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Date : 20080820

Dossiers : IMM‑4430‑07

IMM‑4431‑07

Référence : 2008 CF 962

Ottawa (Ontario), le 20 août 2008

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

TONI TOUFIC BARRAK, SONIA EL‑KHOURY, DENISE BARRAK,

MICHELLE BARRAK (représentée par son tuteur à l’instance, TONI TOUFIC BARRAK), et CHARBEL BARRAK (représenté par son tuteur à l’instance, TONI TOUFIC BARRAK)

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judicaire de deux décisions rendues le même jour par la même agente d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Dans le dossier IMM‑4431‑07, il a été conclu que les demandeurs ne feraient pas face à plus qu’une simple possibilité d’être persécutés et qu’ils ne risquaient sans doute pas d’être soumis à la torture ou de voir leur vie menacée ou de subir des peines cruelles et inusitées au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’Immigration et la Protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). L’agente a également conclu, dans le dossier numéro IMM‑4430‑07, qu’il n’y avait pas suffisamment de circonstances d’ordre humanitaire (CH) pour accueillir la demande présentée par les demandeurs d’être exemptés des exigences de la LIPR.

 

[2]               Ces deux demandes connexes de contrôle judiciaire n’ont pas été réunies en application de l’article 105 des Règles des Cours fédérales (DORS/98‑106), mais elles devaient être entendues l’une à la suite de l’autre. Les présents motifs serviront donc à chacune des deux procédures et seront insérés dans chacun des dossiers.

 

I. Le contexte

 

[3]               Le demandeur principal, Toni Toufic Barrak, son épouse, Sonia El‑Khoury, et leurs deux enfants les plus vieux, Denise et Charbel Barrak, sont des chrétiens maronites citoyens du Liban. Michelle Barrak, la benjamine, est citoyenne des États‑Unis, où elle est née le 10 décembre 1997.

 

[4]               Le demandeur principal, M. Barrak, a été membre du parti des Phalanges (les Phalanges) et des Forces libanaises, une milice chrétienne, qui a été formée pour protéger les régions chrétiennes du pays durant la guerre civile. Il s’est joint aux Phalanges en 1977 à titre de membre ordinaire; les Phalanges ont fusionné avec les Forces libanaises en 1979. Il a reçu une formation avec les Forces libanaises en 1986 et a été nommé à la tête de 90 hommes, mais il n’a reçu aucune rémunération en argent des Forces libanaises. De 1977 à 1993 environ, le demandeur a combattu contre les Musulmans et contre des groupes syriens.

 

[5]               M. Barrak raconte avoir été détenu et torturé trois fois par les autorités du pays. En 1978, des membres de l’armée syrienne l’ont enlevé à un point de contrôle. Il a été détenu, battu et torturé pendant quatre mois. Il affirme qu’il présentait un intérêt pour l’armée syrienne parce qu’elle voulait obtenir des renseignements sur la région chrétienne et ses dirigeants. Après avoir été libéré de prison, il a reçu des soins médicaux.

 

[6]               En 1990, il a encore une fois été enlevé pendant qu’il combattait à la frontière qui divisait les secteurs chrétien et musulman. Lorsque la nouvelle que leur chef avait jeté ses armes s’est répandue, il a essayé de s’enfuir de chez lui, mais il a été capturé par les Syriens. Il a été détenu pendant 62 jours et torturé avec des chocs électriques. Il a par la suite été libéré avec d’autres membres des Forces libanaises après l’intervention du patriarche de l’Église maronite.

 

[7]               Finalement, il a été arrêté et détenu par les services syriens de renseignements en 1993. Il a été enlevé de chez lui au milieu de la nuit, en présence de sa famille, et gardé en détention pendant 13 jours. Quand l’épouse du demandeur a essayé d’intervenir, elle a été agressée physiquement. Le demandeur a été interrogé et battu par les autorités, car elles voulaient obtenir des renseignements sur le meurtre de deux Syriens dans la région. Il a été libéré après que les autorités furent convaincues qu’il ne savait rien de ces incidents. Il soutient que, à cause de cette arrestation, sa mère a fait une dépression nerveuse et que sa fille aînée a été traumatisée.

 

[8]               Tous les demandeurs ont fui le pays et se sont rendus aux États‑Unis en tant que visiteurs en janvier 1994. Ils ont déposé des demandes d’asile, lesquelles ont été par la suite rejetées en 2000, tout comme leur appel en 2003.

 

[9]               En mai 2003, ils sont venus au Canada, où ils ont demandé l’asile. Le 10 novembre 2005, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. La SPR n’a pas cru que M. Barrak était un membre politique des Phalanges ni un membre des Forces libanaises. Elle a également conclu que les conditions au Liban avaient changé depuis leur départ. Finalement, la SPR a jugé que le risque posé par les groupes terroristes était généralisé à tous les citoyens du Liban et donc que les demandeurs ne seraient pas personnellement exposés à un risque à cet égard.

 

II. Les décisions contestées

 

A.         La décision d’ERAR

[10]           Bien que l’agente d’ERAR ait conclu que la situation au Liban n’était pas parfaite, elle a conclu qu’elle s’était considérablement améliorée depuis avril 2005, date à laquelle l’armée syrienne s’est retirée du pays. Par conséquent, elle a conclu que la preuve documentaire ne suffisait pas à montrer que le demandeur serait visé en raison de ses activités politiques et de son appartenance aux Forces libanaises s’il devait retourner là‑bas.

 

[11]           L’agente d’ERAR a également conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque parce qu’ils sont chrétiens au Liban. Elle a noté que le président du Liban est un chrétien maronite, que la constitution protège la liberté de religion, ce que le gouvernement respecte en général, que les chrétiens maronites sont la plus importante communauté chrétienne du pays, et que l’État s’est engagé à prévenir la persécution religieuse, même si la situation des chrétiens au Liban n’est pas idéale.

 

B.         La décision CH

[12]           L’agente d’ERAR a répété les conclusions qu’elle avait tirées dans le cadre de l’ERAR dans sa décision CH. Elle a conclu que le demandeur principal ne serait pas visé en raison de ses activités politiques et de son appartenance aux Forces libanaises. Elle a également conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque parce qu’ils sont chrétiens maronites.

 

[13]           L’agente d’ERAR a convenu que les enfants avaient peu de liens avec le Liban, mais elle a affirmé qu’ils auraient leurs parents et leur famille élargie pour les aider à s’intégrer au pays. Elle a noté que Denise, l’aînée, a obtenu une bourse pour étudier à l’Université de Windsor et qu’elle a épousé un citoyen canadien; les deux autres enfants ont un bulletin de notes exemplaire.

 

[14]           Finalement, l’agente d’ERAR a pris note que le demandeur est le propriétaire d’une entreprise connue sous le nom de S&T Automotive Distributors et que son épouse gagne sa vie. Elle a également remarqué la nature positive de la famille, comme l’ont montré des lettres de recommandation. Cependant, elle a conclu qu’il n’est pas inhabituel pour des personnes ayant passé quatre ans au Canada d’être employées comme le sont les demandeurs. En outre, elle a conclu que les habiletés que le demandeur principal avait acquises en étant propriétaire d’entreprises au Canada et aux États‑Unis pouvaient être utilisées au Liban. Elle a donc conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de circonstances d’ordre humanitaire pour justifier une exemption pour les demandeurs.

 

III. Les questions en litige

 

[15]           Les demandeurs ont soulevé plusieurs questions relativement à la décision d’ERAR ainsi qu’à la décision CH. Au sujet de la décision d’ERAR, l’avocate des demandeurs soutient que l’agente à commis une erreur en appliquant le mauvais critère relatif à la protection étatique, qu’elle a effectué un examen sélectif des documents sur le pays qui étaient devant elle, qu’elle n’a pas pris en considération les risques auxquels seraient exposés les enfants et qu’elle n’a pas tenu compte de leur intérêt supérieur. Au sujet de la décision CH, l’avocate des demandeurs soutient que l’agente d’ERAR a appliqué le critère d’ERAR à l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire, qu’elle n’a pas mené la bonne analyse de l’intérêt supérieur des enfants, qu’elle a appliqué un critère trop exigeant relativement à l’établissement et qu’elle n’a pas tenu compte de facteurs pertinents dans l’évaluation des difficultés. Je vais maintenant examiner chacun de ces motifs.

 

IV. Analyse

 

            A.         La norme de contrôle

[16]           Avant l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, 329 N.B.R. (2d) 1, la décision d’ERAR était examinée dans sa totalité selon la norme de la décision raisonnable simpliciter : Figurado c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347; Demirovic c. Canada (MCI), 2005 CF 1284, 142 A.C.W.S. (3d) 831. Il était également admis que les questions de fait étaient examinées selon la norme de la décision manifestement déraisonnable, que les questions mixtes de fait et de droit étaient examinées selon la norme de la décision raisonnable et les questions de droit, selon la norme de la décision correcte : Kim c. Canada (MCI), 2005 CF 437, 272 F.T.R. 62.

 

[17]           À la suite de l’arrêt de la Cour suprême dans Dunsmuir, les normes de la raisonnabilité ont été fusionnées en une seule. Ce faisant, la Cour suprême a clairement précisé qu’il fallait encore faire preuve de déférence en appliquant la norme de la décision raisonnable. Comme la Cour l’a affirmé :

49.       La déférence commande en somme le respect de la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs, de même que des raisonnements et des décisions fondés sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier, ainsi que de la différence entre les fonctions d’une cour de justice et celles d’un organisme administratif dans le système constitutionnel canadien.

 

En conséquence, la Cour ne révisera une décision prise par un agent d’ERAR que si cette décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (paragraphe 47).

 

 

[18]           Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a également mentionné qu’il n’était pas toujours nécessaire de procéder à une analyse exhaustive pour déterminer la norme de contrôle applicable. Si l’analyse a déjà été effectuée, il n’est pas nécessaire de la répéter dans une affaire semblable. Compte tenu de cette directive, je suis d’avis que la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à une décision CH après l’arrêt Dunsmuir a fait l’objet d’un examen approfondi par ma collègue la juge Eleanor Dawson dans la décision Zambrano c. Canada (MCI), 2008 CF 481, [2008] A.C.F. no 601 (QL). La question de savoir si l’agente a appliqué le bon critère en évaluant les risques dans le contexte de la décision CH fera donc l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, tandis que la norme déférente de la raisonnabilité sera appliquée aux autres questions soulevées par les demandeurs.

 

i.          La décision d’ERAR

[19]           Les demandeurs soutiennent que l’agente d’ERAR a appliqué le mauvais critère à la question de la protection étatique. Ils soutiennent que la conclusion sur la protection étatique était fondée sur un examen sélectif des documents sur le pays et reposait principalement sur la conclusion de l’agente d’ERAR selon laquelle la police a arrêté 441 extrémistes en 2005 et selon laquelle le Liban est une république parlementaire. Les demandeurs soutiennent que l’arrestation de personnes qui ont tué des citoyens ne prouve pas l’existence d’une protection étatique. Ils invoquent ensuite un certain nombre de décisions de la Cour pour soutenir que la protection de l’État doit être pratique, réelle et efficace et que l’établissement d’un cadre législatif et procédural ne suffit pas.

 

[20]           Je conviens avec l’avocate du défendeur que les demandeurs se méprennent complètement sur la conclusion de l’agente en la résumant à deux conclusions de fait et en laissant entendre qu’elle n’a pas tenu compte de certaines preuves. L’agente n’a pas tranché l’ERAR en faveur des demandeurs parce qu’elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves objectives montrant que le demandeur principal serait visé personnellement en raison de ses activités politiques et de son appartenance aux Forces libanaises.

 

[21]           L’essentiel des documents sur le pays révèle qu’il y a eu un changement remarquable au Liban depuis avril 2005, soit depuis le départ des forces syriennes. L’agente a reconnu le fait que la situation était loin d’être parfaite et que des arrestations arbitraires, de la torture ainsi que des meurtres se sont bel et bien produits quand le pays était sous domination syrienne. Cependant, la documentation objective montre également que les choses se sont considérablement améliorées au cours des dernières années. Il n’était donc pas déraisonnable pour l’agente de conclure que, à la lumière de ces changements et du fait que les demandeurs ont quitté le pays il y a près de quinze ans, ils ne risquaient pas d’être soumis à la torture, de voir leur vie menacée ou de subir une peine cruelle et inusitée.

 

[22]           L’agente d’ERAR a également conclu que les demandeurs ne feraient pas face à plus qu’une simple possibilité d’être persécutés au sens de l’article 96 de la LIPR parce qu’ils sont chrétiens maronites. Encore une fois, cette conclusion est fondée sur un examen complet de la preuve objective et n’est pas déraisonnable.

 

[23]           L’agente d’ERAR a droit à un degré élevé de déférence pour ce qui est de l’évaluation de la preuve et elle peut fonder sa décision sur tous les renseignements pertinents et tirer les conclusions nécessaires. Dans la mesure où les conclusions tirées ne sont pas déraisonnables au point de justifier l’intervention de la Cour, les conclusions de l’agente ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire. En l’espèce, les motifs de l’agente et sa décision sont logiques, cohérents et adaptés au contexte, en plus d’être fondés sur la preuve produite.

 

[24]           Le demandeur soutient également que l’agente d’ERAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de deux photographies le montrant en uniforme des Forces libanaises. Ces photos ont été produites pour corroborer les prétentions du demandeur principal quant à ses activités politiques, lesquelles constituaient l’une des questions principales examinées dans la décision de la SPR. Cependant, l’agente d’ERAR n’a pas mis en question ses activités. Elle a accepté qu’il avait un passé politique, mais elle a conclu que la preuve objective ne montrait pas qu’une personne possédant son passé politique serait exposée à des risques.

 

[25]           Enfin, l’avocate des demandeurs soutient dans ses observations écrites que l’agente d’ERAR ne s’est pas penchée sur l’intérêt supérieur des enfants. Cependant, elle a eu la bonne idée de ne pas soutenir cet argument à l’audience. Il est maintenant bien établi qu’une évaluation au regard des articles 96 et 97 de la LIPR ne nécessite pas un examen de l’intérêt supérieur des enfants. Comme l’a écrit la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Varga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 394, [2007] 4 R.C.F. 3, au paragraphe 13 :

Ni la Charte ni la Convention relative aux droits de l’enfant n’exigent que l’intérêt des enfants touchés soit examiné dans le cadre de toutes les dispositions de la LIPR : de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 3 R.C.F. 655 (C.A.F.), 2005 CAF 436, au paragraphe 105. Si une loi fournit une possibilité réelle d’examiner l’intérêt des enfants touchés, y compris ceux nés au Canada, comme le fait la LIPR en son paragraphe 25(1), cet intérêt n’a pas à être pris en compte dans chaque décision qui peut les toucher défavorablement. Par conséquent, le juge qui a entendu la demande a commis une erreur en interprétant trop largement les dispositions définissant la portée de la tâche incombant à l’agent d’ERAR de manière à y inclure l’obligation de prendre également en compte l’intérêt des enfants nés au Canada des intimés adultes.

 

 

[26]           Pour tous ces motifs, je suis donc d’avis que la demande de contrôle judiciaire portant sur la décision d’ERAR doit être rejetée.

 

ii.         La décision CH

[27]           En vertu de l’article 25 de la LIPR, le ministre a l’autorisation d’exempter un étranger de toute obligation prévue par la Loi ou de lui accorder la résidence permanente quand il est d’avis que des motifs d’ordre humanitaire le justifient. Il est bien établi en droit qu’une décision portant sur des circonstances d’ordre humanitaire constitue une mesure d’exception relevant d’un pouvoir discrétionnaire. Elle permet à un individu de faire l’objet d’une considération spéciale et additionnelle afin d’être exempté de l’application de la loi canadienne sur l’immigration qui est sinon appliquée universellement : voir, par exemple, Legault c. Canada (MCI), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358, au paragraphe 15; Pannu c. Canada (MCI), 2006 CF 1356, 153 A.C.W.S. (3d) 195, au paragraphe 29; Hamzai c. Canada (MCI), 2006 CF 1108, 152 A.C.W.S. (3d) 137, au paragraphe 19.

 

[28]           Il incombe au demandeur de produire la preuve étayant toute prétention sur laquelle est fondée sa demande CH et, s’il présente une demande incomplète, il doit en subir les conséquences. L’agent n’est pas tenu de recueillir une preuve ou d’approfondir son examen, mais il est tenu de considérer la preuve dont il est saisi et de prendre une décision à partir de cette preuve : voir Owusu c. Canada (MCI), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635, au paragraphe 5; Selliah c. Canada (MCI), 2004 CF 872, 256 F.T.R. 53, aux paragraphes 21 et 22, conf. par 2005 CAF 160.

 

[29]           Le rejet d’une demande CH n’est pas une décision relative aux droits du demandeur, mais plutôt une décision relative à l’exemption de l’exigence normale voulant que toutes les personnes demandant l’admission au Canada soumettent leur demande avant d’entrer au Canada : Gautam c. Canada (MCI) (1999), 167 F.T.R. 124, 88 A.C.W.S. (3d) 652, aux paragraphes 9 et 10; Pashulya c. Canada (MCI), 2004 CF 1275, 257 F.T.R. 143, au paragraphe 42.

 

[30]           Les demandeurs ne contestent pas les principes qui précèdent, mais ils soutiennent que l’agente d’ERAR a appliqué le mauvais critère en évaluant les difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Ils prétendent que l’agente a appliqué un critère de risque personnalisé et a ensuite procédé à ce qui était essentiellement une analyse d’ERAR des risques plutôt que d’appliquer le critère plus large qui convient à un examen des circonstances d’ordre humanitaire.

 

[31]           Il n’est pas contesté que le critère devant être appliqué dans le contexte d’un ERAR est beaucoup plus rigoureux que celui utilisé dans le cadre d’une demande CH. Dans le contexte d’un ERAR, l’examen des risques suppose d’évaluer si les demandeurs seraient personnellement exposés à un risque d’être soumis à la torture ou à une menace à leur vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités. Dans le cadre d’une demande CH, il y a aussi examen des risques, mais ceux‑ci sont l’un des facteurs dont il faut tenir compte pour établir si les demandeurs subiraient des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’ils devaient retourner dans leur pays d’origine. Comme l’a affirmé la Cour dans Pinter c. Canada (MCI), 2005 CF 296, 44 Imm. L.R. (3d) 118 :

3          Dans une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), le demandeur a le fardeau de convaincre le décideur qu’il y aurait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives à obtenir un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada.

 

4          Dans un examen des risques avant renvoi en vertu des articles 97, 112 et 113 de la LIPR, la protection peut être accordée à une personne qui, suivant son renvoi du Canada vers son pays de nationalité, serait exposée soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités.

 

5          À mon avis, l’agente d’immigration a commis une erreur de droit en concluant qu’elle n’était pas tenue de traiter des facteurs de risque dans son examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Elle n’aurait pas dû se fermer aux facteurs de risque même si une décision défavorable valide avait pu être rendue à la suite d’un examen des risques avant renvoi. Il peut exister des considérations relatives au risque qui soient pertinentes à une demande de résidence permanente depuis le Canada, lesquelles sont loin de satisfaire le critère plus rigoureux de la menace à la vie ou du risque de traitements cruels et inusités.

 

 

[32]           Bien que l’agente ait eu le droit de s’appuyer sur les mêmes faits pour examiner la demande d’ERAR et la demande CH, elle était tenue d’appliquer le critère de la difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive à ces faits, un critère moins exigeant que le critère de la menace à la vie ou de la peine cruelle et inusitée qui doit être appliqué dans le cadre d’une décision d’ERAR. Comme je l’ai affirmé dans la décision Ramirez c. Canada (MCI), 2006 CF 1404, 304 F.T.R. 136, « [i]l est tout à fait légitime pour un agent de s’appuyer sur le même ensemble de conclusions factuelles en appréciant une demande CH et une demande d’ERAR, à condition que ces faits soient analysés sous le bon angle » (paragraphe 43).

 

[33]           En l’espèce, l’agente a effectué dans le cadre de l’examen de la demande CH exactement la même analyse qu’elle a effectuée pour l’ERAR. À l’exception des premier et dernier paragraphes de sa décision CH, ses motifs sont identiques. En outre, elle a regroupé en un seul critère les concepts distincts de « difficulté » et de « risque », comme le démontrent ce premier et ce dernier paragraphes de son évaluation des risques :

[traduction]

Je me penche maintenant sur les allégations des demandeurs concernant les risques auxquels ils feraient face s’ils devaient retourner au Liban. Pour ce faire, j’examine les circonstances qui leur sont propres ainsi que la preuve dont je suis saisie pour voir s’ils seraient exposés personnellement à une menace à leur vie ou si la sécurité de leur personne serait menacée au point de constituer une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive s’ils devaient retourner au Liban.

 

[…]

 

La preuve documentaire que j’ai examinée montre que, bien que la situation de tous les chrétiens au Liban ne soit pas idéale, l’État s’est engagé à prévenir les actes de persécution religieuse envers toutes les fois, y compris la foi chrétienne. La preuve objective montre que la liberté de religion pour les chrétiens maronites est inscrite dans la constitution. Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas convaincue que les demandeurs, en raison de leurs croyances religieuses, seraient exposés personnellement à une menace à leur vie ou que la sécurité de leur personne serait menacée au point de constituer une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive s’ils devaient retourner au Liban.

 

 

[34]           Bien sûr, il se peut fort bien que le résultat n’aurait pas été différent si l’agente avait appliqué la bonne norme. En effet, le défendeur soutient que l’agente a tenu compte de toutes les allégations de risque avancées par les demandeurs. Cependant, l’argument soulève la question. Il se peut très bien que l’agente se soit penchée sur la crainte du demandeur principal d’être arrêté, d’être torturé, d’être tué ou d’être battu, ou encore sur l’intolérance religieuse envers les chrétiens maronites. Cependant, elle n’a pas expliqué pourquoi ces craintes ne suffisaient pas à constituer une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive, même si elles ne représentent pas un risque personnalisé pour les demandeurs. Puisqu’il n’est pas certain que le résultat de son analyse aurait été le même si elle avait appliqué le bon critère, l’affaire doit être renvoyée pour être examinée de nouveau.

 

[35]           Le risque de confusion est toujours plus grand lorsque c’est le même agent qui tranche les demandes d’ERAR et CH concernant les mêmes individus. Bien qu’il puisse y avoir de bonnes raisons de la politique et d’administration de procéder pour cette manière, une telle façon de faire comporte évidemment de nombreux risques. Je ne peux que répéter ce que j’ai écrit dans la décision Ramirez, précitée, au paragraphe 47 :

L’agent qui se prononce à la fois sur une demande d’ERAR et sur une demande CH présentées par le même demandeur risquera de toute évidence davantage de confondre les deux analyses distinctes exigées par ces procédures. Même s’il est parfaitement au courant des fondements différents sous‑tendant ces deux genres de demandes, l’agent peut arriver aux mêmes conclusions, peut‑être par inadvertance, ne serait‑ce que parce qu’il est souvent difficile, peut‑être pas en théorie mais en pratique, de faire abstraction d’une décision antérieure rendue à partir des mêmes faits. Cela ne veut pas dire que la pratique voulant que le même agent examine les deux demandes doive être découragée. L’uniformité est également une vertu, et il n’existe aucune meilleure façon d’assurer la cohérence que de charger le même agent de l’évaluation de la demande d’ERAR et de la demande CH présentées par la même personne. Cependant, il faut veiller encore plus à tenir les deux processus distincts.

 

 

[36]           L’avocate des demandeurs soutient également que l’agente n’a pas effectué d’analyse sur le fond de l’intérêt supérieur des enfants. Il est vrai que les motifs de l’agente à ce sujet sont plutôt sommaires et ne représentent que trois courts paragraphes décrivant leur âge et leur scolarité. Cependant, en toute justice, les demandeurs ont produit peu de preuves ou d’observations pour démontrer en quoi il résulterait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives si les enfants devaient accompagner leurs parents au Liban.

 

[37]           Compte tenu du peu d’observations dont l’agente disposait, son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants était tout à fait convenable. En particulier, l’agente a pris note du peu de liens attachant les enfants au Liban, du temps qu’ils ont passé en Occident depuis 1994, de leur réussite scolaire, ainsi que du récent mariage de l’aînée. Après avoir soupesé ces facteurs, l’agente a conclu qu’ils ne suffisaient pas à démontrer l’existence d’une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive. L’agente n’était pas tenue d’examiner en profondeur ces questions alors que les demandeurs eux‑mêmes ne l’ont pas fait.

 

[38]           Hormis la présomption bien établie selon laquelle l’agent a pris en considération toute la preuve dont il est saisi, les motifs de l’agente viennent étayer l’application de cette présomption. Elle a explicitement mentionné la réussite des enfants à l’école, leurs inquiétudes à propos de leur retour au Liban après une si longue absence et après avoir résidé en Occident pendant tout ce temps, leur faible maîtrise de la langue arabe ainsi que leurs liens avec le Canada, notamment leurs amis. Ces facteurs ont été pris en considération dans le cadre de l’élément de l’attachement ou des liens avec le Liban que l’agente a mentionné. Quoique l’agente ait convenu que les enfants avaient peu de liens ou d’attachement avec le Liban, dans leurs circonstances particulières, étant donné la présence de leurs parents et de leur famille élargie qui pourront les aider à s’intégrer à la collectivité, ces considérations n’ont pas suffi à satisfaire le critère nécessaire pour qu’il s’agisse d’une difficulté. L’évaluation de l’importance à accorder à ces considérations est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire et de l’expertise de l’agente.

 

[39]           Comme la Cour l’a mentionné un certain nombre de fois après l’arrêt Hawthorne c. Canada (MCI), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555, ce serait privilégier la forme au détriment du fond que d’exiger que l’agent mentionne expressément les désavantages évidents auxquels feraient face les enfants s’ils ne demeuraient pas au Canada :

Je ne puis souscrire à la prétention des demandeurs selon laquelle l’agente d’immigration n’aurait pas tenu compte de l’intérêt des enfants. Je suis plutôt d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’incombait pas à l’agente d’immigration de recenser explicitement les avantages dont jouiraient les enfants si on les autorisait à rester au Canada, étant donné que, comme le juge Décary le faisait observer dans Hawthorne, précité, l’agent d’immigration est présumé savoir qu’un enfant vivant au Canada avec ses parents se trouve en général dans une meilleure position qu’un enfant qui y vit sans ces derniers. De même, ce serait à mon sens accorder plus d’importance à la forme qu’au fond que d’obliger l’agent d’immigration à définir explicitement les désavantages évidents que représente pour les enfants le fait de ne pas rester au Canada.

 

Sant’anna c. Canada (MCI), 2006 CF 1454, 153 A.C.W.S. (3d) 1220.

 

 

[40]           Enfin, les demandeurs soutiennent que l’agente a commis une erreur en ne tenant pas compte de leur établissement au Canada au motif qu’il n’était pas suffisamment important et qu’il correspondait à ce à quoi on pourrait s’attendre de personnes qui habitent au Canada depuis aussi longtemps qu’eux. Selon leur avocate, les lignes directrices se trouvant au chapitre IP 5 du guide d’immigration ne précisent pas qu’un emploi ou du bénévolat ou une autre forme d’établissement doive être considéré comme un facteur favorable seulement si la personne s’est établie à un degré plus grand que ce à quoi on s’attend d’une personne habitant au Canada depuis un certain temps et l’agente a commis une erreur en y voyant un critère plus exigeant pour l’établissement.

 

[41]           L’agente s’est montrée attentive au fait que le demandeur principal a fondé une entreprise, que son épouse travaille dans le commerce au détail, qu’ils fréquentent l’église et qu’ils se sont fait des amis au sein de la collectivité. Toutefois, après avoir examiné les circonstances propres aux demandeurs dans leur ensemble, l’agente était essentiellement d’avis que leur établissement n’était pas suffisamment important pour que la difficulté causée par l’exigence d’avoir à demander un visa de résidence permanente à l’extérieur du Canada constitue une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive.

 

[42]           Je suis incapable de conclure que l’agente a commis une erreur en tirant cette conclusion. La difficulté mise en évidence par les demandeurs correspond à la difficulté habituelle à laquelle font face tous les demandeurs qui se sont établis à un certain degré pendant qu’ils exploraient les différents moyens qui leur permettraient de demeurer au Canada après être arrivés sans statut juridique. Le rejet d’une demande CH causera toujours une difficulté, mais là n’est pas le critère; sinon, la demande CH deviendrait le moyen détourné pour entrer au Canada et seulement un autre moyen de demeurer au Canada.

 

[43]           En outre, il est absurde de laisser entendre, comme l’ont fait les demandeurs, que le temps qu’il a fallu pour traiter la demande CH justifie nécessairement un examen favorable ou que Citoyenneté et Immigration Canada est à blâmer pour l’établissement des demandeurs au Canada. Le fait demeure que la LIPR exigeait des demandeurs qu’ils quittent le Canada quand leurs mesures de renvoi sont devenues exécutables; ils ne l’ont pas fait et ainsi ils ont bénéficié d’un avantage additionnel auquel ils n’avaient pas droit. Comme je l’ai affirmé dans la décision Serda c. Canada (MCI), 2006 CF 356, 146 A.C.W.S. (3d) 1057, au paragraphe 23, « [l]e demandeur qui se voit refuser le statut de réfugié est parfaitement en droit d’épuiser tous les recours mis à sa disposition par la loi mais il doit savoir que ce faisant, son éventuel renvoi en sera d’autant plus pénible ».

 

[44]           Qui plus est, l’établissement n’est pas l’élément qui tranche la demande CH. Il ne s’agit que d’un des facteurs à prendre en considération. Le but d’évaluer l’établissement est de déterminer si le demandeur s’est établi à un point tel que le renvoi constituerait une difficulté excessive. La Cour a affirmé à plus d’une reprise que la difficulté qui entraînerait l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour trancher favorablement une demande CH doit être autre que la difficulté qui découle inévitablement de l’obligation de partir après avoir vécu un certain temps au Canada.

 

[45]           Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑4431‑07 doit être rejetée et que la demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑4430‑07 doit être accueillie. Je ne suis pas convaincu que l’agente d’ERAR a appliqué le bon critère dans son évaluation des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[46]           L’avocate des demandeurs a proposé deux questions à certifier :

[traduction]

Question 1 : Vu l’arrêt Baker c. M.C.I., [1999] S.C.J. no 39, de la Cour suprême du Canada, et l’obligation faite au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés de tenir compte « de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché » pour trancher une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, l’équité oblige‑t‑elle l’agent de l’immigration à vérifier l’intérêt supérieur de l’enfant au‑delà de ce que le demandeur avance?

 

Question 2 : L’agent qui exige un degré d’intégration qui correspond au minimum à celui dont on s’attend normalement d’une personne limite‑t‑il ou entrave‑t‑il de façon déraisonnable le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 25(1) de la LIPR de prendre une mesure spéciale pour des raisons d’ordre humanitaire?

 

 

[47]           L’avocate du défendeur s’oppose à la certification de l’une ou l’autre des questions. Je conviens que la Cour d’appel fédérale s’est déjà penchée sur la première question dans l’arrêt Owusu c. Canada (MCI), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635, au paragraphe 5, dans laquelle la Cour d’appel a clairement précisé qu’il incombe au demandeur de produire la preuve étayant toute prétention sur laquelle s’appuie sa demande. En fait, je note que ma collègue la juge Dawson a rejeté une question semblable qui avait été proposée dans la décision Ahmad c. Canada (MCI), 2008 CF 646, [2008] A.C.F. no 814 (QL).

 

[48]           Je conviens également avec le défendeur que la seconde question ne satisfait pas au critère pour la certification, car elle ne trancherait pas l’appel dans les faits. L’établissement n’est qu’un des facteurs pris en considération par l’agente et celle‑ci n’a pas précisé que c’était le facteur déterminant. En outre, le critère appliqué par l’agente se conformait largement à la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, Mooker c. Canada (MCI), 2007 CF 779, 62 Imm. L.R. (3d) 311, au paragraphe 15; Mackiozy c. Canada (MCI), 2007 CF 1106, 164 A.C.W.S. (3d) 851 au paragraphe 31).

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée dans le dossier IMM‑4431‑07 et accueillie dans le dossier IMM‑4430‑07. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, traductrice

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIERS :                                      IMM‑4430‑07 et IMM‑4431‑07

 

INTITULÉ :                                       Toni Toufic Barrak et al.

                                                            c.

                                                            MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 16 mai 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 20 août 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Barbara Jackman

 

POUR LES DEMANDEURS

Marianne Zoric

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hadayt Nazami / Barbara Jackman

Jackmand & Associates

Avocats

596, avenue St. Clair Ouest, bureau 3

Toronto (Ontario)  M6C 1A6

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

                                                                                   

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