cas, les personnes qui se consacrent quotidiennement à l’application de régimes administratifs souvent complexes possèdent ou acquièrent une grande connaissance ou sensibilité à l’égard des impératifs et des subtilités des régimes législatifs en cause » : D. J. Mullan, « Establishing the Standard of Review — The Struggle for Complexity? » (2004), 17 C.J.A.L.P. 59, p. 93.  La déférence commande en somme le respect de la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs, de même que des raisonnements et des décisions fondés sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier, ainsi que de la différence entre les fonctions d’une cour de justice et celles d’un organisme administratif dans le système constitutionnel canadien

     

[…]

 

53     En présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s’impose habituellement d’emblée (Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, p. 599‑600; Dr Q, par. 29; Suresh, par. 29‑30).  Nous sommes d’avis que la même norme de contrôle doit s’appliquer lorsque le droit et les faits s’entrelacent et ne peuvent aisément être dissociés

 

 

[10]           Les arrêts précités sont également clairs en ce qui concerne les affaires qui portent sur des questions de fait : sur ces questions, la Commission a droit à une grande déférence, comme l’a édicté le Parlement à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, qui dispose qu’une décision peut être infirmée si la Commission « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont [elle] dispose » (voir également Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, paragraphes 37 et 38).

 

Le contexte factuel

[11]           Après avoir présenté sa demande d’enregistrement de la marque le 5 février 1999, Matol a fait l’objet d’un rapport d’objection dans lequel une examinatrice a soulevé un certain nombre de questions, notamment la question de savoir si la marque pouvait effectivement être enregistrée compte tenu de l’alinéa 12(2)a) de la Loi. En réponse à cette question, Matol a déposé l’affidavit, daté du 16 mars 2001, de M. Robert Bolduc, cofondateur et président de Matol, ainsi que les pièces RB‑1, RB-2 et RB‑3, dans lequel M. Bolduc affirmait pouvoir se prévaloir de l’exception prévue au paragraphe 12(2) de la Loi.

 

[12]           Robert Bolduc a expliqué ce qui suit dans son affidavit :

[traduction]

1)   La demanderesse, constituée en société en mars 1986, est une filiale de Matol Botanique International Ltée (Botanique); elle détient tous les enregistrements de marque de commerce canadienne que possède Botanique, qui produit et commercialise les marchandises au Canada;

 

2)   Le principal produit commercialisé par Botanique est un supplément minéral sous forme liquide vendu au Canada sous la marque de commerce MATOL. Ce supplément minéral a été découvert par M. Karl Jurak;

 

3)   Depuis le 31 octobre 1994, le supplément minéral et d’autres produits à base d’herbes médicinales sont commercialisés au Canada sous la marque de commerce MATOL associé à la marque de commerce KARL JURAK;

 

4)   Les produits de Botanique ne sont pas commercialisés dans les magasins de vente au détail au Canada; ils sont plutôt vendus directement aux consommateurs canadiens par des vendeurs indépendants de Matol.

 

[13]           Le 6 juin 2001, l’examinatrice a retiré son objection fondée sur l’alinéa 12(1)a) de la Loi, apparemment sur le fondement d’un nouvel énoncé de pratique de l’OPIC, et ce, sans fournir plus de détails.

 

[14]           Avant et après le dépôt de la demande d’enregistrement de la marque, les parties en l’espèce (Matol à titre de requérante et Holdings à titre d’opposante) ont pris part à des oppositions connexes dont avait été saisi l’OPIC :

 

·      Le 5 décembre 1997, Matol a présenté une demande d’enregistrement de la marque de commerce KARL JURAK 1904-1993 et dessin y afférent; le dessin représentait un portrait de M. Jurak. La demande d’enregistrement a été accueillie par M. Carrière le 14 décembre 2007;

 

·      Le 5 février 1999, Matol a présenté une demande d’enregistrement de la marque de commerce KARL JURAK 1904-1993, demande accueillie par M. Carrière le 14 décembre 2007;

 

·      Le 23 décembre 1998, Matol a présenté une demande d’enregistrement de la marque de commerce projetée JURAK en liaison avec un certain nombre de marchandises et de services très divers. La demande a été accueillie le 3 mars 2006 par un autre membre de la Commission.

 

[15]           Le 3 octobre 2001, Holdings a déposé une déclaration d’opposition à l’égard de la demande d’enregistrement de la marque de commerce KARL JURAK présentée par Matol. Anthony Carl Jurak a déposé un affidavit en appui à l’opposition, et il a été contre‑interrogé. Il est le président de Holdings depuis qu’elle a été constituée en société le 1er janvier 1998, et il est le président et le directeur général de Jurak Corporation World Wide Inc. depuis sa constitution en société en novembre 1997, dont Holdings est l’actionnaire majoritaire. Il est le fils de Karl Jurak. Il a été l’un des cofondateurs de Botanique et le premier président de la société de 1984 à 1991, alors qu’il est devenu coprésident aux côtés de Robert Bolduc et de Sam Kalenuik. Il a quitté Botanique in 1997. Holdings commercialise ses marchandises au Canada et aux États‑Unis sous la marque de commerce JURAK CLASSIC. L’une de ces marchandises est une préparation d’un tonique alimentaire général qui avait été élaborée à l’origine par son père. Holdings a fait valoir quatre motifs d’opposition :

 

·      La demande ne satisfait pas à l’exigence de l’alinéa 30i) de la Loi parce que « la [demanderesse] ne pouvait être convaincue qu’elle avait [le] droit d’employer la marque du fait qu’elle savait que Karl Jurak n’est principalement que le nom d’un particulier célèbre qui est décédé dans les trente années précédentes ». Holdings allègue de la marque n’est pas enregistrable et qu’elle ne peut servir de marque de commerce;

 

·      La demande ne respecte pas le paragraphe 30b) de la Loi étant donné que Matol n’a pas employé la marque au Canada en liaison avec les marchandises depuis le 31 octobre 1994;

 

·      La marque n’est pas enregistrable vu l’alinéa 12(1)a) de la Loi pour les mêmes raisons que celles mentionnées dans le motif d’opposition fondé sur l’alinéa 30i) de la Loi, et Holdings ajoute que, « [e]n outre, même si les bottins téléphoniques canadiens comptent vraisemblablement moins de 25 inscriptions au nom de Karl Jurak, la preuve établira que ce nom est celui d’un particulier célèbre. » L’avocat de Holdings ajoute que l’énoncé de pratique daté du 16 août 2000 n’est d’aucun secours pour la demande de Matol, énoncé « sur lequel l’examinatrice semble s’être appuyée relativement à ce point »;

 

·      La marque n’est pas distinctive parce qu’elle ne permet pas de distinguer les marchandises de la demanderesse des marchandises ou des services offerts par d’autres étant donné que la marque est principalement le nom d’un particulier célèbre. L’avocat a ajouté que [traduction] « la preuve déposée par la demanderesse pour l’application du paragraphe 12(2) de la Loi n’établit pas l’emploi du nom Karl Jurak en tant que marque de commerce et ne permet pas de conclure que la marque était devenue distinctive au jour du dépôt de la demande ».

 

[16]           Le 2 avril 2002, Matol a déposé une contre‑déclaration à l’opposition, dans laquelle elle rejetait de façon générale la validité des motifs invoqués par Holdings.

 

[17]           Le 1er mai 2002, Holdings a déposé une déclaration d’opposition modifiée dans laquelle elle a enlevé les mentions concernant l’énoncé de pratique et la preuve déposée par Matol pour l’application du paragraphe 12(2) de la Loi.

 

[18]           Le 4 novembre 2002, Holdings a déposé la preuve relative à l’opposition, c’est‑à‑dire les affidavits et les pièces d’Anthony Carl Jurak, d’Arlene E. Siderius et de Glenn A. Berg.

 

[19]           Le 29 avril 2004, Matol a déposé sa preuve en appui à la demande d’enregistrement, à savoir l’affidavit de Robert Bolduc, daté du 29 avril 2004, et l’affidavit de Jennifer Petras.

 

[20]           Le 18 juillet 2005, Matol a déposé son plaidoyer écrit. Elle y soulignait que l’application de l’alinéa 12(1)a) de la Loi constituait le motif d’opposition principal de Holdings, à savoir que la marque était un mot qui n’était principalement que le nom ou le nom de famille d’un particulier décédé dans les trente années précédentes. Matol a écrit ce qui suit au sujet de l’argument de Holdings [traduction] : « [é]tant donné que Jurak est un nom de famille très rare, il ne peut pas être considéré comme "n’étant principalement qu[’]" un nom de famille à moins qu’un particulier donné qui porte ce nom de famille soit  "bien connu" ou célèbre. Par conséquent, c’est ce que [Holdings] allègue. »

 

[21]           Matol a également allégué qu’il y avait un certain nombre de raisons expliquant que [traduction] « Karl Jurak n’est pas un particulier célèbre dans l’esprit des Canadiens moyens », dont le fait que [traduction] « la vaste majorité des consommateurs canadiens ne connaissent pas Karl Jurak et ses diverses réalisations parce que ses produits ne sont vendus que par des vendeurs indépendants. Il n’y a pas de publicité destinée au public en général dans le but de vendre ces produits. » Matol a terminé son plaidoyer sur ce point en affirmant que, [traduction] « en fait, rien n’établit que Karl Jurak ait retenu quelque attention que ce soit au Canada » et que la marque est enregistrable au regard de l’article 12(1)a) de la Loi. En ce qui concerne le caractère distinctif, Matol a allégué que [traduction] « c’est en fait le même motif que celui soulevé quant à l’alinéa 12(1)a), nous présentons donc le même argument que celui présenté ci‑dessus ». Matol a soutenu que Holding avait un fardeau de présentation initial, à savoir que Holdings devait établir certains faits à l’appui de son allégation selon laquelle la marque de commerce n’était pas enregistrable, et qu’elle ne s’était pas déchargée de son fardeau faute de preuve.

 

[22]           Holdings a déposé sa réponse écrite le 18 novembre 2005. Quant à la question relative à l’alinéa 12(1)a), Holdings s’est fondée sur l’énoncé de pratique de l’OPIC daté du 16 août 2002.
Selon l’interprétation de l’énoncé de pratique faite par Holdings, la marque n’était pas enregistrable. Holdings allègue que l’énoncé de pratique dispose en partie que l’examinateur ne peut soulever une objection à une demande sur le fondement de l’alinéa 12(1)a) que si l’on trouve au moins 25 occurrences du nom dans les annuaires téléphoniques canadiens. Holdings a écrit : [traduction] « Nous admettons que, en l’espèce, aucune preuve n’a été déposée pour établir la l’existence d’au moins 25 occurrences du nom KARL JURAK dans les annuaires téléphoniques canadiens. » Holdings a cependant souligné que l’énoncé de pratique mentionnait que « [l]orsqu’une recherche révèle que la marque est constituée du nom ou du nom de famille d'un particulier célèbre, une objection pourrait être soulevée même s'il y a moins de 25 occurrences […] ». Holdings a par la suite soutenu que la preuve établissait que KARL JURAK était le nom d’un particulier célèbre.

 

La décision de la Commission

[23]           Pour les besoins du présent appel, je vais limiter mon examen de la décision de la Commission à son analyse du fardeau initial de présentation de Holdings au regard de l’alinéa 12(1)a) d’une preuve que la marque n’est pas enregistrable – parce qu’elle « n’est principalement que le nom d’un particulier qui est décédé dans les trente dernières années » – et que, au regard du paragraphe 12(2), la marque n’aurait pas acquis un caractère distinctif. Holdings n’a pas présenté d’appel incident concernant les deux autres motifs d’opposition qu’elle avait soulevés dans sa déclaration d’opposition, à savoir le non‑respect par Matol des alinéas 30i) et 30b) de la Loi, motifs que la Commission avait estimé ne pas avoir été établis par Holdings.  

 

[24]           En ce qui concerne le fardeau, la Commission a affirmé ce qui suit :

 

Le fardeau de persuasion incombe à la requérante, qui doit établir que sa demande satisfait aux dispositions de la Loi, mais l’opposante doit s’acquitter du fardeau de présentation initial en produisant suffisamment d’éléments de preuve recevables dont on puisse raisonnablement conclure à l’existence des faits allégués à l’appui de chaque motif d’opposition. Une fois que l’opposante s’est acquittée du fardeau de présentation initial, la requérante doit toujours établir, selon la prépondérance de la preuve, que les motifs d’opposition particuliers ne devraient pas empêcher l’enregistrement de la marque [Voir Joseph E. Seagram & Sons Ltd. et al. c. Seagram Real Estate Ltd., 3 C.P.R. (3d) 325, aux pages 329 et 330; John Labatt Ltd. c. Molson Companies Ltd., 30 C.P.R. (3d) 293, et Wrangler Apparel Corp. c. The Timberland Company, [2005] C.F. 722].

[Non souligné dans l’original.]

 

[25]           En ce qui concerne les dates pertinentes quant à l’analyse de l’enregistrabilité de la marque au regard de l’article 12(1)a) de la Loi, la Commission a affirmé ce qui suit :

 

-   L’enregistrabilité de la marque en vertu de l’alinéa 12(1)a) de la Loi : la date de production de la demande également; [Voir Calvin Klein Trademark Trust c. Wertex Hosiery Inc. (2005), 41 C.P.R. (4th) 552].

 

[26]           Quant au caractère distinctif, la Commission a conclu ce qui suit :

 

-   Le caractère distinctif de la marque : la date de production de la déclaration d’opposition est généralement acceptée comme la date pertinente (le 3 octobre 2001). [Voir Andres Wines Ltd. and E & J Gallo Winery (1975), 25 C.P.R. (2d) 126, à la page 130 (C.A.F.), et Metro-Goldwyn-Meyer Inc. c. Stargate Connections Inc. (2004), 34 C.P.R. (4th) 317 (C.F. 1e inst.)]

 


a) La question relative à l’alinéa 12(1)a)

[27]           La Commission a commencé son analyse en affirmant qu’elle allait mettre l’accent sur la question de savoir si la marque, KARL JURAK, était un mot « n’étant principalement que » le nom ou le nom de famille d’un particulier décédé dans les 30 dernières années, parce que la majeure partie de la preuve dont elle disposait concernait cette question.

 

[28]           Sur le fondement de la preuve, la Commission a conclu qu’il ne faisait aucun doute qu’un particulier du nom de KARL JURAK était décédé en 1993. Elle a ensuite mentionné l’énoncé de pratique, publié par le registraire le 16 août 2000, qui fournissait quelques lignes directrices concernant l’application de l’alinéa 12(1)a), lesquelles, à son avis, ne liaient pas le registraire à l’étape de la décision sur l’opposition, contrairement à l’étape de l’examen.

 

[29]           La Commission a par la suite énoncé le critère établi par la jurisprudence concernant l’application de l’alinéa 12(1)a) de la Loi, critère que j’ai cité au paragraphe 4 des présents motifs et que je reproduis ici par souci de commodité :

 

1)   la première condition, et la plus importante, est de savoir si la marque est le nom ou le nom de famille d’un particulier vivant ou décédé depuis peu;

 

2)   dans l’affirmative, le registraire doit alors décider si, dans l’esprit du consommateur canadien moyen, la marque « n’est principalement que » le nom ou le nom de famille d’un particulier plutôt qu’autre chose.

 

 

[30]           La Commission a conclu, comme je l’ai déjà mentionné, que le premier volet du critère avait été rempli et que, par conséquent, la question dont elle était saisie était de savoir « si le consommateur moyen considérerait la marque KARL JURAK comme "n’étant principalement que" le nom d’un particulier ou comme quelque chose d’autre ». [Non souligné dans l’original.]

 

[31]           La Commission a mentionné que Holdings avait déposé nombre d’éléments de preuve pour établir que KARL JURAK était un particulier célèbre étant donné que la Commission avait déterminé qu’il y avait moins de 25 occurrences du nom Jurak dans les annuaires téléphoniques canadiens et que, dans les circonstances, l’argument de Holdings pouvait être décrit comme étant le suivant : si la marque porte le nom d’un particulier célèbre, le Canadien moyen considérerait automatiquement la marque comme « n’étant principalement que » le nom ou le nom de famille d’un particulier.

 

[32]           Après avoir résumé la preuve dont elle disposait, la Commission a conclu ce qui suit :

 

Sans vouloir manquer de respect au défunt Karl Jurak, je n’estime pas que la preuve exposée ci‑dessus est suffisante pour permettre de conclure qu’il était une personne célèbre, connue du consommateur canadien moyen. Il est peut-être connu à Tulsa (Oklahoma) ou même à San Antonio (Texas), eu égard aux centres que la Fondation a ouverts dans ces villes, mais aucun élément de preuve ne me permet de conclure que sa réputation aux États-Unis est d’une telle portée qu’elle a atteint le Canada. Son tonique alimentaire général a pu être populaire dans les années 1950, mais rien n’établit que cette popularité se soit maintenue passé les dates pertinentes à tel point que des Canadiens exposés au nom Karl Jurak associeraient immédiatement le défunt Karl Jurak au tonique visé. Les chiffres de ventes au Canada qui ont été fournis n’ont pas ampleur telle qu’on puisse en déduire une association dans l’esprit des consommateurs canadiens entre cette marque de commerce et le défunt Karl Jurak.

[Non souligné dans l’original.]

 

[33]           M. Carrière a par la suite ajouté en conclusion :

 

Ayant conclu que la preuve n’arrive pas à établir que la marque est reconnue au Canada comme étant le nom d’une personne célèbre, je ne pense pas que cette conclusion invalide le critère applicable dans le cas où l’alinéa 12(1)a) est soulevé comme motif d’opposition. En fait, l’alinéa 12(1)a) de la Loi n’exige pas que le particulier soit célèbre pour que s’applique l’interdiction. Établir qu’un nom apparaît au moins 25 fois dans les bottins téléphoniques canadiens donne seulement une indication que ce nom pourrait être compris par le consommateur canadien moyen comme le nom d’un particulier. L’absence d’un tel élément de preuve n’est pas fatale à une opposition fondée sur l’alinéa 12(1)a). En l’espèce, rien n’établit que JURAK ait un autre sens.

 

Il incombe donc à la requérante d’établir l’enregistrabilité de la marque malgré l’interdiction prévue à l’alinéa 12(1)a). Aucun élément de preuve n’établit que la combinaison du prénom KARL avec le nom de famille JURAK aurait dans l’esprit du consommateur canadien moyen des marchandises un sens autre que le suivant : les marchandises proviennent d’un particulier qui se nomme Karl Jurak.

 

Étant donné que la preuve établit que Karl Jurak était un particulier décédé dans les trente années précédentes et que la marque serait comprise dans l’esprit du consommateur canadien moyen comme « n’étant principalement qu[’] » un nom, je conclus que la marque n’est pas enregistrable au motif de l’interdiction prévue à l’alinéa 12(1)a) de la Loi.

[Non souligné dans l’original.]

 

b) La question relative au paragraphe 12(2) et l’autre conclusion concernant le caractère distinctif

[34]           D’une part, le dossier révèle que Holdings a présenté un motif d’opposition selon lequel la marque n’était pas distinctive parce qu’elle n’est pas apte à distinguer les marchandises de Matol de celles offertes par d’autres étant donné qu’elle est principalement le nom d’un particulier célèbre. D’autre part, Matol a affirmé pouvoir se prévaloir de l’exception prévue au paragraphe 12(2), lequel prime sur l’alinéa 12(1)a) si, à la date de la demande (le 5 février 1999), la marque faisant l’objet de la demande d’enregistrement « [avait] été employée au Canada […] de façon à être devenue distinctive ». Deux questions différentes découlent donc de la question relative au caractère distinctif.

 

[35]           Dans sa décision, la Commission n’a examiné que la question du caractère distinctif soulevée en tant que motif d’opposition par Holdings. Elle n’a pas examiné l’allégation de Matol quant au paragraphe 12(2) parce que la preuve déposée par Matol devant l’examinatrice, à savoir l’affidavit de Robert Bolduc daté du 16 mars 2001, ne faisait pas partie du dossier d’opposition, et la Commission a donc conclu que la preuve de Matol ne portait pas sur la question de savoir si la marque avait acquis un caractère distinctif à la date pertinente au regard du paragraphe 12(2) de la Loi.

 

[36]           Les commentaires de la Commission n’ont porté que sur la question du caractère distinctif qui avait été soulevée par Holdings et, dans le cadre de l’examen de cette question, la Commission a tenu compte de l’affidavit de Robert Bolduc daté du 24 avril 2004. La Commission a affirmé que le fardeau de persuasion incombait à Matol qui devait « établir que sa marque est apte à distinguer ou distingue effectivement ses marchandises des marchandises […] de l’opposante dans l’ensemble du Canada », et elle a conclu que « [l]e dossier ne renferme aucun élément de preuve à ce sujet ».

 

[37]           La Commission a conclu ce qui suit concernant l’affidavit de M. Bolduc daté du 24 avril 2004:

 

M. Bolduc déclare dans son affidavit que la marque a été employée comme marque associée à la marque de commerce MATOL. La preuve exposée ci-dessus n’arrive pas à établir l’emploi de la marque au Canada avant la date pertinente, en l’occurrence le 3 octobre 2001, d’une manière telle qu’elle permette de distinguer les marchandises de la requérante des marchandises et des services d’autres personnes. Par exemple, la requérante n’a pas fourni les chiffres des ventes annuelles des années 1994 à 2002. La seule référence à des ventes qui figure dans l’affidavit de M. Bolduc concerne 2003. Comme je l’ai noté auparavant, certains des contenants portant la marque de commerce MATOL produits par M. Jurak et dont il allègue que la requérante les a utilisés depuis 1994 ne portent aucune mention de la marque. Il est donc impossible d’évaluer le pourcentage des ventes des marchandises en 2003 associées à la marque par rapport à celui de la seule marque de commerce MATOL, en dépit de la pertinence de cet élément de preuve. [Non souligné dans l’original.]

 

[38]           La Commission a souligné que « [Matol] ne s’est pas appuyée sur les dispositions du paragraphe 12(2) de la Loi dans sa contre-déclaration ou dans son plaidoyer écrit », et elle a affirmé, comme je l’ai déjà mentionné, que « [l]es éléments de preuve produits par [Matol] à l’étape de l’examen pour invoquer le recours au paragraphe 12(2) de la Loi ne font pas partie du dossier d’opposition », citant la décision Brasserie Molson c. Canada (Registraire des marques de commerce) (1992), 41 C.P.R. (3d) 234, et exprimant l’avis que « [l]a preuve de [Matol] ne touche pas la question du caractère distinctif qu’aurait acquis la marque à la date pertinente ».

 

[39]           M. Carrière a conclu sur la question du critère distinctif de la façon suivante :

 

Comme la marque n’est principalement que le nom d’un particulier décédé dans les trente années précédentes et en l’absence d’éléments de preuve qui attesteraient que la marque a acquis un caractère distinctif à la date pertinente, je conclus que la marque ne pouvait servir à distinguer les marchandises de la requérante des marchandises et services d’autres personnes. Le quatrième motif d’opposition est donc accueilli.

 

Analyse

a) La norme de contrôle

[40]           La norme de contrôle a déjà été examinée dans les présents motifs. La norme de contrôle est la raisonnabilité.

 

b) La nouvelle preuve déposée en l’espèce

[41]           Comme l’autorise le paragraphe 56(5) de la Loi, Matol a déposé les pièces qui suivent, lesquelles étaient jointes à l’affidavit de Robert Bolduc daté du 7 novembre 2007, pièces dont ne disposait pas la Commission :

 

1)   L’affidavit de Robert Bolduc daté du 16 mars 2001, qu’il avait déposé le même jour devant l’examinatrice Hélène Gaudreau dans le but de se prévaloir de l’exception prévue au paragraphe 12(2) de la Loi;

 

2)   Les résultats d’une recherche faite sur le site Internet Canada 411 qui montrent qu’il n’y a que 22 occurrences du nom JURAK dans les annuaires téléphoniques canadiens;

 

3)   Une copie d’un rapport d’une recherche faite sur le site Internet Google qui révèle que le nom JURAK signifie en anglais, selon Wikipedia, [traduction] « une shisha, également connue sous le nom de hooka, de pipe à eau ou de narguilé, à savoir une pipe ».

 

c) La jurisprudence applicable

1) La question de la non‑enregistrabilité sur le fondement de l’alinéa 12(1)a)

[42]           La Commission s’est judicieusement fondée sur les jugements qui suivent, lesquels sont des arrêts de principe sur la question de la non‑enregistrabilité des marques de commerce sur le fondement de l’alinéa 12(1)a), à savoir au motif que la marque de commerce « n’éta[it] principalement que le nom ou le nom de famille d’un particulier » (en anglais : « […] is primarily merely the name or surname of an individual […] » :

 

·      Canada (Registraire des Marques de Commerce) c. Coles Book Stores Limited, [1974] R.C.S. 438 (Coles), rendu par la Cour suprême du Canada;

 

·      Standard Oil Co. c. Registrar of Trade Marks, [1968] 2 R.C.É. 523 (Standard Oil), rendue par la Cour de l’Échiquier du Canada;

 

·      Gerhard Horn Investments Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1983] 2 C.F. 878 (Gerhard Horn).

 

[43]           Dans le cadre de l’analyse de la présente affaire, j’ajoute à la liste deux décisions rendues par le juge Cattanach : Galanos c. Canada (Registraire des marques de commerce) (1982), 69 C.P.R. (2d) 144 (Galanos), et Elder’s Beverages (1975) Ltd. c. Le registraire des marques de commerce, [1979] 2 C.F. 735 (Elder’s).

 

[44]           Dans l’arrêt Coles, la contestation portait sur un mot que l’on peut facilement deviner être un nom de famille (Coles) et sur le sens du mot « cole » tiré d’un dictionnaire, sens estimé rare et suranné. Le juge Judson, au nom de la Cour suprême du Canada, a souligné que l’alinéa 12(1)a) de la Loi avait été ajouté par le Parlement en 1952; les termes de cet alinéa avaient été empruntés à une loi édictée aux États‑Unis en 1946. Il a affirmé ce qui suit : « il est essentiel que tout examen de l’enregistrabilité d’un mot soit fondé sur le nouveau texte lui-même », et a ajouté :

 

Il s’agit de termes d’usage courant. Le mot n’a-t-il comme sens principal (premier) (primordial) (premier en importance) que (simplement) (rien de plus) la désignation d’un nom de famille?

 

[45]           Le juge Judson, qui a pris pour guide une décision rendue aux États‑Unis, a affirmé qu’il fallait tenter de trouver la caractéristique (principale) dominante de la marque de commerce et que, si la caractéristique dominante était un nom de famille, la marque de commerce ne pouvait pas être enregistrée, parce qu’elle n’était principalement qu’un nom de famille.

 

[46]           Appliquant le critère relatif à la réaction du grand public envers le mot faisant l’objet de la demande d’enregistrement, critère qu’il affirmait avoir tiré de la décision Standard Oil rendue par le président Jackett, le juge Judson a conclu comme suit :

 

En l’espèce, la preuve établit clairement que « Coles » est un nom de famille bien connu du grand public au Canada. D’autre part, les sens attribués par les dictionnaires au mot « cole » et, au pluriel à « coles », par le Oxford English Dictionary particulièrement, sont en grande partie surannés. Le client qui veut un chou ne demande pas un « cole ». Je crois qu’il n’y a que l’expression « coleslaw » (salade de choux) qui soit d’usage courant. De la preuve relative aux définitions données par les dictionnaires du mot « cole » je déduis que c’est là un terme dont l’usage est rare, sinon suranné, qui serait peu connu du grand public au Canada. Je ne suis pas d’accord avec le savant juge de la Cour de l’Échiquier lorsqu’il conclut que la principale caractéristique du mot « Coles », c’est qu’il est à la fois un nom de famille et un mot anglais figurant dans les dictionnaires. En l’espèce, je puis uniquement conclure qu’au Canada une personne d’intelligence moyenne ayant fait des études normales en anglais ou en français réagirait immédiatement à la marque de commerce « Coles » en pensant à un nom de famille et ne saurait probablement pas que ce terme figure dans les dictionnaires.

[Non souligné dans l’original.]

 

[47]           Dans la décision Standard Oil, la contestation portait sur le mot faisant l’objet de la demande d’enregistrement, soit un sigle, FIOR, qui ne se trouve pas les dictionnaires parce qu’il est formé des premières lettres des mots fluid iron ore reduction [réduction de minerai de fer en lit fluidisé], et sur l’inusuel nom de famille FIOR que possède quelques rares particuliers (un à Montréal, neuf à Toronto, trois à Los Angeles, deux à San Francisco et un en Indiana).

 

[48]           Le juge Jackett, en tant que président de la Cour de l’Échiquier, après avoir noté qu’en ce qui concerne les marques de commerce [traduction] « il existe au moins trois catégories de "mots", c’est‑à‑dire, les noms communs, les noms propres et les mots inventés », a affirmé qu’il était convaincu que la preuve dont il disposait établissait que [traduction] « le mot FIOR était le nom de famille de particuliers vivants », et que, a-t-il ajouté, [traduction] « la question qu’il faut ensuite trancher est de savoir si FIOR "n’est principalement qu[’un]" tel mot ». Le président Jackett a conclu qu’il avait été établi, sur le fondement d’un affidavit déposé devant la Cour de l’Échiquier, qu’il s’agissait d’un mot inventé par la société qui voulait l’employer en tant que marque de commerce. Il a estimé que [traduction] « il s’ensuit que FIOR n’est pas "que" le nom de famille d’un particulier vivant parce qu’il existe […] comme mot inventé […] en tant que marque de commerce ». Il a par la suite écrit ce qui suit :

[traduction]

 

La prochaine étape en ce qui concerne la question de l’application de l’alinéa 12(1)a) au mot « FIOR » est de savoir si « FIOR » est « principalement » le nom de famille d’un particulier vivant. (Noter que dans la version anglaise « principalement » a été rendu par « primarily ».) En d’autres mots, la caractéristique première, dominante ou principale de « FIOR » est‑elle d’être un nom de famille ou est‑elle principalement ou également un mot inventé pour être employé en tant que marque de commerce?

 

Le président Jackett a par la suite énoncé le critère applicable :

            [traduction]

 

La question de savoir quelle réaction l’une ou l’autre de ces catégories de particuliers [les particuliers possédant le nom de famille FIOR et le conseillé en marque de commerce de Standard Oil qui a créé le mot] pourraient avoir ne constitue pas, à mon avis, le critère de l’alinéa 12(1)a). Le critère doit être le suivant : de l’avis de l’intimé ou de la Cour, selon le cas, comment réagirait le grand public au Canada lorsqu’il prendrait connaissance de ce mot. Je conclus qu’il serait tout aussi probable, sinon davantage probable, qu’une personne d’intelligence et d’instruction moyennes ayant fait des études en anglais ou en français qui prendrait connaissance de ce mot pense qu’il s’agit d’une marque de produit ou de commerce d’une entreprise quelconque plutôt que d’un certain groupe de particuliers (c’est‑à‑dire que cette personne pense que ce mot est le nom de famille d’un ou plusieurs individus). En fait, je doute grandement qu’une telle personne qui prendrait connaissance de ce mot penserait qu’il existe réellement un particulier possédant ce nom de famille.

 

Par conséquent, je suis d’avis que FIOR n’est probablement pas un mot étant « principalement » le nom de famille d’un particulier, et il n’est certainement pas un mot « n’étant principalement qu[’]» un nom de famille.

 

Lorsque j’ai tiré la conclusion concernant l’application de l’alinéa 12(1)a), j’ai probablement été influencé par le fait que si l’on applique cet alinéa seulement en ce qui concerne l’existence d’une définition au dictionnaire d’une marque de commerce projetée, cela rendrait presque tous les mots inventés susceptibles d’être contestés par quiconque veut s’astreindre à la tâche de faire des recherches quant à l’utilisation du mot en tant que nom de famille quelque part dans le monde (ou, en fait, dans un pays tel que le Canada, alors même que les recherches soient limitées au Canada). Je ne peux pas croire qu’on ait voulu que l’alinéa 12(1)a) empêche toute création de mots nouveaux comme marques de commerce projetées.

[Non souligné dans l’original.]

 

[49]           Dans la décision Gerhard Horn, l’opposition concernait l’enregistrement de la marque de commerce MARIO PECCI; rien n’établissait qu’un particulier vivant portait ce nom (un nom donc fictif ou imaginaire), mais il avait établi qu’au moins deux particuliers demeurant au Canada portaient le nom de famille « Pecci ». Une autre recherche avait révélé que le nom de famille PECCI ne figurait qu’une seule fois dans les annuaires téléphoniques de New York et de Paris, et qu’il y en avait dix dans ceux de Rome et de Florence.

 

[50]           Le juge Cattanach a conclu que l’alinéa 12(1)a) de la Loi n’empêchait pas l’enregistrement d’un nom de personne fictif parce qu’il mettait l’accent sur le mot déterminant « particulier » dans le contexte d’une personne vivante ou décédée dans les 30 dernières années. Il y a problème lorsque, [traduction] « par quelque coup du hasard, le nom fictif inventé par celui qui en demande l'enregistrement correspond au nom d'une personne vivante ».

 

[51]           Ce n’est qu’alors, selon le juge Cattanach, que le critère établi par les arrêts Coles et Standard Oil doit être appliqué pour déterminer si « le mot dont on veut se servir comme marque de commerce n'est "principalement que" le nom ou le nom de famille d'un particulier (c'est-à-dire une personne vivante par opposition à un personnage imaginaire) ou autre chose, comme par exemple un mot du dictionnaire, un mot inventé ou fabriqué ou encore la marque de quelque entreprise commerciale ». [Non souligné dans l’original.]

 

[52]           Dans l’affaire dont il était saisi, le juge Cattanach était d’avis que l’examinateur, au nom du registraire, avait fait une erreur : il n’avait pas à procéder à l’analyse de ce que le Canadien moyen penserait du nom projeté. Le registraire devait tout d’abord examiner l’élément préalable à cette analyse, à savoir déterminer s’il existe un particulier portant le nom de la marque de commerce.

 

[53]           Enfin, le juge Cattanach a conclu que le fait de trouver une personne vivante portant le nom de famille Pecci au Canada « [n’était] pas la question en litige ici », parce que la marque de commerce faisant l’objet de la demande d’enregistrement n’était pas le nom de famille Pecci, mais MARIO PECCI, et il a conclu que « [l]e nom […] ne peut être le nom d'un particulier s'il n'existe personne de ce nom ».

 

[54]           Dans l’affaire Elder’s, la marque de commerce faisant l’objet de la demande d’enregistrement était ELDER’S, et la preuve établissait très clairement que ELDER était tant le nom de famille de particuliers qu’un nom commun ayant plusieurs sens dans les dictionnaires. Dans ce contexte, le juge Cattanach a appliqué le critère relatif à la réaction du Canadien moyen et a conclu qu’une telle personne « ne verrait pas dans le mot "ELDER" un nom de famille davantage qu'un nom commun, ou vice versa ». Par conséquent, la marque projetée était enregistrable parce qu’elle n’était pas principalement le prénom ou le nom de famille d’un particulier.

 

[55]           Dans la décision Galanos rendue en 1982 par le juge Cattanach, la marque de commerce faisant l’objet d’une demande d’enregistrement était GALANOS, soit le nom de famille du demandeur (M. James G. Galanos). La preuve avait établi qu’il y avait trois Galanos dans l’annuaire téléphonique de Toronto et qu’il y en avait deux dans celui de Montréal. En ce qui concernait les sens trouvés dans le dictionnaire, il n’y en avait aucun dans les dictionnaires anglais ou français, mais un dictionnaire anglais‑espagnol donnait une traduction de « galano » : de bon goût ou élégant. Les données du recensement révélaient qu’il y avait plus de 23 000 résidants du Canada dont la langue maternelle était l’espagnol. Le demandeur, dans l’affaire Galanos, avait reconnu que Galanos était le nom d’un particulier, mais il avait allégué qu’il n’était pas principalement qu’un nom de famille parce qu’il était rare au Canada et que le mot avait un sens en espagnol.

 

[56]           Le juge Cattanach a mentionné les trois catégories de mot distinguées par le président Jackett dans la décision Standard Oil (les noms communs, les noms propres et les mots inventés) et il a affirmé que les mots étrangers inconnus constituaient peut‑être une autre catégorie. Sur le fondement de la preuve dont il disposait, le juge Cattanach a conclu que Galanos était un nom de famille, mais qu’il était peu connu, et qu’il était dépourvu de sens en anglais ou en français. Il a conclu que le fait qu’un mot soit dépourvu de sens « présente un autre aspect »; autrement dit, parce que Galanos est un mot dépourvu de sens en anglais et en français « il s'agit donc d'un mot forgé, fantaisiste ou inventé qu'on veut employer à titre de marque de commerce ». Il a conclu que c’est probablement ce qui viendrait à l’esprit d’un Canadien moyen qui prendrait connaissance du mot Galanos.

 

[57]           Je cite la décision Mario Valentino S.p.A. c. Valint N.V. (1999), 4 C.P.R. (4th) 1, rendue plus récemment par mon collègue le juge Campbell, qui a rejeté un appel interjeté à l’égard du refus du registraire d’enregistrer la marque de commerce MARIO VALENTINO, en application de l’alinéa 12(1)a) de la Loi, laquelle est le nom d’un couturier décédé. Le juge Campbell a appliqué le critère à deux volets établi par le juge Cattanach dans la décision Gerhard Horn. Dans le cadre de la demande dont il était saisi, le registraire, après avoir conclu que Mario Valentino était le nom d’un particulier récemment décédé, a affirmé ce qui suit :

 

Comme ces mots ne comportent pas d'autre connotation possible et qu'aucune preuve suggérant une autre signification n'a été faite, il s'ensuit que le consommateur moyen percevrait la marque comme n'étant principalement que le nom de famille d'un particulier vivant ou d'un particulier qui est décédé au cours des trente dernières années. Le fardeau de faire une démonstration autre repose sur la requérante et elle n'a pas réussi à s'en acquitter.

 

[58]           Le juge Campbell n’a relevé aucune erreur dans l’analyse du registraire.

 

2) La question de savoir si la marque avait acquis un caractère distinctif aux termes du paragraphe 12(2)

[59]           L’arrêt de principe quant au caractère distinctif est l’arrêt Molson‑Labatt, précité – et dont la demande d’autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada a été rejetée –, rédigé au nom de la majorité par le juge Rothstein, alors juge à la Cour d’appel fédérale. Dans cette affaire, Molson avait présenté une demande d’enregistrement de la marque de commerce EXPORT, qui devait être employée en liaison avec des boissons alcoolisées brassées, et il y était question de l’application du paragraphe 12(2). Labatt avait contesté l’enregistrement au motif que la marque n’était pas distinctive et qu’elle donnait une description claire ou une description fausse et trompeuse de la nature ou de la qualité des boissons alcoolisées brassées.

 

[60]           L’affaire Molson‑Labatt nous éclaire sur un certain nombre de points relativement au paragraphe 12(2) de la Loi : tout d’abord, la date pertinente quant à la détermination du caractère distinctif au regard du paragraphe 12(2) est la date de la production de la demande d’enregistrement, soit le 5 février 1999 en l’espèce.

 

[61]           Ensuite, le juge Rothstein a examiné la jurisprudence relative à la question de la norme de preuve applicable au regard du paragraphe 12(2), jurisprudence dans laquelle on avait souvent mentionné qu’il fallait appliquer, dans le cadre de ce paragraphe, une « charge lourde ».

 

[62]           Le juge Rothstein a écrit ce qui suit au paragraphe 53 de ces motifs :

 

53     Bien qu'aucune décision ne suggère le contraire, je pense qu'il est salutaire de confirmer que la norme de preuve requise par le paragraphe 12(2) est la preuve prépondérante, comme dans les autres instances civiles. Le terme « charge lourde » paraît tenir au caractère exceptionnel du paragraphe 12(2). Le paragraphe 12(2) est une exception au principe de la non-enregistrabilité d'une marque de commerce suivant les alinéas 12(1)a) ou b). En l'espèce, Molson a admis que le terme « EXPORT » était clairement descriptif d'une qualité de bière. Toutefois, du fait de son emploi prolongé au Canada par Molson -- depuis 1903 --, on fait valoir que le mot a acquis un caractère distinctif, et que sa connotation descriptive initiale est alors devenue secondaire dans l'esprit du public par rapport au produit brassé « EXPORT » de Molson, à un point tel que sa signification seconde distinctive est devenue prépondérante. Le paragraphe 12(2) étant une exception à la non-enregistrabilité des termes clairement descriptifs, le requérant doit soumettre une preuve qui n'est pas requise lorsqu'une marque de commerce n'est pas un terme clairement descriptif. En l'espèce, il faut prouver que l'emploi prolongé a fait qu'un mot descriptif en liaison avec la bière est devenu distinctif du produit brassé de Molson. Si une telle preuve est soumise, elle doit être évaluée suivant la prépondérance des probabilités. Il n'y a pas d'autre fardeau que celui de satisfaire aux exigences du paragraphe 12(2).

 

[63]           Le juge Rothstein a conclu comme suit au paragraphe 54 : « En conséquence, sous le régime du paragraphe 12(2), le requérant doit prouver que la marque de commerce qu'il veut enregistrer, bien qu'elle puisse être descriptive, a acquis une signification seconde et distinctive prépondérante en liaison avec ses marchandises ou ses services. » [Non souligné dans l’original.]

 

[64]           Le juge Rothstein a par la suite examiné la décision de la juge de première instance, qui avait accueilli l’appel interjeté à l’égard de la décision du registraire des marques de commerce, qui avait estimé que la marque de commerce n’était pas enregistrable. Une des conclusions contestées était que MOLSON était en fait « une marque maison » et qu’EXPORT était une marque de bière produite par Molson. La juge de première instance avait noté que toutes les étiquettes de la famille Molson portaient la marque maison « Molson » combinée avec des noms de marque : CANADIAN, GOLDEN ou EXPORT.

 

[65]           Lors de l’appel dont la juge de première instance était saisie, Molson avait déposé des éléments de preuve supplémentaires ou nouveaux dont ne disposait pas le registraire; en particulier, Molson avait déposé un état des chiffres de vente et des dépenses liées à la publicité qui avait, en partie, amené la juge à accueillir l’appel. Le juge Rothstein a fait la remarque suivante au paragraphe 79 :

 

79     En comparaison, dans la présente affaire, la preuve établit que le mot « Export » n'apparaissait jamais seul sur les bouteilles et les cartons porte-bouteilles mais toujours en relation avec le mot « Molson » ou « Molson's ». Sur les bouteilles, les mots « Molson » ou « Molson's » et « Export » sont de la même grandeur et ont la même présentation. En conséquence, je ne vois pas comment des chiffres de ventes et des dépenses publicitaires importants prouvent que le mot « Export » seul est distinctif de la bière Molson. Il ne fait aucun doute que le terme « Molson Export » est distinctif mais Molson tente de séparer les deux mots en appelant Molson une « marque maison » et « Export » une « marque de commerce ». Je vois mal l'importance de cette distinction. Dans toute la publicité mise en preuve, l'effort est mis sur la présentation des mots « Molson Export » et non pas « Export » seulement.

 

[66]           Le juge Rothstein a conclu comme suit au paragraphe 81 :

 

81     Comme je l'ai dit, je conviens aisément que les mots « Molson Export » sont distinctifs d'un produit Molson. Toutefois, la preuve ne permet pas de conclure que le terme « Export » est en lui-même distinctif du produit.

   

d) Analyse et conclusions

1) La force probante de la nouvelle preuve

[67]           À mon avis, la preuve supplémentaire – à l’exception d’un élément de preuve qui sera examiné dans le cadre de la question relative au paragraphe 12(2) – déposée en appel par Matol ne justifie pas une annulation des conclusions de fait tirées par le registraire et, par conséquent, elle ne permet pas d’écarter la norme applicable, soit la raisonnabilité (voir les paragraphes 4 et 7 de la décision Wrangler Apparel Corp. c. Timberland Co., 2005 CF 722 (Wrangler), rendue par ma collègue la juge Snider).

 

[68]           Le résultat de recherches faites sur le site Internet Canada 411 ne constitue que des ajouts au dossier (voir Wrangler, paragraphe 7); la définition de « jurak » tirée d’un dictionnaire persan, selon laquelle un jurak est un houkah, n’aurait aucune incidence sur le consommateur canadien moyen étant donné que le mot jurak ne se trouve pas dans les dictionnaires anglais ou français. À l’appui de son allégation selon laquelle elle a, depuis 1994, employé de façon continue la marque KARL JURAK, Matol a déposé l’affidavit de Robert Bolduc daté du 24 avril 2004 de même que la pièce RB‑1, à savoir des factures de Botanique envoyées à divers grossistes, et la pièce RB‑2, à savoir une photocopie d’une bouteille de supplément minéral où figurait la marque de commerce MATOL sous laquelle était écrit [traduction] « formule Karl Jurak ».

 

[69]           La Commission était convaincue que la preuve justifiait le rejet de la contestation présentée par Holdings au titre de l’alinéa 30b). Cependant, la Commission a conclu que le témoignage de M. Bolduc quant au caractère distinctif était insuffisant et que la preuve n’établissait pas que la marque avait acquis un caractère distinct à la date pertinente. Elle a accueilli l’opposition présentée par Holdings parce qu’elle a conclu que la marque KARL JURAK ne permettait pas de distinguer les marchandises de Matol des marchandises et services d’autres personnes.

 

(2) La question du fardeau de la preuve

[70]           L’avocat de Matol allègue que Holdings ne s’est pas déchargée de son fardeau de présentation initial et que la Commission a commis une erreur en tirant la conclusion selon laquelle Holdings s’en était déchargée. Il souligne que l’énoncé de pratique daté du 26 avril 2000 mentionne que, exception faite des particuliers célèbres, un examinateur ne doit procéder à l’examen d’une objection fondée sur l’article 12(1)a) que si une recherche dans les annuaires téléphoniques canadiens révèle qu’il y a plus de 25 occurrences du nom, ce qui n’était pas le cas du nom de famille Jurak, et que la Commission avait conclu que, au Canada, le Dr Karl Jurak n’était pas un particulier célèbre.

 

[71]           L’avocat de Matol soutient que, étant donné les deux conclusions susmentionnées, Holdings avait le fardeau initial d’établir pourquoi il viendrait à l’esprit du consommateur canadien moyen que Karl Jurak, nom rare et singulier, n’était principalement que le nom d’un particulier.

 

[72]           Je suis d’accord avec Matol en ce sens que Holdings avait un fardeau de présentation initial, mais ce fardeau ne se limitait qu’au premier volet du critère établi dans l’arrêt Gerhard Horn, à savoir que Holdings devait établir que Karl Jurak était un particulier qui était décédé dans les 30 dernières années. Holdings s’est déchargée de son fardeau de présentation au moyen de l’affidavit d’Anthony Carl Jurak, conclusion non contestée en l’espèce.

 

[73]           L’avocat de Matol voudrait imposer un fardeau de présentation supplémentaire à Holdings : Holdings devrait déposer une preuve établissant qu’il viendrait à l’esprit du Canadien moyen que la marque de commerce faisant l’objet de la demande d’enregistrement n’est principalement que le nom d’un particulier décédé dans les 30 dernières années. Je dois respectueusement exprimer mon désaccord. C’est à Matol qu’il incombait de présenter une preuve qui établissait que les mots Karl Jurak faisant l’objet de la demande d’enregistrement comme marque de commerce étaient autre chose que le nom d’un particulier décédé dans les 30 dernières années, ce qui avait été établi par Holdings.

 

[74]           La Commission a également tiré une conclusion en ce sens. Elle a affirmé :

 

·               qu’il incombait à Matol d’établir que sa demande satisfaisait aux dispositions de la Loi;

 

·               que Holdings devait par contre s’acquitter du fardeau de présentation initial en produisant suffisamment d’éléments de preuve recevables pouvant raisonnablement établir l’existence des faits allégués à l’appui de chaque motif;

 

·               qu’une fois que Holdings s’était acquittée du fardeau de présentation initial, Matol « d[evait] [par la suite] établir, selon la prépondérance de la preuve, que les motifs d’opposition particuliers ne devraient pas empêcher l’enregistrement de la marque ».

 

[75]           En ce qui concerne particulièrement l’alinéa 12(1)a), la Commission a conclu comme suit : 

 

·               L’établissement du fait qu’un nom apparaît au moins 25 fois dans les annuaires téléphoniques canadiens ne donne seulement qu’une indication que ce nom pourrait être compris par le consommateur canadien moyen comme étant le nom d’un particulier;

 

·               L’absence d’un tel élément de preuve n’est pas fatale à une opposition fondée sur l’alinéa 12(1)a);

 

·               L’établissement de l’enregistrabilité de la marque malgré l’interdiction prévue à l’alinéa 12(2)a) incombait à Matol;

 

·               Les éléments de preuve n’établissaient aucunement que la combinaison du prénom KARL avec le nom de famille JURAK aurait dans l’esprit du consommateur moyen des marchandises un sens autre que le suivant : les marchandises provenaient d’un particulier qui se nommait Karl Jurak; c’est‑à‑dire que la marque aurait été comprise comme « n’étant principalement que » le nom d’un particulier.

 

[76]           La Commission a mentionné trois décisions à l’appui de sa conclusion relative au fardeau de présentation, lesquelles, à mon avis, appuient son analyse. La principale est la décision John Labatt Ltd. c. Molson Co. (1990), 30 C.P.R. (3d) 293, rendue par le juge McNair. Dans cette affaire, le registraire, dans le cadre d’une opposition, avait placé le fardeau de présentation sur l’opposante presque de la même façon que le membre Carrière l’a fait en l’espèce, à savoir que [traduction] « dans la mesure où [l’opposante] se fonde sur des allégations de fait pour étayer son motif d’opposition, elle a la charge de prouver ses allégations [fardeau de présentation] ».

 

[77]           Le juge McNair avait convenu de l’attribution du fardeau de présentation susmentionné, comme en témoigne le paragraphe 11 de sa décision :

 

Si l’on en revient précisément à la décision qui fait l’objet de ce pourvoi, je ne peux en conclure qu’elle est erronée. La jurisprudence établit clairement que lorsqu’on invoque le non‑respect du paragraphe 29b) de la Loi sur les marques de commerce, le requérant a l’obligation légale de prouver qu’il a respecté ce paragraphe, et [l’opposant] a le fardeau de produire des preuves à l’appui des allégations de non‑respect qu’il a formulées. Ce fardeau de la preuve suppose que [l’opposant] doit produire des éléments de preuve suffisants pour convaincre le juge des faits que les faits allégués sont véridiques : voir Sopinka et Lederman, The Law of Evidence in Civil Cases [Butterworths], pp. 395-401; Cross On Evidence [Butterworths], 6e éd., pp. 107-108; Phipson On Evidence, 13e éd., par. 44-03; McCormick On Evidence [Hornbook Series, West Publishing Co.], 3e éd., pp. 946-948; et Thayer, Preliminary Treatise on Evidence at the Common Law (1898), ch. 9.

 

[78]           Le juge McNair s’est fondé sur la première édition de l’ouvrage The Law of Evidence in Civil Cases rédigé par MM. Sopinka et Lederman. Un examen des pages citées par le juge McNair révèle que les auteurs y ont analysé les fardeaux de la preuve et qu’il y est mentionné qu’en définitive le fardeau de la preuve est attribué selon une prémisse fondamentale : il repose toujours sur la personne qui allègue un fait qui ne s’impose pas comme étant une évidence.

 

[79]           En l’espèce, Matol avait le fardeau d’établir que la marque n’était pas principalement que le nom d’un particulier, mais quelque chose d’autre. Selon la prémisse fondamentale susmentionnée, ce fardeau de présentation reposait légitimement sur Matol, qui ne s’en est pas déchargée.

 

[80]           Au paragraphe 5 de la décision Joseph E. Seagram & Sons Ltd. et al. c. Seagram Real Estate Ltd. (1984), 3 C.P.R. (3d) 325, rendue par la Commission des oppositions des marques de commerce, la Commission a tiré sensiblement la même conclusion que le juge McNair au sujet du fardeau de la preuve.

 

[81]           Ce point de vue est partagé par les auteurs de Fox on Trade-Marks and Unfair Competition, 3e éd., qui mentionne l’affaire Gerhard Horn, aux pages 5-18 et 5-19 :

[traduction]

 

Dans le cadre d’une opposition, le premier volet du critère impose un fardeau de présentation à l’opposant qui doit établir qu’il y a un particulier ou des familles qui portent le nom en question, ce que les occurrences dans les annuaires téléphoniques de plusieurs villes avaient établi. Cependant, cette preuve ne permet pas de trancher la question étant donné que le critère possède un deuxième volet.

[Non souligné dans l’original.]

 

[82]           Pour ces motifs, je conclus que la Commission n’a pas commis d’erreur dans son analyse relative au fardeau initial de présentation.

 


3) La question relative au paragraphe 12(2)

[83]           Pour déterminer si Matol, selon la prépondérance de la preuve, a établi que la marque de commerce KARL JURAK avait été employée d’une telle façon au Canada par Matol qu’elle était devenue distinctive en date du 5 février 1999 – date de la présentation de la demande d’enregistrement –, j’ai examiné l’ensemble de la preuve dont je disposais, y compris les trois affidavits de M. Bolduc, qui, selon le dossier, n’a pas fait l’objet d’un contre‑interrogatoire, les trois affidavits déposés par Holdings et le contre‑interrogatoire d’Anthony Carl Jural. Cette preuve doit être appréciée au regard des dispositions légales et réglementaires pertinentes et de la jurisprudence applicable, notamment au regard des enseignements tirés de l’arrêt Molson‑Labatt. La Loi définit « emploi » et « distinctive » comme suit :

 

2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

[…]

 

« distinctive » Relativement à une marque de commerce, celle qui distingue véritablement les marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée par son propriétaire, des marchandises ou services d’autres propriétaires, ou qui est adaptée à les distinguer ainsi.

 

 

« emploi » ou « usage » À l’égard d’une marque de commerce, tout emploi qui, selon l’article 4, est réputé un emploi en liaison avec des marchandises ou services.

 

[…]

 

4. (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des marchandises si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces marchandises, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les marchandises mêmes ou sur les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée.

 

(2) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des services si elle est employée ou montrée dans l’exécution ou l’annonce de ces services.

 

(3) Une marque de commerce mise au Canada sur des marchandises ou sur les colis qui les contiennent est réputée, quand ces marchandises sont exportées du Canada, être employée dans ce pays en liaison avec ces marchandises.

 

2. In this Act,

 

 

 

"distinctive" , in relation to a trade-mark, means a trade-mark that actually distinguishes the wares or services in association with which it is used by its owner from the wares or services of others or is adapted so to distinguish them;

 

 

"use" , in relation to a trade-mark, means any use that by section 4 is deemed to be a use in association with wares or services;

 

 

 

4. (1) A trade-mark is deemed to be used in association with wares if, at the time of the transfer of the property in or possession of the wares, in the normal course of trade, it is marked on the wares themselves or on the packages in which they are distributed or it is in any other manner so associated with the wares that notice of the association is then given to the person to whom the property or possession is transferred.

 

 

(2) A trade-mark is deemed to be used in association with services if it is used or displayed in the performance or advertising of those services.

 

(3) A trade-mark that is marked in Canada on wares or on the packages in which they are contained is, when the wares are exported from Canada, deemed to be used in Canada in association with those wares.

 

 

[84]           Pour les motifs qui suivent, je conclus que la preuve n’établit pas que Matol a employé la marque KARL JURAK au Canada d’une telle façon qu’elle était devenue distinctive en date du 5 février 1999.

 

[85]           Premièrement, la preuve, dans son ensemble, n’est pas claire quant à savoir si, quand, et, le cas échéant, dans quelle mesure, la marque KARL JURAK avait été associée à la marque Matol sur le produit principal de Matol, à savoir sur la bouteille de supplément minéral liquide. On a mentionné les pièces GG‑1 à GG‑3 déposées avec l’affidavit de M. Jurak daté de novembre 2002, où, dans certains cas, la marque KARL JURAK ne figurait pas sur la bouteille de Matol et où, dans d’autres cas, le nom de Karl Jurak, l’inventeur, et son histoire figuraient sur l’étiquette au dos de la bouteille. On trouve également cette dernière étiquette dans la pièce RB‑1 déposée avec l’affidavit daté de 2001 de M. Bolduc.

 

[86]           Les pièces susmentionnées doivent être comparées à la pièce RB‑2 déposée avec l’affidavit de 2004 de M. Bolduc, dont disposait la Commission, qui s’est plutôt appuyée sur les pièces GG‑1 à GG‑3 pour conclure que certaines bouteilles de Matol commercialisées entre 1994 et 2002 ne faisaient aucunement mention de Karl Jurak et qu’il était impossible d’établir et de comparer le pourcentage des ventes associé à la marque et celui associé à la marque de commerce MATOL, ce qui n’était d’aucun recours à Matol à qui l’établissement du caractère distinctif incombait. Dans l’affidavit de M. Bolduc daté de novembre 2007, il n’était nullement question de ces conclusions ou de cette preuve et, à mon avis, cette omission est fatale à la demande présentée en vertu du paragraphe 12(2).

 

[87]           La situation quant à la marque de commerce en l’espèce est d’une certaine façon semblable à celle de l’affaire Molson‑Labatt, dont avait été saisi le juge Rothstein : il y a une marque maison, en l’espèce MATOL, et une marque de commerce, KARL JURAK. Même en supposant que KARL JURAK et MATOL figurait toujours ensemble, ce qui n’était pas le cas, et qu’ils avaient la même taille et le même aspect, ce qui n’était pas le cas non plus, l’état des chiffres de ventes et des dépenses liées à la publicité déposé par Matol n’établit pas que la marque KARL JURAK est distinctive (voir le paragraphe 79 de l’arrêt Molson‑Labatt).

 

[88]           Troisièmement, comme l’a souligné l’avocat de Holdings, on peut difficilement se fonder sur l’affidavit daté de 2001 de M. Bolduc, qui a été déposé en Cour au moyen de l’affidavit de novembre 2007 de M. Bolduc, parce qu’il existe d’importantes différences entre l’affidavit de novembre 2007 et celui de 2001 dont disposait l’examinatrice et la Commission. L’avocat de la demanderesse n’a pas été en mesure d’expliquer ces différences.   

 

[89]           Je suis d’accord avec l’avocat de Holding pour dire que lorsque, effectivement, le nom de Karl Jurak figurait au dos de la bouteille, cela ne servait à rien.

 

[90]           Selon l’arrêt Molson‑Labatt, Matol devait établir que la marque faisant l’objet de la demande d’enregistrement avait acquis une signification seconde et distinctive prépondérante en liaison avec ses marchandises. À mon avis, après examen de l’ensemble de la preuve, Matol n’a pas établi, faute de preuve, qu’elle pouvait se prévaloir de l’exception prévue au paragraphe 12(2) de la Loi.

 

[91]           Je termine en examinant succinctement deux questions soulevées par Matol. Dans son mémoire, Matol a soutenu que la Commission avait commis une erreur en concluant que l’enregistrement de la marque de commerce KARL JURAK violerait l’alinéa 12(1)a). Elle a allégué que le mot Jurak était rare et qu’il avait acquis une signification seconde. Cette allégation peut facilement être rejetée : la marque de commerce faisant l’objet de la demande d’enregistrement n’est pas JURAK, mais plutôt KARL JURAK, et c’est pour ce motif que la Commission avait conclu qu’il y avait violation de l’alinéa 12(1)a), conclusion qui ne peut être qualifiée de déraisonnable compte tenu de la preuve au dossier.

 

[92]           Enfin, l’argument selon lequel les motifs de la Commission n’étaient pas suffisants est sans fondement. Ces motifs étaient clairement énoncés, et les deux parties savaient exactement pourquoi la Commission avait rendu la décision en question et sur quoi elle s’était appuyée.

 

[93]           Pour tous ces motifs, le présent appel sera rejeté avec dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que le présent appel est rejeté avec dépens.

 

                                                                                    « François Lemieux »

                                                                        ________________________________

                                                                                                Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-2012-07

 

INTITULÉ :                                                   MATOL BIOTECH LABORATORIES LTD. c. JURAK HOLDINGS LTD.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 3 SEPTEMBRE 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 29 SEPTEMBRE 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Thomas Geissmann

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Daniel G.C. Glover

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Brouillette & Associés

Montréal (Québec)

 

 

POUR LA DEMANDERESSE

McCarthy Tétrault LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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