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Date : 20080828

Dossier : T‑154‑08

2008 CF 969

Ottawa (Ontario), le 28 août 2008

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

JOSEPH G. HERBERT

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande visant à faire annuler la décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne, laquelle a rejeté la plainte du demandeur. Le demandeur soutient que le rapport sur lequel s’est fondée la Commission pour rendre sa décision était le résultat d’une enquête qui n’a pas été effectuée de manière rigoureuse. Lorsque la Commission adopte le rapport de l’enquêteur, comme c’est le cas en l’espèce, la Commission devient responsable des erreurs de l’enquêteur. À mon avis, l’enquête et le rapport qui s’en est suivi étaient viciés au point où la Commission a privé le demandeur de son droit à l’équité procédurale et, par conséquent, la décision de la Commission doit être annulée.

 

Le contexte

[2]               M. Herbert est un ancien membre de la Gendarmerie royale du Canada. Il a été embauché comme gendarme le 22 mars 1991 et a été posté initialement au détachement de Coquitlam, en Colombie‑Britannique. En décembre 1995, il a été transféré à la Section antidrogue de Vancouver, où il a plus tard été affecté à du travail d’infiltration au sein de l’escouade de rue de la Section antidrogue de Vancouver, en février 1997. Il était le seul Noir membre du corps de police quand il était à Coquitlam et le seul membre non Blanc affecté à l’escouade de rue pendant qu’il occupait ce poste.

 

[3]               Le 16 juillet 1999, M. Herbert a déposé une plainte interne auprès de la GRC, dans laquelle il a allégué être victime de harcèlement racial. Il semble que cette plainte ait été suivie d’une plainte officielle déposée devant la Commission canadienne des droits de la personne. À la suite d’une entente conclue entre les parties au sujet de cette plainte, M. Herbert a été subséquemment transféré à la Division « O », en Ontario, vers la fin de l’année 2000, où, selon lui, il croyait pouvoir prendre un [traduction] « nouveau départ ». Il affirme avoir plutôt été victime encore une fois de discrimination et de harcèlement.

 

[4]               Le 17 novembre 2004, il a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne dans laquelle il alléguait avoir été victime de discrimination fondée sur la race, la couleur et l’origine nationale ou ethnique, ce qui contrevient à la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6. Le 5 janvier 2005, la GRC a mis à pied M. Herbert. C’est alors que ce dernier a modifié sa plainte pour inclure une allégation selon laquelle sa mise à pied constituait également un acte discriminatoire et a ajouté la déficience comme motif de la plainte.

 

[5]               Il est nécessaire de présenter un bref aperçu de certaines des allégations de discrimination avancées par M. Herbert afin d’évaluer son allégation voulant que sa plainte n’ait pas fait l’objet d’une enquête rigoureuse.

 

[6]               Il affirme que, avant son transfert de Vancouver en Ontario, il a rencontré ses nouveaux superviseurs qui l’ont informé qu’ils avaient besoin d’agents d’infiltration d’expérience et qu’il serait employé dans de telles opérations en Ontario. Cependant, quand il s’est présenté au travail en janvier 2001, on lui a dit qu’il ne ferait pas de travail d’infiltration et on ne lui a donné aucune explication pour ce changement de plan. À la place, il a été affecté à la protection des dignitaires et des diplomates, ce qu’il qualifie d’un des postes les moins convoités de la GRC. M. Herbert prétend que sa race et sa plainte antérieure ont constitué des facteurs dans la décision de lui refuser du travail d’infiltration et de l’affecter à la protection des dignitaires et des diplomates.

 

[7]               En février 2001, après avoir passé l’examen pour être caporal et avoir obtenu un résultat qui le situait dans la tranche de 11 % à 20 % des meilleurs candidats, il a été nommé au nouveau Programme de protection des transporteurs aériens canadiens (PPTAC), où il a accumulé 260 heures au poste de caporal par intérim. Il affirme avoir reçu une mention élogieuse écrite pour son excellent travail et pour son leadership à ce poste. Il soutient que malgré cette mention élogieuse et le fait qu’il avait accumulé plus d’heures au PPTAC que tout autre agent, il n’a pas été choisi en juillet 2001 pour occuper un des deux postes de caporal par intérim, chacun étant attribué à un gendarme blanc ayant moins d’ancienneté et beaucoup moins d’expérience. Quand il a demandé la raison pour laquelle il n’a pas été considéré pour l’un des deux postes, on lui a dit qu’il s’agissait d’une [traduction] « décision discrétionnaire ». M. Herbert est d’avis que sa couleur ou sa race et sa plainte antérieure ont joué un rôle dans cette décision.

 

[8]               Il affirme que son milieu de travail a continué à se détériorer et qu’on lui a refusé des demandes de routine pour des congés et pour l’approbation d’heures supplémentaires. Il soutient que ces demandes étaient habituellement accordées aux autres agents.

 

[9]               Il a appris au moyen d’une demande d’accès à l’information qu’il était surveillé par des superviseurs et par des collègues et que son superviseur immédiat contrôlait l’utilisation de son laisser‑passer de sécurité pour passer au peigne fin ses allées et venues. En conséquence de ce prétendu harcèlement, son médecin l’a placé en congé de maladie le 27 août 2003.

 

[10]           En septembre 2003, il a rencontré son chef de section pour discuter de ses plaintes. Malgré les assurances de bonne foi et les promesses de changement, selon lui, il a continué à faire l’objet de mesures disciplinaires sans fondement. Il considérait ces mesures comme étant une partie intégrante du harcèlement continuel et, encore une fois, son médecin l’a placé en congé de maladie.

 

[11]           En décembre 2003, on lui a ordonné de rendre tout son équipement à la GRC et, pendant qu’il se trouvait dans les locaux de la GRC pour ce faire, selon ses dires, il a été suivi tout le temps et a même été surveillé pendant qu’il utilisait l’urinoir. Il qualifie cet incident [traduction] « d’expérience extrêmement humiliante ».

 

[12]           Au début de 2004, M. Herbert a pris des cours de rattrapage scolaire en Nouvelle‑Écosse qui étaient approuvés par la GRC, pour pouvoir être en mesure d’être admis à l’université en droit. Il a été accepté en droit en Nouvelle‑Écosse et il a demandé un congé d’études le 1er septembre 2004. Le 16 septembre 2004, la GRC s’est présentée chez lui et a par la suite communiqué avec son avocat pour lui demander de se présenter à une évaluation de santé à Toronto. On lui donné fourni moins de 24 heures d’avis, bien que le document qu’on lui a présenté précisât que, s’il n’avertissait pas au moins trois jours ouvrables à l’avance de l’annulation du rendez‑vous, on lui facturerait 1 000 $. Le 7 octobre 2004, la GRC a fourni à l’avocat de M. Herbert des documents dans lesquels on refusait la demande de congé d’études, on menaçait d’entamer des procédures de mise à pied et on ordonnait à M. Herbert de passer une évaluation de santé. Malgré que M. Herbert ait informé la GRC à un certain nombre de reprises que toute communication avec lui devait passer par son avocat, la GRC a communiqué avec la famille de M. Herbert et, une fois, avec son professeur. Un jour, deux membres de la GRC se sont rendus à l’école de M. Herbert et ont interrompu un de ses cours pour lui signifier des documents.

 

[13]           La plainte de M. Herbert a fait l’objet d’une enquête et l’enquêteur a recommandé à la Commission, en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi, que la Commission rejette la plainte parce que [traduction] « la preuve n’étaye pas les allégations selon lesquelles le plaignant s’est vu refuser des chances d’emploi, a été harcelé et a été mis à pied en raison de sa race, de sa couleur, de son origine nationale ou ethnique et de sa déficience ». Comme le veut sa procédure habituelle, la Commission a invité les deux parties à présenter des observations au sujet du rapport de l’enquêteur. Bien que l’intimée ait fait savoir qu’elle n’avait aucun commentaire à formuler sur le rapport autre que d’approuver ces recommandations, M. Herbert a fourni un document de 9 pages pleines, format papier ministre, comptant 69 commentaires en réponse au rapport.

 

[14]           La Commission a rejeté les plaintes de M. Herbert et ne les a pas renvoyées pour instruction par le Tribunal canadien des droits de la personne. Il s’agit de cette décision que M. Herbert cherche à faire annuler.

 

Les questions en litige

[15]           M. Herbert a engagé la procédure par lui‑même, mais a retenu les services d’un avocat juste avant la date prévue de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission. En conséquence, les parties ont eu le droit de déposer des documents modifiés et d’autres questions ont été soulevées dans la contestation de la décision de la Commission. Essentiellement, M. Herbert soutient que la demande soulève deux questions :

a)      La Commission a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité en n’effectuant pas une enquête rigoureuse?

b)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son interprétation de la preuve et a‑t‑elle appliqué les bons critères juridiques pour établir si M. Herbert avait été victime de discrimination?

 

Les obligations de la Commission dans le cadre de l’enquête et de l’examen préalable des plaintes

[16]           En règle générale, dans les plaintes les plus complexes comme celle de M. Herbert, la Commission charge un enquêteur en vertu de l’article 43 de la Loi d’enquêter sur la plainte et de présenter son rapport à la Commission. Aussi, l’enquêteur envoie normalement le rapport aux parties afin qu’elles puissent y répondre. Les réponses des parties et le rapport sont alors soumis à la Commission, laquelle doit déterminer si la plainte doit être rejetée ou s’il faut procéder à une instruction. Ce type d’examen préalable a été judicieusement caractérisé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, au paragraphe 53, comme étant semblable à celui qu’un juge effectue lors d’une enquête préliminaire.

La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi. Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante. Le juge Sopinka a souligné ce point dans Syndicat des employés de production du Québec et de L’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, à la p. 899 :

L’autre possibilité est le rejet de la plainte. À mon avis, telle est l’intention sous‑jacente à l’al. 36(3)b) [aujourd’hui l’alinéa 44(3)b)] pour les cas où la preuve ne suffit pas pour justifier la constitution d’un tribunal en application de l’art. 39 [aujourd’hui l’article 49]. Le but n’est pas d’en faire une décision aux fins de laquelle la preuve est soupesée de la même manière que dans des procédures judiciaires; la Commission doit plutôt déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante.

 

[17]           Contrairement à une enquête préliminaire où le rôle de la Couronne est de présenter la preuve et celui du juge, d’effectuer l’examen préalable, dans les affaires de droit de la personne, la Commission joue les deux rôles : la preuve est présentée au moyen du rapport de l’enquêteur et l’examen est effectué par les membres de la Commission. Par conséquent, je suis d’avis que la Commission, lorsqu’elle effectue cet examen préalable, doit se montrer vigilante et veiller à ce que le rapport présente bel et bien toute la preuve pertinente. L’examen préalable d’une plainte a des conséquences très importantes pour un plaignant, car très souvent, il n’aura aucun autre recours contre la prétendue discrimination.

 

[18]           Lorsqu’elle effectue son examen préalable, la Commission dispose d’un pouvoir discrétionnaire très vaste pour déterminer si, « compte tenu de toutes les circonstances », il y a lieu de procéder à une instruction : Mercier c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3 (C.A.). Cependant, la procédure qu’elle suit dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire doit être équitable. Dans l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 2056, 2005 CAF 404, la Cour d’appel fédérale a affirmé au paragraphe 112 que, lorsqu’une enquête est erronée sur le plan de la procédure, la décision de la Commission, si celle‑ci se fonde sur ce rapport, est également erronée :

Il est clair que, dans ses enquêtes sur des plaintes individuelles, la Commission a une obligation d’équité procédurale puisque la question de savoir « si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante » (SEPQA, à la page 899) ne peut être examinée si l’enquête est viciée à la base. Comme l’a dit la Cour suprême du Canada dans SEPQA, « [d]’une manière générale, les plaignants comptent sur la Commission pour produire des preuves devant un tribunal constitué en vertu de l’article 39 [aujourd’hui, l’article 49]. Une enquête sur la plainte est donc indispensable pour permettre à la Commission de remplir ce rôle » (à la page 898). Le même facteur, à savoir la nature indispensable de l’enquête concernant le traitement de chaque plainte par la Commission, s’applique également à une enquête entreprise avant le rejet d’une plainte en vertu de l’alinéa 44(3)b). Lorsqu’une enquête appropriée n’a pas été faite pour examiner la plainte, une décision de la Commission fondée sur cette enquête ne peut être raisonnable puisque le défaut découle de la preuve même utilisée par la Commission pour prendre sa décision (Singh, au paragraphe 7).

 

L’enquêteur a le devoir de se montrer neutre et rigoureux dans son enquête. S’il ne satisfait pas à cette obligation, il peut y avoir violation de l’équité procédurale. Il a été reconnu par de nombreuses décisions, notamment Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574; conf. (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.), que l’exigence de rigueur doit être examinée dans le cadre de la réalité administrative et financière du travail de la Commission. Par conséquent, il a été statué qu’il peut être remédié aux omissions mineures dans les enquêtes en fournissant aux parties le droit de présenter des observations au sujet du rapport – un processus qui a été suivi en l’espèce. Cependant, il a également été rappelé dans de nombreuses affaires que le droit de formuler des observations ne peut compenser un manquement à l’équité procédurale dans l’enquête lorsque des éléments de preuve n’ont pas été pris en compte : voir, par exemple, les décisions Slattery, précitée; Sanderson c. Canada (Procureur général), 2006 CF 447; Powell c. TD Canada Trust, 2007 CF 1227; Egan c. Canada (Procureur général), 2008 CF 649.

 

L’enquête était‑elle rigoureuse?

[19]           M. Herbert soutient que l’enquête et le rapport n’étaient pas rigoureux parce qu’ils n’ont pas pris en considération des aspects fondamentaux de sa plainte, soit la déficience en tant que motif de distinction illicite et son allégation de discrimination systémique.

 

[20]           Le défendeur soutient qu’il est loisible à l’enquêteur de conclure dans le cadre d’une enquête qu’il n’existe que peu ou pas de preuves ou de fondement pour un motif particulier d’une plainte. Je suis d’accord. Cet argument est particulièrement valable lorsque, comme en l’espèce, les allégations portant sur un motif de distinction illicite sont peu abondantes. Il n’est mentionné nulle part dans la première plainte déposée par M. Herbert en 2004 que la déficience est un motif de la plainte. Lorsque M. Herbert a modifié sa plainte en 2007, il a ajouté la déclaration suivante : [traduction] « J’allègue que le ou vers le 5 janvier 2005, la GRC a mis fin à mon emploi en raison de ma race, de ma couleur, de mon origine nationale ou ethnique et de ma déficience. » Il s’agit de la seule mention de sa déficience dans sa plainte. À mon sens, il faut plus qu’une simple affirmation de discrimination pour créer l’obligation de faire enquête sur la plainte. Au minimum, un plaignant doit quand même établir un certain fondement pour l’allégation avant qu’une enquête soit justifiée. Dans ce cas, il n’y en avait pas. Malgré le manque d’affirmations factuelles, le rapport indique bel et bien que l’enquêteur a pris en considération ce motif de la plainte et, dans les circonstances, je souscris aux observations du défendeur voulant que M. Herbert ait eu droit à l’équité procédurale relativement à son allégation de discrimination fondée sur la déficience.

 

[21]           M. Herbert soutient également que l’enquêteur a complètement omis de faire enquête sur l’allégation de discrimination systémique. M. Herbert s’est montré plus éloquent au sujet de ses allégations à cet égard. Il a écrit dans sa plainte :

[traduction]

Je crois que la différence de traitement dont j’ai fait l’objet à la GRC témoigne d’une discrimination systémique à l’égard des Noirs et des membres d’autres races de la GRC. Je crois savoir que des agents noirs ont déposé deux plaintes semblables auprès de la Commission canadienne des droits de la personne et que le Tribunal canadien des droits de la personne examine présentement l’une d’elles.

 

 

[22]           L’enquêteur semble avoir expédié sans ménagement cette allégation. Il a rejeté la plainte dans son rapport de la manière suivante :

[traduction]

Le plaignant allègue que le traitement dont il a fait l’objet par l’intimée témoigne d’une discrimination systémique à l’endroit des membres noirs de la GRC. Il affirme que deux autres gendarmes noirs ont déposé des plaintes semblables auprès de la Commission contre la GRC. Ce renseignement en soi ne constitue pas un motif raisonnable de croire qu’il y a de la discrimination systémique fondée sur la couleur au sein de la GRC. Pour cette raison, l’allégation ne sera pas examinée plus avant dans le présent rapport.

 

[23]           Bien qu’il eût été possible qu’un enquêteur, après avoir examiné la preuve produite par M. Herbert, conclue que la preuve ne suffisait pas à étayer l’allégation de discrimination systémique, celle‑ci, à mon sens, requérait plus que le rejet hâtif de l’enquêteur. En particulier, l’enquêteur ne mentionne pas dans son rapport qu’une des plaintes en question a été renvoyée pour instruction devant le Tribunal, ce qui donne à penser que la Commission était d’avis qu’elle pouvait être fondée. La Commission et son enquêteur pouvaient facilement consulter tous les renseignements relatifs à ces plaintes dans leurs propres dossiers. Le demandeur soutient que l’enquêteur aurait dû interroger les deux personnes en question. Cela peut être le cas si un examen des dossiers des plaignants indique qu’un interrogatoire serait justifié. Cependant, sans même avoir examiné ces plaintes, l’enquêteur a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’approfondir l’enquête. À mon avis, le fait que l’enquêteur n’ait même pas examiné ces deux plaintes et ce qu’on en avait fait a comme conséquence que l’enquête n’a pas été rigoureuse. Cette omission est d’autant plus grosse qu’il appert que M. Herbert soutient que ces deux membres noirs de la GRC ont aussi allégué que la GRC exerçait une discrimination systémique à l’endroit de ses membres noirs. L’enquête étant moins que rigoureuse à cet égard, il s’ensuit que la Commission ne disposait pas de tous les renseignements pertinents quand elle a rendu sa décision de rejeter la plainte de M. Herbert.

 

[24]           Autre fait très inquiétant, l’enquêteur semble avoir commis des erreurs importantes sur certains des faits mentionnés dans le rapport. Le défendeur prétend que les observations formulées par M. Herbert en réponse au rapport sont en grande partie une répétition des faits selon son point de vue et énoncent simplement son désaccord avec l’enquêteur quant à ses conclusions de fait. Dans ses observations écrites, le défendeur prétend ceci :

[traduction]

La Cour ne doit pas réévaluer la preuve dont a été saisie la Commission. Il était loisible à la Commission d’accepter les faits tels que présentés dans les conclusions de l’enquêteur et ces dernières étaient raisonnables compte tenu de la preuve. Bien que M. Herbert puisse ne pas souscrire au résultat de l’évaluation de la preuve par la Commission dans son affaire, les conclusions de la Commission étaient raisonnables et la Cour ne doit pas intervenir.

 

[25]           Il ne fait aucun doute que la Cour, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, n’a pas à réévaluer la preuve dont a été saisie la Commission. La Commission pouvait tout à fait accepter ou rejeter les faits exposés dans les conclusions du rapport d’enquête. Comme je l’ai mentionné précédemment, lorsque la décision de la Commission, comme en l’espèce, est brève et concorde avec le rapport de l’enquêteur, le rapport devient les motifs de la décision. Le défendeur soutient que les motifs de la décision de la Commission ne se limitent pas au rapport de l’enquêteur. Il a été souligné que la Commission, dans sa lettre envoyée à M. Herbert, affirme que [traduction] « avant de rendre leur décision, les membres de la Commission ont examiné le rapport qui vous a été communiqué précédemment ainsi que toute observation déposée en réponse au rapport ». Par conséquent, le défendeur soutient que [traduction] « lorsqu’on demande à la Cour de conclure que les motifs de la Commission sont identiques à ceux de l’enquêteur, la Cour doit prendre en compte l’ensemble des documents dont disposait la Commission quand elle a rendu sa décision ». Je conviens que la Cour doit prendre en compte tous les documents dont disposait la Commission quand elle a rendu sa décision, non pas pour déterminer si les motifs du rapport sont les motifs de la Commission, mais pour évaluer la raisonnabilité de la décision de la Commission.

 

[26]           La jurisprudence établit clairement que, lorsque la Commission fournit au plaignant ce qui constitue essentiellement une lettre type rejetant la plainte pour les mêmes motifs que ceux exposés dans le rapport de l’enquêteur, le rapport constitue alors les motifs de la Commission expliquant pourquoi la plainte a été rejetée. Si la Commission choisit de rejeter la plainte pour des motifs autres que ceux avancés par l’enquêteur, elle doit exposer ces motifs dans sa décision. Lorsque les parties, dans leurs observations au sujet du rapport, ne contestent pas les conclusions de fait tirées par l’enquêteur, mais présentent simplement des arguments pour obtenir une conclusion différente, il n’est pas inapproprié pour la Commission de fournir une réponse courte sous forme de lettre type. Cependant, lorsque ces observations font état d’omissions importantes ou substantielles dans l’enquête et étayent ces affirmations, la Commission doit mentionner ces divergences et préciser pourquoi, à son avis, elles ne sont pas importantes ou ne suffisent pas à mettre en doute la recommandation de l’enquêteur; sinon, on ne peut que conclure que la Commission n’a pas du tout pris en considération ces observations. Telle était la situation dans Egan c. Canada (Procureur général), [2008] A.C.F. no 816; 2008 CF 649.

 

[27]           Dans la décision Egan, la plaignante avait déposé des observations comptant environ dix pages en réponse au rapport, lesquelles commençaient avec l’affirmation suivante : [traduction] « J’ai lu le rapport et je ne peux croire comment une conversation téléphonique de moins de dix minutes avec ma représentante syndicale et moi‑même peut constituer une “enquête”. » Mon collègue le juge Hughes a fait observer ceci :

La lettre de la Commission ne traite pas expressément des préoccupations à propos de l’enquête et du rapport soulevées dans la réponse de la demanderesse et mentionne la réponse sur un ton si neutre, à savoir [traduction] « toutes les observations déposées pour réfuter ce rapport », qu’on se demande dans quelle mesure, s’il en est, les préoccupations de la demanderesse ont été notées et encore moins examinées.

 

Le juge Hughes a conclu, en accueillant la demande de contrôle :

En l’espèce, je suis convaincu que les questions soulevées par la demanderesse dans sa réponse étaient de nature si fondamentale que la Commission aurait dû clairement les examiner et ordonner une enquête supplémentaire ou plus complète ou énoncer dans sa décision des motifs clairs concernant la raison pour laquelle elle ne l’avait pas fait. Simplement déclarer que le rapport constitue les motifs de la Commission consisterait à entièrement ignorer la réponse.

 

[28]           Il convient d’appliquer la plupart de ces observations aux faits en l’espèce. Bien que M. Herbert, dans ses observations en réponse, soutienne que le défendeur a soit menti, soit présenté les faits de manière erronée, il affirme également qu’il conteste les conclusions tirées et qu’il s’appuie pour ce faire sur des documents écrits qui soutiennent sa position. Il écrit ceci :

[traduction]

Je vais maintenant préciser en détail les informations que j’ai faites ci‑dessus [au sujet des mensonges et de la présentation erronée des faits] en examinant ce rapport et en étayant encore une fois pleinement ma plainte relative aux droits de la personne en clarifiant les faits qui ont été mal présentés et en faisant référence à des documents qui ont déjà été soumis à différents enquêteurs de la CCDP dans le cadre de la présente plainte, bien qu’ils semblent avoir été omis à cette étape de l’enquête.

 

[29]           Selon moi, quatre des [traduction] « faits mal représentés » importants et fondamentaux que M. Herbert soulève dans ses observations en réponse auraient clairement nécessité l’attention de la Commission.

  • Selon le rapport, parce que la plainte de harcèlement déposée par M. Herbert en 2000 était une plainte interne et non une plainte déposée en vertu de la Loi, elle ne peut constituer le fondement des allégations de représailles dans la plainte déposée en vertu de la Loi et [traduction] « par conséquent, l’allégation de représailles ne sera pas examinée ». Les observations en réponse de M. Herbert soulignent que, bien qu’il ait d’abord déposé une plainte interne en juillet 1999, parce qu’il n’avait pas reçu de réponse satisfaisante, il a déposé une plainte officielle auprès de la Commission en février 2000. Par conséquent, le fondement de l’allégation de représailles est établi.
  • Le rapport reprend la preuve de l’intimée expliquant pourquoi [traduction] « normalement » les gendarmes en Ontario n’effectuent pas de travail d’infiltration et accepte cette preuve comme étant la raison pour laquelle M. Herbert n’a pas été affecté à du travail d’infiltration. Les observations en réponse établissent que l’affectation en Ontario n’était pas [traduction] « normale », car elle faisait partie d’un règlement issu d’une médiation des plaintes déposées par M. Herbert à Vancouver. En outre, il affirme qu’un agent, que l’enquêteur n’a pas interrogé, lui a expressément affirmé qu’il serait affecté à du travail d’infiltration. Sans avoir interrogé cet agent, comment l’enquêteur peut‑il écarter la preuve de M. Herbert?
  • Le rapport reprend la preuve de l’intimée selon laquelle les deux candidats non noirs à qui ont été attribués les postes de caporal par intérim étaient [traduction] « de bons membres fiables avec de bons dossiers », mais ne mentionne pas que M. Herbert appartenait également à cette catégorie, puisqu’il avait des mentions élogieuses écrites et de l’expérience en supervision au sein de la GRC, ce que ni l’un ni l’autre des candidats choisis n’avaient. Comme le soulignent les observations en réponse, l’enquêteur n’a pas analysé pourquoi, dans les circonstances, l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par l’agent n’avait rien à voir avec la race ou les plaintes relatives aux droits de la personne déposées précédemment par le plaignant.
  • Pour ce qui est du congé sans solde refusé qui aurait permis au demandeur d’étudier le droit, le rapport reprend la position de l’intimée voulant que ces congés n’aient pas été approuvés en Ontario depuis dix ans. M. Herbert fait observer que de tels congés avec solde ont été approuvés et qu’il peut nommer cinq membres blancs de la GRC qui ont étudié le droit au Canada au cours des dix dernières années avec plein traitement et avantages. Ces allégations n’ont pas fait l’objet d’une enquête, pas plus que la raison pour laquelle, quand M. Herbert était en congé d’invalidité, la GRC ne pouvait pas le libérer pour lui permettre d’étudier le droit sans qu’il lui en coûte quoi que ce soit, alors qu’un certain nombre de membres blancs ont obtenu un congé avec solde pour le faire.

 

[30]           À mon avis, chacune de ces questions, parmi les autres soulevées par M. Herbert dans ses observations en réponse, était tellement importante que la Commission aurait dû renvoyer l’affaire à l’enquêteur pour qu’il approfondisse l’enquête et prépare un nouveau rapport. Si la Commission a choisi de rendre la décision de rejeter la plainte en fonction de toute la preuve dont elle disposait, y compris les observations en réponse, alors l’équité procédurale exigeait que la Commission traite expressément de chacune de ces questions soulevées en réponse et qui étaient fondamentales. Parce qu’elle ne l’a pas fait, la décision de la Commission ne peut être maintenue.

 

[31]           Par conséquent, la présente demande est accueillie parce que l’enquêteur n’a pas effectué une enquête rigoureuse et parce que la Commission n’a pas pris position quant à ses omissions et inexactitudes. Elle aurait pu le faire soit en demandant une enquête plus approfondie et adéquate ou, à titre subsidiaire, en énonçant pourquoi, en dépit des nombreuses questions importantes soulevées par les observations en réponse de M. Herbert, aucune autre enquête n’était nécessaire, le cas échéant.

 

[32]           M. Herbert a fait savoir à la Cour qu’il ne demandait pas les dépens dans la présente demande, principalement en raison de la coopération du défendeur quand, juste avant la date prévue pour l’audience, il a choisi de se faire représenter par un avocat et qu’il a dû demander un ajournement et l’autorisation de déposer des documents modifiés. Dans les circonstances, la Cour n’adjugera aucuns dépens contre le défendeur.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande est accueillie;

2.                  La décision de la Commission canadienne des droits de la personne datée du 21 décembre 2007 est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission pour enquête par un autre enquêteur et pour décision subséquente par la Commission;

3.                  Chaque partie assume ses propres dépens.

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑154‑08

 

INTITULÉ :                                       JOSEPH G. HERBERT c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 20 août 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

   ET JUGEMENT :                           Le juge Zinn

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 28 août 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jennifer Ross

 

POUR LE DEMANDEUR

Jonathan Shapiro

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BURCHELL HAYMAN PARISH

Avocats

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LE DEMANDEUR

JOHN H. SIMS, c.r.                              

Sous‑procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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