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Date : 20080815

Dossier : IMM-3257-08

Référence : 2008 CF 953

Ottawa (Ontario), le 15 août 2008

En présence de Monsieur le juge Lemieux

 

ENTRE :

CHARLES GÉRARD PLACIDE

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de sursis au renvoi de Charles Placide (le demandeur) vers l’Haïti, son pays de citoyenneté. Son renvoi doit être exécuté le 18 août 2008 vers 8h00 du matin. Cette demande de sursis est greffée à une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision en date du 15 juillet 2008 rendue par le délégué du Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada. Pour les motifs qui suivent, j’estime que le sursis de son renvoi doit être accordé.

 

Le contexte

[2]               Le demandeur a quarante-six ans. Il est venu au Canada avec ses parents, ses frères et ses sœurs en 1983 en tant que résident permanent. Il est maintenant interdit de territoire pour grande criminalité suite à sa culpabilité en 2004 et 2006 pour possession et trafic de stupéfiants pour lequel il purge une peine de trois ans. Il est présentement détenu suite à la suspension par le Service correctionnel du Canada de sa libération d’office ainsi qu’en vertu d’un mandat d’arrestation lancé sous l’article 55 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR).

 

[3]               Le 4 septembre 2007, il présente une demande de risques avant renvoi (ERAR). Étant interdit de territoire, les dispositions des articles 112, 113 et 114 de LIPR s’appliquent :

 

·        L’alinéa 112(3) prévoit que l’asile ne peut lui être conféré;

 

·        Le paragraphe 113d) dispose que sa demande ERAR est évalué sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et d’autre part s’il constitue un danger pour le public au Canada;

 

·        Selon l’alinéa 114(1), une décision accordant sa demande de protection a pour effet de surseoir à la mesure de renvoi le visant;

 

·        Le ministre peut, en vertu du paragraphe 114(2), révoquer le sursis s’il estime, après examen, sur la base de l’alinéa 113d) et conformément aux règlements, des motifs qui l’ont justifié, que les circonstances l’ayant amené ont changés.

 

[4]               En novembre 2007, l’agente Patricia Rousseau (l’AERAR), chargée de l’examen des risques avant renvoi, conclut son évaluation indiquant, sur une prépondérance des probabilités, qu’en vertu de sa situation personnelle et de la situation présente en Haïti, monsieur Placide serait sujet à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner dans ce pays.

 

[5]                Le 26 février 2008, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) communique à monsieur Placide une copie de l’ERAR, ainsi qu’une copie de l’Examen des restrictions préparé par une analyste du Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration (CIC) et les documents additionnels qui sont ajoutés au matériel de l’ERAR à présenter au délégué du Ministre pour une décision.

 

[6]               La procédure entourant le processus déclenché par l’ASFC est prescrite par certaines dispositions du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le Règlement) (voir les articles 172, 173 et 174 du Règlement).

 

[7]               Le 27 mars 2008, le 19 juin 2008 et le 30 juin 2008, l’avocate de monsieur Placide a soumis des observations au délégué du Ministre.

 

[8]               Le délégué du Ministre rend sa décision le 15 juillet 2008. Il estime que « le résultat de mes recherches me donnent un portrait différent de celui de l’AERAR sur la situation actuelle en Haïti ». Il s’appuie surtout sur le plus récent rapport du US DOS (2007) sur l’Haïti publié le 11 mars 2008.

 

[9]               Il conclut, compte tenu de la preuve, que selon la balance des probabilités, monsieur Placide « ne serait pas exposé au risque de torture ou une menace à sa vie, à des traitements ou peines cruels et inusités s’il est renvoyé en Haïti. »

 

[10]           Le délégué du Ministre conclut aussi d’après « un examen de toutes les preuves au dossier, selon la balance des probabilités, que monsieur Placide présente actuellement et présentera ultérieurement un risque pour le public au Canada et que monsieur Placide risque fort de commettre d’autres infractions violentes ultérieurement… Monsieur Placide est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada constituerait un risque inacceptable pour le public canadien.»

 

[11]           Dans sa conclusion ultime, le délégué du Ministre est d’avis selon la balance des probabilités « le risque de retour en Haïti pour monsieur Placide est de beaucoup inférieur à la menace qu’il représente pour la population canadienne ».

 

[12]           La conseillère des défendeurs, au soutien du rejet de cette demande de sursis, a déposé plusieurs affidavits, dont celui de France Pérusse qui a pris connaissance du dossier que possède le Ministère de la Justice concernant monsieur Placide. Elle produit un document intitulé « Statutory Declaration » signé par Jean-François David, Premier secrétaire (Immigration) de l’Ambassade du Canada en Haïti daté du 30 juillet 2008.

 

[13]           Monsieur David indique qu’il est un employé du Gouvernement du Canada "as a Migration Identity Officer (MOI) since my arrival at the mission in August 2007". Il nous renseigne qu’il "was able to monitor their arrival (citoyens haïtiens déportés du Canada en dépit du moratoire "unless serious acts were committed”) at the airport for most of them". Il nous avise que « practically none of the sixteen Haitian nationals removed from Canada was detained for more than 3 days » et que « based on observation of detention conditions and available information, there is no indication that deportees to Haiti are tortured, mistreated or subject to persecution. »

 

Analyse

[14]           Considérant les prétentions écrites et orales des parties, je conclus comme suit.

 

(a) Questions sérieuses

[15]           Le demandeur m’a convaincu, que la décision du 15 juillet 2008 rendue par le délégué du Ministre, soulève au minimum les questions sérieuses suivantes :

 

1)        Considérant la décision de l’AERAR Patricia Rousseau, l’ASFC a-t-elle respecté la LIPR et son Règlement quant au processus suivi dont le résultat est la décision contestée; en autres mots, quelle disposition du Règlement s’applique : l’article 172 ou l’article 173?

 

2)        Considérant l’économie de la Loi et de son Règlement à l’égard des évaluations fournies au demandeur exigées sous l’article 172 ou l’article 173 du Règlement, est-ce que ces dispositions d’une part ou l’équité procédurale d’autre part ont été brimées par la conduite du délégué du Ministre lorsque celui-ci a débordé le cadre de ces évaluations en faisant ses propres recherches sur le traitement des criminels déportés en Haïti sans accorder au demandeur l’opportunité de faire valoir ses commentaires sur cette nouvelle preuve. Je remarque que le US DOS du 11 mars 2008 a été contesté le 28 mars 2008 par l’organisation Alternative Chance comme étant contraire « to our own personal observations and findings as well as Haitian law ».

 

3)        Le délégué du Ministre a-t-il ignoré la preuve ou n’a pas pris en considération toute la preuve en venant à la conclusion sur le danger que représentait le demandeur pour le public canadien vu les décisions de la Commission nationale des libérations conditionnelles du 24 septembre 2007 et du 18 juin 2008? La documentation devant la Commission portait à croire que la gravité des comportements violents [du demandeur] était relativement faible; que le demandeur s’était engagé à suivre le programme sur la toxicomanie; qu’il n’avait pas récidivé et que dans le contexte actuel que son cas pouvait être géré dans la collectivité et « que le risque pour la société n’est pas acceptable avec les conditions spéciales auxquelles vous étiez soumis ».

 

4)        Le délégué du Ministre a-t-il ignoré la preuve ou n’a pas évalué toute la preuve sur le traitement des criminels canadiens déportés en Haïti?

 

5)        Le délégué du Ministre a-t-il suffisamment motivé le rejet de certains éléments de preuves se rapportant aux allégués. Le demandeur prétend qu’on ne sait pas pourquoi cette preuve a été rejetée (voir l’ordonnance du juge Blanchard accordant un sursis de l’exécution d’un renvoi en Haïti dans la cause Pierre c. le Ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté et le Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, le 25 juillet 2008, IMM-3250-08).

 

(b) Le préjudice irréparable

[16]           Considérant la conclusion de l’AERAR que l’article 97 de LIPR serait enfreint si le demandeur est expulsé en Haïti et considérant la preuve contradictoire sur le traitement des expulsés criminels du Canada vers l’Haïti, j’estime la probabilité qu’il subira un préjudice irréparable a été démontré.

 

[17]           La conseillère du Ministre a plaidé que le demandeur n’avait pas démontré un préjudice irréparable. Elle s’appuie largement sur l’affidavit de Jean-François David en date du 30 juillet 2008 que j’ai décrit. J’estime qu’il est prématuré de trancher la valeur de cet affidavit dans le contexte de cette demande de sursis. Sans contre-interrogatoire, il est impossible de connaître sa valeur probante qui semble limitée "that I was able to monitor their arrival at … the airport in Port-au-Prince for most of them".  Je note qu’Alternative Chance dans son document du 28 mars 2008 écrit "Additionally, the International Office on Migration (IOM) program referred to in the State Department report does not assist or intervene on behalf of criminal deportees while they are detained by Haiti police."

 

 

 

La balance des inconvénients

[18]           Dans les circonstances particulières de cette instance, je conclus que la balance des inconvénients favorise le demandeur. Il est probable que l’article 97 de LIPR serait enfreint s’il était déporté maintenant en Haïti. Je suis très conscient du risque allégué par le Ministre du danger que monsieur Placide pourrait représenter au public canadien. Ce risque, à mon avis, est circonscrit du fait qu’il est détenu en vertu de l’article 55 de LIPR au motif qu’il est interdit de territoire pour grande criminalité et que sa mise en liberté est gérée par la LIPR et administrée par la Section de l’Immigration.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE le sursis de l’exécution du renvoi de monsieur Placide en Haïti jusqu’à ce que soit décidé sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, et si celle-ci est accordée jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le contrôle judiciaire.

 

 

                                                                                                            « François Lemieux »

                                                                                                ____________________________

                                                                                                                        Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3257-08

 

INTITULÉ :                                       CHARLES GÉRARD PLACIDE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROCTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE LA

TÉLÉCONFÉRENCE :                     Ottawa (Ontario) et Montréal (Québec)

 

DATE DE LA

TÉLÉCONFÉRENCE :                     Le 14 août 2008

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge Lemieux

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 15 août 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Marie-Hélène Giroux

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Thi My Dung Tran

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Monterosso Giroux s.e.n.c.

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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