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Date : 20080916

Dossier : T-1192-07

Référence : 2008 CF 1028

Ottawa (Ontario), le 16 septembre 2008

En présence de Monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

MAURICE PHILIPPS

Demandeur

et

 

BIBLIOTHÉCAIRE ET ARCHIVISTE DU CANADA

Défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue par Bibliothèque et Archives du Canada (« BAC ») le 8 juin 2007, laquelle maintient les restrictions d’accès au fonds Louis M. Bloomfield (« fonds Bloomfield ») pour une période de cinq ans et prévoit la possibilité de restreindre l’accès aux documents protégés par le secret professionnel pour une période maximale de 50 ans.

 

[2]               Cette décision faisait suite au jugement rendu par le juge Simon Noël de cette Cour le 14 novembre 2006 (Maurice Philipps c. Bibliothécaire et Archiviste du Canada, 2006 CF 1378, [2007] 4 R.C.F. 11), qui accueillait une précédente demande de contrôle judiciaire du demandeur et retournait le dossier à BAC pour qu’il procède à une nouvelle révision des restrictions d’accès au fonds Bloomfield.

 

I. Faits

 

[3]               Le fonds Louis M. Bloomfield est une collection d’archives privées cédée à BAC par Me Louis Mortimer Bloomfield, un éminent avocat montréalais décédé en 1984.

 

[4]               Dans une lettre en date du 24 février 1978, M. Bloomfield a posé comme condition à cette cession que les documents cédés soient retenus pour une période de vingt ans après son décès avant d’être rendus publics.  Il a cependant mentionné que son épouse serait son « exécutrice littéraire » et qu’elle aurait accès en tout temps à ses documents. 

 

[5]               M. Bloomfield est décédé le 19 juillet 2004.

 

[6]               Le 10 août 2004, le demandeur s’est adressé à BAC afin d’avoir accès au fonds Bloomfield.

 

[7]               Le 31 août 2004, Mme Bloomfield demandait qu’une nouvelle restriction d’accès au fond soit imposée pour une période de 10 ans après son propre décès.  Dans une lettre à BAC, elle invoquait des préoccupations pour sa vie privée et la réputation de M. Bloomfield si l’accès au fond était permis immédiatement.  Le 8 septembre 2004, BAC accédait à la demande de Mme Bloomfield et prolongeait la restriction d’accès au fonds comme elle le souhaitait. 

 

[8]               Le 17 janvier 2004, le demandeur a formellement demandé l’accès au fonds Bloomfield.  Informé par BAC de la nouvelle restriction d’accès, il demande à l’archiviste en chef de réviser cette décision et de lui communiquer la documentation à l’appui de cette extension de la restriction d’accès.  En réponse à cette demande, BAC l’informe le 16 février 2004 que cette nouvelle restriction découlait d’une entente conclue avec Mme Bloomfield.

 

[9]               Le 20 avril 2005, BAC émet une nouvelle restriction et fait passer la restriction d’accès au fonds Bloomfield à 25 ans après le décès de Mme Bloomfield.  Le demandeur exige de nouveau une révision de cette décision.  Après examen du dossier, BAC lui répond par le biais d’une lettre datée du 8 août 2005 que les restrictions au fonds Bloomfield sont maintenues et que cette décision est finale.

 

[10]           C’est cette décision qui a fait l’objet d’une première demande de contrôle judiciaire.  Dans une décision rendue le 14 novembre 2006, mon collègue le juge Simon Noël a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et a ordonné que le dossier soit retourné au BAC afin qu’une nouvelle décision soit rendue en tenant compte des motifs de son jugement. 

 

[11]           Le juge Noël s’est dit d’avis que le défendeur avait commis une erreur de droit en modifiant la date de la restriction d’accès selon les volontés de Mme Bloomfield.  Bien que les Lignes directrices et Procédures relatives à l’établissement et à la gestion des conditions d’accès aux fonds conservés à la Division des manuscrits permettent à BAC de tenir compte des vues exprimées par les donateurs ou leurs représentants, il ne pouvait s’agir que d’un critère parmi d’autres dont il devait tenir compte dans l’exercice de sa discrétion.  Le juge Noël écrit à ce propos :

[65] À la lumière de cette correspondance, il apparaît que BAC considère Mme Bloomfield comme étant la gestionnaire des restrictions de période d’accès et qu’à ce titre, sa décision est déterminante quant à une prolongation de la période de non accès.  Le donateur, M. Bloomfield, n’avait pas donné ce pouvoir de gestion à Mme Bloomfield.  À deux reprises, il avait précisé que la période de non accès était de vingt (20) ans.  Ceci était son intention et elle doit être respectée.  L’interprétation du rôle de Mme Bloomfield par le BAC est une erreur de droit.

 

 

[12]           Monsieur le juge Noël a poursuivi en indiquant que la décision de BAC de restreindre l’accès au fonds Bloomfield pour une période de vingt-cinq (25) ans après le décès de Mme Bloomfield n’était pas raisonnable dans les circonstances et qu’aucun motif ne justifiait cette nouvelle extension.  Voici comment il s’exprime à ce sujet :

[69]  Bien que l’extension de la période de restriction à dix (10) ans en septembre 2004 est bien documentée, Mme Bloomfield ayant exprimé le désir que ladite extension soit prolongée de dix (10) ans après sa mort (…) pour des raisons de vie privée et de réputation de son mari, il n’en va pas de même pour celle de vingt-cinq (25), décision prise le 20 avril 2005 (…).  Il n’y a aucune explication donnée pour comprendre un tel changement.  En plus, cette décision va à l’encontre des lignes directrices du BAC à l’effet que la révision d’une période de restriction se fait à l’échéance.  Il semble y avoir contradiction dans la lettre du 8 août 2005.  Le renouvellement de l’extension de la restriction a été fait en septembre 2004 pour une période de dix (10) ans, il n’y avait donc pas d’échéance car celle-ci ne pouvait survenir qu’en 2014.

 

[70]  La décision du 8 août 2005 expliquant la période de restriction sans la dévoiler, n’est pas raisonnable dans les circonstances tenant compte des faits du dossier et de l’absence de motifs pouvant permettre cette nouvelle extension qui allait à l’encontre des lignes directrices.  Elle est donc révisable, n’étant pas correcte.

 

 

[13]           Suite à cette décision, M. Peter Delottinville, archiviste et directeur à la Division du patrimoine politique et social de BAC, a été assigné afin d’effectuer des recommandations sur les conditions d’accès au fonds Bloomfield.  Il appert du témoignage par affidavit de M. Delottinville que ce dernier s’est inspiré des lignes directrices pour procéder à la révision des conditions d’accès au fonds Bloomfield, et a tenu compte des quatre éléments suivants : 1) les motifs du jugement du juge Noël; 2) la nature des documents contenus au fonds Bloomfield; 3) les intentions de Mme Bloomfield, à titre de proche parente du donateur; et 4) l’intérêt des chercheurs.

 

[14]           Mandaté par M. Delottinville pour examiner la nature des documents se trouvant dans le fonds Bloomfield, M. Dale Cameron, archiviste à BAC, a estimé que ces documents étaient de nature délicate ou très délicate, termes définis dans les lignes directrices, et que certains documents renfermaient des informations de nature personnelle et confidentielle.

 

[15]           Suite à cette analyse, M. Delottinville a recommandé dans une note de breffage en date du 7 juin 2007 que l’accès au fonds Bloomfield soit restreint jusqu’en 2014.  Cette recommandation a par la suite été entérinée par le directeur général du Bureau stratégique, le directeur général des Archives canadiennes et Collections spéciales, et la sous-ministre adjointe responsable des Archives et Collections documentaires de BAC.

 

[16]           Après avoir pris connaissance de cette recommandation, le Bibliothécaire et Archiviste du Canada a entériné cette recommandation, avec deux caveat.  Il a tout d’abord modifié la période de restriction de façon à ce qu’elle prenne fin en 2009 plutôt qu’en 2014.  D’autre part, il a ajouté que les documents contenant de l’information protégée par le privilège avocat-client ne seraient pas accessibles pour une période maximale de 50 ans.

 

[17]           Cette décision a été communiquée au demandeur dans une lettre qui lui a été adressée le 8 juin 2007.  Cette lettre se lit comme suit :

[…]

 

Bibliothèque et Archives Canada (BAC) s’est engagé à prendre une décision sur la situation du fonds Louis M. Bloomfield avant le 8 juin 2007.  Pour arriver à la décision mentionnée ci-après, un examen interne de la collection a été entrepris selon les lignes directrices proposées par le juge Simon Noël dans sa décision judiciaire du 14 novembre 2006.

 

Dans sa décision, le juge Noël indique qu’une fermeture du fonds jusqu’en 2014 est une mesure raisonnable en l’occurrence.  D’après son examen des documents du fonds, les fonctionnaires du BAC ont décidé que le fonds demeurera fermé pour une période de cinq ans à compter de 2004, ouvrant ainsi la collection aux chercheurs la première semaine de juillet 2009.  Lorsque cette période sera écoulée et que le fonds sera ouvert, BAC se réservera le droit, d’après les articles 7 et 8 de la Loi sur Bibliothèque et Archives Canada, de limiter l’accès au matériel qui est protégé en vertu d’un secret professionnel pour une autre période pouvant aller jusqu’à 50 ans depuis la dernière date au dossier.

 

[…]

 

[18]           C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

 

II. Questions en litige

 

[19]           Dans le cadre de ses représentations écrites et orales, le demandeur, qui se représentait seul, a soulevé plusieurs arguments à l’encontre de la décision rendue par BAC.  Il a tout d’abord fait valoir que cette décision s’appuyait sur une interprétation erronée du jugement rendu par le juge Noël, dans la mesure où ce dernier n’a jamais indiqué qu’une restriction de dix ans serait raisonnable.  Cette erreur serait déterminante, selon M. Philipps, dans la mesure où la décision du Bibliothécaire et Archiviste du Canada aurait été influencée par cette lecture du jugement qui lui était proposée dans la note de breffage.

 

[20]           Le demandeur a par ailleurs soutenu que l’on n’avait pas tenu compte du jugement rendu par le juge Noël, si ce n’est que de la conclusion non fondée que l’on en tire eu égard à la raisonnabilité d’une restriction de dix ans.  Il en veut pour preuve le fait que M. Delottinville aurait été incapable d’indiquer de quelle manière il en a été tenu compte lors de son contre-interrogatoire; il en voit une confirmation supplémentaire dans l’absence de toute référence explicite à la mission de BAC (soit de préserver le patrimoine canadien et de le rendre accessible) et aux critères de pondération énoncés dans les lignes directrices, auxquels avait pourtant fait allusion le juge Noël dans son jugement.

 

[21]           Le demandeur allègue également que la décision du 8 juin 2007 n’est pas conforme au jugement du juge Noël dans la mesure où elle a été prise en continuant d’accorder un poids considérable à l’opinion de Mme Bloomfield.  Bien que la décision elle-même, telle que communiquée au demandeur le 8 juin 2007, n’expose pas ce motif, la note de breffage y réfère et le contre-interrogatoire de M. Delottinville témoignerait du poids accordé à ce facteur.

 

[22]           Enfin, le demandeur allègue que les représentations à l’effet que le fonds Bloomfield contiendrait des documents contenant des informations personnelles susceptibles de nuire à la vie privée de tiers ne sont pas recevables, dans la mesure où ces faits nouveaux n’ont pas été introduits en preuve conformément aux Règles des Cours fédérales.  Il prétend en effet que l’affidavit de M. Delottinville à ce sujet constitue du ouï-dire puisqu’il n’a aucune connaissance personnelle de ces faits et qu’il s’appuie sur des informations que lui auraient transmises M. Cameron. Subsidiairement, le demandeur soutient que cet argument n’a jamais été soulevé lors de l’analyse du fonds qui a été effectuée en 2002, et qu’il ne s’agit par conséquent que d’un prétexte pour maintenir la décision précédente qu’avait annulée le juge Noël.

 

[23]           La véritable question en litige, me semble-t-il, consiste donc à déterminer si la décision prise par BAC le 8 juin 2007 est conforme à la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada ainsi qu’aux lignes directrices adoptées sous son autorité, et respecte l’esprit et la lettre du jugement rendu par mon collègue le juge Simon Noël dans le cadre du premier contrôle judiciaire soumis par le demandeur.

 

 

 

 

III. Le cadre législatif

 

[24]            La Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada (la Loi) ne traite pas expressément du dépôt et de l’accès à des documents privés déposés à BAC.  Le préambule de la Loi énonce cependant qu’il est nécessaire pour le Canada de se doter d’une institution « qui soit une source de savoir permanent accessible à tous et qui contribue à l’épanouissement culturel, social et économique de la société libre et démocratique que constitue le Canada ».

 

[25]           La mission de BAC est par ailleurs précisée dans les termes suivants à l’article 7 :

Mission

 

7. Bibliothèque et Archives du Canada a pour mission :

 

a) de constituer et de préserver le patrimoine documentaire;

 

b) de faire connaître ce patrimoine aux Canadiens et à quiconque s'intéresse au Canada, et de le rendre accessible;

 

c) d'être le dépositaire permanent des publications des institutions fédérales, ainsi que des documents fédéraux et ministériels qui ont un intérêt historique ou archivistique;

 

d) de faciliter la gestion de l'information par les institutions fédérales;

 

e) d'assurer la coordination des services de bibliothèque des institutions fédérales;

 

f) d'appuyer les milieux des archives et des bibliothèques.

Objects

 

7. The objects of the Library and Archives of Canada are

 

(a) to acquire and preserve the documentary heritage;

 

(b) to make that heritage known to Canadians and to anyone with an interest in Canada and to facilitate access to it;

 

(c) to be the permanent repository of publications of the Government of Canada and of government and ministerial records that are of historical or archival value;

 

(d) to facilitate the management of information by government institutions;

 

(e) to coordinate the library services of government institutions; and

 

(f) to support the development of the library and archival communities.

 

[26]           Pour atteindre ces objectifs, l’administrateur général de BAC peut utiliser les moyens prévus à l’article 8 de la Loi :

Attributions de l'administrateur général

 

8. (1) L'administrateur général peut prendre toute mesure qui concourt à la réalisation de la mission de Bibliothèque et Archives du Canada et, notamment :

 

a) acquérir des publications et des documents ou en obtenir la possession, la garde ou la responsabilité;

 

b) prendre toute mesure de catalogage, de classement, de description, de protection et de restauration des publications et documents;

 

c) compiler et maintenir des sources d'information et notamment une bibliographie et un catalogue collectif nationaux;

 

d) fournir des services d'information, de consultation, de recherche et de prêt, ainsi que tous autres services permettant d'avoir accès au patrimoine documentaire;

 

e) mettre en place des programmes visant à faire connaître et comprendre le patrimoine documentaire et encourager ou organiser des activités — notamment des expositions, des publications et des spectacles — à cette fin;

 

f) conclure des accords avec d'autres bibliothèques, archives ou institutions au Canada ou à l'étranger;

 

g) conseiller les institutions fédérales sur la gestion de l'information qu'elles produisent et utilisent et leur fournir des services à cette fin;

 

h) déterminer les orientations des services bibliothécaires des institutions fédérales et, à cette fin, fixer des lignes directrices;

 

i) apporter un appui professionnel, technique et financier aux milieux chargés de promouvoir et de préserver le patrimoine documentaire et d'assurer l'accès à celui-ci;

 

j) s'acquitter de toute autre fonction que lui confie le gouverneur en conseil.

 

Réalisation d'échantillons à partir d'Internet

 

(2) Pour l'application de l'alinéa (1)a), l'administrateur général peut, à des fins de préservation, constituer des échantillons représentatifs, selon les modalités de temps ou autres qu'il détermine, des éléments d'information présentant un intérêt pour le Canada et accessibles au public sans restriction dans Internet ou par tout autre média similaire.

Powers of Librarian and Archivist

 

8. (1) The Librarian and Archivist may do anything that is conducive to the attainment of the objects of the Library and Archives of Canada, including

 

(a) acquire publications and records or obtain the care, custody or control of them;

 

(b) take measures to catalogue, classify, identify, preserve and restore publications and records;

 

(c) compile and maintain information resources such as a national bibliography and a national union catalogue;

 

(d) provide information, consultation, research or lending services, as well as any other services for the purpose of facilitating access to the documentary heritage;

 

(e) establish programs and encourage or organize any activities, including exhibitions, publications and performances, to make known and interpret the documentary heritage;

 

(f) enter into agreements with other libraries, archives or institutions in and outside Canada;

 

(g) advise government institutions concerning the management of information produced or used by them and provide services for that purpose;

 

(h) provide leadership and direction for library services of government institutions;

 

(i) provide professional, technical and financial support to those involved in the preservation and promotion of the documentary heritage and in providing access to it; and

 

(j) carry out such other functions as the Governor in Council may specify.

 

Sampling from Internet

 

(2) In exercising the powers referred to in paragraph (1)(a) and for the purpose of preservation, the Librarian and Archivist may take, at the times and in the manner that he or she considers appropriate, a representative sample of the documentary material of interest to Canada that is accessible to the public without restriction through the Internet or any similar medium.

 

[27]           Conformément à l’alinéa 8(1)(h), des Lignes directrices et procédures relatives à l’établissement de la gestion des conditions d’accès aux fonds conservées à la division des manuscrits ont été adoptées en 2005.  On y reconnaît notamment la nécessité d’imposer des restrictions d’accès pour les documents de nature privée, de façon à faciliter l’acquisition de tels documents d’importance nationale.  Ceci étant dit, ces lignes directrices réitèrent que l’objectif ultime de BAC est d’accroître et d’élargir l’accès aux fonds dans la mesure du possible.

 

[28]           Il ressort donc de la Loi, des lignes directrices ainsi que du jugement du juge Noël qu’il doit y avoir une pondération entre l’accès aux documents, les conditions de la donation et d’autres considérations légitimes.

 

IV. Analyse

 

[29]            Dans la décision qu’il a rendue le 14 novembre 2006, le juge Noël en est arrivé à la conclusion, au terme d’une analyse pragmatique et fonctionnelle, que la norme de contrôle applicable à la décision de BAC de restreindre l’accès au fonds Bloomfield était celle de la décision raisonnable simpliciter.  Cette conclusion ne me paraît pas devoir être remise en question suite à la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9.  Par conséquent, cette Cour n’interviendra que dans la mesure où le processus décisionnel ne serait pas intelligible et transparent, ou que la décision ne constituerait pas l’une des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[30]           D’entrée de jeu, le défendeur a admis lors de l’audition que la note de breffage et la décision qui s’en est suivie, telle que communiquée au demandeur par lettre le 8 juin 2007, manifestaient une interprétation erronée du jugement rendue par le juge Noël.  Cette admission m’apparaît tout à fait opportune et a été faite de bonne guerre.  En effet, nulle part dans ses motifs le juge Noël ne se prononce-t-il sur le caractère raisonnable d’une restriction à l’accès au fonds Bloomfield jusqu’en 2014.  Tout au plus constate-t-il, au paragraphe 69 de son jugement (tel que reproduit au paragraphe 12 des présents motifs), que cette période de restriction est « bien documentée », contrairement à la période de 25 ans décrétée ultérieurement, pour laquelle aucune explication n’a été donnée. 

 

[31]           Il convient de noter que le juge Noël n’était pas appelé à se prononcer sur la période de restriction de 10 ans, décrétée en septembre 2004.  La décision contestée était plutôt celle d’étendre la période de restriction à 25 ans qui avait été prise le 20 avril 2005 et confirmée le 8 août 2005.  Qui plus est, l’on ne saurait déduire du fait qu’une décision est motivée qu’elle est par nécessité raisonnable.  Comme s’est fait fort de le rappeler la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir, précité, la raisonnabilité d’une décision tient tout autant dans le processus de décision qui la précède que dans la substance même de cette décision.

[32]           Ceci étant dit, cette erreur d’interprétation a-t-elle pour effet de vicier la décision prise par BAC le 8 juin 2007?  Je ne le crois pas.  La note de breffage et (dans une moindre mesure) la lettre du 8 juin permettent en effet de croire que cette lecture erronée d’un paragraphe du jugement du juge Noël n’a constitué que l’un des facteurs pris en considération par BAC.  La lettre du 8 juin mentionne d’ailleurs que l’examen de la collection a été entrepris « selon les lignes directrices proposées par le juge Simon Noël dans sa décision judiciaire du 14 novembre 2006 », et non pas en ne tenant compte que de ce seul aspect.  Quant à la note de breffage, elle fait état de plusieurs considérations sur lesquelles je reviendrai bientôt et ne permet certainement pas d’inférer que cette erreur d’interprétation a eu une influence déterminante sur la décision.

 

[33]           D’ailleurs, le Bibliothécaire et Archiviste du Canada ne s’est pas sentie lié par cette opinion puisqu’il a réduit la période de restriction qu’on lui suggérait de moitié.  Si la lecture erronée que l’on a faite du jugement du juge Noël avait eu l’impact déterminant que lui attribue le demandeur, il est permis de croire que le Bibliothécaire et Archiviste du Canada aurait suivi aveuglément la recommandation qui lui était faite.  Est-ce à dire qu’il aurait pu réduire encore davantage la période de restriction si on ne lui avait pas dit que le juge Noël considérait une période de 10 ans comme étant raisonnable?  Cela n’est que pure spéculation.  En bout de ligne, la question à laquelle cette Cour doit répondre consiste plutôt à déterminer si la décision qui a été prise était raisonnable, compte tenu de l’ensemble des facteurs dont on pouvait légitimement tenir compte.  Vue sous cet angle, j’estime que la décision n’était pas déraisonnable.

 

[34]           Il est bien établi, et le juge Simon Noël l’a réitéré dans son jugement, qu’il appartient à BAC de prendre les mesures appropriées pour remplir les objectifs qui lui sont dévolus par la Loi.  Le législateur a clairement voulu laisser à l’administrateur général une certaine liberté pour permettre à BAC de réaliser la mission qui lui a été confiée.  Les lignes directrices adoptées en 2005, bien qu’elles ne sauraient être assimilées à des dispositions législatives ou réglementaires, servent néanmoins d’assises à BAC afin de déterminer les conditions d’accès.  Or, tel que mentionné précédemment, tant la Loi que les lignes directrices prévoient que BAC doit se livrer à un exercice de pondération entre l’accès aux documents, les conditions prévues par le donateur et les autres intérêts légitimes dont il peut être tenu compte.

 

[35]           C’est précisément ce qui a été fait en l’occurrence.  La note de breffage adressée au Bibliothécaire et Archiviste du Canada révèle en effet que l’on a revu les conditions d’accès au fonds Bloomfield selon les paramètres fixés par la Loi, les lignes directrices et les motifs du jugement rendu par le juge Simon Noël.  On a également procédé à un examen minutieux des documents contenus dans le fonds pour constater que ceux-ci renfermaient des informations de nature personnelle et que leur consultation pourrait entraîner la divulgation de renseignements personnels relativement à des tiers.

 

[36]           La note de breffage dont s’est inspiré l’administrateur général pour prendre sa décision ne cache pas que Mme Bloomfield, veuve du donateur, a été consultée pour connaître sa position quant à l’accessibilité des documents contenus dans le fonds.  Il semble que cette dernière ait maintenu sa position antérieure et exprimé le souhait que le fonds demeure inaccessible.  Mais contrairement à la situation qui prévalait lorsque la décision révisée par le juge Noël avait été prise, rien ne révèle que l’opinion de Mme Bloomfield a été déterminante ou que BAC s’est senti lié par cette opinion. 

 

[37]           Rien ne me permet donc de croire que des considérations inappropriées sont à la base de la décision prise le 8 juin 2007.  En cette matière comme en toute autre, la bonne foi doit se présumer, et l’on voit d’ailleurs mal l’intérêt qu’aurait pu avoir BAC à ne pas faire preuve de transparence ou à privilégier indûment les vœux d’une parente du donateur plus de vingt ans après son décès.  Le demandeur n’a pas réussi non plus à faire la preuve que BAC avait cherché par tous les moyens à confirmer sa décision originale et que les dés étaient en quelque sorte pipés à l’avance.  Au contraire, M. Delottinville a candidement admis lors de son contre-interrogatoire que BAC s’était trompé en s’appuyant exclusivement sur le souhait de Mme Bloomfield pour rendre sa première décision, et qu’il a refait l’analyse en toute bonne foi.  Il a d’ailleurs mandaté M. Cameron, un archiviste ayant plus de trente ans d’expérience, pour examiner le contenu des documents, et lui a laissé tout le temps nécessaire pour faire son travail.  Je ne vois rien là qui puisse laisser soupçonner quelque mauvaise volonté que ce soit.

 

[38]           Il est vrai que la lettre envoyée au demandeur le 8 juin 2007 n’est peut-être pas aussi explicite quant aux motifs sous-jacents à la décision comme on aurait pu le souhaiter.  Mais il est bien établi que les exigences de l’équité procédurale et, en particulier, l’obligation de motiver, varient en fonction des circonstances propres à chaque affaire : Baker c. Canada (MCI), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. (4th) 193 aux paras. 43-44.  Compte tenu du fait que le législateur n’a rien prévu dans la Loi et que la décision de restreindre l’accès à un fonds ne porte pas atteinte à un droit que pourrait revendiquer le demandeur ou toute autre personne désirant y avoir accès, j’hésiterais à imposer un fardeau trop lourd à BAC. 

 

[39]           Enfin, rien ne me permet de croire que les conclusions de M. Cameron à l’effet que le fonds contiendrait des documents dont la nature confidentielle menacerait la vie privée de tiers contrediraient les évaluations antérieures et seraient pure fabrication.  Sans doute aurait-il été souhaitable que M. Cameron souscrive lui-même un affidavit attestant de la nature des documents du fonds Bloomfield.  Rien ne me permet cependant d’inférer que M. Delottinville ne rapporte pas fidèlement les propos et les constatations de M. Cameron.  Lors de son contre-interrogatoire, M. Delottinville a relaté qu’il avait rencontré M. Cameron pendant près d’une heure, moins de deux jours avant d’écrire sa note de breffage.  Comme il l’avait mandaté pour effectuer ce travail, qu’il a rédigé sa note peu de temps après l’avoir rencontré, et qu’il connaissait par ailleurs très bien la teneur globale du fonds Bloomfield, on voit mal pourquoi ou comment M. Delottinville aurait pu mal rapporter ses propos.

 

[40]           Même en supposant qu’une révision du fonds Bloomfield ait pu être faite en 2002, on ne sait rien de la façon dont elle a été menée.  Le demandeur a fait valoir que la décision résultant de cette révision a été consignée au Formulaire Fonds Réservés versé au dossier le 9 juillet 2002, et décrivait les conditions de consultation en ces termes : « Restricted until 2004 ».  Or, l’archiviste qui a procédé à cette révision n’a rien décidé, puisque ce sont là les conditions originales de la donation faite par M. Bloomfield lors de la cession de ses documents.  Il n’y a donc rien de contradictoire entre cette « révision », qui apparaît être purement pro forma, et l’analyse subséquente au jugement du juge Noël, où l’on a procédé à une véritable pondération des divers intérêts en présence.

 

[41]           Pour tous ces motifs, j’en arrive donc à la conclusion que la décision rendue par BAC le 8 juin 2007 est raisonnable et conforme à la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada, aux lignes directrices adoptées sous son autorité, et aux motifs rédigés par le juge Simon Noël dans sa décision portant sur la première demande de contrôle judiciaire dans cette affaire.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée, avec dépens.

 

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1192-07

 

INTITULÉ :                                       Maurice Philipps

                                                            c.

                                                            Bibliothécaire et Archiviste du Canada

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal, Québec

 

DATE DE L’AUDIENCE :               25 juin 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT PAR :                     Juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      16 septembre 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Maurice Philipps (se représente seul)

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Anne-Marie Desgens

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Non-représenté

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

                                                                                   

 

 

 

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