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Date : 20080925

Dossier : T‑838‑07

Référence : 2008 CF 1080

 

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2008

En présence de monsieur le juge Martineau

 

ENTRE :

L.G. CALLAGHAN, EN QUALITÉ D’AGENT

OFFICIEL DE ROBERT CAMPBELL

ET DAVID PALLET, EN QUALITÉ D’AGENT

OFFICIEL DE DAN MAILER

demandeurs

 

et

 

LE DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS DU CANADA

défendeur

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Cour est saisie d’un appel interjeté en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles) d’une ordonnance, en date du 23 juillet 2008, par laquelle une protonotaire a rejeté la requête présentée par les demandeurs en vue d’obtenir l’autorisation de déposer des affidavits supplémentaires dans la présente instance (l’ordonnance attaquée).

 

La présente instance

[2]               Les deux demandeurs, MM. Callaghan et Pallet, sont les agents officiels de deux candidats du Parti conservateur du Canada (le Parti) qui ont brigué les suffrages lors de la 39e élection générale de janvier  2006. Le directeur général des élections du Canada, le défendeur nommément désigné dans la présente instance, est le chef d’Élections Canada, un organisme indépendant créé par le Parlement.

 

[3]               La Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, (la Loi électorale) est une loi complexe qui compte plus de 550 articles. Une des fonctions du défendeur est d’examiner les rapports financiers des candidats et des partis politiques qui ont participé à une élection et d’autoriser le remboursement des dépenses admissibles aux candidats et aux partis admissibles en conformité avec les dispositions de la Loi électorale.

 

[4]               Les articles 464 et 465 de la Loi électorale disposent que le candidat qui a été élu ou qui a obtenu au moins 10 % des votes validement exprimés dans sa circonscription électorale a le droit de se faire rembourser 60 % des dépenses électorales effectivement engagées jusqu’à concurrence d’un montant égal à 60 % du plafond de ses dépenses électorales. Tous les remboursements effectués sous le régime de la Loi électorale proviennent de fonds publics et sont versés par le receveur général à l’agent officiel du candidat sur réception du certificat fourni par le défendeur.

 

[5]               Sous réserve de l’article 28 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 (la LCF), la Cour fédérale a compétence exclusive pour connaître, en première instance, des recours en injonction, certiorari, prohibition, mandamus, ou quo warranto, ou en jugement déclaratoire contre tout « office fédéral » exerçant les pouvoirs qui lui sont conférés par une loi fédérale (articles 2 et 18 de la LCF).

 

[6]               Ce rôle de surveillance de la Cour ne vise pas que les décisions formelles; il comprend l’examen de la légalité d’une large gamme d’actions administratives, notamment celles que le défendeur est censé pouvoir prendre en vertu de la Loi électorale (Rae c. Canada (Directeur général des élections), [2008] A.C.F. no 305 (QL), au paragraphe 13, 2008 CF 246).

 

[7]               Dans le cas qui nous occupe, il y a, à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire, la présumée « décision » du défendeur de refuser le remboursement des dépenses « d’achats publicitaires dans des médias locaux » (APML) réclamé par plusieurs des candidats du Parti, dont les demandeurs.

 

[8]               La déclaration produite par M. Callaghan indiquait des « dépenses électorales » totalisant 41 775,58 $, ce qui comprenait 3 947,07 $ en dépenses de « publicité à la radio et à la télévision » offerte par le Fonds Conservateur du Canada (le Fonds). La déclaration de M. Pallet faisait état quant à elle d’un montant de 63 819,14 $ en « dépenses électorales », ce qui comprenait 9 999,15 $ en dépenses de « publicité à la radio et à la télévision » offerte également par le Fonds.

 

[9]               Par des lettres distinctes mais presque identiques, les demandeurs ont été informés, le 23 avril 2007, que leur part respective des publicités du candidat pour 2005‑2006 serait exclue du montant que le défendeur certifierait au receveur général du Canada au motif que le défendeur ne pouvait [traduction] « conclure que la documentation produite établit la réalité de la dépense électorale déclarée », de sorte que ces dépenses ne pouvaient entrer dans le calcul du montant remboursé aux candidats en vertu de l’article 465 de la Loi électorale (les décisions en cause).

 

[10]           Le 11 mai 2007, les demandeurs ont (avec d’autres agents officiels du Parti qui ne sont plus parties à la présente instance) introduit la présente demande, dans laquelle ils sollicitent cumulativement un bref de certiorari et un bref de mandamus :

a.       pour faire déclarer invalides et illégales les décisions en cause et pour les faire annuler;

b.      pour contraindre le défendeur à s’acquitter des fonctions que la Loi lui impose et à délivrer au receveur général du Canada des certificats incluant désormais les dépenses d’APML réclamées, conformément à l’article 465 de la Loi électorale.

 

[11]           Comme le prévoit l’article 317 des Règles, les demandeurs ont réclamé dans leur avis de demande une copie certifiée conforme de tous les documents ayant trait à la question en litige.

 

[12]           Le 21 juin 2007, le défendeur a transmis une copie certifiée conforme des documents originaux relatifs à la Loi électorale, tout en s’opposant à la divulgation de certains renseignements en vertu du paragraphe 318(2) des Règles au motif qu’il s’agissait de [traduction] « documents protégés par le secret professionnel de l’avocat et d’extraits d’autres documents contenant des renseignements qui ont été expurgés parce qu’ils ne sont pas pertinents quant à la question en litige ».

 

[13]           Aux termes de l’ordonnance prononcée par le juge Shore le 28 août 2007, les demandeurs ont reçu l’ordre de signifier et de déposer leurs affidavits au plus tard le 31 octobre 2007 ou à toute autre date convenue par écrit par les parties. De l’accord des parties, les demandeurs ont signifié et déposé leurs affidavits à l’appui le 14 novembre 2007.

 

[14]           Les demandeurs ont déposé les affidavits souscrits le 31 octobre 2007 par Ann O’Grady et Geoff Donald, en leur qualité de représentants du Parti ou du Fonds. Les demandeurs ont également déposé l’affidavit de Kenneth Brownridge, qui était l’agent officiel d’un autre candidat en Colombie‑Britannique.

 

[15]           À l’époque, pour une raison ou pour une autre, les deux demandeurs n’ont pas eux‑mêmes souscrit d’affidavits à l’appui de leur demande.

 

[16]           En réponse, le défendeur a déposé l’affidavit souscrit par Mme Janice Vézina le 14 janvier 2008. Mme Vézina est la sous‑directrice générale associée des élections, Financement politique et dirigeante principale des finances au Bureau du directeur général des élections du Canada (Élections Canada).

 

[17]           Le 29 avril 2008, le juge en chef Lutfy a ordonné que la présente affaire se poursuive en tant qu’instance à gestion spéciale et a désigné la protonotaire Tabib comme « juge chargée de la gestion de l’instance » (la protonotaire).

 

[18]           Le contre‑interrogatoire des souscripteurs d’affidavits de chacune des parties a eu lieu en mai et en juin 2008 et il est depuis terminé.

 

[19]           Ainsi que la protonotaire l’a ordonné, les demandeurs ont, le 8 septembre 2008, déposé et signifié leur dossier dans la présente instance.

 

Autorisation nécessaire pour présenter des éléments de preuve supplémentaires

[20]           Aux termes du paragraphe 84(2) des Règles, la partie qui a contre‑interrogé l’auteur d’un affidavit déposé dans le cadre d’une demande (ou d’une requête) ne peut par la suite déposer un autre affidavit dans le cadre de celle‑ci, sauf avec le consentement des autres parties ou l’autorisation de la Cour.

 

[21]           L’article 312 des Règles prévoit en outre qu’une partie doit obtenir l’autorisation de la Cour avant de pouvoir déposer des affidavits complémentaires en plus de ceux visés aux articles 306 et 307 des Règles, effectuer des contre‑interrogatoires au sujet des affidavits en plus de ceux visés à l’article 308 des Règles ou déposer un dossier complémentaire.

 

[22]           Les demandes de contrôle judiciaire sont des procédures sommaires dont la décision ne devrait pas souffrir de retard injustifié. Par conséquent, le pouvoir discrétionnaire de la Cour de permettre le dépôt de documents additionnels devrait être exercé avec une grande circonspection (Mazhero c. Canada (Conseil des relations industrielles), 2002 CAF 295, [2002] A.C.F. no 1112 (QL)).

 

[23]           Le critère général en matière de présentation d’éléments de preuve supplémentaires consiste à savoir si ces éléments de preuve additionnels serviraient l’intérêt de la justice, s’ils aideraient la Cour et s’ils ne causeraient pas de préjudice grave à la partie adverse (Atlantic Engraving Ltd. c. Lapointe Rosenstein, 23 C.P.R. (4th) 5, au paragraphe 8, 2002 CAF 503) (Atlantic).

 

[24]           De plus, une partie ne peut être autorisée à « scinder sa preuve »; elle doit présenter la meilleure preuve le plus tôt possible. En conséquence, les éléments supplémentaires ne doivent pas porter sur des éléments de preuve qui auraient pu être communiqués au moment du dépôt des premiers affidavits, sauf si l’on ne pouvait prévoir à l’époque qu’ils deviendraient pertinents par la suite (Atlantic, au paragraphe 9; Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2007] 2 R.C.F. 371, aux paragraphes 21 et 22, 2006 CF 984; Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2007] A.C.F. no 681 (QL), aux paragraphes 11 à 23, 2007 CF 506).

 

[25]           Il existe toutefois des situations particulières dans lesquelles la quatrième condition susmentionnée a été appliquée avec une certaine souplesse (Robert Mondavi Winery c. Spagnol’s Wine & Beer Making Supplies Ltd., [2001] A.C.F. no 1412, aux paragraphes 10 à 17 et 18; Tint King of California Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [2006] A.C.F. no 1808 (QL), aux paragraphes 22 et 23, 2006 CF 1440).

 

[26]           Pour résumer, la Cour jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit d’autoriser une partie à déposer des documents complémentaires. Ce pouvoir discrétionnaire est incompatible avec toute application mécanique de critères ou de formules figés, qu’ils comportent trois ou quatre volets. Les facteurs susmentionnés ne sont pas exhaustifs et la jurisprudence ne précise pas comment le juge ou le protonotaire doit les apprécier. De plus, comme chaque cas est un cas d’espèce et que la décision est discrétionnaire, d’autres facteurs peuvent entrer en jeu dans un cas donné.

 

[27]           Il est par conséquent juste de dire qu’il y aura dans chaque affaire une appréciation différente selon les faits portés à la connaissance du tribunal (Solvay Pharma Inc. c. Apotex Inc., [2007] A.C.F. no 1190 (QL), au paragraphe 12, 2007 CF 913). De façon générale, pour exercer son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit toujours avoir présent à l’esprit le principe général consacré à l’article 3 des Règles : « [l]es présentes règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ».

 

L’ordonnance attaquée

[28]           Le 9 juin 2008, les demandeurs ont signifié et déposé une requête en vertu de l’article 312 des Règles en vue d’être autorisés à déposer des affidavits complémentaires. Le défendeur s’est opposé à cette requête.

 

[29]           Le 23 juillet 2008, la protonotaire a rejeté la requête des demandeurs et a ordonné aux demandeurs de signifier et de déposer leur dossier de demande dans la présente instance au plus tard le 29 août 2008.

 

[30]           Pour rejeter la requête présentée par les demandeurs en vue d’être autorisés à déposer des affidavits supplémentaires, la protonotaire a mentionné un certain nombre de motifs dans l’ordonnance attaquée :

·     Elle a premièrement conclu que, bien que pertinents, les éléments de preuve proposés n’étaient ni « essentiels » ni « cruciaux » pour trancher la demande de contrôle judiciaire.

·     Deuxièmement, elle a conclu que les demandeurs pouvaient ou auraient dû, au moment où ils ont déposé leurs éléments de preuve initiaux, prévoir que les éléments de preuve proposés seraient nécessaires ou pertinents.

·     Troisièmement, elle a par ailleurs conclu qu’en permettant aux demandeurs de déposer des affidavits complémentaires, on leur permettrait de scinder leur preuve sur l’une des principales questions en litige, ce qui causerait préjudice au défendeur.

 

[31]           Le 28 août 2008, la protonotaire a prorogé au 8 septembre 2008 le délai imparti aux demandeurs pour signifier et déposer leur dossier de demande et au 21 octobre 2008 le délai dans lequel le défendeur pouvait signifier et déposer son dossier.

 

Appel de novo

[32]           Le présent appel a été instruit le 9 septembre 2008.

 

[33]           Vu le critère régissant l’appel d’une décision discrétionnaire rendue par un protonotaire (Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, [1993] A.C.F. no 103 (QL), reformulé dans l’arrêt Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459, [2003] A.C.F. no 1925 (QL) (Merck)), les demandeurs ont droit à une audience de novo étant donné que l’appel porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal et que, de toute façon, la décision attaquée est fondée sur une mauvaise application de principes de droit ou une mauvaise appréciation des faits.

 

[34]           Comme la Cour d’appel l’a expliqué dans l’arrêt Merck, au paragraphe 23 : « On ne devrait […] pas conclure trop rapidement qu’une question, si importante soit‑elle, est déterminante. On doit cependant se garder de s’abstenir de trancher de novo une question déterminante simplement parce qu’on a naturellement tendance à s’en remettre aux protonotaires pour les questions de procédure ». À cet égard, « [l]’accent est mis sur le sujet des ordonnances et non sur leur effet » (Merck, au paragraphe 18).

 

[35]           Un élément de preuve est considéré comme pertinent pour une demande de contrôle judiciaire s’il est susceptible d’avoir une incidence sur la décision que la Cour rendra. La pertinence est déterminée en fonction des moyens de contrôle articulés dans l’avis de demande introductive d’instance.

 

[36]           Le principal sujet de discorde entre les parties qui ne peut être tranché que par le juge qui statuera sur le fond de la demande a trait à la nature et à la portée exactes des « fonctions » et des « pouvoirs » que la Loi électorale confie au défendeur :

·        Le défendeur a‑t‑il fait défaut d’exercer ses fonctions ou a‑t‑il autrement excédé ses pouvoirs en excluant les dépenses d’APML réclamées?

 

[37]           La Loi électorale ne renferme aucune clause privative et ne prévoit aucun droit d’appel. Devant moi, les avocats ont convenu que la norme de la décision correcte s’appliquait aux questions relatives à l’interprétation des articles 407 et 465 de la Loi électorale (Stevens c. Parti Conservateur du Canada, [2005] A.C.F. no 1890 (QL), au paragraphe 19, (2005) 262 D.L.R. (4th) 532 (Stevens)).

 

[38]           Aux termes de l’alinéa 16d) de la Loi électorale, le défendeur, en sa qualité de « directeur général des élections […] exerce les pouvoirs et fonctions nécessaires à l’application de la présente loi ». À ce propos, la Cour d’appel fédérale a déclaré que « la fonction que le Directeur général des élections occupe en est une, essentiellement, d’application mécanique de dispositions législatives rédigées avec force détails et minutie qui ne laissent à peu près rien au hasard et qui ne lui confèrent en réalité que bien peu de marge de manœuvre et de discrétion » (Stevens, au paragraphe 19).

 

[39]           Pour rejeter la requête des demandeurs, la protonotaire a notamment conclu que [traduction] « les éléments de preuve que les demandeurs cherchent à introduire peuvent être pertinents étant donné qu’ils pourraient, suivant une certaine interprétation de l’article 407 de la Loi électorale du Canada, établir que la publicité visait à promouvoir directement l’élection de candidats ». La protonotaire a toutefois estimé que les éléments de preuve proposés ne seraient pas pertinents en ce qui concerne [traduction] « la réparation subsidiaire qu’ils réclament » et qu’ils n’étaient ni « essentiels » ni « cruciaux » en ce qui concerne l’affaire.

 

[40]           Voici comment elle a formulé son raisonnement :

[traduction]

Le défendeur fait cependant valoir que le bref de mandamus n’est qu’une des réparations subsidiaires réclamées par les demandeurs. Les demandeurs réclament également une ordonnance révisant et annulant la décision par laquelle le directeur général des élections a refusé les dépenses. Suivant ce type de réparation, la Cour ne serait pas appelée à décider, vu l’ensemble de la preuve dont elle dispose, si les dépenses afférentes à la campagne des demandeurs devraient être certifiées ou non. Le rôle de la Cour se bornerait plutôt à contrôler la légalité de la décision, et à vérifier si le directeur général des élections a appliqué le bon critère juridique en refusant de certifier les dépenses. Si le directeur général des élections n’a pas appliqué le bon critère, l’affaire lui serait renvoyée pour qu’il rende une nouvelle décision en appliquant le bon critère; les éléments de preuve que les demandeurs cherchent à présenter pourraient alors être introduits et le directeur général des élections pourrait les examiner.

 

Vu ce qui précède, il me semble que les éléments de preuve proposés par les demandeurs peuvent être pertinents en ce qui concerne une des formes de réparations sollicitées dans leur demande, mais ils ne le seraient pas dans le cas de la réparation subsidiaire réclamée. Les éléments de preuve proposés ne sont donc ni « essentiels » ni « cruciaux » pour trancher la présente demande comme le prétendent les demandeurs, au point où les critères énoncés dans la jurisprudence dont nous avons déjà parlé devraient être appliqués avec plus de souplesse pour éviter un déni de justice. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[41]           En agissant ainsi, la protonotaire a tranché à tort une question de droit complexe qui avait une influence déterminante sur l’issue du principal et qui relevait exclusivement du juge du fond, qui est seul compétent pour se prononcer sur la réparation appropriée.

 

[42]           Tout d’abord, la protonotaire a présumé à tort que « le bref de mandamus n’est qu’une des réparations subsidiaires réclamées par les demandeurs », ce qui n’est manifestement pas le cas en l’espèce. Les brefs de certiorari et de mandamus mentionnés par les demandeurs dans leur avis de demande sont cumulatifs. Sur le fond, les demandeurs soutiendront qu’ils se sont conformés aux exigences de la Loi électorale et qu’ils ont rempli toutes les conditions leur donnant droit au remboursement des dépenses d’APML réclamées. Les demandeurs exhorteront donc la Cour à annuler les décisions en cause et à enjoindre au défendeur de délivrer de nouveaux certificats au receveur général du Canada, qui comprendront la somme de 3 947,07 $ mentionnée dans la déclaration de M. Callaghan et celle de 9 999,15 $ indiquée dans la déclaration produite par M. Pallet.

 

[43]           Deuxièmement, l’analyse erronée que la protonotaire a faite de la question de la pertinence l’a conduite à refuser aux demandeurs l’autorisation de déposer une contre‑preuve qui était cruciale en ce qui concerne la question des réparations, puisqu’elle supposait à tort qu’ils auraient l’occasion de présenter directement au défendeur ces éléments de preuve supplémentaires. Cette supposition s’explique par l’hypothèse gratuite de la protonotaire suivant laquelle, si les demandeurs obtiennent gain de cause, les décisions en cause seront tout simplement annulées et l’affaire sera renvoyée au défendeur pour qu’il prenne une nouvelle décision.

 

[44]           Troisièmement, la distinction faite par la protonotaire est purement artificielle, étant donné que les éléments de preuve supplémentaires proposés seront probablement pertinents pour trancher certaines des questions centrales en litige.

 

[45]           Sur le fond, les parties demanderont à notre Cour : 1) d’interpréter le concept de « dépenses électorales » et de déterminer en quoi consiste une publicité faite par un candidat par opposition à une publicité faite par un parti; 2) de déterminer si les dépenses d’APML des demandeurs ont été engagées par ces derniers; 3) de déterminer les facteurs pertinents pour savoir si les dépenses d’APML des demandeurs sont légitimes au sens de l’article 407 de la Loi électorale.

 

[46]           Certaines de ces appréciations exigeront non seulement un examen attentif des faits à l’origine des décisions en cause, mais également des facteurs dont le défendeur s’est servi pour exclure les dépenses d’APML réclamées. Parmi ces questions, il y a notamment celle de la présumée conformité des demandeurs aux exigences de la Loi électorale.

 

[47]           Tant devant moi que devant la protonotaire, le défendeur a adopté le point de vue que la véritable question qui se pose dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si les dépenses d’APML ont été effectivement engagées par les candidats qui les ont réclamées dans leurs déclarations de campagne électorale et, dans l’affirmative, si ces dépenses ont été déclarées à leur valeur commerciale comme l’exige la Loi électorale. Le défendeur soutient que le contenu publicitaire ne permet pas de répondre à ces questions. Bien qu’il ait tenu compte du contenu publicitaire, le défendeur affirme que la « question juridique centrale » à trancher en l’espèce est celle de savoir si les frais de publicité ont effectivement été « engagés » par les candidats qui les réclament.

 

[48]           La difficulté que pose la thèse du défendeur est qu’il invite la Cour, à l’étape d’une requête interlocutoire, à définir de nouveau les questions de droit qui font l’objet de l’instance, et ce, avant de statuer sur le fond de l’affaire. C’est au juge qui sera appelé à se prononcer sur le fond de la demande qu’il appartient de se livrer à cet exercice. Dans le cas qui nous occupe, l’intérêt de la justice comprend certainement l’intérêt qu’a la Cour à avoir en sa possession l’ensemble des éléments de preuve pertinents.

 

[49]           Le juge du fond sera mieux placé pour apprécier comme il se doit les éléments de preuve supplémentaires une fois qu’il aura résolu les questions d’interprétation soulevées par les parties et qu’il se sera prononcé sur les facteurs qui conditionnent l’exercice par le défendeur des fonctions et des pouvoirs que lui confie la Loi électorale relativement aux dépenses d’APML réclamées.

 

[50]           Saisi du présent appel de novo, j’arrive à la conclusion que l’on ne pouvait prévoir les éléments de preuve supplémentaires proposés. Je conclus également que la production d’un dossier complémentaire servira les intérêts de la justice et aidera la Cour sans causer par ailleurs de préjudice grave au défendeur.

 

Éléments de preuve supplémentaires imprévus

[51]           Je ne doute pas que les demandeurs ont présenté leur meilleure preuve dès que possible en déposant et en signifiant leurs premiers documents l’an dernier. Incontestablement, les éléments de preuve supplémentaires que les demandeurs souhaitent maintenant déposer devant la Cour seront essentiellement de la nature d’une contre‑preuve constituant une réponse aux aspects nouveaux et imprévus soulevés le printemps dernier par Mme Vézina dans son contre‑interrogatoire et son réinterrogatoire.

 

[52]           Les documents que les demandeurs ont déposés à l’origine consistent en des manuels ou guides du candidat provenant d’Élections Canada. Lorsque la demande sera jugée sur le fond, les demandeurs feront valoir que la preuve établit clairement qu’entre 1984 et 2006, le défendeur a constamment interprété le concept de « publicité électorale » d’un candidat comme comprenant non seulement la publicité qui sert à favoriser ou à contrecarrer un candidat mais aussi la publicité qui sert à favoriser ou à contrecarrer un parti enregistré (l’ancienne interprétation de l’article 407 par le défendeur).

 

[53]           Les demandeurs soutiendront également sur le fond que le défendeur n’a pas expliqué pourquoi l’interprétation des expressions « publicité électorale » et « dépenses électorales » ont été soudainement modifiées, en mars 2007, à la suite de l’élection de 2006, de sorte que la « publicité électorale » d’un candidat se limite maintenant à la publicité « qui sert à favoriser ou à contrecarrer un candidat » (la nouvelle interprétation de l’article 407 par le défendeur).

 

[54]           Normalement, les raisons justifiant l’exclusion des dépenses d’APML réclamées devraient se trouver dans les décisions en cause elles‑mêmes ou dans les documents produits par le défendeur en vertu de l’article 317 des Règles. Que le défendeur ait été obligé ou non, en tant qu’auteur de la décision, d’exposer ses conclusions de fait ainsi que les principaux éléments de preuve sur lesquels ces conclusions étaient fondées dans les décisions en cause est une question que les parties devront aborder lors de l’examen au fond de la demande de contrôle judiciaire.

 

[55]           Ceci étant dit, l’affidavit de Mme Vézina, qui compte 55 pages (sans compter les documents annexés), a permis d’obtenir des explications détaillées après que les décisions en cause eurent été prises en ce qui concerne :

·        le rôle du directeur général des élections du Canada ainsi que les principaux aspects du régime de financement prévu par la Loi électorale en ce qui a trait aux dépenses électorales. En particulier, Mme Vézina a signalé la distinction que la Loi électorale fait en ce qui concerne le traitement des dépenses électorales faites par un parti politique et celles engagées par un candidat;

·        le processus d’examen et de vérification effectué par Élections Canada en ce qui concerne les déclarations de campagnes électorales des candidats;

·        les circonstances à l’origine de la décision du défendeur de refuser de certifier les dépenses d’APML réclamées par plusieurs des candidats du Parti, y compris les demandeurs;

·        les facteurs qui ont conduit le défendeur à se demander si les dépenses étaient en fait des dépenses se rapportant aux campagnes respectives ainsi que les éléments contextuels compris dans les renseignements dont disposait le défendeur lorsqu’il a pris les décisions en cause.

 

[56]           Dans son affidavit, Mme Vézina énumère plusieurs des facteurs qui, selon elle, ont joué un rôle dans la décision du défendeur d’exclure les dépenses d’APML réclamées par les demandeurs. Elle a notamment mentionné, comme « élément contextuel », le fait que la teneur des publicités assujetties au programme d’APML [traduction] « ne servait pas directement à favoriser les candidats qui réclamaient les dépenses ». Mme Vézina précise d’ailleurs que [traduction] « les publicités ne dissipent pas les doutes déjà soulevés quant à la question de savoir si ces dépenses étaient véritablement des dépenses se rapportant à la campagne électorale des candidats ».

 

[57]           Je suis convaincu que les demandeurs ont appris seulement lors du contre‑interrogatoire et du réinterrogatoire de Mme Vézina que le défendeur aurait permis à un candidat de réclamer des dépenses pour des publicités servant à favoriser le Parti (plutôt que le candidat lui‑même) s’il avait été démontré que le candidat croyait qu’en favorisant le Parti, il favorisait nécessairement sa candidature (en supposant que le candidat satisfasse à toutes les autres exigences prévues par la loi).

 

[58]           Cette interprétation un peu plus libérale de l’article 407 de la Loi électorale, qui a été soulevée pour la première fois en mai 2008, obligerait le défendeur à évaluer l’« intention subjective » du candidat. C’est ce que les demandeurs ont appelé dans leurs documents le « critère subjectif ».

 

[59]           La question de savoir si le défendeur a appliqué (ou applique) un critère subjectif quelconque constitue une question de fait qui est pertinente pour trancher de façon définitive la présente affaire. Sur le fond, les demandeurs vont faire valoir devant la Cour que la seule interprétation valable est l’ancienne interprétation que le défendeur fait de l’article 407 de la Loi électorale. C’est leur thèse principale. À cet égard, ils vont affirmer que la nouvelle interprétation que le défendeur fait de l’article 407 est erronée en droit, qu’elle tienne compte ou non du critère subjectif que le défendeur appliquerait maintenant. Toutefois, comme position de repli pour le cas où la Cour conclurait que la loi permet d’appliquer un critère subjectif, les demandeurs feront valoir, à titre subsidiaire, qu’ils ont effectivement satisfait à ce critère.

 

[60]           À cet égard, les éléments de preuve supplémentaires que les demandeurs souhaitent maintenant déposer visent essentiellement à démontrer que les demandeurs étaient d’avis, en leur qualité d’agents officiels des candidats, au moment où ils ont accepté de participer aux achats de publicité en litige, que la diffusion des publicités supplémentaires dans leur circonscription servirait à favoriser directement l’élection du candidat, et ce, même si les publicités étaient des publicités générales concernant le parti.

 

[61]           En conséquence, on ne peut pas dire qu’en autorisant les demandeurs à déposer ces éléments de preuve supplémentaires la Cour permettrait aux demandeurs de « scinder leur preuve » comme le prétend le défendeur.

 

Autres facteurs

[62]           Il s’agit d’un cas dans lequel les intérêts de la justice l’emportent sur tout préjudice, réel ou perçu, invoqué par le défendeur, qui est le tribunal qui a rendu les décisions en cause.

 

[63]           Il ne s’agit pas d’une action en contrefaçon de brevet ou d’une instance relative à la délivrance d’un avis de conformité dans laquelle des plaideurs privés défendent des intérêts commerciaux opposés. L’intérêt public est en jeu dans la présente instance.

 

[64]           Il ne s’agit pas non plus du type habituel d’instance en contrôle judiciaire portant sur une mesure ministérielle ou sur une décision administrative d’un tribunal, dont la légalité sera normalement défendue par le procureur général du Canada.

 

[65]           Il faut se rappeler que le tribunal dont la décision ou les actes sont contestés dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire n’est habituellement pas désigné comme défendeur. Le procureur général du Canada n’est pas une partie nommément désignée en l’espèce.

 

[66]           Les questions soulevées dans la présente instance sont d’intérêt public, car elles portent sur l’exercice par le défendeur de ses fonctions ou de ses pouvoirs non partisans.

 

[67]           Suivant la Cour d’appel de l’Ontario, [traduction] « le directeur général des élections est l’intendant impartial et neutre qui garantit l’intégrité du processus électoral » (Longley c. Canada (Attorney General), [2007] O.J. No. 4758, au paragraphe 74, 2007 ONCA 852), et, pour reprendre les mots employés par la Cour d’appel fédérale : « le Directeur général des élections est en quelque sorte le gardien de la démocratie au Canada et […] celle‑ci pourrait être compromise par l’attribution à la personne chargée en première ligne de la protéger de pouvoirs de nature un tant soit peu arbitraire » (Stevens, au paragraphe 19).

 

[68]           Le tribunal qui accorde la permission de déposer des éléments de preuve supplémentaires ne doit pas créer une situation d’iniquité procédurale ni des retards excessifs. La Cour qui autorise les demandeurs à déposer des documents supplémentaires peut aisément corriger la situation en assortissant son ordonnance de directives appropriées portant notamment sur les prochains contre‑interrogatoires et en accordant au défendeur la possibilité de présenter une contre‑preuve. Les délais pour ce faire sont relativement courts, mais le protonotaire peut les proroger et résoudre toute question procédurale en suspens.

 

Dispositif

[69]           Exerçant mon pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début, j’accueillerai donc le présent appel et annulerai l’ordonnance attaquée. La Cour autorisera les demandeurs à déposer des éléments de preuve supplémentaires et assortira son ordonnance de directives appropriées en ce qui concerne la prorogation des délais et toute autre question procédurale, y compris le droit du défendeur de déposer des éléments de preuve supplémentaires et de contre‑interroger les demandeurs. Les dépens sont adjugés aux demandeurs dans les deux instances.

 


ORDONNANCE

LA COUR :

1.                  ACCUEILLE l’appel des demandeurs;

2.                  ANNULE l’ordonnance en date du 23 juillet 2008 par laquelle la protonotaire a rejeté la requête présentée par les demandeurs en vue de déposer des affidavits supplémentaires;

3.                  AUTORISE les demandeurs à signifier et à déposer, dans les dix jours de la présente ordonnance, leurs affidavits supplémentaires proposés, sous réserve de la prorogation de ce délai par la protonotaire;

4.                  AUTORISE le défendeur à signifier et à déposer les affidavits en réponse qu’il juge bon de déposer, dans les dix jours suivant la signification des affidavits supplémentaires des demandeurs, sous réserve de la prorogation de ce délai par la protonotaire;

5.                  ORDONNE que les contre‑interrogatoires portant sur les affidavits supplémentaires soient achevés dans les dix jours suivant la signification des affidavits supplémentaires du défendeur, sous réserve de la prorogation de ce délai par la protonotaire;

6.                  STATUE que toute autre ordonnance prévue à l’article 312 des Règles fixant notamment de nouvelles dates pour le dépôt et la signification des dossiers supplémentaires dans la présente instance devra être rendue par la protonotaire;


7.                  ADJUGE aux demandeurs les dépens de la présente requête en appel et ceux de la première requête présentée à la protonotaire par les demandeurs.

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑838‑07

 

INTITULÉ :                                                   L.G. CALLAGHAN et autre c. DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 9 septembre 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 25 septembre 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Michel Décary

514‑397‑3099

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Barbara A. McIsaac, c.r.

613‑238‑2000

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stikeman Elliott SRL

Montréal (Québec) 

 

POUR LES DEMANDEURS

McCarthy Tetrault SRL

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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