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Date :  20080916

Dossier :  T-1909-07

Référence :  2008 CF 1036

Ottawa (Ontario), le 16 septembre 2008

En présence de Monsieur le juge Lemieux 

 

ENTRE :

GHYSLAIN LAPLANTE

 

demandeur

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               Cette demande de contrôle judiciaire est présentée par Ghyslain Laplante, ancien inspecteur des douanes à l’Agence des services frontaliers du Canada (le demandeur ou le douanier), à l’encontre de la décision de l’arbitre de grief  Georges Nadeau de la Commission des relations de travail dans la Fonction publique (le tribunal) datée du 4 octobre 2007, laquelle rejette deux griefs déposés par le demandeur qui contestait, d’une part, la décision du 21 juin 2004 de son employeur de le suspendre pour une période indéfinie sans solde durant enquête et, d’autre part, la décision du 21 avril 2005 de le licencier pour inconduite.

 

[2]               Son employeur, l’Agence des services frontalières du Canada (l’ASFC), allègue dans sa lettre de congédiement que monsieur Ghyslain Laplante a participé à un complot afin d’aider son frère Serge Laplante et ses associés au trafic de cocaïne au Canada en facilitant l’importation de ce stupéfiant des États-Unis au Canada.

 

Le contexte

[3]               Depuis un certain temps, la GRC menait une enquête coordonnée avec la Drug Enforcement Agency (DEA) sur l’importation de stupéfiants provenant des États-Unis vers le Canada.

 

[4]               Dans le cadre du projet « Busted Manatee » la DEA a eu recours à un agent source américain qui se présentait comme un fournisseur de cocaïne avec qui les frères Daniel et Tony Roy, de la région de Valleyfield, avait communiqué début 2004 pour s’approvisionner en cocaïne. Une première transaction a eu lieu le 23 avril 2004 mais elle échoue lorsqu’un camionneur prit possession de 200 kilogrammes pour les livrer au Québec fut arrêté un peu plus tard dans le cadre d’une opération de la DEA.

 

[5]               Une écoute électronique révéla que le 6 mai 2004, Tony Roy avait affirmé à l’agent source, afin d’effectuer une deuxième transaction, avoir mis en place une nouvelle équipe qui se constituait d’un « chauffeur », d’un contact pour « une porte » et d’une « porte » [d’entrée]. Les écoutes électroniques ont permis aux enquêteurs de la GRC et de la DEA de décoder les détails de cette deuxième opération.

 

[6]               Alain Charron, le chauffeur, rencontra l’agent source pour lui remettre l’argent pour se procurer la drogue. Il fut arrêté par la DEA le 17 juin 2004 alors qu’il prenait livraison de la cocaïne; il accepta de collaborer à l’enquête. Sous la direction de la DEA, il communiqua le jour même avec Serge Laplante afin d’obtenir les instructions pour franchir la frontière. Serge Laplante lui indique les routes à suivre pour atteindre le poste frontalier de Frelighsburg où Alain Charron devait s’y rendre le 20 juin 2004, après minuit et demi.

 

[7]               L’horaire de travail de Ghyslain Laplante, dont son frère Serge avait copie, confirme qu’il travaillait de nuit le 20 juin 2004 à Frelighsburg et que son quart de travail commençait les 11:30 le 20 juin  mais dont la majorité serait travaillée le 21 juin 2004 à partir de minuit. À ce poste frontalier au quart de nuit, généralement, il y a seulement un inspecteur en fonction.

 

[8]               Le chauffeur Alain Charron fut remplacé par un agent d’infiltration de la GRC connu par les initiales « AI ». Celui-ci prit possession de la camionnette qui avait été utilisée par Alain Charron et est arrivé au poste frontalier de Frelighsburg durant la nuit du 20 au 21 juin 2004 alors que le demandeur était au poste. « AI » a prétendu être Alain Charron. Son rôle était de déterminer si monsieur Ghyslain Laplante était impliqué dans le complot de l’importation de la cocaïne; en autres mots si Ghyslain Laplante était « la porte ».

 

[9]               AI et le demandeur ont eu une conversation. Par la suite, Ghyslain Laplante a remis à AI une carte routière surlignée en jaune montrant la direction pour la ville de Dunham. AI s’est rendu à Dunham où Serge Laplante lui signala sa présence. La GRC procéda dès lors à l’arrestation de Serge Laplante et on arrêta le demandeur quelque temps après.

 

 

La décision du tribunal

[10]           Les motifs du tribunal sont très détaillés; ils ont deux parties : un résumé de la preuve suivi d’une analyse de cette preuve. D’emblée, il résume la preuve provenant des témoins de l’employeur, l’ASFC, qui avait le fardeau de démontrer que la suspension et le congédiement étaient justifiés. L’unique témoin de la défense fut Ghyslain Laplante.

 

a) La preuve

[11]           Les témoins principaux de l’ASFC sont :

 

  • Le caporal Denis Turcotte est, depuis 25 ans, agent de la GRC. Il a supervisé l’enquête visant l’importation de stupéfiants via un poste frontalier canadien. Il présente l’ensemble des documents reliés à l’enquête soit quatre volumes, y inclus, les disques compacts et un disque DVD des enregistrements des conversations et la transcription de ces conversations. Il confirme le contexte dans lequel l’opération qui a aboutie à l’arrestation de Serge et Ghyslain Laplante le 21 juin 2004. Il produit aussi la cassette de l’enregistrement vidéo de l’interrogatoire de monsieur Ghyslain Laplante qui a eu lieu le 21 juin 2004 et commente les passages qu’il juge importants. Il indique qu’après avoir pris connaissance de tous les éléments de preuve, il est convaincu de l’implication du demandeur.

 

  • L’agent d’infiltration de la GRC « AI » est le deuxième témoin d’importance de l’employeur. Il identifie les notes qu’il a écrites à la suite aux événements du 20/21 juin 2004. Il est à l’emploi de la GRC depuis 1990 dans la section des enquêtes spéciales. Il confirme que l’objectif le soir du 20 juin était de déterminer si monsieur Ghyslain Laplante était la porte. Pour ce faire, il devait engager une conversation avec le douanier. Son témoignage porte sur le contenu de cette conversation.

 

[12]           Le demandeur a témoigné. L’élément central de son témoignage porte sur sa version de la conversation qu’il a eu avec « AI » et ses années d’emploi de 22 ans comme douanier avec un dossier vierge, sur sa famille et ses relations avec son frère Serge.

 

b) L’analyse de la preuve

[13]           Avant d’analyser la preuve, l’arbitre remarque « qu’il incombait à l'employeur de démontrer la participation du demandeur à un complot afin d'aider son frère ainsi que son associé au trafic de cocaïne au Canada et que cette démonstration devait ce faire selon la prépondérance des probabilités et non de déterminer hors de tout doute raisonnable l'implication criminelle du demandeur. » Il estime aussi que si par conséquent « je concluais qu'effectivement, le fonctionnaire s'estimant lésé avait participé de plein gré à ce complot, le congédiement serait la seule conclusion logique » et écrit au paragraphe 139 de ses motifs : « Malheureusement, après un examen attentif de la preuve qui m'a été présentée, c'est la conclusion à laquelle j'arrive. »

 

[14]           Selon l’arbitre, la preuve démontre qu'après avoir vu un premier complot d'importation de stupéfiants échoué, les frères Roy ont établi un contact avec Serge Laplante, en vue de faire passer un chargement d'importance de cocaïne à la frontière et que les écoutes électroniques entre un des frères Roy et l’agent source de la DEA établissent la préparation de la prise de possession de la cocaïne à Miami, son cheminement au Canada et l’utilisation d'une "porte" à la frontière qui doit être payée.

 

[15]           L’arbitre constate que la preuve parle d’une planification pour l’acheminement de la cocaïne par le passage d’Alain Charron à la frontière avant minuit vendredi le 11 juin 2004. L’arbitre reconnait que cette planification « ne coïncide nullement avec l'horaire de travail de Ghyslain Laplante. » Il écrit :

 

« Bien que cette preuve pourrait nous inciter à conclure que le fonctionnaire s'estimant lésé n'était pas impliqué dans le complot, le poids du restant de la preuve soumise reste prépondérant quant à son implication. »

 

[16]           L’arbitre revoit la preuve de l’achat de la cocaïne par Alain Charron, sa prise en possession le 17 juin 2004 suivi de son arrestation par la DEA, la communication de monsieur Charron avec Serge Laplante qui l’avise « de venir tranquillement car la "porte" est ouverte la nuit du 20 au 21 juin après minuit. » Il conclut :  « Cette planification coïncide avec l'horaire de travail du fonctionnaire s'estimant lésé et tend à l'incriminer. » ajoutant, « qu’il faut dire que Serge Laplante, lors de son arrestation, était en possession d'un document qui comportait des renseignements relatifs à l'horaire de travail [du demandeur] » qui « a admis lui avoir donné des renseignements relatif à son horaire de travail et de l'avoir fait le 22 mai 2004, lors des funérailles de son oncle, dans le but de faciliter la livraison d'un conteneur que son frère Serge lui avait promis. Il a indiqué à son frère les dates où il travaillait de nuit. »

 

[17]           L’arbitre écrit que « cette explication ne me convainc pas. » Il s’explique :

 

« L'horaire fourni n'indique que les postes de nuit alors qu'il est aussi à la maison et en mesure de recevoir le conteneur les jours de repos et lorsqu'il travaille en soirée. De plus, les renseignements contenus dans le document incluent des dates qui précèdent le 22 mai 2004. Je ne vois pas de raisons logiques pour lesquelles Serge Laplante, le 22 mai 2004, aurait pris en note les quarts de nuit du 17 au 21 mai 2004. L'admission par le fonctionnaire s'estimant lésé qu'il a donné ces renseignements à Serge Laplante, le fait que seuls les quarts de nuit sont notés sur le document trouvé en possession de Serge Laplante et le fait que vraisemblablement ce n'est pas lors de la journée des funérailles, le 22 mai 2004, que ces renseignements ont été transmis me portent à croire à l'implication du fonctionnaire s'estimant lésé dans le complot. »

 

[18]           Ensuite l’arbitre aborde la conversation entre « AI » et le demandeur notant que malheureusement il n’a pas eu d’enregistrement audio de cette conversation au moment où « AI » passait la frontière. Il estime que « bien que les versions divergent sur certains points, elles sont néanmoins similaires sur certains points essentiels » dont :

 

  • « AI » indique qu'il cherche un certain Steve et c'est Ghyslain Laplante qui mentionne qu'il cherche plutôt Serge. » L’arbitre rejette le témoignage du demandeur pour expliquer pourquoi il n’avait posé à « AI » aucune question pour vérifier son hypothèse autre que : « Tu veux dire Serge? » Son explication était qu’il n’avait aucun besoin d’une vérification plus approfondie parce qu’ « AI » avait d’abord demandé s’il avait vu un véhicule rouge; il s’est soudainement rappelé que son frère Serge, qui conduit un véhicule rouge, lui avait parlé d’un ami qui devait l’aider à ramener un bateau des États-Unis. Selon l’arbitre cette explication n’est pas retenue pour deux raisons : (1) les notes d’« AI » ne font aucune mention qu’il avait dit au demandeur qu’il cherchait un véhicule rouge et (2) lors de son interrogatoire du 21 juin 2004, suite à son arrestation, Ghyslain Laplante a nié avoir suggéré le nom de Serge à « AI » qui demandait pour Steve. Selon l’arbitre, « il va jusqu’à poser la question à l’enquêteur : « C’est qui ce gars-là? » »;

 

  • le fait qu’à la demande d’« AI », Ghyslain Laplante « n’hésite pas à tenter de communiquer avec son frère Serge au milieu de la nuit pour l’arrivée de l’ami. » L’arbitre reconnaît que la communication entre le demandeur et son frère n’a pas lieu puisque le demandeur ne réussit qu’à joindre la boîte vocale du cellulaire de son frère. L’arbitre tranche :

 

« Difficile d’attribuer à la fatigue l’oubli du fonctionnaire s’estimant lésé de dire à l’enquêteur qu’il a identifié l’agent d’infiltration AI comme étant l’ami de Serge Laplante qui devait l’aider à remorquer un bateau. Cette omission tend à l’incriminer et rend à tout le moins sa version peu crédible. Cette version n’est pas non plus corroborée par quelque preuve. »

 

[19]           L’arbitre note que « la preuve démontre que le véhicule contenant la drogue a franchi la frontière sans être fouillé et a poursuivi son chemin jusqu’au moment où Serge Laplante lui signale sa présence ».

 

[20]           L’arbitre relève une contradiction provenant du témoignage du douanier durant l’interrogatoire le 21 juin 2004 : durant celui-ci, Ghyslain Laplante a nié à plusieurs reprises avoir parlé à son frère durant la journée précédente et a nié à deux reprises avoir tenté de le rejoindre par téléphone. Selon l’arbitre :

 

« Pourtant, le registre des appels téléphoniques (pièce E-1, Vol. III) confirme qu’il y a eu deux appels entre le téléphone de Serge Laplante et le domicile du fonctionnaire s’estimant lésé le 20 juin 2004, et confirme qu’à 1 h 15 le 21 juin, un appel à frais virés a été fait du poste frontalier au téléphone cellulaire de Serge Laplante. D’ailleurs, dans son témoignage, le fonctionnaire s’estimant lésé reconnaît avoir fait ces appels et attribue à la fatigue, ainsi qu’à la consigne de son avocat les réponses qu’il a données à l’enquêteur. »

 

[21]           En dernier lieu, l’arbitre mentionne l’enquête interne de l’ASFC visait le demandeur et le résumé de l’entrevue avec celui-ci où Ghyslain Laplante déclare : « Je n'ai aucun contact tél., poste, etc. avec mon frère Serge Laplante ». L’arbitre remarque : « Pourtant, la preuve démontre par le registre des appels téléphoniques qu'il a des contacts téléphoniques assez fréquents avec son frère Serge. » Après avoir résumé le témoignage du demandeur à l’égard de ses conversations avec son frère Serge au sujet d’un conteneur que son frère lui avait promis et diverses autres raisons pour ses communications avec lui, l’arbitre estime que :

 

« Tout cela tend à confirmer l'existence d'un lien plus étroit entre les deux frères, lien que de toute évidence, le fonctionnaire s'estimant lésé a pris du temps à reconnaître. »

 

[22]           L’arbitre conclut son jugement comme suit :

 

149     Bien que les premières dates retenues pour le passage de la frontière ne coïncident pas avec l'horaire de travail du fonctionnaire s'estimant lésé, l'ensemble de la preuve présentée me pousse à conclure qu'il y a prépondérance de preuve voulant que ce dernier était impliqué dans le complot. La conséquence de cette implication ne peut être que le rejet du grief.

 

Analyse

1. La norme de contrôle

[23]           Avant l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau-Bunswick, 2008 CSC 9, trois normes de contrôle d’une décision d’un tribunal étaient possible; après l’arrêt en question il n’y en a que deux : la décision correcte et la décision raisonnable. Celle de la décision manifestement déraisonnable a été assimilée dans celle de la raisonnabilité. Les deux parties ont formulé dans leurs commentaires écrits l’impact de l’arrêt Dunsmuir sur la norme de contrôle en l’espèce. Le procureur du demandeur, dans son mémoire écrit, a procédé à une analyse formelle de la norme de contrôle en prenant en considération les facteurs qu’avait cernés la Cour suprême dans sa jurisprudence antérieure sur ce sujet. Le procureur est d’avis :

 

  • que la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique ne contient qu’une clause privative limitée protégeant les décisions de la Commission, ce qui favorise une moins grande retenue judiciaire;

 

  • quant à l’expertise de la Commission relative à celle de la Cour sur les questions de faits, une déférence doit être accordée à la Commission « car celle-ci a une expertise en matière de relations de travail ce qui favorise une plus grande retenue judiciaire »;

 

  • il soumet que le troisième facteur, l’objet de la législation est neutre. L’objet de la loi est de maintenir des relations patronales-syndicales fructueuses et harmonieuses;

 

  • sur le quatrième facteur, celui de la question devant la Cour, il écrit : « Finalement, la nature du problème en l’espèce est une question de fait. Ce facteur favorise une plus grande retenue judiciaire. »

 

[24]           Sur la norme de contrôle, le procureur du demandeur conclut :

 

« En soupesant tous ces facteurs, les demandeurs [sic] soumettent que la norme de contrôle qui doit s’appliquer, à la question de savoir si l’arbitre a erré en déterminant que l’employeur a établi selon la prépondérance des probabilités que monsieur Laplante a participé dans un complet d’importation de cocaïne, est celle de la décision raisonnable. » [Je souligne.]

 

[25]           Bien que le conseiller du PGC préconise la même norme de contrôle que le demandeur, il arrive à cette conclusion par une voie différente. Il s’appuie sur le paragraphe suivant des motifs des juges Bastarache et LeBel, écrivant pour cinq des neuf juges (les autres juges étant concurrents) :

 

62     Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l'analyse des éléments qui permettent d'arrêter la bonne norme de contrôle. [Je souligne.]

 

[26]           Ces deux juges avaient préalablement remarqué au paragraphe 51 de leurs motifs :

 

51     … Nous verrons qu'en présence d'une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s'applique généralement. De nombreuses questions de droit commandent l'application de la norme de la décision correcte, mais certaines d'entre elles sont assujetties à la norme plus déférente de la raisonnabilité. [Je souligne.]

 

[27]           Le conseiller du PGC soumet que sur les questions portant sur les licenciements, il a été décidé par la Cour d’appel fédérale dans Green c. Canada (Conseil du Trésor), [2000] A.C.F. no. 379 et dans l’arrêt de notre Cour, Ayangma c. Canada (Conseil du Trésor), 2007 CF 780, l’expertise d’un arbitre de grief favorisait la norme de contrôle quant à la déférence que lui doit une Cour de révision : celle de la norme de manifestement déraisonnable.

 

[28]           Le conseiller du PGC conclut :

 

Sur la base de ces décisions, et conformément à l’enseignement de la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir, nous soumettons que sur une question de fait décidée par un arbitre de grief dans un dossier de licenciement, cette Cour doit faire preuve d’une grande déférence et appliquer la norme de la décision raisonnable. [Je souligne.]

 

[29]           Je dois remarquer que l’arrêt Dunsmuir concernait la révision d’un arbitre provincial et que dans l’espèce, il s’agit d’un tribunal fédéral et que cette Cour, sous l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales et en particulier l’article 18.1(4)d), est autorisée d’intervenir si un tribunal fédéral «a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ».

 

[30]           Dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100 (Mugesera), la Cour suprême du Canada n’avait pas à établir la norme de contrôle en première instance puisqu’elle avait devant elle une décision de la Cour d’appel fédérale qui avait en appel cassé la décision du juge Nadon alors membre de la Division de première instance. Je trouve utile pour les fins de l’instance de citer les paragraphes 36, 37 et 38 de l’arrêt Mugesera :

 

36     En l'espèce, nous sommes d'avis que la CAF a omis de s'en tenir à un contrôle judiciaire, et s'est plutôt engagée dans une révision générale et une nouvelle appréciation des conclusions de fait de la SAI. Elle a écarté ces conclusions et procédé à sa propre évaluation de la preuve, même en l'absence de toute démonstration, compte tenu de la norme de la raisonnabilité, que la SAI avait commis une erreur susceptible de révision. Puis, se fondant sur les conclusions de fait qu'elle avait ainsi irrégulièrement tirées, elle a commis des erreurs de droit relativement à des questions juridiques, assujetties à la norme de la décision correcte.

 

37     L'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale régit la demande de contrôle judiciaire visant une décision administrative rendue sous le régime de la Loi sur l'immigration. Les alinéas 18.1(4)c) et d) disposent plus particulièrement que les mesures prévues ne peuvent être prises que si l'office fédéral a commis une erreur de droit ou fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée. Pour les besoins de ces dispositions, la norme de révision de la décision correcte s'applique à l'égard des questions de droit.

 

38     En ce qui concerne la question de fait, le tribunal de révision ne peut intervenir que s'il est d'avis que l'office fédéral, en l'occurrence la SAI, "a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose" (al. 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale). La SAI peut fonder sa décision sur les éléments de preuve qui lui sont présentés et qu'elle estime crédibles et dignes de foi dans les circonstances : par. 69.4(3) de la Loi sur l'immigration. Le tribunal de révision doit manifester une grande déférence à l'égard de ses conclusions. La CAF a d'ailleurs elle-même statué que la norme de contrôle applicable à une décision sur la crédibilité et la pertinence de la preuve était celle de la décision manifestement déraisonnable : Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1993), 160 N.R. 315, par. 4. [Je souligne.]

 

[31]           Je fais référence à deux autres arrêts, la première étant celle de la Cour d’appel fédérale dans Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993) 160 N.R. 315, au paragraphe 4, dont la Cour suprême du Canada a favorablement commenté les motifs du juge Décary sur la crédibilité :

 

4     Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau. [Je souligne.]

 

[32]           Je reproduis aussi le paragraphe 85 des motifs de la juge L’Heureux-Dubé, au nom de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793 :

 

[85]     Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d'un tribunal administratif exige une extrême retenue: Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, le juge La Forest aux pp. 849 et 852. Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n'est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu'une conclusion de fait sera manifestement déraisonnable, par exemple, en l'espèce, l'allégation suivant laquelle un élément important de la décision du tribunal ne se fondait sur aucune preuve; voir également: Conseil de l'éducation de Toronto, précité, au par. 48, le juge Cory; Lester, précité, le juge McLachlin à la p. 669. La décision peut très bien être rendue sans examen approfondi du dossier: National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, le juge Gonthier à la p. 1370. [Je souligne.]

 

 

 

 

2. Les prétentions

a) Du demandeur

[33]           Le procureur du demandeur prétend que l’arbitre a erré en déterminant que l’employeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, que Ghyslain Laplante avait participé à un complot d’importation en laissant passer à la frontière, la nuit du 20/21 juin 2004, un chargement de cocaïne. Il s’appuie sur les éléments suivants :

 

  • l’enquête de la GRC, le soir du passage du chargement à la frontière, lorsque le demandeur était en devoir, était défectueuse dans le sens que la preuve était basée sur le témoignage de « AI » et du demandeur alors que la GRC aurait pu mettre en place des écoutes. Qui plus est, le son rattaché au vidéo filmé par la GRC ce soir là était pauvre;

 

  • il n’existait aucune preuve directe de l’implication de Ghyslain Laplante dans le complot : aucune communication entre lui et les frères Roy; entre lui et Alain Charron et entre lui et la DEA. Il prétend que la preuve de sa participation est purement circonstancielle et spéculative;

 

  • il était improbable que Ghyslain Laplante aurait participé dans un tel complot parce qu’il avait été avisé par son superviseur à l’ASFC que son frère Serge était soupçonné d’avoir participé dans un tel complot, ce qui aurait raisonnablement suggéré au demandeur que lui-même serait surveillé;

 

  • le caporal Turcotte a admis, lors de son témoignage, que la GRC n’avait jamais envisagé que « la porte » n’existait simplement pas et que son frère avait menti aux frères Roy pour s’enrichir d’avantage surtout, lorsqu’il n’est pas contesté, que son frère savait que les inspecteurs travaillaient seul et par conséquent ne fouillent habituellement pas les voitures;

 

  • la planification pour le premier passage du chargement le prévoyait pour vendredi, le 11 juin 2004 lorsque le demandeur ne serait pas en devoir;

 

  • le comportement du demandeur, le soir du 20/21 juin 2004, n’était pas compatible avec un douanier qui aurait été payé pour laisser passer un chargement de drogue. Cette prétention est basée sur le fait que monsieur Ghyslain Laplante aurait questionné « AI » de façon habituelle;

 

  • la GRC a admis, que malgré leurs efforts, elle n’a trouvé aucune preuve d’un bénéfice payé dans les comptes de banque de monsieur et madame Ghyslain Laplante.

 

b) Du défendeur

[34]           Dans un premier temps, le procureur du défendeur étale comment les autorités américaines et canadiennes, en utilisant un agent source américain et le résultat d’écoutes électroniques, avaient découvert l’existence d’un complot pour acheter de la cocaïne aux États-Unis pour le bénéfice des frères Roy de Valleyfield, Québec, trafiquants en drogue; comment une première tentative d’importation avait échoué et qu’un des frères Roy avait informé, le 6 mai 2004, l’agent source américain qu’ils avaient mis en place une deuxième équipe composée d’un chauffeur, d’un contact pour une porte et d’une « porte ».

 

[35]           Dans un deuxième temps, qu’après l’arrestation du chauffeur Alain Charron, le 17 mai 2004, aux États-Unis, lorsqu’il prenait possession de la cocaïne, les écoutes électroniques relèvent qu’Alain Charron, sous la direction de la DEA, le jour même téléphone Serge Laplante pour obtenir des instructions quand et à quel endroit qu’il devait passer la frontière canadienne et qu’il reçut la consigne de celui-ci comment se diriger vers le poste frontalier de Frelighsburg pour passer la frontière le 20 juin 2004 après minuit et demi. Serge Laplante savait que son frère était en devoir ce soir là, débutant son quart à 11 heures, le soir du 20 juin.

 

[36]           Dans un troisième temps, le procureur du défendeur décrit les éléments principaux de la conversation de l’agent d’infiltration avec le douanier au passage à la frontière :

 

  • lorsque le douanier lui demande son nom, il répond simplement « Alain »;

 

  • Ghyslain Laplante lui a posé une seule autre question :  combien de temps avait-il séjourné aux États-Unis?;

 

  • « AI » lui a demandé, en piège, si « Steve » était dans les parages à quoi répond spontanément le douanier : « C’est pas plutôt Serge? »;

 

  • « AI » lui a demandé d’appeler Serge et de lui laisser savoir que son « chum » était arrivé. Nonobstant qu’il avait rétorqué qu’il n’aimait pas utiliser le téléphone du poste pour « ces affaires là », Ghyslain Laplante a néanmoins téléphoné son frère à 1:15 le matin;

 

  • « AI » n’a pas été questionné sur la marchandise qu’il transportait après avoir dit au douanier qu’il « n’aimait pas se promener avec ça » regardant le coffre arrière;

 

  • sans lui avoir demandé, le douanier a remis à « AI » une carte routière indiquant la direction vers la ville de Dunham où son frère Serge l’attendait;

 

  • le 22 juin 2004, Tony Roy, dans une conversation interceptée avec l’agent source américain, lui mentionne que le chauffeur, la porte, et le contact pour la porte ont tous été arrêtés.

 

[37]           Finalement, le procureur du demandeur résume les points principaux de l’interrogatoire de Ghyslain Laplante par un membre de la GRC, le 21 juin 2004, durant lequel il a nié avoir contacté son frère du poste frontalier le 21 juin 2004.

 

3. Discussion et conclusions

[38]              Il est important de souligner que le mandat de l’arbitre était de recevoir la preuve des témoins et la preuve documentaire (telles les écoutes téléphoniques), d’évaluer cette preuve quant à sa force probante et sa crédibilité, pour ensuite décider sur l’ensemble de la preuve devant lui s’il était plus probable que non que le demandeur a participé à un complot pour faciliter l’importation d’un lot de cocaïne au Canada.

 

[39]           Selon son avocat, la preuve que Ghyslain Laplante a participé à un tel complot n’était pas directe, mais indirecte ou indiciaire. Une telle preuve indirecte a pour l’objet d’établir des faits pertinents qui permettent d’inférer un fait litigieux, c'est-à-dire, une telle preuve établit les faits rendant probable le fait litigieux, ici la participation du demandeur dans un complot.

 

[40]           Maître Cameron, pour le demandeur, a reconnu que la question essentielle devant moi en était une de fait, la suffisance de la preuve. Il est très bien établi dans la jurisprudence qu’une telle question exige d’une Cour de révision une très grande déférence comme l’a indiqué le législateur fédéral lorsqu’il a promulgué l’article 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[41]           Je remarque aussi que l’arbitre, à plusieurs endroits dans son jugement, a écarté le témoignage du demandeur pour diverses raisons dont (1) l’incompatibilité de ce témoignage avec la preuve documentaire (les écoutes téléphoniques), (2) les contradictions entre son témoignage et ce qu’il a dit soit durant son interrogatoire du 21 juin 2004 ou durant l’enquête interne menée par son employeur, (3) la plausibilité de ce témoignage basée sur les éléments de preuve dont l’arbitre disposait, par exemples, le fait d’avoir remis son horaire de travail à son frère, le fait d’avoir téléphoné son frère à 1 h 30, le matin du 21 juin 2004, entre autres.

 

[42]           Dans sa plaidoirie, le procureur de Ghyslain Laplante n’a pas soutenu que le tribunal avait erré en tirant ses conclusions sur la crédibilité de monsieur Laplante. Le cœur de ses prétentions était que le tribunal avait mal apprécié la preuve devant elle. Comme exemple, il cite le fait qu’au début de la deuxième opération, la planification était pour le passage à la frontière vendredi, le 11 juin 2004 lorsque le demandeur n’était pas en devoir. Je ne peux accepter cette prétention. L’arbitre était très conscient de ce fait puisqu’il l’a mentionné deux fois dans son jugement. Cependant, ayant examiné toute la preuve, il était d’avis que « le poids du restant de la preuve soumise reste prépondérant quant à son implication ».

 

[43]           Telle était aussi sa prétention, sur la base du témoignage du demandeur, que son frère avait déjoué les frères Roy en disant qu’une porte avait été mise en place. L’arbitre était conscient de cette théorie. Il a conclu que la preuve devant lui démontrait, sur la balance des probabilités, son implication dans le complot. L’avocat du demandeur ne m’a pas démontré, selon l’ensemble de la preuve, que cette conclusion était déraisonnable.

 

[44]           J’estime que les autres arguments, que le procureur du demandeur m’a présentés, m’invitent simplement à soupeser de nouveau la preuve, chose qui m’est interdite. J’estime aussi que même si sur un ou deux points je donnerais raisons au demandeur, ceux-ci seraient d’une nature marginale n’ayant aucune incidence sur le résultat puisque la preuve devant l’arbitre, dans son ensemble, lui permettait de conclure raisonnablement sur la prépondérance des probabilités que les deux griefs du demandeur n’étaient pas fondés.   

 

[45]           Pour ces motifs, je dois rejeter cette demande de contrôle judiciaire.

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que cette demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

                                                                                                           « François Lemieux »

                                                                                                ____________________________

                                                                                                                        Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1909-07

 

INTITULÉ :                                       GHYSLAIN LAPLANTE c.

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 20 août 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               Le juge Lemieux

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 16 septembre 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me James Cameron

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Simon Kamel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Avocats et notaires

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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