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Date : 20080819

Dossier : IMM-151-08

Référence : 2008 CF 954

Ottawa (Ontario), le 19 août 2008

En présence de Monsieur le juge Beaudry 

 

ENTRE :

AMANDA ROCIO BARRERA TORRES

JOSE MAURICIO MUNOZ MARTA

ESTEBAN MUNOS BARRERA

MARIA FERNANDA MUNOZ BARRERA

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la Loi), à la suite d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié (le tribunal), rendue le 11 décembre 2007. Le tribunal a déterminé que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[2]               Deux questions sont soulevées par le demandeur dans la présente affaire :

a)      Le tribunal a-t-il erré en concluant que les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective?

b)      Le tribunal a-t-il erré en concluant que les demandeurs ont une possibilité de refuge interne (PRI) à Cartagena ou à San Pedro, en Colombie?

 

[3]               Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

CONTEXTE FACTUEL

[4]               Les demandeurs sont tous citoyens de la Colombie. La revendication des demandeurs est basée sur le récit de la demanderesse principale. La demanderesse occupait la position de directrice du crédit chez une compagnie de financement commercial nommée Finsocial, dans la ville de Bogota. Elle était responsable de la promotion, l’approbation et le financement de crédit et de prêts afin d’assister des agriculteurs à petite échelle. 

 

[5]               Les problèmes ont commencé de 16 juillet 1999 lorsqu’elle a été détenue par des membres des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC). Ces derniers ont ordonné à la demanderesse de cesser toute promotion de crédit au nom de Finsocial et ils l’ont agressée sexuellement avant de la libérer.

 

[6]               La demanderesse a expliqué la situation à son employeur, sans dévoiler les agressions sexuelles, et ce dernier a permis à cette dernière de cesser ses fonctions de promotion de crédit et de prêts.

 

[7]               Le 22 juillet 1999, son mari a été arrêté lors d’une embuscade lorsqu’il conduisait sa voiture. Des hommes non-identifiés lui ont dit que sa femme devrait démissionner de son poste avec Finsocial. La demanderesse a démissionné le jour même. Le demandeur a porté plainte à la police le 23 juillet 1999 et a accusé les membres des FARC d'être responsables de l’incident. La police a contacté le demandeur le 26 juillet 1999 pour lui demander pourquoi il accusait les membres des FARC. Le demandeur leur a révélé les évènements du 16 juillet 1999.

 

[8]               Suite à la dénonciation faite à la police, les demandeurs ont reçu un appel d’un membre des FARC qui leur a dit qu’ils seraient considérés comme des cibles militaires. Les demandeurs se sont réfugiés dans la maison d’une amie, et de là ils ont décidé de quitter la Colombie. La demanderesse a quitté son pays le 16 août 1999, le demandeur avec son enfant le 13 septembre 1999.

 

[9]               Les demandeurs sont allés aux États-Unis. Ils ont fait une demande d’asile en avril 2001 qui a été rejetée par un agent d’immigration en juillet 2004 parce que la demande n’avait pas été faite à l’intérieur du délai d’un an de leur arrivée, tel que préconisé par la loi américaine. Cette décision a été confirmée par un juge d’immigration aux États-Unis le 12 décembre 2005.

 

 

 

DÉCISION CONTESTÉE

[10]           Le tribunal a rejeté la demande pour deux motifs. Premièrement, il a conclu que l’omission de revendiquer le statut de réfugié est incompatible avec une crainte de persécution subjective. Le tribunal a cité les raisons suivantes à l’appui de sa décision :

a)      Il a considéré le fait que la demanderesse a quitté la Colombie un mois après avoir été détenu par les membres des FARC, et ce malgré le fait qu’elle avait un passeport et un visa valide pour voyager aux États-Unis. Le tribunal a aussi considéré que le demandeur a quitté la Colombie plus de sept semaines après avoir été arrêté par les membres des FARC. Le tribunal a noté que le demandeur avait lui aussi un passeport et un visa valide jusqu'en mai 2004. Le tribunal a donc conclu que les demandeurs auraient pu quitter la Colombie immédiatement après les incidents.

b)      Le tribunal a considéré que les demandeurs n’ont pas revendiqué le statut de réfugié aux États-Unis à l’intérieur du délai d’un an, par leur propre négligence. À la lumière de la sévérité des allégations de persécution, le tribunal a conclu que l’omission par les demandeurs de revendiquer le statut de réfugié dès leur entrée aux États-Unis indiquait une absence de crainte subjective.

c)      Le tribunal a noté que les demandeurs n’ont pas quitté les États-Unis suite au rejet de leur demande. Ils sont arrivés au Canada que le 18 février 2006.

 

[11]           Deuxièmement, le tribunal a déterminé que les demandeurs bénéficiaient d’une possibilité de refuge interne (PRI) pour les motifs qui suivent :

a)      Il a considéré la preuve documentaire concernant les groupes guérillas et paramilitaire au Colombie. Le tribunal a souligné que l’extorsion, les enlèvements et les assassinats étaient un problème sérieux.

b)      Il a conclu que la PRI était la question déterminante de la revendication. Selon lui, la  prépondérance des probabilités ferait en sorte que les membres des FARC n’auraient pas d’intérêt à poursuivre les demandeurs dans une ville telle que Cartagena ou San Pedro. De plus, ces derniers n’auraient pas d’information sur le lieu de résidence ou les emplois des demandeurs.

c)      Il a mentionné la preuve documentaire indiquant que des individus correspondants à certains profils sont susceptible d’être persécutés, mais que ces profils ne correspondent pas à ceux des demandeurs. Le tribunal a aussi considéré que les incidents à la base de la revendication datent de plus de huit ans.

d)      En dernier lieu, le tribunal a considéré l’âge, la santé, le niveau d’instruction universitaire, l’expérience de travail, et la capacité linguistique des demandeurs et a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs de se prévaloir de la PRI.

 

ANALYSE

Norme de contrôle

[12]           La norme de contrôle applicable en l’espèce est la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 55, 57, 62, et 64).  Selon la Cour suprême, les éléments à considérer sont : la justification de la décision, sa transparence et son intelligibilité. Il faut que les solutions retenues puissent se justifier eu égard aux faits et au droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

Le tribunal a-t-il erré en concluant que les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective?

[13]           Les notes sténographiques (page 16, dossier du tribunal) démontrent sans l'ombre d'un doute que le décideur a fait savoir aux demandeurs à l’audition que le délai pour avoir quitté le pays n'était pas une question litigieuse. La Cour considère qu'il s'agit d'une erreur dans la décision écrite d'avoir reproché au demandeur d'avoir pris trop de temps pour quitter le pays.

 

[14]           Quant au délai pour réclamer l'asile aux États-Unis, les demandeurs ont fourni une explication pour avoir dépassé le délai réglementaire stipulé dans la loi américaine. En effet le tribunal n'a pas tenu compte de l'explication donnée, soit d'attendre la mise en place du programme (Temporary Protected Status) que le gouvernement américain devait décréter pour protéger les ressortissants colombiens cherchant l'asile aux États-Unis.

 

[15]           Il faut préciser ici que le décideur n'attaque nulle part dans sa décision la crédibilité des demandeurs.

 

Le tribunal a-t-il erré en concluant que les demandeurs ont une PRI à Cartagena ou à San Pedro, en Colombie?

 

[16]           Les demandeurs allèguent qu’il est déraisonnable de conclure que les membres des FARC n’auraient pas intérêt à pourchasser les demandeurs dans la ville de Cartagena ou San Pedro. Ils allèguent que la preuve documentaire indique le contraire. Ils soumettent aussi que cette preuve contredit directement les propos du tribunal voulant que le passage du temps soit un facteur qui changerait la tendance revancharde des FARC. Ils plaident qu’il incombe au tribunal d’expliquer pourquoi il a préféré une autre preuve alors que la preuve documentaire favorable aux demandeurs est davantage abondante. Les demandeurs soutiennent que le tribunal a morcelé la preuve de façon déraisonnable. Selon eux, il a refusé de considérer que les demandeurs ont une crainte objective sur la seule base d’un document répertoriant sommairement la liste de certains individus ciblés par les FARC.

 

[17]           Les demandeurs se basent principalement sur les passages suivants du document « Réponses aux demandes d’information (RDI) » COL41770.EF, émanant du centre de recherche de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (page 99, dossier de la demanderesse) :

En outre, selon plusieurs sources, on signale une forte présence des FARC, de l'ELN et des AUC dans les centres urbains de la Colombie, y compris Bogotá (ibid. ; Université de Georgetown 30 juin 2003; AI USA 9 juill. 2003). Par exemple, selon le professeur auxiliaire de l'université de Georgetown,

 

[traduction]

 

[c]hacun [de ces groupes] a développé une stratégie de mise sur pied de milices urbaines qui sont liées à leurs combattants armés habituels. En effet, les FARC peuvent avoir jusqu'à 12 000 milices urbaines, fortement concentrées à Bogotá et à Medellín, mais aussi présentes dans de nombreux centres urbains de taille moyenne comme Bucaramanga et Villavicencio.

 

 

… Selon le professeur auxiliaire de l'université de Georgetown, les groupes de guérilla et paramilitaires

 

[traduction]

 

utilisent souvent des bases de données et des réseaux informatiques extrêmement évolués. Une personne menacée dans une région du pays ne sera pas particulièrement plus en sécurité en se déplaçant dans une autre région. Selon la nature et les motifs des menaces, les victimes peuvent être poursuivies sans relâche. Il existe d'innombrables récits d'hommes ou de femmes ayant été menacés à Bogotá ou à Medellín après s'être déplacés d'une autre région et avoir tenté de vivre anonymement dans la grande ville. Beaucoup ont été assassinés après s'être réfugiés dans une autre région du pays. Il existe aussi des cas où des personnes ont quitté le pays pendant des mois ou des années et qui ont été assassinées à leur retour. Les gens ont la mémoire longue et les données sont systématiquement enregistrées et analysées (30 juin 2003).

 

 

[18]           Le défendeur soumet qu’il était raisonnable pour le tribunal de conclure qu’il y avait une PRI et qu’il était justifié de refuser la protection aux demandeurs. En particulier, le défendeur indique que le tribunal est présumé avoir considéré toute la preuve.

 

[19]           Selon moi, le tribunal n'a pas tenu compte du fait que les demandeurs avaient déposé des plaintes contre les membres des FARC. Pourtant la preuve documentaire indique que des personnes qui se trouvent dans une situation semblable sont exposées, recherchées, et persécutées par les FARC. Il était donc déraisonnable d'exclure les demandeurs comme personnes ciblées par les membres des FARC.

 

[20]           Aucune question n'a été proposée et ce dossier n’en contient aucune.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE  que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. Le dossier est retourné pour être réévalué par un tribunal nouvellement constitué. Aucune question n’est certifiée.

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER:                                         IMM-151-08

 

INTITULÉ:                                        AMANDA ROCIO BARRERA TORRES

                                                            JOSE MAURICIO MUNOZ MARTA

                                                            ESTEBAN MUNOS BARRERA

                                                            MARIA FERNANDA MUNOZ BARRERA

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE:                  Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE:                Le 13 août 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               Beaudry J.

 

DATE DES MOTIFS:                       Le 19 août 2008

 

 

 

COMPARUTIONS:

 

Stéphane J. Hébert                                                                   POUR LES DEMANDEURS

                                                                                               

 

Kinga Janik                                                                              POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

 

Morneau L’Écuyer La Leggia et Associés                                 POUR LES DEMANDEURS

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

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