Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20080814

Dossier : IMM-3638-07

Référence : 2008 CF 946

Ottawa (Ontario), le 14 août 2008

En présence de monsieur le juge O'Keefe

 

 

ENTRE :

MATIN MARSHALL et DIANA MARSHALL

et SARA MARSHALL

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR ou la Loi), sollicitant le contrôle judiciaire d’une décision datée du 15 juillet 2007 dans laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger.

 

[2]               Les demandeurs ont demandé l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à un tribunal différemment constitué de la Commission pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

Contexte

 

[3]               Les demandeurs forment une famille constituée de l’époux (Matin), de l’épouse (Diana) et de leur jeune fille (Sara). Ils sont tous citoyens de l’Afghanistan; la demanderesse mineure est née au Pakistan, mais elle n’a pas demandé la citoyenneté pakistanaise.

 

[4]               Les deux demandeurs adultes sont d’origine ethnique tadjike, mais, bien que Matin soit un musulman sunnite, Diana est une musulmane chiite. Ils sont tous deux issus de milieux non religieux et laïcs, et ils ont été élevés dans des familles très progressistes. Ils ont tous deux quitté l’Afghanistan avant l’expulsion des talibans et le changement de gouvernement en 2001, puisque leurs familles n’étaient pas d’accord avec les conditions traditionalistes extrêmes de ce régime. Matin Marshall a quitté l’Afghanistan en 1992, et Diana Marshall a quitté ce pays en 1996. Ils se sont rencontrés alors qu’ils vivaient à Pishawar, au Pakistan, une ville-frontière de l’Afghanistan où les réfugiés afghans résident.

 

[5]               Dans leurs Formulaires de renseignements personnels, les demandeurs adultes ont donné des exemples de la persécution alléguée. Plus précisément, Diana Marshall a raconté que, lorsqu’elle vivait à Pishawar, elle ne pouvait pas quitter sa maison sans porter la burqa et sans être accompagnée par un homme de sa famille. De plus, la demanderesse a décrit un incident où elle avait dit à une amie qu’elle aimerait aller nager dans un lac local. Comme la nage est interdite aux femmes, le père de l’amie a communiqué avec le père de la demanderesse pour lui rappeler la nécessité d’enseigner les valeurs musulmanes à sa fille. Pour sa part, Matin Marshall a décrit un incident où il avait été menacé physiquement et traité d’[traduction] « infidèle » pour avoir parlé à une femme à qui il n’était pas apparenté. À une autre occasion, pendant que ses collègues lui montraient des vidéos de châtiment corporel infligé par les talibans, Matin Marshall a fait part de son opposition à l’égard de ces vidéos et il a par la suite été battu par les amis de ses collègues.

 

[6]               Les demandeurs adultes ont soutenu que dès la naissance de leur fille Sara en décembre 2001, ils se sont sentis obligés de fuir la situation en Afghanistan. Les demandeurs étaient particulièrement préoccupés du fait qu’ils devaient vivre leur vie en [traduction] « faisant semblant » de partager les mêmes valeurs traditionalistes qui prévalaient à Pishawar et en Afghanistan. Les demandeurs sont entrés au Canada le ou vers le 16 avril 2006 et ils ont présenté une demande d’asile le 19 avril 2006.

 

[7]               Dans une décision datée du 15 juillet 2007, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger.

 

Décision de la Commission

 

[8]               La Commission a souligné que l’identité des demandeurs avait été établie et qu’ils étaient des témoins crédibles. La Commission a affirmé : « Leur honnêteté et leur franchise étaient en effet manifestes. Les demandeurs d’asile n’ont à aucun moment tenté d’exagérer ou d’embellir les circonstances ayant amené à leur situation actuelle, bien qu’ils aient amplement eu la possibilité de le faire. »

 

[9]               La Commission a indiqué que les demandeurs avaient fondé leur demande sur la situation générale en Afghanistan et sur la situation générale des femmes dans ce pays. La Commission a souligné qu’elle avait examiné les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, et elle a reconnu que les femmes pouvaient être des personnes à protéger en raison de leur sexe lorsque la situation le justifiait.

 

[10]           La Commission a ensuite examiné la situation en Afghanistan. La Commission a décrit la gouvernance par les talibans comme étant répressive et brutale à l’endroit des femmes, mais elle a affirmé que, depuis l’effondrement du régime des talibans à la fin de l’année 2001, le nouveau gouvernement avait fait des efforts en vue d’appliquer les principes démocratiques, le droit à l’égalité des sexes et les principes de droit international en matière de droits de la personne. La Commission a souligné que la mise en œuvre et les résultats de ces mesures étaient variés et que ce n’étaient pas toutes les femmes en Afghanistan qui pouvaient se prévaloir des nouvelles mesures associées au droit à l’égalité des sexes.

 

[11]           La Commission a ensuite souligné que, comme pour toute demande d’asile, la présente affaire devait être tranchée compte tenu de la preuve se rapportant précisément aux demandeurs. La Commission a relevé les questions suivantes se posant en l’espèce :

            1.         La question de savoir si, suivant l’article 96, il existait une possibilité raisonnable ou sérieuse que les demandeurs subissent un préjudice équivalant à de la persécution.

            2.         La question de savoir si les demandeurs étaient exposés à une menace à leur vie, à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou à un risque de torture leur étant propre et auxquels la population afghane n’était généralement pas exposée.

 

[12]           Ayant examiné la preuve documentaire, la Commission a ensuite tiré ses conclusions quant aux craintes précises alléguées par les demandeurs. La conclusion générale de la Commission était que la preuve ne permettait pas de conclure que les demandeurs étaient des personnes à protéger. La Commission a reconnu que les femmes souffrent de « graves inégalités et qu’elles sont victimes de discrimination en Afghanistan », et qu’il faudrait du temps avant que les femmes afghanes bénéficient du niveau d’égalité dont bénéficient les femmes vivant dans les pays occidentaux. Cependant, la Commission a affirmé que cela ne signifiait pas que les femmes afghanes étaient des personnes à protéger pour ces seuls motifs.

 

[13]           La Commission a pris bonne note de l’observation présentée par les demandeurs selon laquelle le [traduction] « système dans son entier », y compris le caractère instable de la société afghane à l’heure actuelle et la nature traditionaliste de la société, entraînait d’importants risques pour eux. Toutefois, la Commission a jugé que ces conditions ne permettaient pas de conclure qu’il existait une possibilité raisonnable que les demanderesses d’asile soient persécutées ou qu’elles soient exposées à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque de torture. La Commission a déclaré :

Pour être en mesure d’arriver à une telle conclusion en l’espèce, en l’absence de circonstances spécifiques qui mettraient ces demandeures d’asile en péril et en se fondant plutôt sur la situation générale qui règne en Afghanistan, notamment en ce qui a trait aux femmes, il serait nécessaire de conclure que les demandeures d’asile sont des personnes à protéger uniquement en raison de leur citoyenneté et de leur sexe.

 

 

[14]           La Commission a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel le gouvernement afghan ne s’était contenté que de gestes symboliques en faveur de l’égalité des sexes. Ce faisant, la Commission a souligné le pourcentage de femmes siégeant au Parlement, le nombre de femmes inscrites pour voter aux élections et le taux de femmes occupant des postes au sein de la fonction publique.

 

[15]           La Commission a également jugé que la preuve n’appuyait pas la conclusion selon laquelle les personnes originaires de l’Afghanistan étaient, indépendamment de leur sexe, des personnes à protéger en raison de leur seule nationalité ou de leur seule citoyenneté. La Commission a souligné que les demandeurs n’avaient pris aucune mesure en vue de s’adresser aux autorités de l’État pour obtenir une protection contre les préjudices qu’ils craignaient et elle a reconnu que, compte tenu du contexte entourant les craintes exprimées par les demandeurs, la protection de l’État était une question délicate. La Commission a indiqué que les demandeurs devraient effectuer certaines démarches en vue de déterminer quelle protection pourrait leur être offerte ou qu’ils devraient montrer qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’ils effectuent de telles démarches.

 

[16]           En conclusion, la Commission a déclaré :

Il en résulte qu’il serait totalement théorique de la part du tribunal de conclure qu’il existe plus qu’une simple possibilité que les demandeurs d’asile soient persécutés ou qu’ils soient exposés à un risque de torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Par conséquent, leurs demandes d’asile aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sont rejetées.

 

Questions en litige

 

[17]           Les demandeurs ont soumis les questions suivantes à l’examen de la Cour :

            1.         La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que l’article 97 de la LIPR ne s’appliquait pas aux risques auxquels d’autres personnes étaient généralement exposées et qu’il ne protégeait pas les groupes de personnes dans la société?

            2.         La Commission a-t-elle commis une erreur en n’incluant pas le droit de ne pratiquer aucune religion à la liberté de pratiquer une religion?

            3.         La Commission a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte des documents objectifs ou, si elle en a tenu compte, a-t-elle tiré une conclusion manifestement déraisonnable?

 

[18]           Je reformulerais les questions comme suit :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         La Commission a-t-elle commis une erreur de droit dans son analyse de l’article 97 en ne reconnaissant pas que cette disposition pouvait s’appliquer à des groupes de personnes exposés à une persécution semblable?

            3.         La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la crainte invoquée par les demandeurs n’équivalait pas à de la persécution?

 

Observations des demandeurs

 

[19]           Dans leurs observations écrites, les demandeurs ont soutenu que la conclusion de la Commission selon laquelle les femmes afghanes n’étaient pas des personnes à protéger suivant l’article 97 était entièrement inexacte et incompatible avec la jurisprudence. Les demandeurs ont allégué que les femmes victimes de mauvais traitements collectifs par des étrangers formaient un groupe social en particulier à protéger. Les demandeurs ont souligné que la Commission avait reconnu la discrimination généralisée dont étaient victimes les femmes afghanes et les nombreuses limites imposées à leur liberté. Selon les demandeurs, compte tenu de ces constats, il était déraisonnable pour la Commission de conclure que les femmes afghanes n’étaient pas persécutées. Les demandeurs ont aussi soutenu qu’en tant que personnes occidentalisées, non religieuses et laïques, ils étaient [traduction] « particulièrement » différents de la majorité de la population afghane, ce qui rendait la persécution à laquelle ils seraient exposés encore plus grave.

 

[20]           Les demandeurs ont aussi allégué que la Commission avait commis une erreur en n’incluant pas le droit de ne pratiquer aucune religion à la liberté de pratiquer une religion. La liberté de religion comprend le droit de manifester sa religion, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites (Fosu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 27 Imm. L.R. (2d) 95 (C.F. 1re inst.)). Les demandeurs ont soutenu que le droit de manifester sa religion en public comprenait aussi le droit de ne pas la manifester en public. Par conséquent, le respect forcé du code vestimentaire islamique par les demandeurs et leur respect forcé des autres codes de conduite constituaient des violations de leur liberté de religion et de conscience. Les demandeurs ont cité de longs passages de la transcription de l’audience où ils ont témoigné qu’ils s’opposaient à de tels codes vestimentaires religieux et autres codes de conduite. Ils ont également souligné la décision Kassatkine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1105, dans laquelle la Cour a conclu qu’une loi qui exige qu’une minorité de citoyens enfreignent les principes de leur religion est manifestement persécutrice. Les demandeurs ont fait valoir qu’à la lumière de la conclusion dans la décision Kassatkine, précitée, il devait s’ensuivre qu’une loi forçant une minorité à pratiquer une religion dans laquelle elle ne croit pas était elle aussi persécutrice. De plus, les demandeurs ont avancé que, selon l’arrêt Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, les droits fondamentaux de la personne sont déterminés par la communauté internationale et non pas par un pays quelconque. Le droit à la liberté de religion, y compris le droit de ne pas adopter une certaine religion, constitue un droit fondamental de la personne, et la violation de ce droit équivaut à de la persécution.

 

[21]           Enfin, les demandeurs ont soutenu que, compte tenu de la preuve documentaire, la Commission avait commis une erreur en concluant que la situation en Afghanistan n’équivalait pas à de la persécution.

 

Observations du défendeur

 

[22]           Le défendeur a prétendu que la conclusion non contestée tirée par la Commission quant à la protection de l’État était déterminante quant à l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. Le demandeur doit montrer qu’il a sollicité la protection de l’État, mais qu’elle ne lui a pas été offerte, ou bien alors il doit montrer qu’il aurait été « objectivement déraisonnable » pour lui de le faire. Comme l’a conclu la Commission, les demandeurs n’ont établi ni l’une ni l’autre des situations en l’espèce.

 

[23]           Les autres observations du défendeur ont été présentées à titre subsidiaire. Le défendeur a fait valoir que l’interprétation de l’article 97 par la Commission était susceptible de contrôle suivant la norme de la décision correcte. Selon le défendeur, la conclusion de la Commission selon laquelle les demanderesses d’asile n’étaient pas exposées à un risque particulier en application de l’article 97, en tant que femmes [traduction] « occidentalisées, non religieuses et laïques », est contrôlable suivant la norme de la décision manifestement déraisonnable.

 

[24]           Le défendeur a avancé que, contrairement à ce qu’ont prétendu les demandeurs, la Commission avait clairement tenu compte de la demande fondée sur des motifs liés au sexe en application de l’article 97. De plus, la Commission avait conclu à bon droit qu’un risque généralisé constituait un facteur limitatif au titre de l’article 97. Le défendeur a souligné que le libellé de l’article 97 et la jurisprudence actuelle (voir les décisions Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 604; Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211), appuyaient tous deux la conclusion établie que le demandeur doit être exposé personnellement au risque prévu à l’article 97 ou que ce risque doit lui être propre. La conclusion de la Commission selon laquelle les critères des articles 96 et 97 n’avaient pas été remplis était raisonnable, vu l’évaluation du « risque personnalisé » comparé au « risque généralisé » à laquelle a procédé la Commission, et vu sa conclusion selon laquelle il n’y avait pas assez d’éléments de preuve à l’égard du « risque personnalisé » et qu’un « risque généralisé » n’était pas suffisant.

 

[25]           Pour ce qui est de l’argument des demandeurs selon lequel la Commission a commis une erreur en n’incluant pas à la liberté d’expression le droit de ne pas exprimer de religion, le défendeur a fait valoir que la Commission avait examiné les facteurs pertinents, mais qu’elle avait jugé que les demandeurs risqueraient d’être victimes de discrimination et non pas de persécution. Le défendeur a souligné que les demandeurs adultes étaient des musulmans, quoiqu’ils ne fussent peut-être pas des extrémistes. Le défendeur a indiqué que la Commission avait tenu compte de la situation en Afghanistan, y compris des codes de conduite religieux imposés à la population, conformément à la preuve documentaire, mais qu’elle avait conclu que la situation n’équivalait pas à de la persécution. Le défendeur a soutenu que, vu la preuve documentaire contradictoire et le constat par la Commission de la discrimination généralisée, il était raisonnablement loisible à la Commission de conclure que la discrimination n’équivalait pas à de la persécution.

 

[26]           Enfin, le défendeur a soutenu que la Commission avait clairement examiné les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et qu’elle avait raisonnablement conclu que les femmes afghanes n’étaient pas des personnes à protéger en raison de leur sexe. Le défendeur a allégué que les demandeurs demandaient à la Cour d’apprécier la preuve à nouveau. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans une procédure de contrôle judiciaire (Scherzad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1224).

 

Analyse et décision

 

[27]           Avant de procéder à une analyse des questions soulevées par les demandeurs, je crois qu’il est tout d’abord nécessaire de traiter de l’argument du défendeur selon lequel, comme les demandeurs n’ont pas contesté la conclusion de la Commission quant à la protection de l’État, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. À mon avis, cet argument ne peut être accepté. Il est vrai que la Commission a fait des commentaires à l’égard de la protection de l’État. Plus précisément, la Commission a fait observer l’omission des demandeurs de montrer qu’ils avaient essayé les mécanismes de protection étatique ou qu’il était objectivement déraisonnable de s’attendre à ce qu’ils le fassent. Cependant, à mon avis, la Commission n’a ni procédé à une analyse de la protection étatique ni tiré une conclusion quant au caractère adéquat de cette protection. Les affirmations faites par la Commission constituaient des commentaires sur la situation des demandeurs; le facteur déterminant n’était pas la protection de l’État, mais plutôt l’absence de persécution. La Commission avait déjà conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés ni qualité de personnes à protéger et elle n’était donc pas tenue de tirer une conclusion relativement à la protection de l’État. Compte tenu de ce qui précède, je vais procéder à l’analyse des questions soulevées par les demandeurs.

 

[28]           Question no 1

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            La question de savoir si la Commission a commis une erreur dans son analyse de l’article 97 est une question de droit susceptible de contrôle suivant la norme de la décision correcte. La conclusion de la Commission à savoir si la discrimination et les difficultés auxquelles serait exposé le demandeur d’asile constituent de la persécution est une question de fait et de droit et elle est donc susceptible de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable (Lopez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 1452).

 

[29]           Question no 2

            La Commission a-t-elle commis une erreur de droit dans son analyse de l’article 97 en ne reconnaissant pas que cette disposition pouvait s’appliquer à des groupes de personnes exposés à une persécution semblable?

            Les demandeurs ont soutenu que la Commission avait commis une erreur en rejetant leur demande suivant l’article 97 au motif que cette disposition ne s’appliquait pas aux personnes étant exposées à un risque général en tant que groupe. Le défendeur a prétendu pour sa part que la Commission n’avait pas commis d’erreur dans son analyse, puisque l’article 97 exige l’existence d’un risque « personnalisé », un risque « général » n’étant pas suffisant.

 

[30]           Dans la décision Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précitée, au paragraphe 41, le juge Blanchard a tiré les conclusions suivantes relativement à l’analyse de l’article 97 :

Une revendication fondée sur l’article 97 doit être appréciée en tenant compte de toutes les considérations pertinentes ainsi que du comportement en matière de droits de la personne du pays concerné. Bien que la Commission doive évaluer objectivement la revendication du demandeur, il lui faut individualiser son analyse. J’estime cette interprétation conforme non seulement aux décisions du CCT des Nations Unies examinées précédemment, mais aussi au libellé même de l’alinéa 97(1)a) de la Loi, qui fait mention d’une personne qui « serait personnellement, par son renvoi […] exposée […] ».

 

 

[31]           Il est évident du passage susmentionné que, même si le risque peut être partagé par des personnes se trouvant dans une situation semblable, le risque doit néanmoins viser le demandeur personnellement. Autrement dit, un risque « personnalisé » est suffisant, mais un risque « général » ne l’est pas.

 

[32]           Les parties pertinentes de la décision de la Commission indiquent :

Le défi consiste en l’espèce à déterminer s’il existe, aux termes de l’article 96, une possibilité raisonnable ou sérieuse que les demandeurs d’asile fassent l’objet d’un préjudice équivalant à de la persécution et s’ils sont exposés, aux termes de l’article 97, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités qui leur est propre et auxquels n’est généralement pas exposée la population afghane, ou à un risque de torture.

 

La Commission a poursuivi ainsi :

 

Le tribunal estime toutefois que ces conditions ne permettent pas de conclure qu’il existe une possibilité raisonnable que les demandeures d’asile soient persécutées ou qu’elles soient exposées à un risque de torture ou à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Pour être en mesure d’arriver à une telle conclusion en l’espèce, en l’absence de circonstances spécifiques qui mettraient ces demandeures d’asile en péril et en se fondant plutôt sur la situation générale qui règne en Afghanistan, notamment en ce qui a trait aux femmes, il serait nécessaire de conclure que les demandeures d’asile sont des personnes à protéger uniquement en raison de leur citoyenneté et de leur sexe.

 

 

[33]           Il ressort clairement de la décision de la Commission qu’elle a examiné le risque auquel seraient exposés les demandeurs, mais qu’elle était d’avis qu’en l’absence de « circonstances spécifiques qui mettraient ces demandeurs d’asile en péril », le risque était trop général. En d’autres mots, la Commission était d’avis que les demandeurs n’avaient pas établi comment le risque auquel ils seraient exposés leur était propre.

 

[34]           Je souligne que les demandeurs ont aussi allégué que, dans son analyse de l’article 97, la Commission n’avait pas pris acte de leurs arguments fondés sur les motifs liés au sexe. Je ne suis pas d’accord. La Commission a clairement affirmé avoir examiné les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et elle a clairement reconnu que, dans certains cas, les femmes pouvaient être des personnes à protéger en raison de leur sexe. De plus, la Commission a clairement tenu compte de la situation des femmes tout au long de son analyse de la situation en Afghanistan, conformément à la preuve documentaire. À mon avis, il n’y a pas lieu d’accueillir la demande de contrôle judiciaire pour ce motif.

 

[35]           Question no 3

            La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la crainte invoquée par les demandeurs n’équivalait pas à de la persécution?

            Les demandeurs ont fait valoir que le respect forcé des codes islamiques stricts équivalait à de la persécution. Le défendeur a soutenu que les demandeurs alléguaient en fait qu’ils seraient persécutés parce qu’ils étaient [traduction] « occidentalisés ».

 

[36]           Dans sa décision, la Commission a passé en revue les craintes précises alléguées par les demandeurs, a examiné à fond la preuve documentaire et a tiré un certain nombre de conclusions. La conclusion principale de la Commission était que la preuve n’appuyait pas la conclusion selon laquelle les demandeurs avaient besoin de protection. La Commission a reconnu que les femmes afghanes souffraient de graves inégalités et qu’elles étaient victimes de discrimination, mais elle a jugé que cela n’équivalait pas à de la persécution.

 

[37]           À mon avis, la Commission s’est clairement penchée sur la question de savoir si le respect forcé des codes islamiques stricts par les demandeurs équivalait ou non à de la persécution. La Commission a conclu que rien n’indiquait, du moins en ce qui concerne Kaboul et les centres régionaux, que les femmes devaient rester à la maison ou qu’elles étaient tenues de porter la burqa. Elles étaient cependant tenues de porter un foulard. La Commission a aussi conclu que des limites étaient imposées à la liberté d’expression en Afghanistan, mais que le pays était en train de bâtir une société civile libre. De plus, la Commission a jugé qu’il existait des renseignements selon lesquels le gouvernement actuel envisageait de rétablir le ministère du Vice, mais qu’aucune preuve ne permettait de conclure que les demandeurs seraient exposés à une menace par ce ministère.

 

[38]           En ce qui concerne la raisonnabilité de la conclusion de la Commission selon laquelle les craintes alléguées n’équivalaient pas à de la persécution, je suis d’avis que la décision de la Commission était raisonnable compte tenu de la preuve documentaire dont elle disposait. La Commission a clairement reconnu, à la lumière de la preuve documentaire, la discrimination et les difficultés auxquelles seraient exposés les demandeurs. Toutefois, la Commission était convaincue que la preuve documentaire établissait également que, depuis le changement de régime, il y avait eu des améliorations importantes. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait la Commission; elle doit, à cet égard, faire preuve de retenue envers la décision prise par la Commission. Je suis convaincu que la Commission n’a pas commis d’erreur en rendant sa décision. Il n’y a pas lieu, à mon avis, d’accueillir la demande de contrôle judiciaire pour ce motif.

 

[39]           La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

 

[40]           Aucune des parties n’a souhaité soumettre à mon attention une question grave de portée générale à certifier.

 


 

JUGEMENT

 

[41]           LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Isabelle D’Souza, LL.B., M.A.Trad.jur.


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

Les dispositions législatives pertinentes sont reproduites dans la présente annexe.

 

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, prévoit :

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention – le réfugié – la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97.(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes – sauf celles infligées au mépris des normes internationales – et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97.(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3638-07

 

INTITULÉ :                                       MATIN MARSHALL et

                                                            DIANA MARSHALL et

                                                            SARA MARSHALL

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

                                                            L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 L’UNIVERSITÉ DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

                                                            VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 4 MARS 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 14 AOÛT 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Negar Azmudeh

 

POUR LES DEMANDEURS

Marjan Double

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Azmudeh Law Office

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.