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Date : 20080730

Dossier : IMM-5082-07

Référence : 2008 CF 926

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2008

En présence de monsieur le juge Beaudry

 

 

ENTRE :

GEMSCESS VILMOND

JAMAL KESHAN FONTUS

KEARA LINEA CASSAMAJOR

KEANA DEVINA VILMOND

KYLEL DEVON VILMOND

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), sollicitant le contrôle judiciaire d’une décision datée du 6 novembre 2007 dans laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger.

QUESTIONS EN LITIGE

[2]               Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

a)      La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant de tenir compte du fait que la demanderesse principale (la demanderesse) appartenait à un groupe social, soit celui des femmes haïtiennes qui ont été violées, et en n’analysant donc pas sa demande de façon appropriée?

b)      La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le séjour prolongé de la demanderesse aux États-Unis ne correspondait pas à une crainte subjective de persécution?

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, je réponds à la première question par l’affirmative. La demanderesse a affirmé à l’audience qu’elle ne contestait pas les conclusions tirées par la Commission à l’égard de sa demande fondée sur l’article 97. Je conclus que l’omission de la Commission de tenir compte de l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle appartenait à un groupe social est déterminante et que la demande devrait être accueillie.

 

CONTEXTE FACTUEL

[4]               La demanderesse est une citoyenne d’Haïti qui est née le 26 septembre 1983. Ses quatre enfants mineurs sont des citoyens des États-Unis, et leurs demandes reposent sur celle de leur mère. La demanderesse a fui Haïti en 1992, à l’âge de 9 ans, suivant une agression dans sa maison par trois hommes, qui l’ont violée et qui ont violé sa mère et sa cousine. Sa mère l’a envoyée vivre à Saint-Martin, où elle est demeurée jusqu’en 1998. 

 

[5]               La demanderesse est entrée aux États-Unis au moyen d’un faux passeport en 1998, à l’âge de quatorze ans. Elle a habité chez une amie de sa mère, qui l’a aidée à présenter une demande d’asile. À la suite d’une dispute entre sa mère et son amie, la demanderesse a dû quitter la maison de cette dernière à l’âge de quinze ans. Aucun suivi n’a été fait relativement à sa demande d’asile en instance. Lorsqu’elle a appris qu’elle n’avait aucun statut juridique aux États-Unis, la demanderesse a consulté des agents de traitement des cas de l’organisme Catholic Charities. On l’a avisée que rien ne pouvait être fait pour régulariser son statut d’immigrante aux États-Unis.

 

[6]               Craignant que son expulsion ne soit imminente, la demanderesse est entrée au Canada avec ses enfants le 26 mars 2007 et elle y a présenté une demande d’asile.

 

[7]               Dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), la demanderesse a affirmé qu’elle demandait l’asile du fait de son appartenance à un groupe social. Dans l’exposé circonstancié de son FRP, la demanderesse a déclaré qu’elle avait fui Haïti parce qu’elle avait été violée. La demanderesse a dit craindre de retourner en Haïti en raison de la situation de violence en cours dans le pays, et parce qu’elle ne [traduction] « voulait pas que [ses] enfants, particulièrement [ses] filles, subissent ce [qu’elle] avait subi dans le passé ». À l’audience, lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle ne voulait pas retourner en Haïti, la demanderesse a témoigné qu’elle craignait d’être violée de nouveau si elle y retournait. Elle a aussi témoigné qu’elle craignait que la même chose n’arrive à ses filles.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DE CONTRÔLE

[8]               La Commission a rejeté l’argument fondé sur l’article 96 de la Loi, puisqu’elle a conclu qu’il n’y avait aucun lien entre la demande des demandeurs et les motifs prévus dans la Convention. Elle a rejeté l’argument fondé sur l’article 97 de la Loi au motif que les demandeurs n’avaient présenté aucune preuve crédible ou digne de foi établissant qu’ils avaient qualité de personnes à protéger.

 

[9]               La Commission a souligné qu’elle avait tenu compte des Directives sur les revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe), énoncées par le président.

 

[10]           En ce qui concerne l’argument présenté par la demanderesse suivant l’article 96, la Commission a indiqué que la demanderesse craignait que des [traduction] « éléments criminels » en Haïti ne lui fassent subir un préjudice grave équivalant à de la persécution. La Commission a affirmé que la crainte de la demanderesse reposait sur le fait qu’elle avait été victime d’un crime et qu’elle n’était donc pas membre d’un groupe social.

 

[11]           Pour ce qui est de l’argument présenté par la demanderesse suivant l’article 97, la Commission n’a pas jugé que la demanderesse avait établi l’existence d’une crainte justifiée. La Commission a affirmé que la crédibilité et le comportement général de la demanderesse étaient en cause. Certains faits ont été soulignés, y compris le fait que l’incident s’était produit en 1992, lorsque la demanderesse était âgée de 9 ans. La Commission a souligné que la mère de la demanderesse avait aussi été violée et qu’elle vivait toujours en Haïti. Elle a indiqué que l’agent de persécution ne pouvait pas être identifié. Elle a fait remarquer que la demanderesse avait présenté une demande d’asile au Canada, quinze ans après avoir quitté Haïti. La demanderesse avait habité aux États-Unis et elle était majeure pendant les cinq dernières années de son séjour dans ce pays. La Commission a souligné qu’un document présenté indiquait que des audiences en matière d’immigration avaient été entreprises aux États-Unis; cependant, elle a noté que l’issue de la demande présentée par la demanderesse était incertaine. Pour ces motifs, la Commission n’était pas d’avis que le comportement de la demanderesse correspondait à celui d’une personne fuyant la persécution.

 

[12]           Dans le dernier paragraphe de son analyse, la Commission a écrit :

 

Si le tribunal acceptait comme crédible le témoignage que la demandeure d’asile a livré sur ce qui lui est arrivé en 1992, la crainte actuelle que lui inspire Haïti semble une crainte à l’égard de la violence généralisée. La demandeure d’asile pourrait ici même être exposée à un risque. Toutefois, il s’agit d’un risque auquel l’ensemble de la population d’Haïti est exposé – y compris sa mère. La demandeure d’asile ne peut par conséquent profiter de la protection offerte aux réfugiés.

 

ANALYSE

Norme de contrôle

[13]           La demanderesse allègue que la norme de contrôle applicable est la décision correcte. J’ai appliqué cette norme récemment dans la décision Cius c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1, au paragraphe 13, [2008] A.C.F. no 9. Toutefois, la question faisant l’objet de contrôle en l’espèce n’est pas de savoir si le groupe social auquel prétend appartenir la demanderesse existe réellement, comme c’était le cas dans la décision Cius; la norme de contrôle de la décision correcte ne s’applique donc pas. La demanderesse allègue plutôt que la Commission n’a pas examiné le moyen principal invoqué à l’appui de sa demande. L’omission d’examiner la demande telle qu’elle a été présentée par la demanderesse constitue une mauvaise appréciation des faits et de la preuve. La décision est donc susceptible de contrôle suivant la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9).

 

[14]           Pour qu’une décision soit raisonnable, elle doit être justifiée et il doit y avoir transparence et intelligibilité du processus décisionnel. La décision doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

 

Omission de tenir compte du fondement de la demande 

 

[15]           La demanderesse allègue que la Commission a commis une erreur en omettant de se pencher sur la question de la persécution fondée sur le sexe, même si elle avait été expressément soulevée par son conseil à l’audience. La demanderesse soutient qu’elle est membre du groupe social des [traduction] « femmes en Haïti » et, plus particulièrement, des [traduction] « femmes en Haïti qui ont été violées », et non pas une victime du crime généralisé. Elle soutient aussi que la Commission a fait une déclaration type selon laquelle elle avait tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, mais que les motifs montrent que la Commission n’a pas pris en compte le fait qu’elle risquerait d’être persécutée en raison de son sexe.

 

[16]           Le défendeur soutient qu’il était loisible à la Commission de conclure que la crainte de la demanderesse était uniquement fondée sur la violence généralisée.

 

[17]           Il aurait pu être loisible à la Commission de tirer une telle conclusion si elle n’avait pas commis une erreur qui, selon moi, porte un coup fatal à la décision. Je suis d’accord avec la position de la demanderesse selon laquelle la Commission a mal interprété l’élément principal de sa demande. Pour que sa conclusion soit raisonnable, la Commission devait premièrement examiner la demande d’une façon qui tient compte des allégations présentées par la demanderesse. Sans tirer de conclusion quant à l’existence du groupe social invoqué par la demanderesse, je suis convaincu qu’il incombait à la Commission de cerner correctement la question qui se posait et de la trancher.

 

[18]           La Cour a conclu que l’obligation d’examiner tous les motifs permettant de demander l’asile s’applique aussi aux motifs que le demandeur a peut-être omis de soulever. Dans la décision Viafara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1526, au paragraphe 6, [2006] A.C.F. no 1914, la juge Dawson a écrit :

[6]        Cependant, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 745 et 746, la Cour suprême du Canada a confirmé que la Commission doit examiner tous les motifs de demande d’asile, même si les motifs n’ont pas été soulevés par le demandeur au cours de l’audience. Cette obligation découle de la directive, énoncée au paragraphe 67 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR), selon laquelle le demandeur n’a pas l’obligation de préciser les motifs pour lesquels il serait persécuté. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[19]           Il ne fait donc aucun doute que l’omission de tenir compte des moyens qui ont été expressément invoqués à l’audience constitue une erreur. Dans sa plaidoirie, le conseil des demandeurs a clairement soutenu que la demande reposait sur la crainte de persécution fondée sur le sexe (dossier du tribunal, à la page 388) :

[traduction] Même si tous les citoyens d’Haïti peuvent évidemment être des victimes innocentes de violence et de harcèlement, notamment d’enlèvements et de meurtres gratuits, la demanderesse principale pourrait aussi être prise pour cible du fait qu’elle est une femme. Elle est, à ce titre, bel et bien susceptible d’être victime de viol. Il convient de rappeler que la demanderesse a été violée en Haïti lorsqu’elle était une jeune fille. Le viol en Haïti est un problème courant et généralisé.

 

 

[20]           Dans la décision de quatre pages rendue par la Commission, il n’y a aucune mention du fait que l’élément principal de la demande présentée par la demanderesse est la crainte qu’elle a d’être persécutée en tant que membre du groupe social des femmes en Haïti qui ont été violées. L’omission de dégager le moyen pertinent empêche toute analyse par la Commission quant au bien‑fondé de la demande. La conclusion de la Commission selon laquelle il n’y a aucun lien entre la demande et les motifs prévus dans la Convention n’est donc pas fondée.

 

[21]           Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Isabelle D’Souza, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5082-07

 

INTITULÉ :                                       GEMSCESS VILMOND

                                                            JAMAL KESHAN FONTUS

                                                            KEARA LINEA CASSAMAJOR

                                                            KEANA DEVINA VILMOND

KYLEL DEVON VILMOND

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

L’IMMIGRATION

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 23 JUILLET 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 30 JUILLET 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jared Will                                                                                 POUR LES DEMANDEURS 

 

Mireille-Anne Rainville                                                              POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                               

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jared Will                                                                                 POUR LES DEMANDEURS

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

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