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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080923

Dossier : IMM-1356-08

Référence : 2008 CF 1067

 

ENTRE :

MITCHELL MARIE FERGUSON

(Alias MICHELLE MARIE FERGUSON)

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Zinn

 

[1]               La demanderesse affirme que l’agent chargé de l’examen des risques avant renvoi (l’agent ou l’agent d’ERAR) a rejeté sa demande parce qu’il n’a pas cru qu’elle était lesbienne. Le défendeur soutient que l’agent d’ERAR a rejeté la demande parce que la preuve présentée n’établissait pas, selon la prépondérance de la preuve, que la demanderesse était lesbienne. Si la demanderesse a raison, l’agent d’ERAR aurait dû tenir une audience pour établir son orientation sexuelle. Si le défendeur a raison, aucune audience n’était requise.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’estime qu’aucune audience n’était requise puisque la décision était basée uniquement sur le poids de la preuve présentée, et qu’elle ne reposait donc pas sur la crédibilité de la demanderesse.

 

RÉSUMÉ DES FAITS

[3]               Mme Ferguson vit au Canada depuis 1987. Elle a perdu son statut de résidente permanente ici et, après qu’elle eut été déclarée coupable de trafic de drogues, une mesure de renvoi en Jamaïque, pays dont elle a la nationalité, a été rendue contre elle.

 

[4]               Dans le formulaire d’ERAR, à la section « Raisons de la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) », Mme Ferguson a écrit [traduction] « les observations suivront ». À la sous‑section « Éléments de preuve à l’appui », où elle doit fournir la liste des documents inclus dans sa demande « qui servent clairement d’éléments de preuve à l’appui de [sa] demande d’examen des risques avant renvoi », elle a mentionné deux types de documents : des articles de journaux et des affidavits, et elle a affirmé que ces documents permettraient d’étayer ses demandes de protection et fourniraient [traduction] « une preuve objective du risque ». En fait, elle n’a fourni aucun affidavit à l’appui de sa demande. Les articles de journaux qu’elle a fournis concernaient la façon dont les lesbiennes sont traitées en Jamaïque, mais aucun de ces articles ne faisait, de façon précise, référence à Mme Ferguson.

 

[5]               Dans une lettre du 25 juillet 2007, l’ancienne avocate de Mme Ferguson a écrit à l’agent d’ERAR et elle a joint à sa lettre [traduction] « la preuve sur laquelle la demanderesse se base et les observations en appui à sa demande ». En plus des articles de journaux joints à la lettre, l’avocate a fourni un document de six pages de ce qui semblent être les observations dont il était question dans la lettre de présentation. L’avocate a écrit :

[traduction]

Mme Ferguson est lesbienne et parle très ouvertement de son orientation sexuelle. Elle croit que si elle était renvoyée en Jamaïque, sa vie serait en danger, en raison de cas bien connus d’homophobie et de violence due à des crimes motivés par la haine dans ce pays contre les membres de son groupe social particulier.

 

La seule autre référence à l’orientation sexuelle de Mme Ferguson se trouve à la fin des observations de son ancienne avocate, qui a écrit :

[traduction]

En ce qui a trait au fait que la preuve documentaire objective révèle que la persécution de membres du groupe social particulier de la demanderesse est chose courante en Jamaïque et le fait que Mme Ferguson est une lesbienne qui s’affiche très ouvertement, je soutiens qu’il y a une très grande possibilité que la demanderesse soit exposée à un risque si elle était renvoyée dans le pays dont elle a la nationalité.

 

 

[6]               L’agent chargé d’évaluer la demande de Mme Ferguson était d’accord, sans aucune réserve, sur la base de la preuve documentaire, que les lesbiennes en Jamaïque courent le risque de graves agressions physiques en raison de leur orientation sexuelle. Néanmoins, l’agent a rejeté la demande au motif que la preuve n’établissait pas que Mme Ferguson est lesbienne. L’agent a écrit ce qui suit :

[traduction]

Mis à part la brève affirmation que la demanderesse est [traduction] « lesbienne et parle très ouvertement de son orientation sexuelle », on ne m’a pas fourni de preuve supplémentaire qui établit, selon la prépondérance de la preuve, que la demanderesse est homosexuelle. Sans preuves qui établissent que la demanderesse est lesbienne, une évaluation de la situation actuelle du pays n’établit pas qu’elle court personnellement un risque en Jamaïque.

 

Ainsi, bien que des recherches indépendantes confirment l’existence de violences contre les homosexuels en Jamaïque, je ne dispose pas de preuves objectives qui établissent, selon la prépondérance de la preuve, que la demanderesse est lesbienne.

 

[7]               Mme Ferguson soutient que l’agent d’ERAR a rejeté sa demande en raison d’une conclusion défavorable sur sa crédibilité et que, par conséquent, conformément à l’article 113 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, une audience aurait dû être tenue.

L’alinéa 113b) dispose qu’« une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires ». Ces facteurs sont énumérés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 :

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

 

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

 

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

 

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

 

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant's credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

 

 

 

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

 

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

 

 

[8]               Les parties s’accordent pour dire que si toutes les exigences de cet article sont remplies, l’agent doit alors tenir une audience. Il est aussi admis que la décision de l’agent établit que, les exigences des alinéas b) et c) étaient remplies. La question en litige est de savoir si les exigences énoncées à l’alinéa 167a) étaient remplies. Selon la demanderesse, elles l’étaient : l’agent avait rejeté sa demande parce qu’il n’avait pas admis sa preuve selon laquelle elle était ouvertement lesbienne et ainsi, la décision était basée sur sa crédibilité. Selon le défendeur, la décision n’était pas basée sur la crédibilité, mais plutôt sur la conclusion que les éléments de preuve présentés n’établissaient pas, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était ouvertement lesbienne. En fait, dans ses observations écrites, l’avocate du défendeur soutient qu’il n’y avait pas de preuve relativement à l’orientation sexuelle de Mme Ferguson que l’agent d’ERAR aurait pu mettre en doute ou croire, étant donné que les observations de son avocate à cet égard n’étaient pas une preuve.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[9]               La demanderesse avait soulevé une question dans les actes de procédure relativement à une prétendue violation de la Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44; toutefois, elle n’y a pas donné suite lors des observations orales et à mon avis, cette question était sans fondement. La seule question en litige dans la présente instance est de savoir si l’agent d’ERAR a commis une erreur lorsqu’il n’a pas envisagé de tenir une audience ou lorsqu’il a omis d’en tenir une.

 

[10]           Si la conclusion de l’agent était basée sur une « question importante en ce qui concerne la crédibilité [de la demanderesse] », il est admis que, dans la situation de Mme Ferguson, l’agent aurait dû tenir une audience. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’agent n’a commis aucune erreur et qu’une audience n’était nécessaire ni en application de la Loi ni en application du Règlement.

 

ANALYSE

[11]           Selon la demanderesse, même si l’agent n’a pas explicitement déclaré que sa décision était basée sur la crédibilité, il ne peut s’agir de rien d’autre que d’une décision basée sur la crédibilité. Dans les observations de la demanderesse, l’agent n’a pas cru la déclaration de son avocate, selon qui elle était ouvertement lesbienne. Dans l’exposé des arguments de la demanderesse, son avocat a écrit ce qui suit : [traduction] « que ce soit parce que la demanderesse n’a pas produit une preuve qui satisfaisait à la norme de la prépondérance de la preuve, ou pour toute autre raison, l’agent d’ERAR n’a pas cru la déclaration selon laquelle la demanderesse est lesbienne ». C’est essentiellement une conclusion sur sa crédibilité et une telle conclusion entraîne l’obligation de tenir une audience en application de l’article 167 du Règlement. La demanderesse soutient en outre que l’agent d’ERAR n’a pas expliqué la raison pour laquelle la déclaration faite par son ancienne avocate était une preuve insuffisante ou sur quelle preuve l’agent d’ERAR s’est fondé pour rejeter la déclaration selon laquelle la demanderesse était lesbienne.

 

[12]           Le défendeur soutient que le cadre légal est clair : les demandeurs qui présentent une demande d’ERAR, ou toute autre demande régie par la Loi, doivent apporter des éléments de preuve en appui à leur demande. Le défendeur soutient que de simples affirmations dans des observations écrites ne constituent pas des preuves et ne devraient se voir accorder aucun poids. Le défendeur soutient que l’agent a eu tout à fait raison de ne pas accorder de poids aux observations de l’avocate selon lesquelles sa cliente était lesbienne. À l’appui de cet argument, le défendeur se fonde sur Buio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 157, au paragraphe 32; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Sittampalam, 2004 CF 1756, au paragraphe 32 et Bressette c. Conseil de la bande de Kettle and Stony Point (1997), 137 F.T.R. 189.

 

[13]           En réponse, la demanderesse soutient qu’il est habituel, en matière d’immigration, que les avocats déposent pour le compte de leurs clients des observations écrites, dont des énoncés de la preuve, et qu’il n’y a rien ni dans la Loi ni dans le Règlement ni dans les politiques et procédures du défendeur qui indique qu’il ne faut pas tenir compte d’une telle preuve. De plus, la demanderesse soutient que la lettre de Citoyenneté et Immigration Canada qui l’avisait de son droit de présenter une demande d’ERAR énonce que l’agent d’ERAR tiendra compte des renseignements contenus dans les observations écrites. Cette lettre type contient le paragraphe suivant :

Vous pouvez nous soumettre des observations écrites à l’appui de votre demande d’ERAR. Vous pouvez expliquer dans vos observations les motifs pour lesquels vous pensez que votre renvoi vers votre pays de nationalité ou de résidence habituelle mettrait votre vie en danger.

 

[14]           À mon humble avis, il ressort de cette lettre type que les observations servent à énoncer les raisons et les explications, pas la preuve. La preuve en appui à la demande doit faire partie de la demande ou s’y trouver en référence. Dans la présente affaire, la déclaration de la demanderesse, dans sa demande même, selon laquelle les observations allaient suivre, a pu être suffisante pour attirer l’attention de l’agent sur le fait que ces observations pourraient aussi contenir des éléments de preuve, en plus des raisons et des explications. Comme je l’expliquerai plus loin, je pense qu’il peut y avoir des cas où les déclarations d’un avocat peuvent être admises comme étant des preuves.

 

[15]           Les deux parties ont soumis une abondante jurisprudence à la Cour en appui à leurs points de vue respectifs. La demanderesse s’est référée à Karimi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1010; Latifi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1388; Lewis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 778; Rizvi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 717; Shafi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 714; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1; Tekie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 27; Zokai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103. Le défendeur a attiré l’attention de la Cour sur d’autres décisions, y compris Demirovic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1284; Gong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 600; Iboude c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1595; Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 452; Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 A.C.S. 23; Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1; Ortiz Juarez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 365; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 158; Ray c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 927; Saadatkhani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 769; Sen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 1804; Yousef c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 1101.

 

[16]           Les avocats des deux parties semblent s’accorder pour dire, selon les termes de l’avocat du défendeur, qu’il n’y a pas d’approche de principe sur la question de l’opposition entre crédibilité et caractère suffisant de la preuve qui puisse être tirée de cette jurisprudence. Je ne suis pas de cet avis. La majorité de ces affaires auxquelles les parties ont renvoyé la Cour ont été tranchées à partir des faits précis des décisions contestées. Dans chaque instance, la Cour devait trancher la question de savoir si, dans la décision contestée, il existait des éléments de preuve « qui soulev[ai]ent une question importante en ce qui concern[ait] la crédibilité du demandeur », pour utiliser les termes de l’article 167 du Règlement. En retour, cela nécessitait une évaluation de la preuve dont l’agent avait disposé et de l’analyse qu’il en avait fait. J’admets l’observation de l’avocat de la demanderesse, selon qui la Cour doit aller au‑delà des termes expressément utilisés dans la décision de l’agent pour décider si en fait, la crédibilité de la demanderesse était en cause.

 

[17]           Selon moi, l’approche que doivent adopter à la fois l’agent et la Cour, dans le cadre du contrôle judiciaire, doit être guidée par les principes énoncés par la Cour d’appel fédérale dans Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 399.

 

[18]           Mme Carrillo est une Mexicaine qui a demandé l’asile au Canada. Elle a déclaré que son conjoint de fait la maltraitait et que le frère de celui‑ci, un agent de police, avait aidé son conjoint à la retrouver alors qu’elle s’était cachée après avoir été battue. La principale question en litige devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés (la Commission) était de savoir si la protection de l’État était offerte à Mme Carrillo au Mexique. Sa demande d’asile a été rejetée par la Commission. La Commission a conclu qu’elle n’était pas une témoin crédible et digne de foi en ce qui concernait ses efforts pour obtenir la protection de lÉtat au Mexique. De plus, la Commission a décidé que, même si Mme Carrillo avait été crédible, elle n’avait néanmoins pas réfuté la présomption de l’existence de la protection de l’État avec une preuve claire et convaincante. La Cour a annulé cette décision au motif que la Commission avait imposé un fardeau trop lourd quant à la preuve que Mme Carrillo devait présenter pour établir l’absence de protection de l’État. L’appel interjeté à la Cour d’appel fédérale a été accueilli.

 

[19]           Dans ses motifs, la Cour d’appel fédérale s’est livrée à une analyse détaillée et instructive des notions de charge de la preuve, de norme de preuve et de la qualité de la preuve requise pour satisfaire au fardeau de la preuve, analyse que je trouve très utile dans la présente affaire et qui, à mon avis, doit être présente à l’esprit des agents d’ERAR lorsqu’ils examinent les demandes.

 

[20]           Dans toute instance, qu’elle soit judiciaire ou administrative, une des parties supporte le fardeau de la preuve. Lorsque l’existence d’un fait précis est en litige, le doute est levé lorsqu’on se pose la question de savoir si la partie s’est acquittée ou non du fardeau de la preuve relativement à ce fait. Ce point de vue a été énoncé éloquemment par lord Hoffmann dans In re B (Children) (FC), [2008] UKHL 35, au paragraphe 2 :

 

[traduction

Lorsqu’une règle de droit exige la preuve d’un fait (le « fait en litige »), le juge ou le jury doit déterminer si le fait s’est ou non produit.  Il ne saurait conclure qu’il a pu se produire.  Le droit est un système binaire, les seules valeurs possibles étant zéro et un.  Ou bien le fait s’est produit, ou bien il ne s’est pas produit.  Lorsqu’un doute subsiste, la règle selon laquelle le fardeau de la preuve incombe à l’une ou l’autre des parties permet de trancher.  Lorsque la partie à laquelle incombe la preuve ne s’acquitte pas de son obligation, la valeur est de zéro et le fait est réputé ne pas avoir eu lieu.  Lorsqu’elle s’en acquitte, la valeur est de un, et le fait est réputé s’être produit.

 

[21]           Dans les demandes d’ERAR, le fardeau de la preuve pèse sur le demandeur; voir Bayavuge c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 111.

 

[22]           La norme de preuve au civil et dans les instances administratives est la prépondérance de la preuve. Dans la présente demande d’ERAR, la demanderesse devait prouver, selon la prépondérance de la preuve, qu’elle serait exposée à un risque de persécution, à un danger de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, si elle était renvoyée en Jamaïque. Cela est établi par la présentation de la preuve à l’agent. C’est donc dire que la demanderesse avait une charge de présentation de la preuve. La demanderesse avait la charge de présenter des éléments de preuve de chacun des faits qu’elle devait prouver. L’un de ces faits avait trait à son orientation sexuelle. Comme je l’expliquerai ci‑après, je considère qu’elle a présenté une certaine preuve de son orientation sexuelle et qu’ainsi on peut dire qu’elle s’est acquittée de la présentation de la preuve ‑ elle a présenté des éléments de preuve à l’appui de chaque fait substantiel en litige.

 

[23]           Comme la Cour d’appel l’a souligné dans Carrillo, tous les éléments de preuve n’ont pas la même qualité. Par conséquent, même si un demandeur s’est acquitté de sa charge de présentation de la preuve parce qu’il a présenté des éléments de preuve pour chaque fait essentiel, il pourrait ne pas s’être acquitté de la charge de persuasion parce que la preuve présentée n’établit pas les faits requis, selon la prépondérance de la preuve. Dans la présente affaire, la demanderesse s’acquitte de la charge de persuasion, lorsqu’elle prouve à l’agent, selon la prépondérance de la preuve, qu’elle est lesbienne.

 

[24]           La question de savoir si la preuve présentée permet au demandeur de s’acquitter de sa charge de persuasion dépendra beaucoup du poids accordé à la preuve qu’il a présentée.

 

[25]           Lorsqu’un demandeur d’ERAR présente une preuve, soit sous forme orale, soit sous forme documentaire, l’agent peut effectuer deux évaluations différentes de cette preuve. Premièrement, il peut évaluer si la preuve est crédible. Lorsqu’il conclut que la preuve n’est pas crédible, en réalité, c’est une conclusion selon laquelle la source de la preuve n’est pas fiable. Les conclusions sur la crédibilité peuvent être tirées sur le fondement que les déclarations précédentes du témoin ne sont pas cohérentes avec la preuve qu’il présente à ce moment‑là ou contredisent cette nouvelle preuve (voir par exemple la décision Karimi, précitée) ou parce que le témoin n’a pas présenté cette preuve importante plus tôt, ce qui amène ainsi à se poser la question de savoir s’il agirait d’une fabrication récente; voir par exemple Sidhu c. Canada, 2004 CF 39. On peut aussi conclure que la preuve documentaire n’est pas fiable parce que son auteur n’est pas crédible. Les rapports qui servent les intérêts de leurs auteurs peuvent entrer dans cette catégorie. Dans l’un ou l’autre cas, le juge des faits peut accorder peu de poids ou ne pas accorder de poids du tout à la preuve présentée, en se fondant sur sa fiabilité, et décider que le demandeur ne s’est pas acquitté de sa charge de persuasion.

 

[26]           Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

 

[27]           La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité,  parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

 

[28]           Le seul élément de preuve présenté relativement à l’orientation sexuelle de Mme Ferguson était la déclaration de son ancienne avocate. Il n’y avait ni preuve en appui de cet élément ni preuve corroborante. L’agent a conclu que la déclaration de son ancienne avocate n’avait pas de valeur probante. La demanderesse soulève deux questions : [traduction« S’agissait‑il en fait d’une conclusion sur la crédibilité? » Et [traduction« Était‑ce une évaluation raisonnable? »

 

[29]           Je suis en désaccord avec le défendeur, qui affirme dans son mémoire des arguments qu’une déclaration faite par un avocat ne peut jamais être une preuve et que, par conséquent, elle ne peut jamais se voir accorder de valeur probante. Les avocats sont des officiers judiciaires qui ont des tâches et des responsabilités bien définies, y compris la responsabilité de ne pas faire de fausses déclarations sur les faits ou de ne pas induire en erreur. Selon moi, les déclarations faites par un avocat sur des faits pourraient constituer des preuves dans des instances informelles comme une demande d’ERAR et elles pourraient se voir accorder un poids. Dans ces instances, l’avocat n’est pas le témoin, c’est le client de l’avocat qui est le véritable témoin – l’avocat fait simplement une déclaration pour le compte de son client.

 

[30]           Si les règles strictes de la preuve étaient imposées dans le cadre des instances administratives informelles comme les instances d’ERAR, le déroulement efficace et prompt de ces instances pourrait être affecté. Bien que les avocats soient bien avisés de présenter des éléments de preuve par la voie leurs propres clients, il existe des circonstances ou cela est impossible ou impraticable. Comme le juge Rouleau l’a fait remarquer dans Rhéaume c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 98, au paragraphe 28 : « Le Parlement a jugé bon de donner aux tribunaux administratifs une très grande latitude dès lors qu’il s'agit d’entendre et d’accepter des éléments de preuve afin d’éviter qu'ils soient paralysés par des objections et des manœuvres de procédure. Ceci permet de tenir une audition moins formelle, où tous les éléments pertinents peuvent être présentés au tribunal pour un examen expéditif. »

 

[31]           Si on admet que l’avocat peut présenter un élément de preuve directement à l’agent d’ERAR, la question qui se posera toujours, comme c’est le cas pour toutes les preuves qu’on présente, sera de savoir quel poids accorder à cette preuve. Comme pour toute preuve présentée par un demandeur dans une instance administrative, le poids accordé aux déclarations dépendra beaucoup de la nature de la déclaration, de l’importance du fait allégué dans les questions en litige et de la nature de l’instance même. La déclaration d’un avocat sur l’orientation sexuelle de son client devrait se voir accorder ni plus ni moins de poids que si elle était faite par le demandeur lui‑même dans une déclaration non assermentée.

 

[32]           Lorsque, comme c’est le cas ici, le fait allégué est essentiel à la demande d’ERAR, il est loisible à l’agent d’exiger du demandeur des preuves corroborantes pour qu’il s’acquitte de sa charge de la preuve. Si la déclaration avait été faite par la demanderesse dans un affidavit présenté avec sa demande, elle aurait mérité de recevoir un plus grand poids que celui qui lui a été accordé. Si la déclaration avait été étayée par une preuve corroborante telle que le témoignage de sa ou de ses partenaires lesbiennes, des déclarations publiques et d’autres preuves semblables, elle se serait vu accorder un poids encore plus grand.

 

[33]           Le poids que le juge des faits accorde à la preuve présentée dans une instance ne relève pas de la science. Différentes personnes peuvent accorder un poids différent à la preuve, mais l’évaluation du poids de la preuve devrait entrer à l’intérieur de certains paramètres raisonnables. La retenue s’impose lorsque les agents d’ERAR évaluent la valeur probante de la preuve dont ils disposent. Si leur évaluation entre dans les paramètres de la raisonnabilité, elle ne devrait pas être modifiée. Selon moi, le poids accordé à la déclaration de l’avocate dans la présente affaire entre dans ces paramètres.

 

[34]           Je pense aussi qu’il n’y a rien dans la décision contestée qui indique qu’une partie quelconque de cette décision était basée sur la crédibilité de la demanderesse. L’agent ni ne croit ni ne croit pas que la demanderesse est lesbienne – il n’est pas convaincu. Il dit que la preuve objective n’établit pas qu’elle est lesbienne. En bref, il a conclu qu’il y avait un élément de preuve – la déclaration de l’avocate – mais que c’était insuffisant pour établir, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était lesbienne. Selon moi, cette conclusion ne remet pas en cause la crédibilité de la demanderesse.

 

[35]           Si l’on se fie à la description faite par l’agent du traitement réservé aux homosexuels en Jamaïque, il serait réellement malheureux, si la demanderesse est lesbienne, qu’elle soit renvoyée en Jamaïque. Toutefois, tout demandeur d’un examen des risques avant renvoi et son avocat doivent prendre la responsabilité de s’assurer que tous les éléments de preuve importants sont mis à la disposition de l’agent et, chose d’égale importance, qu’ils présentent la meilleure preuve en appui à la demande. Lorsque cela n’est pas fait, le demandeur et son avocat assument les conséquences d’une décision défavorable.

 

[36]           Pour ces motifs, la présente demande sera rejetée.

 

[37]           Lors de l’audience, les parties ont demandé la possibilité d’évaluer leurs positions et si nécessaire, de présenter des observations pour la certification d’une question. Par conséquent, dans un délai de quinze jours à la suite du prononcé des présents motifs, l’un ou l’autre ou les deux avocats pourront présenter l’ébauche de toute question qu’ils voudraient voir certifier. La Cour se réservera le droit d’endosser toute question de cette sorte et de l’incorporer dans le jugement formel.

 

    « Russel W. Zinn »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 23 septembre 2008

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale, LL.M., M.A.Trad.jur.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                IMM-1356-08

 

INTITULÉ :                                               MITCHELL MARIE FERGUSON

                                                                    (Alias MICHELLE MARIE FERGUSON) c.

                                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

                                                                    DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                        Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                       Le 16 septembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                    Le juge Zinn

 

DATE DES MOTIFS :                              Le 23 septembre 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald Poulton

POUR LA DEMANDERESSE

 

Amina Riaz

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ronald Poulton

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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