Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

 

 

Date :  20080731

Dossier :  IMM-2646-07

Référence :  2008 CF 930

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2008

En présence de Monsieur le juge Lemieux 

 

ENTRE :

 

ALI BOUASLA

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction et Préambule

[1]               Le 12 juin 2007, la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) conclut, d’une part, que monsieur Ali Bouasla (le demandeur), un citoyen de l’Algérie né en 1970 est exclu de la protection de la Convention des Nations Unies relative au statut de réfugiés (la Convention)  par l’article 1Fa) (l’exclusion) et, d’autre part, subsidiairement, que ses craintes de retour en Algérie n’étaient pas bien fondées et que par conséquent il n’était pas un réfugié au sens de la Convention (l’inclusion). L’article 1Fa) de la Convention prévoit que sa protection n’est pas disponible « aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser (a) quelles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes. » (Je souligne.)

 

[2]               Devant le tribunal, monsieur Bouasla était représenté par avocat; devant cette Cour, il s’est représenté lui-même.

 

[3]               Son contrôle judiciaire vise seulement la décision du tribunal sur l’exclusion; il ne conteste pas la conclusion du tribunal qu’il n’est pas inclus au motif que la preuve ne permettait au tribunal de conclure qu’il y avait une possibilité raisonnable, qu’advenant son retour en Algérie, il serait persécuté par les autorités de son pays ou par un groupe de terroristes islamiques.

 

[4]               Avant que monsieur Bouasla entame sa plaidoirie, la Cour l’a interrogé sur son choix de ne pas contester sa non-inclusion et elle voulait savoir s’il appréciait les conséquences de ce choix. Il m’a expliqué qu’il voulait que cette Cour casse la conclusion sur l’exclusion parce que si celle-ci était maintenue il serait interdit de territoire par l’article 35 de la nouvelle Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) entrée en vigueur le 22 juin 2002 et, dans cette circonstance, sa conjointe ne pourra pas le parrainer.

 

[5]               La Cour a accepté cette explication; le débat devant elle s’est donc limité sur l’exclusion dont la conclusion générale du tribunal « qu’il estime qu’il y a des motifs sérieux de croire que monsieur Ali Bouasla s’est fait complice par association de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre.

 

[6]               Le tribunal appuie cette conclusion de complicité par association sur les propos du juge Décary dans l’arrêt Harb de la Cour d’appel fédérale (Harb c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CAF 39) :

 

[19]     Ainsi que la Cour le soulignait, dans Bazargan, à la page 286, l'appartenance à un groupe permettra plus facilement de conclure à une « participation personnelle et consciente » - qui demeure le critère premier - que lorsqu'il n'y a pas appartenance, mais c'est au niveau de la preuve que la différence se fera sentir, pas au niveau des principes. Le procureur de l'intimé voudrait que la Cour précise ce qu'il faut entendre par « appartenance à un groupe » . Je ne crois pas que cela soit nécessaire. L'expression était utilisée, dans Ramirez, dans le contexte d'un membre que la Cour avait qualifié d' « actif » . L'expression suggère l'existence d'un lien institutionnel entre l'organisation et la personne, accompagné d'un engagement plus que nominal dans les activités de l'organisation. Comme tout est question de faits, en fin d'analyse, je crois qu'il est plus utile de parler en termes de participation aux activités du groupe qu'en termes d'appartenance au groupe. [Je souligne.]

 

[7]               Après avoir évalué le témoignage, jugé crédible, du demandeur sous les angles de sa connaissance, de son rang et de sa dissociation, le tribunal s’exprime ainsi :

 

Le tribunal conclut, au regard de la preuve soumise, que le revendicateur avait « une connaissance personnelle et consciente » des actes commis par les autorités de son pays, de par les fonctions qu’il occupait. Le tribunal est d’avis que le revendicateur a démontré son appui actif, constant et confiant à son gouvernement, dont il a joint les forces de sécurité et pénitentiaires de façon volontaire et consciente, et ce, jusqu’à son départ du pays. Alors qu’il avait atteint divers postes de haut niveau, il n’a fait aucun geste pour s’en dissocier, bien qu’il était au courant des exactions commises. Bien au contraire, il est resté en place, et a même continué à offrir ses services. Par conséquent, le tribunal estime qu’il y a des « raisons sérieuses de penser » que le revendicateur a participé personnellement et sciemment aux crimes commis par les forces de sécurité et pénitentiaires de son pays sous l’autorité du gouvernement algérien, du fait qu’il s’est fait complice par association de crimes graves contre l’humanité. [Je souligne.]

 

Le tribunal conclut qu’il existe des motifs sérieux de croire que le revendicateur s’est fait complice de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, et qu’il est exclu de la protection offerte aux revendicateurs du statut de « réfugié au sens de la Convention » par la section Fa) de l’article premier de la Convention.

 

Faits

[8]               Monsieur Bouasla arrive au Canada le 11 mai 2000 pour revendiquer la protection de ce pays. Le cheminement de sa revendication devant la Section du statut, et ensuite, devant la Section de la protection des réfugiés a été complexe. Je décris ce qu’il a vécu :

 

·        Le 20 novembre 2001, la première audition se déroule sous l’ancienne Loi devant deux commissaires. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) intervient pour faire valoir que le demandeur est exclu par l’article 1Fa) de la Convention, incorporée en droit canadien par l’ancienne Loi sur l’immigration ainsi que par l’article 98 de LIPR.

 

·        Le 27 mars 2002, après plusieurs auditions, la preuve et une partie des plaidoiries sont complétées mais l’affaire est ajournée au 16 avril 2002 pour recevoir les prétentions écrites du procureur du demandeur ainsi que l’expertise sur certains documents.

 

·        Deux ans plus tard, le 29 avril 2004 le représentant du ministre transmet au tribunal les résultats de l’expertise. Le tribunal fixe la continuation de l’enquête au 30 juin 2004 mais cette audition est reportée en raison de l’absence de l’un des commissaires, gravement malade.

 

·        Le 29 juillet 2004, le commissaire coordinateur de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au Canada (la Commission) ordonne la tenue d’un de novo administratif au motif qu’il était improbable que le commissaire absent puisse retourner au travail.

 

·        Le 20 décembre 2004, la revendication du demandeur est étudiée à nouveau devant un seul commissaire (le commissaire Jobin) selon les dispositions de la LIPR. Monsieur Bouasla n’était pas représenté par un avocat.

 

·        Le 25 janvier 2005, le commissaire Jobin conclut à l’exclusion aux termes des articles 1Fa) et 1Fc) de la Convention. Ce tribunal ne s’est pas prononcé sur l’inclusion. Le tribunal souligne que le demandeur « a témoigné de façon directe, franche, aux différentes questions qu’on lui a adressées … ce dernier a répondu directement et sans détour à différentes questions, donnant même plus de détails que requis à l’occasion ». Ce tribunal estime que l’armée algérienne, la police algérienne et les prisons en Algérie sont des organisations constituées à des fins limitées et brutales. Sa décision fut portée en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

 

·        Le 18 novembre 2005, cette Cour cassait la décision du commissaire Jobin au motif que la revendication du demandeur aurait dû être étudiée sous l’ancienne Loi par deux commissaires (Voir Ali Bouasla c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1544).

 

·        Le 12 février 2007, la revendication du demandeur est étudiée au fond durant une demi-journée. Le délai est en partie causé par la tenue de deux conférences préparatoires et par le mandat conféré par monsieur Bouasla à son nouveau procureur. À la conférence préparatoire du 29 janvier 2007, Me Girard exige que toutes les transcriptions des audiences antérieures soient versées au dossier du tribunal ainsi que les nombreuses pièces auparavant admises en preuve. Le tribunal a entériné cette procédure et a ensuite entendu viva voce le 12 février 2007 un seul témoin – monsieur Bouasla – qui avait déjà témoigné auparavant. Ni le représentant du ministre, ni l’Agent de la Protection (APR) ont interrogé monsieur Bouasla sur l’exclusion le 12 février 2007, ceux-ci étant d’avis que le dossier était complet depuis un certain temps. Le représentant du ministre n’a pas plaidé à nouveau et les remarques de l’APR ont été très brèves; il n’a pas attaqué sa crédibilité.

 

[9]               Les parties ont confirmé devant moi que le tribunal et que cette Cour devaient juger la revendication du demandeur selon les dispositions de l’ancienne Loi. Par conséquent, le tribunal n’avait pas à trancher si monsieur Bouasla était une personne à protéger sous l’article 97 de la LIPR, une disposition étrangère à l’ancienne Loi.

 

[10]           Je précise que devant le premier tribunal saisi de l’étude de la revendication de monsieur Bouasla, le représentant du ministre et l’APR avaient soulevé la crédibilité de certains aspects du témoignage de monsieur Bouasla. Cependant, ce tribunal n’a pas rendu aucune décision.

 

[11]           Les faits essentiels de son histoire en Algérie entre 1988 et fin 1999 sont :

 

·        Septembre 1988 - inscription volontaire comme élève officier à l’École militaire de l’armée de l’air algérienne à Regaya visant devenir officier après un stage de trois ans;

 

·        Octobre 1988 - au début du mois, Alger vit de violentes émeutes. En rétablissant l’ordre, l’armée abat plusieurs centaines de citoyens. Monsieur Bouasla prétend qu’après ces événements auxquels il n’a pas participés, il n’acceptait pas que l’armée ait tiré sur la population et a demandé sa démission, mais celle-ci fût rejetée à plusieurs reprises;

 

·        Mai 1989 - sa désertion, son arrestation après 15 jours et sa condamnation à un mois de prison avec sursis;

 

·        Août 1990 - démission accordée, il est donc radié de l’École militaire;

 

·        Septembre 1990 à décembre 1992 -  études en Philosophie à l’Université de Constantine;

 

·        Fin 1991, début 1992 – la guerre civile (la guerre sale) éclate en Algérie;

 

·        Décembre 1992 - concours de recrutement réussi, il reçoit une formation de neuf mois (huit mois d’études et un mois de stage) comme élève inspecteur stagiaire de la police à l’École Supérieure de la police à Châteauneuf, un quartier d’Alger;

 

·         Le 9 octobre 1993 - emploi actif à la Direction générale de la Sûreté nationale (la police nationale (la DGSN) avec le grade d’inspecteur stagiaire au siège social de celle-ci situé dans la commune de Bab El Oued à Alger; ses tâches sont administratives engagé surtout dans la confection des rapports;

 

·        Octobre 1993 - il est témoin de tortures pendant une heure et demie au commissariat central de la police après un ratissage pour lequel il ne s’est pas porté volontaire; c’est la première fois qu’il voit de la torture être infligé; il n’a pas participé à celle-ci;

 

·        Octobre 1993 - refus de sa mutation au Service régional de la répression du banditisme (SRRB) de Constantine affecté à la lutte contre le terrorisme qui devient opérationnel seulement en octobre 1994 dans une unité composée de Ninjas; début de l’absence irrégulière de ses fonctions à la DGSN mais avec salaire payé jusqu’en juillet 1995. Entre temps, il continue ses études à l’Université de Constantine et obtient une licence en philosphie en 1995; il n’est jamais allé travailler au SRRB de Constantine au motif que les Ninjas torturaient;

 

·        Janvier 1996 - son licenciement de la DGSN;

 

·        Mars 1996 - gérant d’un commerce dans sa ville natale de Collo;

 

·        Mars 1997 - candidat aux élections municipales du 23 octobre 1997;

 

·        Mai 1997 -  il écrit un article dans « El Kahabar » dans lequel il critiqua le pouvoir notamment le général Zérouel. Il signe cet article du nom d’inspecteur Bouasla;

 

·        Janvier 1998 - son ami et son cousin sont assassinés; il craint pour sa vie; il fuit l’Algérie avec le visa belge de son frère mais est arrêté à l’aéroport de Tunis en février 1998 et est retourné à Alger;

 

·        Mars 1998 - convocation de la Direction des prisons pour être formé officier de rééducation; il accepte;

 

·        Juillet 1998 - après une formation de quelques mois, il est officier de rééducation à la prison de Skikda pendant 3 mois où il fonctionne comme économe; il est muté en novembre 1998 à la prison de Constantine où il fut d’abord assigné à l’économat et ensuite en mai 1999 il est au service de la détention;

 

·        Novembre 1999 - proposition par la Direction des prisons à monsieur Bouasla de devenir directeur d’une prison située dans « le triangle de la mort » soit dans la région de Bouira/Medea; il n’a jamais occupé cette fonction;

 

·        Décembre 1999 - fuite de l’Algérie, séjour en France;

 

·        11 mai 2000 - son arrivé au Canada et demande.

 

La décision du tribunal

[12]           Dans sa décision, le tribunal a généralement entériné les étapes vécues par monsieur Bouasla décrites au paragraphe précédent. Après avoir relaté et commenté sur les faits, le tribunal, dans un premier temps analyse deux questions : (1) le gouvernement algérien a-t-il commis des crimes contre l’humanité? et (2) le revendicateur est-il complice des actes commis par le gouvernement algérien?

 

[13]           Quant à cette première question, le tribunal indique que monsieur Bouasla « relate que les autorités de son pays pratiquaient la torture. De plus, compte tenu de la preuve dont dispose le tribunal », il ne fait aucun doute que les nombreuses exactions commises par le gouvernement algérien, à l’époque où le revendicateur vivait en Algérie, tombent sous le coup de la définition des crimes contre l’humanité. » tel que définit par la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel fédérale. Le tribunal examine la preuve documentaire et cite plusieurs rapports, dont celui d’Amnistie internationale en mars 1993 ainsi que la pièce M-2 intitulée « Human Rights calls on Algeria to Set up Independent Investigation of Atrocities » entre autres. Selon le tribunal, le document M-2 décrit de nombreuses tortures horribles et atroces de toutes sortes commises  notamment dans la station de police de Bab El Oued. Il cite aussi la pièce P-20 à l’effet que les Ninjas de la police antiterroriste sont « de véritables escadrons de la mort et que les tortures qui sont décrites dans la preuve documentaire sont tout à fait effroyables ».

 

[14]           Le tribunal conclut : « Il est évident que le gouvernement algérien n’est pas une organisation visant des fins limitées et brutales. » [Ajoutant] « Pour le tribunal, il ne fait pas de doute que les nombreuses exactions commises par le gouvernement algérien par le biais de ses forces de sécurité, avant le départ du revendicateur de l’Algérie, correspondent à la définition de crimes contre l’humanité, tel que défini dans les instruments internationaux ainsi que dans les arrêts … . Il s’agit de crimes sérieux, d’actes inhumains commis contre une population civile de manière systématique et généralisée. La preuve révèle clairement que le gouvernement algérien se livrait à la répression des droits humains, à des massacres de la population civile, durant les périodes où le revendicateur était à son service. Cette conclusion est corroborée par les admissions que fait le revendicateur dans son narratif. » (Je souligne.)

 

[15]           Devant cette Cour, monsieur Bouasla a nuancé l’analyse du tribunal pour indiquer que son appartenance à l’armée et à la police nationale était très limitée dans le temps et que dans les deux prisons où il était fonctionnaire la torture était des cas isolés.

 

[16]           Le tribunal aborde en deux volets la deuxième question à savoir si monsieur Bouasla est complice par association d’un crime contre l’humanité : (a) un survol de la jurisprudence et (b) l’application de cette jurisprudence aux faits.

 

[17]           Le tribunal cite avec approbation l’extrait suivant de la juge Reed dans l’arrêt Penate c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 C.F. 79 aux pages 84 et 85 :

 

6     Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l'opération. [Je souligne.]

 

[18]           S’appuyant sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Sivakumar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (Sivakumar), le tribunal dégage les principes suivants quant à la « complicité par association » :

 

·        La complicité par association, s’entend du fait qu’un individu peut être tenu responsable d’actes commis par d’autres et ce en raison de son association étroite avec les auteurs principaux.

 

·        En outre la complicité d’un individu dans des crimes internationaux est d’autant plus probable lorsqu’il occupe des fonctions importantes dans l’organisation qui les a commis. Plus l’intéressé se trouve aux échelons supérieurs de l’organisation, plus il est vraisemblable qu’il était au courant du crime et partageait le but poursuivi par l’organisation dans la perpétration de celui-ci.

 

·        Dans ces conditions, un facteur important à prendre en considération est la preuve que l’individu s’est opposé au crime ou a essayé d’en prévenir la perpétration ou de se retirer de l’organisation.

 

·        L’association avec une organisation responsable de la perpétration de crimes internationaux peut emporter complicité si l’intéressé a personnellement participé à ces crimes ou les a sciemment tolérés. [Je souligne.]

 

[19]           Quant à l’étendue de la notion d’une « participation personnelle et consciente », le tribunal cite l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, dans Bazargan c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, (1997) 205 N.R. 282 (Bazargan) au paragraphe 11, sous la plume du juge Décary :

 

11     Il va de soi, nous semble-t-il, qu'une "participation personnelle et consciente" puisse être directe ou indirecte et qu'elle ne requière pas l'appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s'adonne aux activités condamnées. Ce n'est pas tant le fait d'oeuvrer au sein d'un groupe qui rend quelqu'un complice des activités du groupe, que le fait de contribuer, de près ou de loin, de l'intérieur ou de l'extérieur, en toute connaissance de cause, aux dites activités ou de les rendre possibles. Il n'est nul besoin d'être un membre pour être un collaborateur. La complicité, nous disait le juge MacGuigan à la page 318 C.F. [dans Ramirez], "dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont". Celui qui met sa propre roue dans l'engrenage d'une opération qui n'est pas la sienne mais dont il sait qu'elle mènera vraisemblablement à la commission d'un crime international, s'expose à l'application de la clause d'exclusion au même titre que celui qui participe directement à l'opération. [Je souligne.]

 

 

[20]           Le tribunal applique l’arrêt Collins c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 732 rendu par mon collègue le juge de Montigny au paragraphe 24 pour décrire l’élément mental requis :

 

24     L'élément mental permettant d'établir la complicité à des crimes contre l'humanité a été désigné de diverses façons, comme l' "intention commune", participer "personnellement et sciemment" aux activités criminelles ou les tolérer et participer aux activités d'une organisation en sachant qu'elle commet des crimes contre l'humanité, joint au défaut de prendre des mesures pour empêcher les crimes ou s'en dissocier. [Je souligne.]

 

[21]           J’approfondis l’analyse du tribunal sur les trois éléments appréciés par le tribunal au soutien de sa conclusion.

 

(i) Sa connaissance

[22]           Le tribunal reconnaît n’avoir aucune preuve que monsieur Bouasla lui-même avait participé comme auteur ou associé dans la perpétration d’un crime quelconque. Sur sa connaissance, le tribunal écrit :

 

Contrairement à la prétention du revendicateur, le tribunal n’est pas tenu de le relier directement aux crimes commis par les autorités de son pays pour conclure à sa complicité par association. Le revendicateur avait connaissance des crimes commis et l’intention commune qui peut être déduite de l’association volontaire de ce dernier aux autorités algériennes, sont suffisantes pour conclure à la complicité par association, tel que décrit par l’arrêt Bazargan. [Je souligne.]

 

[23]           Pour appuyer cette conclusion, le tribunal cite les faits suivants et raisonne :

 

[24]           Premièrement, il juge que monsieur Bouasla :

 

·        Savait que la police en Algérie s’adonnait à la torture avant de devenir élève stagiaire à l’École Supérieure de la police à Châteauneuf et par la suite « avoir été employé par la DGSN »;

 

·        En octobre 1993 son unité a participé à un grand « ratissage » et qu’une fois de retour au commissariat central, il avait été témoin pendant une heure et demie de tortures et de falsifications de procès;

 

·        Avait témoigné que le service auquel il avait été affecté à la direction de la DGSN à Bab El Oued était un service non-opérationnel où sa fonction était de traiter les dossiers et les « fax », mais que « la preuve a révélé que ce service prétendument « non opérationnel » pouvait devenir « opérationnel » faisant référence au ratissage d’octobre 1993 auquel son unité avait ordre de participer ».

 

Le tribunal ajoute :

 

Le revendicateur n’a pas hésité à passer le concours pour intégrer les forces policières, et, malgré le fait qu’il avait été témoin de la torture pratiquée par les forces de sécurité de son pays, il a passé un autre concours pour travailler dans les prisons en Algérie. Il est évident, après avoir lu et entendu le témoignage du revendicateur, que ce dernier avait une connaissance des exactions commises par les autorités de son pays alors qu’il était en poste. Le revendicateur a démontré une connaissance impressionnante de l’organigramme et les fonctions des diverses forces de sécurité de son pays et le tribunal a pu aussi constater que le cheminement de carrière du revendicateur démontrait la confiance que le gouvernement algérien avait envers lui. [Je souligne.]

 

[25]           Deuxièmement, le tribunal énumère les expériences vécues par monsieur Bouasla au sein de la Direction des prisons en Algérie. Il cite son témoignage « qu’il a vu des gens se faire torturer et avait été témoin du trafic de stupéfiants à l’intérieur des prisons où il avait travaillé » et qu’il avait témoigné :

 

« Il y a eu un prisonnier qui est décédé parce que le directeur et le chef du service n’ont pas fait leur travail. Il est mort asphyxié dans la salle, parce que, parce que l’aération était inexistante. »

 

[26]           Selon le tribunal il « a aussi relaté qu’il avait vu un prisonnier se faire assassiner après avoir été libéré par la S.M. (Sécurité militaire) » et que monsieur Bouasla aurait dit :

 

« que la torture n’était pas « systématique » à Constantine comme à Lambèse où la torture était systématique et chaque jour, dit-il. Selon ses propos, à Constantine, c’était des cas isolés. Par contre, il a témoigné que dans les commissariats, les locaux de la gendarmerie et de la sécurité, c’est la vraie torture, dit-il. »

 

[27]            Troisièmement, le tribunal cite la réponse suivante de monsieur Bouasla à la question posée par le tribunal Jobin durant son audience de novo en décembre 2004 :  « pourquoi vous, vous retrouvez dans des endroits …soit dans la police ou que ce soit dans les services pénitenciers ou est ce qu’on pratique ou il y a des possibilités de pratique de torture si vous êtes contre ce principe là? » :

 

R. : C’est clair, le Tiers-monde et en Algérie, le pouvoir appartient à celui qui détient la force publique, pour changer les choses, dans le Tiers-monde, et ça se voit dans l’histoire de l’humanité du Tiers-monde. Il a que d’États qui changent des choses, parce qu’il y a pas une autre possibilité de changer les systèmes.

 

Et à l’intérieur, quelqu’un veut changer de l’intérieur, il faut aller dans les cercles, cercles de décision. Et là où il y a, c’est ça, les cercles de décisions. C’est comme la police politique, c’est comme l’armée, c’est de la sécurité militaire, avec le temps que j’ai compris, j’ai expliqué pourquoi j’ai quitté l’armée, parce que j’ai compris que c’est l’armée qui a le pouvoir en Algérie, mais c’était pas l’armée, c’était la sécurité militaire pour être bien précis…

 

[…]

 

Je, moi je pense à mon peuple, à changer les choses. Je peux me sacrifier en fin de compte, par exemple pour, pour changer les choses. Mais tout ça, tout ça c’est…dit que je me suis confronté à de la torture, au commissariat central, j’ai compris que je ne peux pas, même si, par exemple, j’ai la volonté de changer, je ne peux pas rester dans ce, avec ce pouvoir. Tu ne peux pas, c’est impossible, soit tu impliques, tu t’impliques soit…tu te retires, par exemple. Si tu restes comme ça entre, entre…tu risques d’être assassiné ou d’être… »

 

[28]           Le tribunal conclut :

 

Force est de constater que le revendicateur qui prétend ne pas s’être impliqué et ne s’est pas retiré non plus, bien au contraire, il a persisté et signé. Ainsi, il est raisonnable de croire que le revendicateur s’est impliqué puisqu’il ne s’est pas retiré.

 

[29]           Quatrièmement, selon le tribunal, monsieur Bouasla aurait reconnu que la pièce M-14 indiquait qu’à l’École Supérieure de la police (l’École) il y avait de la torture même s’il prétendait que cette documentation ne distinguait pas suffisamment entre l’École et le Centre des Ninjas et que lui et ses confrères de classe n’avaient jamais vu de la torture là, le tribunal tranche :

 

          Le tribunal avait relevé que la preuve documentaire mentionnait que l’École de police de Châteauneuf comme étant l’un des treize centres de détention illégaux et prolongé pour Alger et sa périphérie. La pièce M-14 citait le Centre de Châteauneuf comme étant un des cinq complexes de torture à Alger. Un document intitulé « Torture et répression », déposé sous la cote M-4, relate ce qui suit :

 

« Les méthodes de torture sont pratiquement les mêmes du petit commissariat de police de quartier aux centres « spécialisés », tels que l’École Supérieure de police de Châteauneuf, baptisée par les victimes « École Supérieure de torture » (E.S.T.), le commissariat central d’Alger et les centres de sécurité militaire de Ben Aknoun et de Bouzaréah. Elles vont de l’épreuve du chiffon à la sodomisation, en passant par le courant électrique, l’arrachement des ongles, la bastonnade, les brûlures par mégots de cigarettes, chalumeau et fer à souder, l’épreuve de l’échelle, la suspension par des menottes au plafond durant plusieurs jours, la flagellation et l’utilisation de la perceuse électrique. »

 

          Le revendicateur a expliqué que les gens confondaient l’École de police de Châteauneuf avec le Centre de Châteauneuf. Pourtant, la preuve objective différencie clairement ces deux centres. [Je souligne.]

 

(b) Son rang

[30]           S’appuyant sur une jurisprudence bien connue, le tribunal en guise de préambule à son analyse sur cet élément affirme qu’il est établi en droit canadien que lorsqu’un revendicateur au statut de réfugié n’est pas identifié comme étant l’auteur direct d’un crime contre l’humanité, il peut quand même être sujet à l’application de la clause d’exclusion par le biais de la complicité et que le degré de participation requis est établi dans la jurisprudence « plus l’intéressé occupe les échelons de direction ou de commandement au sein de l’organisation, plus on peut conclure qu’il était au courant des crimes et a participé au plan élaboré pour les commettre » citant la décision de ma collègue la juge Tremblay-Lamer dans Zrig c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 C.F. 559.

 

[31]           Selon le tribunal :

 

          La preuve a révélé que le revendicateur s’était engagé volontairement dans l’armée dans le but de devenir officier, pour ensuite passer un concours de son propre chef afin d’intégrer les forces de sécurité de son pays. À l’École Supérieure de police, il a témoigné que les inspecteurs et les officiers suivaient le même programme. Le revendicateur a affirmé qu’un inspecteur de police menait les interrogatoires et les enquêtes et qu’il était le pilier du commissariat. Quant à lui, la preuve a révélé qu’il travaillait à la DGSN qui chapeautait toutes les forces de sécurité de l’Algérie. D’ailleurs, le revendicateur a témoigné que la « direction » où il travaillait avait été appelée en renfort lors d’un ratissage en octobre 1993. Le revendicateur n’occupait pas des fonctions dans un simple commissariat de quartier, mais plutôt à la direction générale. Sa tentative de se dissocier des actes de tortures commises par les services de sécurité de son pays en faisant valoir qu’il avait commencé à s’absenter, n’est pas suffisant pour amoindrir son implication. [Je souligne.]

 

[32]           Le tribunal cite la pièce P-11, datée du 31 août 1996 qui est une lettre de la Direction des ressources humaines de la Sûreté nationale laquelle mentionne sa requête du 20 mars 1995 « aux termes de laquelle vous avez sollicité votre réintégration au sein de la Sûreté national, j’ai le regret de vous informer qu’en raison du motif ayant entraîné la mesure de licenciement (absence irrégulière prolongée et refus de rejoindre votre nouvelle affectation) votre demande n’est susceptible d’aucune suite favorable ». Le tribunal indique que monsieur Bouasla a fait valoir que cette lettre n’était pas véridique puisqu’il n’avait pas fait une demande de réintégration à la Sûreté nationale le 20 mars 1995 mais que l’autre partie du document à l’effet qu’il s’était absenté et avait refusé de rejoindre sa nouvelle affectation était vraie. Le tribunal croit que le demandeur a sollicité sa réintégration à la SN « et accorde à la pièce P-11 tout le poids à laquelle elle a droit ».

 

[33]           Le tribunal ensuite ajoute :

 

          Par la suite, la preuve a démontré la carrière montante du revendicateur à partir de 1998, lorsqu’il a intégré la direction des centres pénitenciers, allant jusqu’à lui offrir la direction d’une prison dans une région particulièrement difficile alors que ce dernier avait prétendument peu d’expérience. Le tribunal ne peut passer sous silence l’esprit d’analyse hors du commun du revendicateur. Il suffit de lire la longue plaidoirie qui a duré une heure et demie lors de son audience de novo de décembre 2004, où il se représentait lui-même pour s’en convaincre. D’ailleurs, le revendicateur a lui-même fait valoir que ses supérieurs voulaient le garder à leur service à cause de cet esprit d’analyse.

 

          Le revendicateur a déposé, sous les cotes P-25 à P-33, de nombreuses plaintes, griefs et procédures dirigés tant contre ses ex-employeurs que contre deux de ses nombreux avocats qui l’ont représenté par le passé, qu’envers le vice-président adjoint de la Commission. Invité à faire part au tribunal de la pertinence de ces nouvelles pièces déposées avant l’audience devant le présent tribunal, l’avocat du revendicateur a fait valoir qu’il voulait démontrer le profil contestataire du revendicateur qui, selon ses dires, a mal à partir avec les autorités. Il est évident que le revendicateur n’a pas le profil d’un simple exécutant qui se complairait dans un rôle de spectateur. Toutes les procédures et poursuites que l’ont retrouve dans les pièces ci-haut mentionnées démontrent effectivement l’envergure et l’autorité du revendicateur.

 

          En outre, relativement à sa candidature aux élections municipales du 23 octobre 1997, le revendicateur a indiqué :

 

« …Moi, j’étais dans l’armée, dans les services de sécurité. Quand je m’étais porté candidat, ça veut dire en quelque sorte que j’avais une certaine popularité et ce n’était pas n’importe qui qui pouvait se porter candidat »

 

          Cette popularité alléguée par le revendicateur est inconciliable avec le rôle effacé d’agent administratif qu’il prétend avoir joué au sein des autorités de son pays.

 

          Après l’analyse qui précède, il est raisonnable de conclure que le revendicateur avait une « connaissance personnelle et consciente » des agissements des forces de sécurité algériennes, ce qui est « l’élément requis pour qu’il y ait complicité ». [Je souligne.]

 

(c) La dissociation

[34]           Le tribunal fonde sa conclusion que le demandeur n’a fait aucun geste pour se dissocier « des forces de sécurité et pénitentiaires » de son pays sur les éléments et l’analyse suivants :

 

·        « Le revendicateur fut interrogé à savoir s’il avait pensé à démissionner après octobre 1993, moment où il fut confronté à la torture. Le revendicateur a répondu positivement, mais, selon ses dires, au sein de la police, ce n’était pas toutes les personnes qui étaient mauvaises, c’est-à-dire qui commettait des atrocités et de la torture. Le revendicateur a ajouté qu’il voulait changer les choses et il ne pouvait pas reculer dès le premier coup. Il avait alors commencé à s’absenter. Avait-il présenté un document officiel de démission? Le revendicateur a indiqué qu’il n’était pas vraiment urgent de présenter sa démission puisqu’il avait la possibilité de démissionner à n’importe quel moment; [Le souligné est de nous] »

 

·        La discussion entre le tribunal et monsieur Bouasla pourquoi un diplômé en philosophie acceptait de travailler dans le système pénitencier algérien; le tribunal conclut des propos du demandeur qu’en 1996 lorsqu’il avait échoué le concours pour s’intégrer au service pénitencier, son idée était d’aller récolter des preuves sur un coup prétendument monté par la Sécurité militaire;

 

·        La question posée par le tribunal pourquoi il n’avait pas conservé son commerce de salle de jeux et la réponse du revendicateur « qu’il ne pouvait pas rester les bras croisés et laisser son peuple périr »;

 

·        Pourquoi monsieur Bouasla n’avait pas rapporté les actions qu’il avait constatées à la prison de Constantine ou fait des plaintes à ce qui se passait dans la prison?

 

·        L’extrait suivant du tribunal : « Le revendicateur a affirmé qu’il n’avait pas envoyé à ses supérieurs un avis de démission. Il a tenté de se sortir de l’embarras en faisant valoir qu’il avait été confronté à de la torture à l’été 1999 et il était déjà en train de préparer son dossier de visa, ainsi, cela ne servait à rien de démissionner, dit-il, et il était inutile d’attirer l’attention des autorités. Le revendicateur a ajouté : « C’est … c’est vraiment compliqué, c’est … c’est pas comme ça que … que la … on est en 1999, l’été 1999, c’est la pleine ruine à Constantine en Algérie » »;

 

·        L’appréciation du tribunal sur son témoignage antérieur à l’effet que son objectif était d’avoir des postes d’autorité dans le but de changer les choses et pourquoi dans ce contexte il n’avait pas accepté le poste de directeur de prison et ainsi « changer les choses ». Selon le tribunal, le demandeur aurait répondu « Non, ça pour l’administration pénitentiaire non, vous changez rien du tout. » Le revendicateur a ajouté que dans une région comme le triangle de la mort, il n’y avait rien à espérer.

 

[35]           Le tribunal conclut sur le facteur de la dissociation :

 

          S’il est vrai, tel que le revendicateur le prétend, qu’il voulait changer les choses, force est de constater qu’il n’a rien fait, ni tenté de faire quoi que ce soit, et, malgré ce constat d’échec, dont il était parfaitement conscient, alors qu’il était à la DGSN, il a continué son cheminement, de manière volontaire, sans faire le moindre effort pour s’en dissocier ou encore de démissionner alors qu’il avait tout le loisir de le faire.

 

          Le revendicateur a témoigné qu’en tant qu’officier de détention, il avait la charge de surveiller 30 à 40 gardiens qui devaient se rapporter à lui. Sa tentative de minimiser ses fonctions en faisant valoir qu’il devait les surveiller afin qu’ils n’abandonnent pas leur poste est insuffisante dans les circonstances particulières du présent dossier. [Je souligne.]

 

Les points en litige de monsieur Bouasla

[36]           Premièrement, d’une part, il plaide que le Commissaire Michel Venne, de par son passé et son comportement « un regard méprisant » a engendré en lui une crainte raisonnable de partialité à tel point qu’il ne pourrait rendre justice envers sa revendication. Cette crainte a été confirmée du fait que le tribunal s’est substitué au représentant du ministre. C’est le tribunal qui a interrogé le demandeur; le représentant du Ministre ne l’a pas questionné sur l’exclusion durant l’audience du 12 février 2007. D’autre part, il prétend que la Commission n’est pas un tribunal indépendant; elle est sous l’influence politique du Gouvernement canadien. À l’appui, il cite la démission du président de la Commission en février 2007 qui voulait réformer le mode de nomination des commissaires; la levée du moratoire sur les déportations en Algérie après la visite du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada dans ce pays et, enfin, la complicité du Canada envers la police algérienne du fait que la GRC la formait.

 

[37]           Deuxièmement, l’omission accidentelle d’enregistrer une partie décisive de l’audience du 12 février 2007.

 

[38]           Troisièmement, le tribunal a outrepassé ses compétences « en jouant au psychologue ». Monsieur Bouasla reconnaît cependant que le tribunal a les compétences pour analyser son comportement et son attitude à l’intérieur de la salle d’audience mais n’a aucune expertise pour l’évaluer psychologiquement. Il cite un passage de la décision du tribunal à l’effet qu’il « n’a pas le profil d’un simple exécutant qui se complairait dans un rôle de spectateur. Toutes les procédures et poursuites que l’on voit dans les pièces ci-haut mentionnées démontrent effectivement l’envergure et l’autorité du revendicateur. »

 

[39]           Quatrièmement, le demandeur reproche au tribunal de n’avoir pas statué sur sa crédibilité : Il cite la pièce P-11 et la conclusion du tribunal qui n’a pas accepté son témoignage que la première partie de la lettre sur sa demande de réintégration dans la DGSN était une faute administrative. Selon monsieur Bouasla, le tribunal aurait dû statuer sur la crédibilité de son explication avant de trancher le point.

 

[40]           Cinquièmement, il soumet que le tribunal a mal appliqué le critère de la complicité. Je retiens les points suivants de son argumentation :

 

1.    Il cite l’arrêt Bety Plaisir c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 264, de ma collègue la juge Tremblay-Lamer, à l’effet « qu’il est reconnu en droit que les actes ou les omissions qui équivalent à un acquiescement passif ne permettent pas d'invoquer la disposition d'exclusion. » Dans son mémoire, monsieur Bouasla écrit :

 

Dans mon cas, je me suis joint volontairement à la police algérienne comme dans toutes les polices du monde; j’ai occupé une poste administratif pendant 20 jours à la direction générale qui n’est pas un service opérationnel et j’ai intervenu une fois sur le terrain pour un ratissage à proximité de la direction ce qui m’a conduit au commissariat central d’Alger à cause du transport.

 

2.    Ensuite, il cite la décision de mon collègue le juge Kelen dans Ardila c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1518 et avance les points suivants dans son mémoire :

 

·        La nature de l’organisation : les décideurs n’ont pas caractérisé mon bureau au siège de la DGSN, puisque le commissariat central d’Alger n’était pas mon bureau en octobre 1993, les Prisons de Skikda et de Constantine entre juillet 1998 et décembre 1999;

 

·        La méthode de recrutement : était volontaire;

 

·        Le poste ou le grade au sein de l’organisation : élève à l’école supérieure de police, inspecteur stagiaire à la DGSN, élève à l’école d’officiers de rééducation, officier au service de l’économat à la Prison de Skikda et officier de rééducation, troisième adjoint du chef de la détention à Constantine;

 

·        La durée de l’appartenance à l’organisation : neuf mois à l’école supérieure de police, 20 jours à la DGSN, quatre mois et demi environ à l’école d’officiers de rééducation, 4 mois environ à la Prison de Skikda, 14 mois à la Prison de Constantine;

 

·        La possibilité de quitter l’organisation : Pour mon bureau à la DGSN, j’étais rentré dans une absence irrégulière prolongée après 20 jours de présence et un licenciement par la suite. Pour les deux Prisons j’étais en train de chercher un visa pour quitter le pays et il n’y avait aucun crime contre l’humanité dans ces deux Prisons;

 

·        La connaissance des atrocités commises par l’organisation : j’étais au courant que la police avait une mauvaise réputation, puisque je l’ai vécu moi-même à l’âge de dix ans, mais dans certains services de la police.

 

[41]           Monsieur Bouasla prétend qu’il est évident que le tribunal n’a pas tenu compte de son témoignage dans l’application de la jurisprudence; son témoignage était qu’il n’avait jamais occupé un poste de direction.

 

[42]           Sixièmement, monsieur Bouasla plaide que le tribunal a tiré des conclusions abusives. Je renvoie aux extraits pertinents de son mémoire.

 

A. Carrière et confiance

[43]           Il cite le constat suivant du tribunal « le tribunal a pu constater que le cheminement de carrière du revendicateur démontrait la confiance du gouvernement algérien envers lui. » Il réplique :

 

La carrière : comment peut-on imaginer qu’une année comme élève officier actif dans une école militaire (la formation est de trois ans), une désertion, une radiation après une autre année de va-et-vient entre l’école et chez moi par la suite, représentent une carrière? Comment peut-on imaginer que 9 mois comme élève inspecteur stagiaire de police et 20 jours comme inspecteur stagiaire de police, une absence irrégulière prolongée et un licenciement représentent une carrière? Comment peut-on imaginer que 22 mois dans l’administration pénitentiaire représente une carrière? Grosso modo, 43 mois et vingt jours dans des corps différents et périodes lointaines représentent pour les décideurs une carrière et un cheminement de carrière, c’est complètement illogique. [Je souligne.]

 

La confiance : cette conclusion est titrée d’une façon abusive, sans tenir compte d’autres éléments de preuve comme mon licenciement de la police sans respecter les procédures, les menaces de mort, l’article que j’ai écrit dans un quotidien (l’intellectuel et la politique) en 1997, le chantage avant les élections de 1997, le refus de mon dossier de candidature aux élections, et en fin mes problèmes à l’intérieur de l’administration pénitentiaire. De toute façon, cette conclusion abusive en utilisant le terme gouvernement n’est que pour me gonfler et me présenter de quelqu’un qui a grimpé dans les échelons, au soutien d’un gouvernement qui n’est pas un gouvernement criminel pour les décideurs.

 

            B. La réintégration à la police

[44]           S’appuyant sur la pièce P-11, le tribunal a cru plutôt que le revendicateur a effectivement sollicité sa réintégration à la Sûreté nationale …. Monsieur Bouasla réfute en écrivant :

 

Cette conclusion abusive fondée sur des faits erronés et une chronologie de faits illogique, puisque j’ai continué de recevoir mon salaire jusqu’à juillet 1995, la mise en demeure pour rejoindre la police provenant du directeur de la police judiciaire est datée de 13 décembre 1995, le licenciement était en janvier 1996, la lettre en question est datée de 31 août 1996 et la présumée demande de réintégration est en date de 20 mars 1995, alors, pourquoi je demande une réintégration le 20 mars 1995 pendant que je recevais mon salaire et pendant que je n’étais pas encore licencié de la police?

 

C. L’implication

[45]           Sur ce point, le tribunal a jugé « Force est de constater que le revendicateur qui prétend ne pas s’être impliqué et ne s’est pas retiré non plus, bien au contraire, il a persisté et signé. Ainsi, il est raisonnable de croire que le revendicateur s’est impliqué puisqu’il ne s’est pas retiré. » Dans son mémoire, monsieur Bouasla affirme :

 

L’objet ou l’esprit de se retirer ou de se dissocier, c’est de s’éloigner physiquement du groupe, j’ai travaillé vingt jours dans la police, par la suite je suis rentré dans une absence irrégulière prolongée à partir d’octobre 1993, la mise en demeure en date du 13 décembre 1995 pour reprendre mes fonctions dans la police, chose n’était pas faite et en fin un licenciement en janvier 1996. L’absence irrégulière dans la police est l’équivalence de la désertion dans l’armée, et de toute façon, la démission, la désertion ou l’absence irrégulière sont des moyens pour se retirer. [Je souligne.]

 

            D. L’intention de changer les choses

[46]           Le tribunal avait déduit « S’il est vrai, tel que le revendicateur le prétend, qu’il voulait changer les choses, force est de constater qu’il n’a rien fait, ni tenté de faire quoi que ce soit … » Monsieur Bouasla soumet que le tribunal a ignoré la preuve et rapporte plusieurs gestes ou les tentatives de changer les choses tels que sa candidature aux élections municipales; la publication de ses articles dans la presse; sa tentative d’enquêter sur l’exploitation illégale de sable en 1997; et les améliorations apportées à la prison de Skikda en 1998 lorsqu’il était économe.

 

E. Postes de haut niveau

[47]           En réponse à la constatation du tribunal qu’il avait « atteint divers postes de haut niveau », le demandeur s’interroge comme suit :

 

Comment peut-on imaginer qu’un élève officier actif dans une école militaire, un inspecteur de police stagiaire pendant 20 jours au siège de la DGSN et officier de rééducation comme troisième adjoint du chef de la détention pour quelques mois dans une petite Prison, représentaient des postes de haut niveau?

 

Est-ce le fait de travailler à la direction générale de la sûreté nationale comme inspecteur dans un bureau qui traitait des Fax, rendait le grade d’inspecteur de haut niveau?, je ne peux pas imaginer que le personnel de la cour fédérale sont tous des juges et des postes de haut niveau?, il est complètement illogique d’imaginer qu’une direction générale quelque soit sa nature ne contient que des postes de haut niveau.

 

[48]           Dans sa décision, le tribunal avait constaté « … à l’École supérieure de la police …. le revendicateur n’occupait pas les fonctions dans un simple commissariat de quartier, mais plutôt la direction générale ». Monsieur Bouasla soumet que le tribunal a ignoré son explication qui ailleurs est « un renseignement à caractère général et à la portée de tout le monde que l’inspecteur de police est un grade moins que l’officier, moins du commissaire, moins que le commissaire principal, moins que le divisionnaire, moins que le divisionnaire principal. » 

 

[49]           Huitièmement, il allègue que dans certains cas le tribunal a fondé certaines conclusions sur des faits erronés qu’il a tirés. J’énumère les plus importantes :

 

1.    Le tribunal affirme que monsieur Bouasla « a aussi relaté qu’il avait vu un prisonnier se faire assassiner après avoir été libéré par la S.M. » Monsieur Bouasla nie avoir vu un prisonnier se faire assassiner. Le tribunal, selon lui, a mal interprété son témoignage. Monsieur Bouasla savait que le directeur de la prison était impliquée dans le trafic de stupéfiants à l’extérieur de la prison. Il avait témoigné qu’il avait déduit que c’était les trafiquants de drogue qui avaient tué le prisonnier après qu’il avait été libéré par la Sécurité militaire.

 

2.    Le tribunal s’est encore trompé lorsqu’il a conclu que le revendicateur « a témoigné qu’il devenait inspecteur stagiaire au SRRB à Bab El Oued  […] , le revendicateur a témoigné qu’il avait travaillé que 20 jours à la police judiciaire de la DGSN ». Plus tard, le tribunal constate que le demandeur aurait dit que le bureau auquel il était attaché « dépendait de la direction de la police judiciaire qui s’occupe des perquisitions de domiciles et d’individus ». Selon monsieur Bouasla, cette description n’est pas fidèle à son témoignage parce qu’il avait expliqué :

 

·        Aucun service régional de la répression du banditisme (SRRB) n’existait à Alger;

 

·        Il a été affecté le 9 octobre 1993 à la direction de la police judiciaire de la DGSN, un service purement administratif;

 

·        La direction de la police judiciaire de la DGSN à Alger ne s’occupait pas des perquisitions et que c’était la police judiciaire de la gendarmerie et la police judiciaire de la sécurité à qui dévoluait ces tâches;

 

[50]           Monsieur Bouasla soutient que ces erreurs sont importantes parce qu’elles donnent l’impression qu’il avait été rattaché à une unité opérationnelle, ce qui est faux.

 

[51]           La conclusion du tribunal « qu’il avait donc quitté l’armée pour intégrer la police politique », a été aussi fondée sur une mauvaise compréhension des faits puisque le tribunal, selon le demandeur, n’a jamais saisi ou compris correctement que la Sécurité Militaire n’était pas la police politique mais qu’il y avait la police politique de la Sécurité Militaire comme il y avait la police politique de la police.

 

[52]           Neuvièmement, le demandeur soutient que le tribunal a tiré plusieurs conclusions contradictoires, arbitraires ou abusives. La plus importante vise sa démission où dans ses motifs le tribunal, on peut lire « le revendicateur a indiqué qu’il n’était pas vraiment urgent de présenter sa démission puisqu’il avait la possibilité de démissionner à n’importe quel moment ».

 

[53]           Aux dires de monsieur Bouasla, le tribunal qui a rendu la décision contestée n’a pas abordé du tout ce point, n’a pas tenu compte de ses explications et a résumé son témoignage du 27 mars 2002 d’une façon arbitraire.

 

[54]           En effet, durant l’audience du 27 mars 2002, le président du tribunal lui a demandé « si après octobre 1993 vous avez pensé à démissionner » ce à quoi le demandeur répond :

 

Mais bien sûr, c’est…ça fait partie de mes pensées de démissionner, mais c’était pas vraiment…c'est-à-dire la police ne…c’est pas…comment qu’on…c’est pas tout le monde ou toutes les personnes qui étaient mauvaises. Quand je dis…peut-être vous pensez que quand je dis la police commet des…des atrocités, c’est pas toute la police.

 

Donc même je démissionne pas…même je démissionne pas, (inaudible), un poste donc par exemple, fait dans un service qui n’a pas de relation, dans l’administration qu’il n’a aucun lien avec la police judiciaire. C’est…par exemple, si moi je rêve que je fais un changement, mais dès le premier coup je recule, laisse tomber, là, çà aussi c’est pas normal, c’est pas…c’est pas une façon de…de penser. [Je souligne.]

 

[55]           En réponse à la question que lui posait le conseil du ministre qui lui demandait s’il avait présenté « une demande officielle » disant « je veux démissionner », monsieur Bouasla témoigne :

 

J’ai pas présenté, mais…parce que j’étais en…en plein absence. Donc, c’est pas vraiment urgent de présenter une démission. Par exemple, si on m’a forcé, on m’a refait une autre mutation, on m’a obligé, on m’a…s’il y a quelque chose vraiment de…çà c’est une autre affaire puisque j’ai la possibilité de démissionner à n’importe quel moment. (c’est moi qui souligne)

 

Dans la police et la fonction publique, vous pouvez démissionner à n’importe…à n’importe quel moment, mais à…à quoi bon de démissionner dès le premier coup pour le peuple algérien? C’est çà là…le problème, à quoi çà sert, si vous vous…c’est-à-dire vous…vous voulez faire quelque chose pour ton peuple et voilà de…vous reculez devant un petit obstacle que…çà aussi c’est pas…pour moi c’est…en tout cas, c’est pas normal. » [Je souligne.]

 

Analyse

1. La norme de contrôle

[56]           Avant l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 trois normes de contrôle d’une décision d’un tribunal étaient possible; après l’arrêt en question il n’y en a que deux : la décision correcte et la décision raisonnable. Celle de la décision manifestement déraisonnable a été assimilée dans celle de la raisonnabilité.

 

[57]           Dunsmuir, précité, nous enseigne sur le mode de sélection de la norme de contrôle applicable dans un cas donné. D'entrée de jeu, les juges Bastarache et Lebel écrivent au paragraphe 51 :

 

[51]     … Nous verrons qu’en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement. De nombreuses questions de droit commandent l’application de la norme de la décision correcte, mais certaines d’entre elles sont assujetties à la norme plus déférente de la raisonnabilité.

 

[58]            La Haute Cour reconnaît « qu’]il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle ». Au paragraphe 62, les deux juges tranchent :

 

[62]     Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes.  Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle. [Je souligne.]

 

[59]           J’estime que plusieurs décisions de la Cour d’appel fédérale ont déjà établi la norme de contrôle applicable pour contrôler les questions qui pourraient être soulevées dans le contexte d’une vérification de la légalité d’une décision de la Section de la protection des réfugiés concluant à l’exclusion au motif de l’application de l’article 1Fa) au revendicateur.

 

[60]           Dans l’arrêt Harb c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CAF 39 (Harb), le juge Décary au paragraphe 14 écrit au nom de la Cour d’appel :

 

[14]     Ces conclusions, dans la mesure où elles sont factuelles, ne peuvent être révisées que si elles sont erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont la Section du statut disposait (c'est l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale qui établit cette norme de contrôle, qu'en d'autres juridictions on définit par l'expression « manifestement déraisonnable » ). Ces conclusions, dans la mesure où elles appliquent le droit aux faits de la cause, ne peuvent être révisées que si elles sont déraisonnables. Ces conclusions, dans la mesure où elles interprètent le sens de la clause d'exclusion, peuvent être révisées si elles sont erronées. [Je souligne.]

 

[61]           Dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100 (Mugesera), la Cour suprême du Canada n’avait pas à établir la norme de contrôle en première instance puisqu’elle avait devant elle une décision de la Cour d’appel fédérale qui avait en appel cassé la décision du juge Nadon alors membre de la Division de première instance. Je trouve utile pour les fins de l’instance de citer les paragraphes 36, 37 et 38 de l’arrêt Mugesera. Comme nous le verrons, les principes énoncés dans ces paragraphes seront utilisés pour résoudre le contrôle judiciaire devant la Cour :

 

36     En l'espèce, nous sommes d'avis que la CAF a omis de s'en tenir à un contrôle judiciaire, et s'est plutôt engagée dans une révision générale et une nouvelle appréciation des conclusions de fait de la SAI. Elle a écarté ces conclusions et procédé à sa propre évaluation de la preuve, même en l'absence de toute démonstration, compte tenu de la norme de la raisonnabilité, que la SAI avait commis une erreur susceptible de révision. Puis, se fondant sur les conclusions de fait qu'elle avait ainsi irrégulièrement tirées, elle a commis des erreurs de droit relativement à des questions juridiques, assujetties à la norme de la décision correcte.

 

37     L'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale régit la demande de contrôle judiciaire visant une décision administrative rendue sous le régime de la Loi sur l'immigration. Les alinéas 18.1(4)c) et d) disposent plus particulièrement que les mesures prévues ne peuvent être prises que si l'office fédéral a commis une erreur de droit ou fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée. Pour les besoins de ces dispositions, la norme de révision de la décision correcte s'applique à l'égard des questions de droit.

 

38     En ce qui concerne la question de fait, le tribunal de révision ne peut intervenir que s'il est d'avis que l'office fédéral, en l'occurrence la SAI, "a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose" (al. 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale). La SAI peut fonder sa décision sur les éléments de preuve qui lui sont présentés et qu'elle estime crédibles et dignes de foi dans les circonstances : par. 69.4(3) de la Loi sur l'immigration. Le tribunal de révision doit manifester une grande déférence à l'égard de ses conclusions. La CAF a d'ailleurs elle-même statué que la norme de contrôle applicable à une décision sur la crédibilité et la pertinence de la preuve était celle de la décision manifestement déraisonnable : Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1993), 160 N.R. 315, par. 4. [Je souligne.]

 

2. La norme de la preuve

[62]           Les paragraphes Fa), b) et c) de l’article 1 de la Convention sont soumis à la norme de la preuve édictée dans la phrase introductive « F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser ont commis des crimes … » (Je souligne.)

 

[63]           Dans l’arrêt Mugesera, précité, il s’agissait d’une disposition de l’ancienne loi sur l’immigration autorisant l’expulsion d’un résident permanent au Canada lorsqu’on peut penser, pour des motifs raisonnables qu’il a commis un « crime contre l’humanité » à l’étranger.

 

[64]           Selon la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale dans Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.) (Ramirez) et dans Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.) (Moreno), il n’y a pas de différences importantes entres les notions de « raisons sérieuses de penser » et « dont on peut penser pour motifs raisonnables » et que ces deux normes exigent une norme moindre que la prépondérance de preuve (voir Ramirez, paragraphe 6 et Moreno, paragraphe 16).

 

[65]           Dans Mugesera, la Cour suprême du Canada a entériné cette jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et, comme l’avait fait le juge Robertson dans Moreno, a précisé dans quelles circonstances la norme de la preuve devait être appliquée.

 

[66]           Quant à la norme de la preuve, la Cour suprême du Canada écrit au paragraphe 114 :

 

114     La première question que soulève l'al. 19(1)j) de la Loi sur l'immigration est celle de la norme de preuve correspondant à l'existence de "motifs [page145] raisonnables [de penser]" qu'une personne a commis un crime contre l'humanité. La CAF a déjà statué, à juste titre selon nous, que cette norme exigeait davantage qu'un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile : Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.), p. 445; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.), par. 60. La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi : Sabour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no. 1615 (1re inst.). [Je souligne.]

 

[67]           Pour l’application de la norme de la preuve, celle-ci écrit au paragraphe 115 :

 

115     En prévoyant l'application de cette norme à l'égard du crime de guerre et du crime contre l'humanité dans la Loi sur l'immigration, le législateur a clairement indiqué que ces crimes classés parmi les plus graves justifient une sanction extraordinaire. Ainsi, une personne ne sera pas admissible au Canada s'il existe des motifs raisonnables de penser qu'elle a commis un crime contre l'humanité, même si ce crime n'est pas établi selon une norme de preuve plus stricte. [Je souligne.]

 

 

[68]           Dans Moreno, le juge Robertson avait conclu au paragraphe 22 de ses motifs que la norme de la preuve « n'est pas en droit requise que lorsque le tribunal est appelé à rendre des décisions qui peuvent être qualifiées de questions de fait … et n'est pas pertinente lorsque la question examinée est essentiellement une question de droit », ajoutant au paragraphe 23 : « On a défini la conclusion de fait comme la conclusion qu'un phénomène s'est produit, se produit ou se produira indépendamment de toute décision concernant ses effets juridiques ou antérieurement à celle-ci ».

 

[69]           Dans l’instance devant lui, le juge Robertson conclut :

 

25     À mon avis, la norme de preuve visée par la disposition d'exclusion était destinée à servir dans les cas où des éléments de preuve contraires doivent être pondérés. Elle ne doit pas excéder son objectif législatif. Dans le présent contexte, la norme de preuve devient pertinente uniquement quant aux questions de fait suivantes.

 

26     La question de savoir si l'appelant ou des membres de son peloton ont tué des civils est une question de fait. La norme de preuve à appliquer est celle visée par l'expression "sérieuses raisons de penser". De même, la question de savoir si l'appelant a monté la garde pendant qu'un prisonnier était torturé est une question de fait. Ce fait étant admis, la norme de preuve requise est respectée. Toutefois, cette norme n'a aucune conséquence sur les décisions suivantes.

 

27     La question de savoir si le meurtre de civils par le personnel militaire peut être qualifié de crime contre l'humanité est une question de droit. Il doit être accepté que de tels actes répondent aux critères juridiques prévus dans la Loi et dans la Convention. La question de savoir si les gestes ou les omissions de l'appelant comme gardien constituent un crime contre l'humanité est également une question de droit. Cette question ne peut être tranchée que par référence aux principes juridiques énoncés dans la jurisprudence relative à la "complicité". Enfin, la question de savoir si l'appartenance à une organisation militaire comme l'armée salvadorienne constitue une complicité suffisante pour justifier l'application de la disposition d'exclusion est, elle aussi, une question de droit. [Je souligne.]

 

3. Le fardeau de la preuve

[70]           La jurisprudence est constante que le fardeau de la preuve revient au ministre puisque c’est lui qui allègue que monsieur Bouasla est exclu.

 

4. La notion de la complicité en droit international

[71]           L’arrêt clé est celui de Ramirez; les motifs au nom de ses collègues les juges Stone et Linden sont ceux du juge MacGuigan. Les faits de cette cause sont importants.

 

[72]           Monsieur Ramirez s’était engagé volontairement dans l’armée salvadorienne pour deux ans; il a fini par déserter en novembre 1987 après avoir renouvelé son engagement pour deux autres années afin que l’armée paie son hospitalisation (il avait été blessé au pied) et lui verse sa solde. Selon son témoignage, durant les premiers vingt mois de service actif où il fut promu caporal puis sous-officier, il a pris part de 130 à 160 combats durant lesquels son peloton capturait l’ennemi guérillero, les interrogeait par moyen de la torture pour enfin les tuer. Monsieur Ramirez était présent durant de nombreux interrogatoires sans être un des auteurs des tortures.

 

[73]           Le juge MacGuigan analyse les principes entourant la notion de la complicité dans le contexte de la Convention qui est de savoir « la mesure dans laquelle les complices doivent, tout comme les auteurs principaux de crimes internationaux, faire l'objet de l'exclusion ».

 

[74]           En autres mots selon le juge MacGuigan, la question est de savoir quel est le degré de participation requis pour imputer à un participant la responsabilité d’un crime international dont il n’est pas l’auteur principal. Pour solutionner ce problème, il fait référence à l’Accord de Londres/Tribunal militaire international dont l’article 6 prévoit :

 

Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l'élaboration ou à l'exécution d'un plan concerté ou d'un complot pour commettre l'un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan. [Je souligne.]

 

[75]           Pour lui, la complicité pour fin de l’application de la Convention est une notion plus étendue que celle visée par l’article 21 du Code criminel traitant des parties à une infraction; un article issu des règles traditionnelles en matière d’aide et d’encouragement.

 

[76]           Après avoir analysé la jurisprudence américaine, il conclut que « celle-ci peut ... fournir un point utile à l'analyse de la signification du mot "commis" employé dans la Convention ». Il estime au paragraphe 15 de ses motifs :

 

15     … En partant de la prémisse qu'une interprétation faisant intervenir la mens rea est nécessaire, j'estime que le critère de la "forme d'activité personnelle de [page317] persécution", pris comme comportant un élément moral ou une connaissance, constitue une indication utile de la mens rea dans ce contexte. À l'évidence, personne ne peut avoir "commis" des crimes internationaux sans qu'il n'y ait eu un certain degré de participation personnelle et consciente. [Je souligne.]

 

[77]           Ayant établi « qu’une personne ne peut avoir « commis » des crimes internationaux sans qu’il n’y ait eu un certain degré de participation personnelle et consciente », le juge MacGuigan pose la question : « Quel est, alors, le degré de complicité requis? » Il apporte les conclusions suivantes :

 

·        « La simple appartenance à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales ne suffit pas, en temps normal, pour exclure quelqu’un de l’application des dispositions relatives au statut de réfugié »;

 

·        « Toutefois, lorsqu’une organisation vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d’une police secrète, il paraît évident que la simple appartenance à une telle organisation puisse impliquer nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution »;

 

·        « La simple présence d’une personne sur les lieux d’une infraction ne permet pas d’établir sa participation personnelle et conscientebien que, encore une fois, la présence jointe à d’autres faits, puisse faire conclure à une telle participation ». Selon le juge MacGuigan, le simple fait de regarder, comme c’est le cas, lors d’exécutions publiques « sans entretenir de rapports intrinsèques avec le groupe se livrant aux actes de persécution, ne peut jamais, quelque humainement répugnant qu’il nous paraisse, constituer une forme de participation personnelle. Cependant, un associé des auteurs principaux ne pourrait jamais, à mon avis, être qualifié de simple spectateur. Les membres du groupe peuvent à bon droit être considérés comme des participants personnels et conscients suivant les faits. Je crois que, dans tels cas, la complicité dépend essentiellement de l’existence d’une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont. Ce principe est conforme au droit interne (p. ex. le paragraphe 21(2) du Code criminel) et, selon moi, il constitue la meilleure interprétation possible du droit international. » [Je souligne.]

 

[78]           À titre d’exemple canadien, le juge MacGuigan cite l’arrêt Naredo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, (1990) 11 Imm. L.R. (2d) 92. Dans cette affaire, il s’agissait d’un couple qui avait fait partie du service de renseignements de la police chilienne et qui avait fait l'objet d'une ordonnance d'expulsion. La preuve avait établi que les requérants étaient membres d'une équipe de quatre personnes qui torturait des prisonniers, souvent jusqu'à la mort, mais qu'ils n'avaient eux-mêmes brutalisé aucun des prisonniers; ils ne faisaient qu'agir comme gardiens ou comme témoins des déclarations arrachées des prisonniers. Il a nuancé comme « étant trop généralisé » les propos du juge Muldoon à l’effet que « le seul fait d’assister à la torture est aussi coupable que le fait de l’influence ».

 

[79]           Le juge MacGuigan explique :

 

30     Dans cette affaire, quatre membres d'un service de police qui avaient librement choisi leur occupation étaient seuls dans une pièce avec une victime dans le but exclusif de torturer collectivement celle-ci. Il ne fait pas de doute, dans ces circonstances, que les gardiens, les témoins et les observateurs sont tous également coupables d'avoir personnellement et sciemment participé aux actes de persécution. J'estime, cependant, qu'une telle conclusion ne peut être tirée que dans un contexte factuel particulier et qu'elle ne peut donner lieu à l'énoncé d'une règle générale voulant que ceux qui regardent soient toujours aussi coupables que ceux qui agissent. En fait, je crois que ceux qui regardent n'engagent leur responsabilité que s'il est possible de conclure qu'ils étaient des participants conscients. [Je souligne.]

 

[80]           Il ajoute [qu’] « il faut prendre particulièrement soin de ne pas condamner automatiquement quiconque est mêlé à un conflit en situation de guerre » parce que, à son avis, les combattants ont probablement vu leur propre armée se livrer à des actes répréhensibles « mais qu'ils se sont sentis absolument incapables d'arrêter, du moins sans courir de risques graves. Bien que la loi puisse obliger ceux qui reçoivent l'ordre de commettre des crimes internationaux à faire un choix, elle ne requiert pas des gens se trouvant sur les lieux d'un tel crime qu'ils se portent immédiatement au secours des victimes à leurs propres risques. La loi n'a pas habituellement pour effet d'ériger l'héroïsme en norme. »

 

[81]           Le juge MacGuigan termine son survol des principes applicables en réaffirmant le principe fondamental de la complicité en ses mots :

 

23     À mon avis, il n'est pas souhaitable, dans l'établissement d'un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution. Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l'affaire. [Je souligne.]

 

[82]           La décision de la Cour d’appel fédérale dans Moreno en date du 14 septembre 1993 suit immédiatement dans le temps l’arrêt Ramirez. Monsieur Moreno a été recruté contre son gré à l’âge de 16 ans dans l’armée salvadorienne. Il a déserté l’armée après quatre mois de service dont trois étaient consacrés à son programme d’entraînement.

 

[83]           Les faits sont importants. Selon le juge Robertson, pendant son entraînement, il avait été affecté à des fonctions générales de garde et une fois il lui est alors arrivé à une occasion de devoir monter la garde à l'extérieur de la cellule d'un prisonnier, cellule dont on ne lui avait pas confié la clef. Vers la fin de son tour de garde, deux lieutenants armés sont arrivés et ont commencé à interroger le prisonnier. Ce dernier ne répondant pas de façon jugée acceptable aux questions qui lui étaient posées, il fut torturé par ses interrogateurs. Le bout de ses doigts a été coupé, des parties de ses oreilles ont été tranchées et sa joue a été tailladée. L'appelant a été témoin de ces actes, et il n'a offert aucun secours. Il a témoigné qu'il croyait qu'il aurait été tué s'il avait tenté de s'interposer. Il a appris des autres recrues que, plus tard cette nuit-là, le prisonnier avait été amené et tué.

 

[84]           Il a aussi participé pendant une période de vingt jours à cinq affrontements armés contre les forces de la guérilla. Immédiatement après cette campagne militaire, il a reçu une permission de trois jours. De retour chez lui, il a constaté que l'aide financière qu'il avait demandée à son frère et à sa soeur aux États-Unis lui était versée. Le jour suivant, il a déserté l'armée.

 

[85]           La section du statut avait conclu qu’au cours des affrontements avec les forces de la guérilla, soit seul ou en compagnie d’autres membres de son peloton, monsieur Moreno avait participé aux meurtres de civils et donc un motif pour son exclusion, l’autre motif étant le reproche que la section du statut lui avait fait de ne pas être venu en aide du prisonnier. Le juge Robertson a cassé cette conclusion de la section du statut au motif qu’elle était contraire à la preuve. Il s’exprime ainsi au paragraphe 42 de ses motifs :

 

42    … j'estime que la preuve est loin d'établir qu'il existe de "sérieuses raisons de penser" que l'appelant ou les membres de son peloton ont participé au meurtre de civils. Si l'appelant avait depuis longtemps été membre d'une unité militaire reconnue pour son traitement inhumain des civils, il aurait peut-être été possible pour la Commission de conclure comme elle l'a fait. Toutefois, compte tenu des circonstances, on peut seulement affirmer que l'appelant était membre d'un régime militaire engagé dans la perpétration de crimes contre l'humanité. Dans les présentes circonstances, la culpabilité de l'appelant ne peut se poser que par association. [Je souligne.]

 

[86]           Selon le juge Robertson, une telle erreur était un motif suffisant pour annuler la décision et renvoyer l'affaire pour un réexamen mais il estime cependant que si le tribunal tenant la nouvelle audience il « aurait la tâche de déterminer si les actes et les omissions de l'appelant relativement à la garde d'un prisonnier, de même que son appartenance à un groupe dont le code de conduite prévoit le meurtre de civils, suffisent pour invoquer la disposition d'exclusion ». Le juge Robertson est d’avis au paragraphe 44 de ses motifs que le succès de l’appel de monsieur Moreno dépend de la réponse à deux questions :

 

1.    L'appartenance de l'appelant à une organisation militaire qui commet des actes inhumains envers la population civile suffit-elle en elle-même pour que l'on puisse invoquer la disposition d'exclusion? En d'autres termes, l'appelant est-il "coupable par association"?

 

2.    La participation de l'appelant à titre de gardien au cours de la torture d'un prisonnier permet-elle de présumer qu'il était un "complice", et qu'il est de ce fait visé par l'application de la disposition d'exclusion? La question suppose que l'on convienne que le "complice" est aussi coupable que l'"auteur"-celui qui appuie sur la détente. L'autre solution consiste à qualifier l'appelant de "spectateur innocent".

 

[87]           Il étudie la première question sous l’en-tête « Culpabilité par association » et reprend le principe « qu’il est bien établi que la simple appartenance à une organisation impliquée dans la perpétration de crimes internationaux ne permet pas d'invoquer la disposition d'exclusion », sauf « une exception lorsque l'existence même de l'organisation repose sur l'atteinte d'objectifs politiques ou sociaux par tout moyen jugé nécessaire. L'appartenance à une force policière secrète peut être jugée suffisante … ». S’appuyant sur Ramirez, il est d’avis « l'appartenance à une organisation militaire impliquée dans un conflit armé contre les forces de la guérilla est visée par la règle générale et non par l'exception ».

 

[88]           Sous l’en-tête « Complice c. spectateur innocent », tout en reconnaissant que la réponse à la deuxième question ne peut s’inspirer uniquement du droit criminel canadien, il cite l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Dunlop et Sylvester c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 881 où le juge Dickson (tel était alors son titre) avait étudié l'infraction d'aide et d'encouragement et concluait aux pages 891 et 896:

 

12                 La simple présence sur les lieux d'un crime n'est pas suffisante pour conclure à la culpabilité. Il faut faire quelque chose de plus: encourager l'auteur initial; faciliter la perpétration de l'infraction, comme monter la garde ou attirer la victime, ou accomplir un acte qui tend à faire disparaître les obstacles à la perpétration de l'acte criminel, comme par exemple empêcher la victime de s'échapper ou encore se tenir prêt à aider l'auteur principal. … [Je souligne.]

 

 

20     … j'ai beaucoup de difficulté à déceler une preuve de quelque chose de plus que la simple présence et l'acquiescement passif. La présence au moment de la perpétration d'une infraction peut constituer une preuve d'aide et d'encouragement si elle est accompagnée d'autres facteurs, comme la connaissance préalable de l'intention de l'auteur de perpétrer l'infraction ou si elle a pour but l'incitation. Il n'y a aucune preuve qu'au cours de la perpétration de l'acte criminel, l'un ou l'autre des accusés ait fourni une aide, une assistance ou une incitation au viol … Il n'y a aucune preuve de quelque acte positif ou omission pour faciliter le dessein illicite. [Je souligne.]

 

[89]           Le juge Robertson conclut aux paragraphes 47 et 48 de Moreno « Si la simple présence sur les lieux d'un crime (la torture) n'est pas suffisante pour invoquer la disposition d'exclusion, l'acte qui consiste à monter la garde en vue d'empêcher la victime visée de s'échapper peut bien entraîner la responsabilité criminelle. En l'espèce, toutefois, l'appelant n'aurait pu aider le prisonnier à s'échapper puisqu'il n'a jamais détenu la clef de la cellule. » En réponse au reproche que la Commission lui avait adressé de n’avoir pas tenté d’empêcher ses officiers supérieurs de poursuivre leurs actes de torture, le juge Robertson rejette cette proposition s’appuyant sur les propos du juge MacGuigan dans l’arrêt Ramirez, cite au paragraphe 80 des présents motifs.

 

[90]           Au paragraphe 48 de ses motifs, le juge Robertson estime :

 

48     Appliquant les critères énoncés par le juge Dickson dans l'arrêt Dunlop et Sylvester c. La Reine aux faits du présent appel, j'en arrive à la conclusion que les actes ou omissions de l'appelant ne suffiraient pas en droit pour entraîner sa responsabilité criminelle. L'appelant n'avait aucune connaissance préalable des actes de torture qui devaient être perpétrés. On ne peut non plus affirmer qu'il a aidé directement ses officiers supérieurs ou les a encouragés à perpétrer un crime international. … [Je souligne.]

 

[91]           Reprenant les propos dans Ramirez que « la complicité de monsieur Moreno ne peut être déterminée sur le fondement des seules dispositions du droit criminel », il se penche sur les principes du droit relatif aux réfugiés « qui, il n'est guère surprenant, chevauchent ceux du droit criminel. »

 

[92]           Un de ces principes est [qu’] « il est reconnu en droit que les actes ou les omissions qui équivalent à un acquiescement passif ne permettent pas d'invoquer la disposition d'exclusion. Il faut établir une participation personnelle aux actes de persécution. » [Je souligne.]

 

[93]           Aux paragraphes 51 et 52, le juge Robertson explique en quoi consiste la tâche de la Cour :

 

51     Tenant compte du raisonnement précédent, nous devons déterminer si le comportement de l'appelant satisfait au critère de la "participation personnelle et consciente aux actes de persécution". Tout aussi important toutefois est le fait que la complicité repose sur l'existence d'un dessein commun, poursuivi par l'"auteur" et le "complice". En d'autres termes, la mens rea demeure un élément essentiel du crime. À mon avis, une personne recrutée contre son gré dans l'armée, et qui à une occasion a été témoin de la torture d'un prisonnier alors qu'elle était affectée à la garde de celui-ci, ne peut être considérée en droit comme ayant commis un crime contre l'humanité.

52     Superficiellement, il pourrait être maintenu que l'appelant a sciemment aidé ou autrement participé à un acte de persécution. Cette analyse ne renferme toutefois aucune preuve étayant l'existence d'un dessein commun. En outre, la preuve établit que l'appelant s'est dissocié des véritables auteurs en désertant l'armée dans un délai plutôt bref après avoir été recruté contre son gré. Compte tenu des circonstances, la présence de l'appelant sur les lieux d'un crime équivaut à un acte d'acquiescement passif. En conséquence, il n'y a aucun fondement juridique sur lequel puisse se fonder l'application de la disposition d'exclusion. [Je souligne.]

 

[94]           Il affirme que sa conclusion est influencée par l’opinion d’un auteur « suivant lequel plus une personne est impliquée dans le processus décisionnel et moins elle tente de contrecarrer la perpétration d'actes inhumains, plus il est vraisemblable qu'elle soit criminellement responsable … Évidemment, plus une personne est éloignée des auteurs des décisions, en présumant qu'elle n'est pas l'"auteur", moins il est probable que le degré de complicité … sera atteint. Je tiens pour acquis que des soldats d'infanterie … ne seront pas traités de façon identique sur le plan juridique que ceux qui sont aux commandes de la guerre. »

 

[95]           Il décide « que les actes de monsieur Moreno n’atteignent pas le seuil de Ramirez … l'élément de mens rea requis fait tout simplement défaut. »

 

[96]           Les motifs de la décision de la Cour d’appel fédérale dans Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 sont écrits par le juge Linden trois mois après ceux de Moreno. La section du statut a tenu monsieur Sivakumar responsable des crimes contre l’humanité qu’aurait commis l’organisation Tigres de libération de L'Eelam tamoul (les LTTE) bien qu’il n’y avait pas participé personnellement. Il ressortait de la preuve que monsieur Sivakumar était membre du LTTE et qu’il occupait des fonctions importantes :

 

·        À l’université, il étudiait l'histoire et la stratégie militaires et « concluait que la lutte armée était le seul moyen pour les Tamouls d'atteindre leurs objectifs de libération. » Il adhéra au LTTE en 1978 et devint un dirigeant estudiantin;

 

·        1981 période d’abandon; de 1983 à 1985, il a réalisé que les LTTE condamnaient comme traîtres ceux qui étaient contre eux et les tuaient en guise de punition. Le chef des LTTE avait discuté avec monsieur Sivakumar de ces meurtres et selon le revendicateur, bien que ces mesures n'eussent rien à voir directement avec lui, il "acceptait" ce que lui disait son chef;

 

·        En 1985, il a réintégré les LTTE à titre de conseiller militaire et enseigna au Collège militaire de l’organisation; il participa cette année aux les négociations  de paix;

 

·        En 1986, il crée une division de renseignements militaires pour les LTTE; Il est promu  commandant au sein des LTTE;

 

·        En 1987, il fut chargé d’établir une école de police pour l’organisation;

 

·        En 1987, des forces des LTTE massacrent une quarantaine de membres non armés d'organisations tamoules rivales. Monsieur Sivakumar demande au chef des LTTE de sévir les coupables; la punition de ceux-ci était légère; il se plaint encore à monsieur Prabaharan mais n’obtient rien; il demeure membre des LTTE;

 

·        Suite à la mort du commandant de Jaffna, il a été chargé de diriger la défense de cette ville; il participe aux négociations de paix.

 

[97]           Le juge Linden conclut au paragraphe 30 :

 

30     Il ressort des preuves produites que l'appelant occupait des fonctions importantes au sein des LTTE. En particulier, il a été chargé de la formation militaire des nouvelles recrues, des négociations de paix organisées sous parrainage international entre les LTTE et le gouvernement sri-lankais, du commandement d'une base militaire des LTTE, de la mise au point d'armements et, ce qui est peut-être le plus important, de la division de renseignements des LTTE. On ne peut dire qu'il était un simple membre de cette organisation. En fait, il occupait plusieurs fonctions de commandement, dont celles de chef du service de renseignements des LTTE. Vu la nature du rôle important de l'appelant au sein des LTTE, on peut conclure qu'il était au courant des crimes commis par ces derniers et qu'il partageait les fins poursuivies par l'organisation dans la perpétration de ces crimes. La section du statut a conclu à juste titre que les fonctions de commandement occupées par l'appelant au sein des LTTE l'exposaient à l'accusation de complicité dans les crimes contre l'humanité qu'auraient commis ces derniers. [Je souligne.]

 

[98]           Le juge Linden au paragraphe 31 de ses motifs estime que :

 

31     Les motifs prononcés par la section du statut étaient défectueux, vu l'absence de conclusions sur les faits, savoir les actes commis par les LTTE et le fait que l'appelant était au courant de ces actes et partageait les fins poursuivies par les LTTE, ainsi que l'absence de toute conclusion sur la question de savoir si ces actes constituaient des crimes contre l'humanité. La section du statut s'est contentée de tirer la conclusion suivante:

 

     [Traduction] Par conséquent, le tribunal estime qu'il existe des raisons sérieuses pour considérer que le demandeur, dans son rôle de dirigeant, doit être tenu personnellement responsable des crimes contre l'humanité commis par les LTTE, comme le prouvent certains documents ailleurs dans ces motifs. (Dossier, à la page 600)

 

[99]           Au paragraphe 37, le juge Linden exprime sa conclusion visant l’exclusion de monsieur Sivakumar :

 

37     Pour ce qui est de l'élément constitutif de la complicité, qu'est la fin poursuivie en commun, j'ai déjà conclu que le demandeur occupait au sein des LTTE plusieurs postes importants (y compris celui de chef des renseignements de l'organisation) dont on peut conclure qu'il tolérait les exécutions à titre de moyen nécessaire, encore que désagréable, d'atteindre le but de libération tamoule des LTTE. Si l'appelant s'est plaint de ces meurtres et les a désapprouvés au moment où ils furent commis, il n'a pas quitté les LTTE bien qu'il eût plusieurs occasions de le faire. Il n'a produit aucune preuve sur les risques qu'il aurait courus s'il avait choisi de se retirer des LTTE. La conclusion tirée par le tribunal qu'il n'y avait aucune possibilité sérieuse que l'appelant eût été persécuté par les LTTE justifie la conclusion qu'il aurait pu se retirer de l'organisation mais ne l'a pas fait. Je conclus aussi qu'il ressort des preuves produites que l'appelant n'a pas quitté les LTTE quand il aurait pu le faire facilement, mais a continué à occuper diverses fonctions dirigeantes au sein de l'organisation tout en sachant que les LTTE tuaient des civils et des membres d'autres organisations tamoules. Aucun tribunal n'aurait conclu sur la foi de telles preuves qu'il n'y a pas des raisons sérieuses de penser que l'appelant était de ce fait un participant conscient et, par conséquent, un complice dans ces meurtres. [Je souligne.]

 

 

[100]       Je n’ai pas l’intention de passer en revue les principes juridiques sur lesquels le juge Linden s’est appuyé pour étoffer la notion de la complicité. Il cite avec approbation Ramirez et Moreno et la jurisprudence citée dans ces deux causes.

 

[101]       Selon le juge Linden, « il est indiscutable que la personne qui commet elle-même l'acte matériel constituant un crime … en est responsable. Cependant, il est aussi possible d'être tenu responsable de ces crimes, de les "commettre" à titre de complice  …  pour conclure que l'élément nécessaire de la complicité dans un crime international était la « participation personnelle et consciente » et pour l’application de ce principe « il s'agit d'une question de fait qu'il faut examiner dans chaque cas d'espèce ». Un exemple qu’il choisit est : « Par ailleurs, ceux qui participent à la planification d'un crime ou à un complot visant à le commettre, même s'ils ne sont pas personnellement présents sur les lieux du crime, pourraient être considérés comme complices eu égard aux faits de la cause. De même, un commandant militaire peut être tenu responsable des crimes internationaux commis par ses subordonnés, mais seulement s'il était au courant ou devait l'être. » [Je souligne.]

 

[102]       Il caractérise l’espèce devant lui comme « un autre type de complicité – la complicité par association » qui selon lui :

 

9     … s'entend du fait qu'un individu peut être tenu responsable d'actes commis par d'autres, et ce en raison de son association étroite avec les auteurs principaux. Il ne s'agit pas simplement du cas de l'individu "jugé à travers ses fréquentations", ni non plus du cas de l'individu responsable de crimes internationaux du seul fait qu'il appartient à l'organisation qui les a commis (Voir Ramirez, à la page 317). Ni l'un ni l'autre de ces cas ne constitue en soi un élément de responsabilité, à moins que cette organisation n'ait pour but de commettre des crimes internationaux. Il y a cependant lieu de noter, comme l'a fait observer le juge MacGuigan, que: "un associé des auteurs principaux ne pourrait jamais, à mon avis, être qualifié de simple spectateur. Les membres d'un groupe peuvent à bon droit être considérés comme des participants personnels et conscients, suivant les faits" (Ramirez, supra, aux pages 317 et 318).

10     À mon avis, la complicité d'un individu dans des crimes internationaux est d'autant plus probable qu'il occupe des fonctions importantes dans l'organisation qui les a commis. Tout en gardant à l'esprit que chaque cas d'espèce doit être jugé à la lumière des faits qui le caractérisent, on peut dire que plus l'intéressé se trouve aux échelons supérieurs de l'organisation, plus il est vraisemblable qu'il était au courant du crime commis et partageait le but poursuivi par l'organisation dans la perpétration de ce crime. En conséquence, peut être jugé complice celui qui demeure à un poste de direction de l'organisation tout en sachant que celle-ci a été responsable de crimes contre l'humanité. … [Je souligne.]

 

[103]       Il cite avec approbation Moreno que dans ces conditions, un facteur important à prendre en considération est la preuve que l’individu s’est opposé au crime ou a essayé d’en prévenir la perpétration ou de se retirer de l’organisation.

 

[104]       Le juge Linden est d’avis que « cette conception de la complicité dans les crimes internationaux du fait de l'occupation d'un rôle de dirigeant au sein d'une organisation se retrouve à l'article 6 du Statut du Tribunal militaire international » qui a été appliqué durant les procès de Nuremberg aux dirigeants de l'Allemagne nazie, ajoutant « si les dirigeants tolèrent sciemment des agissements criminels de la part d'une organisation paramilitaire ou révolutionnaire non officielle, ils peuvent également en être tenus responsables ».

 

[105]       Deux ans après l’arrêt Sivakumar, la Cour d’appel fédérale, le juge Décary, rend jugement dans l’affaire Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] 205 N.R. 282. La section du statut avait conclu qu'en raison des fonctions que l'intimé avait occupées en Iran sous le régime du Shah Reza, il existait des raisons sérieuses de penser qu'il s'était rendu coupable d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. Il s'était joint à la police iranienne nationale en 1960 et y a fait carrière pendant 20 ans. Il devient colonel en 1977 et le Shah s'apprêtait à nommer général lorsque son régime fut renversé.

 

[106]       Je résume sa carrière entre 1974 et 1980 :

 

·        De 1974 à 1977, il travaille à Téhéran comme agent responsable de la liaison entre les forces policières et la SAVAK où il avait reçu une partie de sa formation. La SAVAK était un organisme de sécurité interne dirigé par le Shah. La preuve documentaire révèle que la SAVAK « était un instrument de répression brutale et violente. » Monsieur Bazargan était en charge du réseau d'échange d'informations et de renseignements classifiés entre les forces policières et la SAVAK;

 

·        En 1977, il devient chef des forces policières pour la province d'Hormozgan, située à un endroit stratégique dans le sud-ouest de l'Iran, sur le Golfe Persique, poste qu'il occupe jusqu'à la chute du régime monarchique en 1979. Selon son témoignage, en sa qualité de chef des forces policières de la province il collaborait avec le chef de la SAVAK pour cette région, mais il n'a jamais été membre de la SAVAK.

 

[107]       La juge des requêtes a accueilli le contrôle judiciaire étant d’avis que complicité ne suppose appartenance au groupe [SAVAK]. La Cour d’appel fédérale a conclu qu’elle n’avait pas à intervenir.

 

[108]       Le juge Décary estime que la Cour avait « expressément refusé de faire de l'appartenance formelle à un groupe une condition d'application de la clause d'exclusion » citant les propos du juge MacGuigan dans Ramirez qu'il n'était « pas souhaitable, dans l'établissement d'un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution. Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l'affaire. » [Je souligne.]

 

[109]       Il s’exprime ainsi :

 

10     … Il est vrai que parmi "les faits particuliers" de l'affaire dont le juge MacGuigan traitera plus avant dans ses motifs se trouvent le fait que Ramirez était effectivement un membre actif du groupe qui commettait les atrocités (l'armée salvadorienne) et le fait que Ramirez avait fait preuve bien tardivement de remords, mais ce sont là des faits qui aident à décider si la condition de participation personnelle et consciente est remplie, et non pas des conditions qui s'ajoutent à celle-ci. L'appartenance au groupe allégera, bien sûr, le fardeau de preuve incombant au Ministre en ce qu'elle permettra plus facilement de conclure à une "participation personnelle et consciente". Mais il s'impose de ne pas transformer en condition de droit ce qui n'est en réalité qu'une simple présomption de fait. [Je souligne.]

 

[110]       Il conclut au paragraphe 11 :

 

11                 Il va de soi, nous semble-t-il, qu'une "participation personnelle et consciente" puisse être directe ou indirecte et qu'elle ne requière pas l'appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s'adonne aux activités condamnées. Ce n'est pas tant le fait d'oeuvrer au sein d'un groupe qui rend quelqu'un complice des activités du groupe, que le fait de contribuer, de près ou de loin, de l'intérieur ou de l'extérieur, en toute connaissance de cause, aux dites activités ou de les rendre possibles. Il n'est nul besoin d'être un membre pour être un collaborateur. La complicité, nous disait le juge MacGuigan à la page 318, "dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont". Celui qui met sa propre roue dans l'engrenage d'une opération qui n'est pas la sienne mais dont il sait qu'elle mènera vraisemblablement à la commission d'un crime international, s'expose à l'application de la clause d'exclusion au même titre que celui qui participe directement à l'opération. [Je souligne.]

 

[111]       Après Bazargan, vient l’arrêt Sumaida c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2000] 3 C.F. 66 (C.A.). Monsieur Sumaida est un citoyen de l'Irak et de la Tunisie. Pendant ses études en Angleterre entre 1983 et 1985, il s'est joint au groupe Al Da'wa, qui s’opposait à Sadam Hussein et à son gouvernement. Il abandonne le groupe peu de temps après et devient délateur; il a choisi de communiquer le nom des membres du Al Da'wa à la police secrète irakienne, le Mukhabarat « une policière brutale qui constitue l'armée privée de Hussein »; par la suite, il est devenu membre du Mukhabarat.

 

[112]       L’affaire Sumaida soulève des points de droit qui ne sauraient retenir notre attention. Cependant, je souligne les remarques du juge Létourneau quant à l’interprétation des principes juridiques entourant la notion de la complicité. Je résume ses propos :

 

·        Dans Ramirez, la Cour a statué que la simple appartenance à une organisation qui poursuit principalement des fins brutales, comme celles d'une police secrète, peut impliquer la participation personnelle et consciente à des actes de persécution commis par cette organisation;

 

·        « Notre Cour n'a jamais exigé dans cette affaire qu'un demandeur soit lié à des crimes précis en tant que leur auteur réel ou que les crimes contre l'humanité commis par une organisation soient nécessairement et directement attribuables à des omissions ou à des actes précis du demandeur. »

 

·        « En fait, en l'absence de cette participation directe et d'une preuve pour l'appuyer, notre Cour a accepté la notion de complicité définie comme une participation personnelle et consciente dans l'affaire Ramirez (voir la page 438 de l'arrêt Sivakumar), de même qu'une complicité par association qui s'entend du fait qu'un individu peut être tenu responsable d'actes commis par d'autres personnes en raison de son association étroite avec les auteurs principaux (voir pages 439 et 440 de l'arrêt Sivakumar). »

 

·        « Qui plus est, malgré que la Commission n'ait pas tiré de conclusions de fait quant à des crimes précis, la Cour a jugé dans cette affaire qu'il y avait (l’arrêt Sivakumar) suffisamment de preuves que des civils avaient été tués dans le cadre d'une attaque systématique contre un groupe particulier, que ces assassinats constituaient des crimes contre l'humanité, que le demandeur du statut de réfugié était au courant de ces crimes commis par les LTTE et qu'il partageait les fins poursuivies par ceux-ci comme en témoignait le fait qu'il avait occupé "au sein des LTTE plusieurs postes importants [...] dont on peut conclure qu'il tolérait les exécutions à titre de moyen nécessaire, encore que désagréable, d'atteindre le but de libération tamoule des LTTE" (voir page 450 de l'arrêt).] »

 

·        « Dans cette affaire (l’arrêt Sivakumar), notre Cour a donc conclu que le demandeur du statut de réfugié avait commis des crimes contre l'humanité en raison de sa responsabilité complice attestée par le partage d'une fin commune et sa connaissance des faits. » [Je souligne.]

 

[113]       Trois ans plus tard l’arrêt Harb a été décidé, précité, en 2003. Dans cette instance, il s’agissait de monsieur Harb, citoyen du Liban, membre du mouvement Amal, qui devient collaborateur, en tant que délateur, avec l'Armée du Liban-Sud (ALS), deux organisations qui s'adonnaient à des crimes contre l'humanité. La preuve établissait que l’ALS était une organisation ayant des fins brutales et limitées. Il a été exclu par la section du statut.

 

[114]       Un des arguments présenté par monsieur Harb était sa prétention qu’il n’avait commis aucun crime contre l’humanité parce que les crimes qui lui sont reprochés visaient des militaires plutôt que la population civile. Le juge Décary rejette l’argument au paragraphe 11 de ses motifs :

 

11    … Ce n'est pas la nature des crimes reprochés à l'appelant qui mène à son exclusion, mais celle des crimes reprochés aux organisations auxquelles on lui reproche de s'être associé. Dès lors que ces organisations commettent des crimes contre l'humanité et que l'appelant rencontre les exigences d'appartenance au groupe, de connaissance, de participation ou de complicité imposées par la jurisprudence … l'exclusion s'applique quand bien même les gestes concrets posés par l'appelant lui-même ne seraient pas, en tant que tels, des crimes contre l'humanité. Bref, si l'organisation persécute la population civile, ce n'est pas parce que l'appelant lui-même n'aurait persécuté que la population militaire qu'il échappe à l'exclusion, s'il est par ailleurs complice par association. [Je souligne.]

 

[115]       Le juge Décary discute la notion de complicité par association soulignant que dans Ramirez, Moreno et Sivakumar « Cette Cour s'est penchée sur la complicité par association de personnes qui étaient membres de l'organisation impliquée. »

 

[116]       Du fait que monsieur Harb n’était pas membre de l’ALS, il écrit : « mais cette Cour a décidé, dans Bazargan, supra, que les principes dégagés relativement à la complicité d'un membre s'appliquaient, avec les adaptations de circonstances, à la complicité d'un non-membre. »

 

[117]       Sous l’en-tête « La complicité par association », le juge Décary cite le paragraphe 11 dans Bazargan précité au paragraphe 110 de mes motifs de cet arrêt et conclut au paragraphe 19 de Harb :

 

19     Ainsi que la Cour le soulignait, dans Bazargan, à la page 286, l'appartenance à un groupe permettra plus facilement de conclure à une "participation personnelle et consciente" -- qui demeure le critère premier -- que lorsqu'il n'y a pas appartenance, mais c'est au niveau de la preuve que la différence se fera sentir, pas au niveau des principes. Le procureur de l'intimé voudrait que la Cour précise ce qu'il faut entendre par "appartenance à un groupe". Je ne crois pas que cela soit nécessaire. L'expression était utilisée, dans Ramirez, dans le contexte d'un membre que la Cour avait qualifié d'"actif". L'expression suggère l'existence d'un lien institutionnel entre l'organisation et la personne, accompagné d'un engagement plus que nominal dans les activités de l'organisation. Comme tout est question de faits, en fin d'analyse, je crois qu'il est plus utile de parler en termes de participation aux activités du groupe qu'en termes d'appartenance au groupe. [Je souligne.]

 

[118]       Quelques mois sont écoulés après Harb lorsque la Cour d’appel fédérale décide Zrig c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CAF 178. Les faits dans cette cause démontrent que monsieur Zrig, un citoyen de la Tunisie, était d’abord à compter de 1980 soit un sympathisant du Mouvement de la tendance islamique (MTI) ou un membre de cette organisation. Cette organisation change son nom pour celle d'Ennahda en 1989. En 1990, monsieur Zrig prend la responsabilité du bureau politique de l'Ennahda à Gabès.

 

[119]       La section du statut l’avait exclu parce que l’organisation est un mouvement qui prône l’usage de la violence; elle abrite une branche armée qui utilise des méthodes terroristes; cette branche avait été impliquée dans des assassinats et des attentats à la bombe. La section du statut conclut qu’il est responsable à titre de complice des crimes imputés au Ennahda. Bien que monsieur Zrig a témoigné n’avoir aucune connaissance des crimes graves commis par Ennahda, la section le tient responsable du fait « qu’il a occupé des fonctions importantes au sein de ce mouvement ». Vu le rôle important du revendicateur au sein de l’organisation, le tribunal a conclu qu’il « était au courant des crimes commis par l’organisation et par le fait même qu’il partageait les fins et buts poursuivis par son mouvement dans la perpétration des crimes. Monsieur Zrig est débouté par cette Cour et par la Cour d’appel. Le juge Nadon écrit les motifs auxquels souscrit le juge Létourneau. Le juge Décary est concourant.

 

[120]       Ce qui attire l’attention de cette Cour est l’approfondissement de la notion de la complicité par association pour les fins de l’application de l’article 1Fa) de la Convention que l’on retrouve dans les motifs du juge Décary. Il est important de souligner que dans Zrig la question en litige était l’application du concept de « la complicité par association » dans le contexte de l’article 1Fb) de la Convention qui vise les personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis « un crime grave de droit commun » en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés.

 

[121]       Le juge Décary conclut que la complicité par association est un concept de droit pénal international qui ne s’applique pas en droit pénal interne. Son raisonnement est le suivant :

 

1.  Les articles 1Fa) et 1Fc) « traitent d'activités extraordinaires, soit de crimes internationaux, dans le cas de l'article 1Fa) … »

 

2. « Ce sont là des activités que je qualifie d'extraordinaires car elles ont été criminalisées, si je puis dire, de façon collective et exceptionnelle par la communauté des nations et leur nature est précisée par des instruments internationaux (l'article 1Fa)) ou en fonction de tels instruments (l'article 1Fc)). »

 

3. « Une caractéristique de certaines de ces activités est de viser des collectivités et d'être menées par l'intermédiaire de personnes qui n'y participent pas nécessairement de manière directe. Pour que les personnes véritablement responsables puissent être poursuivies, la communauté internationale a voulu que soient considérées comme responsables ces personnes, par exemple, sur l'ordre desquelles ces activités étaient menées ou qui, conscientes de leur existence, fermaient volontairement les yeux sur leur poursuite. »

 

4. « C'est dans ce contexte que s'est développé le concept de complicité par association, qui permet d'atteindre des responsables qui, vraisemblablement, n'auraient pu l'être selon le droit pénal traditionnel. Ce concept, foncièrement, est un concept de droit pénal international. »

 

5. De même, dans Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1994] 1 C.F. 433 (C.A.), un autre cas d'exclusion fondée sur la perpétration de crimes internationaux, le juge Linden a-t-il, aux pages 437 et ss., expliqué l'introduction du concept de complicité par association par sa présence dans des instruments internationaux reliés aux crimes internationaux. [i.e. l’article 6 du Statut du Tribunal militaire]

 

6. Bref, la complicité par association est un mode de perpétration de crime reconnu relativement à certains crimes internationaux et appliqué dans le cas des crimes internationaux visés à l'article 1Fa) et, par analogie, dans le cas des agissements contraires à des buts et principes internationaux visés à l'article 1Fc). Ce mode de perpétration n'est pas reconnu en tant que tel en droit pénal traditionnel.

 

[122]       Le juge Décary poursuit son analyse en citant un extrait de l’article de Michael Bliss publié dans 12 International Journal of Refugee Law, Special Supplementary Issue on Exclusion (2000), à la page 125 :

 

The fact that a person may be criminally responsible even if he or she did not participate in the actual physical commission of a crime is recognized in both common law and civil law systems, as well as in the emerging body of international criminal law. Article 25(3) of the Rome Statute of the International Criminal Court, above n. 47, recognizes the concepts of conspiracy, facilitation, aiding and abetting, ordering, soliciting, inducing, encouraging, inciting, furthering, contributing and attempting in its provisions on criminal responsibility. Article 25(3) is the appropriate measure of criminal responsibility in the application of Article 1F(a) and 1F(c); in the absence of clear international standards of criminal responsibility for serious non-political crimes, it is also an appropriate standard in the application of Article 1F(b).

 

 

[123]       Il écrit au paragraphe 147 des motifs dans Zrig :

 

[147]       Bref, je partage l'opinion du professeur Gilbert selon laquelle l'article 1Fb) renvoie au « droit pénal ordinaire » ( « ordinary criminal law » ). Dès lors que les crimes visés par l'article 1Fb) sont différents de ceux que visent les articles 1Fa) et 1Fc), il s'ensuit qu'un mode de perpétration accepté à l'égard des uns, ne l'est pas nécessairement à l'égard des autres. Un État peut certes prétendre, comme en l'espèce, qu'un crime donné tombe à la fois sous l'article 1Fb) et sous l'article 1Fc), mais encore faut-il qu'il en fasse la démonstration dans le cadre juridique propre à chacun.

 

[124]       Il rejette l’appel de monsieur Zrig en concluant :

 

Il nous apparaît inutile de reprendre l'analyse que nous avons faite précédemment concernant la notion de complicité par association du revendicateur dû à son appartenance au MTI/Ennahda, il suffit simplement de mentionner qu'elle s'applique ici également. Or, compte tenu de l'implication et du rôle important du revendicateur au sein de son mouvement

 

 

[125]       Je termine ce survol de la jurisprudence sur la notion de la complicité en me référant à l’arrêt Zazai c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CAF 303 décidé par la Cour d’appel fédérale le 20 septembre 2005. La question devant la Cour était de savoir si la définition de « crime contre l’humanité » figurant au paragraphe 6(3) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre visait le fait d’être complice de ces crimes nonobstant l’abrogation de la complicité suite à l'abrogation du paragraphe 7(3.77) du Code pénal et du fait que l’alinéa 6(1)(b) de cette même loi ne prévoit aucun crime de complicité.

 

[126]       Le juge Létourneau se dit pas surpris du fait de ne pas voir apparaître dans cet alinéa un crime de complicité « parce que la complicité n’est pas un crime. En common law et en droit pénal canadien, la complicité était et est toujours considérée comme une modalité de la perpétration d'un crime. Elle s'entend de l'acte ou de l'omission de celui qui aide ou facilite la réalisation d'un crime. Le complice est donc accusé du crime qui a été effectivement commis et il est jugé pour ce crime, dont il a aidé ou facilité la perpétration. En d'autres termes, qu'on l'aborde du point de vue de notre droit interne ou de celui du droit international, la complicité suppose la contribution à la réalisation d'un crime ». Il ajoute au prochain paragraphe 14. « Il ne faut pas confondre la complicité avec les crimes inchoatifs de complot, de tentative et d'incitation à commettre un crime. Ces crimes inchoatifs, que l'on trouve au paragraphe 6(1.1) de la Loi, constituent des infractions matérielles précises, des infractions distinctes. À la différence de la complicité, ce ne sont pas des modalités ou des modes de perpétration d'un crime. »

 

[127]       Il explique que le concept de complicité existe aussi en droit pénal international et cite certaines affaires décidées par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

 

[128]       Finalement, le juge Létourneau discute la question à savoir si la complicité en tant que notion est plus large que l’aide et l’encouragement. Il répond :

 

[23]       L'appelant fait valoir que la notion de complicité est plus vaste que celle d'aide et d'encouragement à commettre un crime. Je ne suis pas en désaccord, étant donné que notre Cour a reconnu et accepté, à certaines conditions bien précises, la notion de complicité par association (voir les arrêts Ramirez, Sivakumar, Sumaida et Zrig, précités), Je ne vois cependant pas en quoi cet argument peut aider la thèse de l'appelant sur le plan juridique.

 

Conclusions

[129]       Je suis très conscient que l’exercice du contrôle judiciaire d’une décision d’un tribunal administratif se déroule dans un contexte de déférence surtout lorsqu’il s’agit de la révision des conclusions de fait tirées par ce tribunal. Comme l’exprimait la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, au paragraphe 85 : « … la révision des conclusions de fait d'un tribunal administratif exige une extrême retenue. Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n'est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal … par exemple … l'allégation suivant laquelle un élément important de la décision du tribunal ne se fondait sur aucune preuve. » Voir aussi les remarques de la Cour suprême du Canada dans Mugesera au paragraphe 38 à l’effet que la Cour fédérale ne peut intervenir en ce qui concerne une question de fait que si l’office fédéral a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée d’une façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose.

 

[130]       J’ai aussi à l’esprit les remarques du juge Décary dans Aguebor c. ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.) où il écrit que la section du statut avait pleine compétence pour tirer les inférences qui s’imposent d’un récit. Selon le juge Décary :

« Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. »

 

[131]       Bien que le fardeau du ministre quant à la norme de la preuve soit moindre que celle de la prépondérance des probabilités applicable en matière civile, je note que la Cour a conclut que la croyance qu’une personne a commis des crimes contre l’humanité « doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi. » J’ajoute aussi que d’après Moreno cette norme réduite est pertinente seulement dans les cas où un tribunal traite de questions ou de conclusions de faits.

 

[132]       Je reviens à la norme de contrôle applicable en l’espèce. La notion de la complicité sous l’article 1Fa) de la Convention est un concept juridique dont le contenu doit être révisé selon la norme de la décision correcte; le tribunal n’a pas le droit de mal apprécier ce qu’est la complicité selon la jurisprudence établie. L’application de ce concept juridique aux faits en l’instance est une question mixte de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Harb, précité au paragraphe 14); Valère c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 524, au paragraphe 12, une décision de ma collègue la juge Mactavish.

 

[133]       La jurisprudence est très claire quant aux éléments constitutifs entourant la notion de complicité dans les crimes internationaux. Tel qu’expliqué par le juge MacGuigan dans Ramirez le principe fondamental et sine qua non que le ministre doit établir en l’espèce justifiant le tribunal d’exclure une personne de la protection de ce pays au motif qu’il y a des raisons sérieuses de penser que cette personne a commis un crime contre l’humanité est la participation personnelle et consciente de cette personne aux actes de persécution. La mens rea exige qu’une « forme d’activité personnelle de persécution » soit présentée. Au paragraphe 15 de Ramirez, le juge MacGuigan est d’avis : « À l'évidence, personne ne peut avoir "commis" des crimes internationaux sans qu'il n'y ait eu un certain degré de participation personnelle et consciente. » Le juge au paragraphe 23 écrit [qu’] « il n'est pas souhaitable, dans l'établissement d'un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution.  Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l’affaire. »

 

[134]       La jurisprudence a précisé que la complicité repose sur l’existence d’un dessein commun poursuivi par « l’auteur » et le « complice » (Moreno, paragraphe 51).

 

[135]       Les décisions de cette Cour ont élaboré un certain nombre de facteurs à prendre en compte pour déterminer si une personne peut être considérée comme complice : les méthodes de recrutement, le poste et le rang du demandeur dans l’organisation, la nature de celle-ci, la connaissance que le demandeur avait des atrocités commises, la durée de sa participation aux activités de l’organisation et la possibilité de le quitter (Merceron c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 265). Dans cette cause, ma collègue la juge Tremblay-Lamer a conclu que « la connaissance du demandeur des crimes commis n'était pas en soi un élément suffisant pour établir une intention commune entre celui-ci et les auteurs des crimes ». (Voir aussi Valère, aux paragraphes 29 à 33.)

 

[136]       À l’instar du défendeur, j’estime que les facteurs énumérés dans la jurisprudence de cette Cour ne sont que des faits que le tribunal doit évaluer dans son ensemble prenant en considération toute la preuve devant elle pour trancher sur l’existence ou non d’une participation personnelle et consciente d’un individu. Le point de vue que j’exprime est appuyé par les propos du juge Décary dans Bazargan au paragraphe 10 :

 

10     D'autre part, il est certain, à la lumière des propos du juge MacGuigan dans Ramirez, que la Cour a expressément refusé de faire de l'appartenance formelle à un groupe une condition d'application de la clause d'exclusion. Le juge MacGuigan prenait bien soin, en effet, à la page 320 de ses motifs, de préciser qu'il n'était

 

pas souhaitable, dans l'établissement d'un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution. Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l'affaire.

 

Il est vrai que parmi "les faits particuliers" de l'affaire dont le juge MacGuigan traitera plus avant dans ses motifs se trouvent le fait que Ramirez était effectivement un membre actif du groupe qui commettait les atrocités (l'armée salvadorienne) et le fait que Ramirez avait fait preuve bien tardivement de remords, mais ce sont là des faits qui aident à décider si la condition de participation personnelle et consciente est remplie, et non pas des conditions qui s'ajoutent à celle-ci. L'appartenance au groupe allégera, bien sûr, le fardeau de preuve incombant au Ministre en ce qu'elle permettra plus facilement de conclure à une "participation personnelle et consciente". Mais il s'impose de ne pas transformer en condition de droit ce qui n'est en réalité qu'une simple présomption de fait.

 

[137]       La question devant le tribunal était simplement de savoir si le ministre avait présenté des éléments de preuve démontrant la participation personnelle et consciente de monsieur Bouasla aux crimes allégués justifiant son exclusion.

 

[138]       Après avoir lu la preuve présentée durant les audiences et d’avoir appliqué cette preuve aux principes de la jurisprudence en matière de complicité, j’estime que cette demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour les motifs que le tribunal, premièrement, a omis d’appliquer le critère essentiel pour juger de la complicité de monsieur Bouasla – un certain degré de participation personnelle et consciente dans les crimes commis par l’armée, la police nationale et le système pénitencier en Algérie et, deuxièmement, n’a pas considéré toute la preuve devant elle en application de la jurisprudence.

 

[139]       La jurisprudence exige une preuve d’un certain degré de participation personnelle et consciente de monsieur Bouasla dans les crimes reprochés essentiellement la torture.

 

[140]       Comme le dit le juge Décary dans Bazargan pour conclure à la complicité du demandeur le tribunal devait posséder des éléments de preuve démontrant qu’il avait contribué «de près ou de loin, de l'intérieur ou de l'extérieur, en toute connaissance de cause, aux dites activités condamnées ou de les rendre possibles. » La preuve devait démontrer que monsieur Bouasla avait « mis sa propre roue dans l'engrenage d'une opération qui n'est pas la sienne mais dont il sait qu'elle mènera vraisemblablement à la commission d'un crime international. »

 

[141]       Avec respect, une lecture attentive des motifs de la décision du tribunal ne permet pas de conclure que le tribunal a appliqué ce critère essentiel.

 

[142]       Qui plus est, le tribunal à mon avis, ne disposait d’aucun élément de preuve établissant une croyance qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que monsieur Bouasla était un complice. Monsieur Bouasla a été jugé crédible et le tribunal n’a pas conclu que l’armée algérienne, la police nationale de ce pays et son service pénitencier étaient des organisations à des fins limitées et brutales justifiant l’exclusion au simple motif de l’appartenance. La réalité du jugement du tribunal en absence de preuve de sa participation personnelle et consciente dans les crimes reprochés et en absence d’une preuve que monsieur Bouasla avait une mens rea démontrant une intention commune avec les auteurs des crimes reprochés, est que le demandeur a été exclu pour sa simple appartenance à la police nationale durant 20 jours, son appartenance au système pénitencier en Algérie. J’écarte son séjour dans l’armée – un n’a jamais été membre des forces armées algériennes – seulement simple étudiant qui n’a pas complété son cours.

 

[143]       Il est vrai que monsieur Bouasla a été témoin de tortures : une fois comme employé de la DGSN lorsqu’il se trouvait par hasard au commissariat central à Alger après un ratissage auquel il ne s’est pas porté volontaire; une fois à la prison de Skikda et une fois à la prison de Constantine. La preuve démontre qu’il était simple spectateur au commissariat central et les deux fois dans les prisons il est intervenu soit pour empêcher la torture ou punir celui qui l’avait infligée. Aucune preuve ne démontre qu’il avait participé aux actes de tortures ou les avait tolérés. Il a témoigné avoir toujours refusé de participer à la torture. J’ajoute qu’il a témoigné que la torture dans les prisons de Skikda et de Constantine était isolée, donc pas des crimes contre l’humanité.

 

[144]       Enfin, j’estime que le tribunal a mal interprété la preuve lorsqu’il a conclu que le demandeur occupait des fonctions importantes à la DGSN – il était inspecteur stagiaire pendant 20 jours ou dans le système pénitencier – aucune preuve ne démontre qu’il avait une poste de dirigeant sur lequel le tribunal pouvait asseoir une conclusion pouvant lui imputer une responsabilité de complicité. J’estime, avec respect, que l’analyse du tribunal sur sa dissociation souffre du même défaut. Le tribunal a refusé de reconnaître la réalité du fait qu’en absence prolongée, monsieur Bouasla ne faisait plus partie de la force policière nationale en Algérie après fin octobre 1993 et qu’il ne pouvait pas être exclu pour sa simple appartenance dans le système pénitencier.

 

[145]       Prenant en considération tous les éléments de preuve devant le tribunal, il était déraisonnable de conclure à son exclusion. Manifestement, la preuve crédible devant le tribunal ne pouvait raisonnablement appuyer cette conclusion.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que cette demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal en date du 12 juin 2007 est cassée quant à sa conclusion que monsieur Bouasla est exclu de la protection du Canada étant visé par l’article 1Fa) de la Convention et que la question de son exclusion doit être reconsidérée par un tribunal différemment constitué de deux commissaires. J’accorde à chacune des parties l’opportunité de me soumettre le ou avant le 11 août 2008 une ou des questions à être certifiée(s) avec réplique d’une part ou de l’autre signifiée et déposée le ou avant le 18 août 2008.

 

 

                                                                                                          « François Lemieux »

                                                                                                ____________________________

                                                                                                                        Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2646-07

 

INTITULÉ :                                       ALI BOUASLA c. LE MINISTRE DE LA

                                                            CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 28 janvier 2008

 

MOTIFS  DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Lemieux          

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 31 juillet 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ali Bouasla (se représente seul)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Me Martine Valois

Me Sylviane Roy

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.