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Date : 20080709

Dossier : IMM-5461-07

Référence : 2008 CF 852

Vancouver (Colombie-Britannique), le 9 juillet 2008

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

ARMANDO FALCONI MAZA et

SOFIA ABRIL ALTAMIRANO LARA

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs, mari et femme, sont tous deux citoyens du Mexique. Juste avant leur départ du Mexique pour le Canada, ils possédaient et exploitaient une boutique d’aquariums dans l’État du Chiapas. Avant cela, le demandeur, qui est avocat au Mexique, avait travaillé dans divers services juridiques gouvernementaux et exploité son propre cabinet juridique au Chiapas. Ayant vendu leur entreprise, les demandeurs ont quitté le Mexique en 2006 — l’époux quelques mois avant l’épouse — et ils sont entrés au Canada. D’abord entré au pays en tant que touriste, l’époux a présenté quelques semaines plus tard une demande d’asile, disant craindre d’être persécuté par l’État au Mexique. Par une décision datée du 5 décembre 2007, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande. C’est sur cette décision-là que porte la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande est rejetée sans frais. Il n’y a pas de question à certifier.

 

FAITS

[3]               Le commissaire a tiré des conclusions de fait sans faire de commentaires sur la crédibilité des demandeurs. Dans ce contexte, il semble n’y avoir aucun différend quant aux conclusions de fait ou à la crédibilité concernant la présente demande.

 

[4]               Le demandeur a travaillé comme avocat pour un service du gouvernement du Chiapas, au Mexique. L’ancien procureur général adjoint de cet État, M. Granados, a été accusé de corruption et s’est enfui en Espagne. On a demandé au demandeur de témoigner contre M. Granados, ce qu’il a refusé de faire. Son salaire a été retenu; cependant, il a pris un avocat, a intenté une poursuite et a finalement obtenu qu’on lui rembourse une somme de 386 400 pesos. Cet argent ne lui a pas été versé. Dans ses motifs, le commissaire n’examine pas pourquoi le demandeur n’a pas cet argent en main; la transcription du témoignage du demandeur à cet égard est équivoque : à un certain moment, il dit qu’un agent peut récupérer l’argent pour lui, à un autre, il dit qu’il doit être là en personne et, à un autre encore, il dit ignorer ce qu’il faut faire.

 

[5]               Dans l’intervalle, le demandeur et son épouse ont changé de carrière, ouvrant une boutique d’aquariums où ils vendaient des poissons et des tortues. Un jour, deux hommes non identifiés sont entrés dans la boutique, prétendant qu’ils étaient des agents de la police judiciaire. Ils n’étaient pas en uniforme et le demandeur ne leur a pas demandé de montrer une pièce d’identité. Le commissaire n’en fait pas état dans ses motifs, mais il ressort de la transcription qu’il a été demandé au demandeur pourquoi il n’avait pas demandé qu’on lui montre une pièce d’identité. Ce dernier a répondu qu’il craignait que les individus le frappent et le malmènent. Il dit que ceux-ci lui avaient demandé de témoigner contre l’ancien procureur général adjoint et d’abandonner sa poursuite pour salaire impayé.

 

[6]               Ces deux individus non identifiés se sont présentés par la suite à quelques reprises chez le demandeur et ont réitéré leurs demandes. À la dernière de ces occasions, l’un des deux a brandi une arme et a menacé le demandeur : s’il décidait de disparaître, ils exerceraient des représailles contre son épouse.

 

[7]               À ce stade, les demandeurs ont pris la décision de fuir le Mexique. Ils ont vendu en privé leur entreprise d’aquariums, sans faire d’annonce. Le demandeur est arrivé le premier à Vancouver, prétendant être touriste, et, quelques semaines plus tard, il a présenté une demande d’asile. La demanderesse s’est installée chez ses parents, qui vivent dans un État différent au Mexique, et, quelques mois plus tard, elle a rejoint son époux au Canada.

 

[8]               Il est évident que ni l’un ni l’autre des demandeurs ne se sont jamais plaints à la police, ni à qui que ce soit d’autre en situation d’autorité, au sujet des visites des deux individus non identifiés. Il est aussi évident que, peu avant leur arrivée au Canada, les demandeurs ont réussi, sans encombre, à obtenir des passeports mexicains et à quitter le Mexique.

 

[9]               Il est également clair que des membres de la famille des demandeurs, dont un fils, les parents et une sœur, vivent au Chiapas sans problèmes et sans être contactés par qui que ce soit étant à la recherche des demandeurs ou voulant exercer des représailles contre eux.

 

[10]           Le commissaire a conclu que les demandeurs ne craignaient pas avec raison d’être persécutés. Par ailleurs, même si cette crainte était réelle, ils pouvaient se prévaloir au Mexique de la protection de l’État. Il a souligné que le demandeur était un avocat qui avait été au service de deux gouvernements d’État et qu’il aurait su où s’adresser pour solliciter cette protection. Cependant, les demandeurs n’ont pas fait de démarches auprès du Mexique en vue d’obtenir une aide. Il a conclu que ces derniers n’avaient pas fourni une preuve claire et convaincante pour réfuter la présomption de la protection de l’État.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[11]           Les demandeurs soulèvent deux questions :

1.                  La Commission a-t-elle commis une erreur en exigeant une preuve claire et convaincante que la protection de l’État ne serait pas efficace vu que les agents de persécution étaient des représentants de l’État?

2.                  Le commissaire a-t-il tiré des conclusions de fait déraisonnables quant au caractère suffisant de la protection de l’État au Mexique?

 

NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[12]           Depuis que la Cour suprême du Canada a rendu son arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, un contrôle judiciaire ne doit être mené qu’en tenant compte de deux normes : la décision raisonnable et la décision correcte. La norme de la décision correcte vise les questions de droit et de compétence; celle de la décision raisonnable vise les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit dont on ne peut raisonnablement dissocier les éléments de droit. S’agissant de la norme de la décision raisonnable, il est possible de rendre un éventail de décisions raisonnables, et la Cour doit faire montre d’une retenue plus ou moins grande à l’égard du tribunal administratif et des circonstances dont il est question.

 

[13]           Dans les circonstances de l’espèce, bien qu’il n’existe pas de clause privative, la décision de la Commission quant au caractère suffisant de la protection de l’État est une question de fait au sujet de laquelle elle bénéficie d’une expertise considérable. Il convient donc de faire preuve, à cet égard, d’une grande retenue à l’endroit de la Commission.

 

ANALYSE

Question no 1 : La preuve requise lorsque les prétendus auteurs de la persécution sont des représentants de l’État.

[14]           Dans un arrêt souvent cité, Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, la Cour suprême du Canada analyse la question de la protection de l’État. Un État est présumé assurer la protection de ses citoyens, et le droit international n’intervient que dans les cas où cette protection n’est pas disponible. Pour vérifier si un demandeur d’asile ne jouit pas de cette protection, on applique un critère en deux volets : 1) le demandeur d’asile doit éprouver une crainte subjective d’être persécuté, et 2) il faut que cette crainte soit objectivement justifiée.

 

[15]           Tout récemment, dans l’arrêt Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, la Cour fédérale a analysé la manière d’aborder la question du caractère suffisant de la protection de l’État, et voici ce qu’elle a répondu à une question certifiée, au paragraphe 38 de sa décision unanime :

38        Je répondrais comme suit aux questions certifiées :

 

Le réfugié qui invoque l'insuffisance ou l'inexistence de la protection de l'État supporte la charge de présentation de produire des éléments de preuve en ce sens et la charge ultime de convaincre le juge des faits que cette prétention est fondée. La norme de preuve applicable est celle de la prépondérance des probabilités, sans qu'il soit exigé un degré plus élevé de probabilité que celui que commande habituellement cette norme. Quant à la qualité de la preuve nécessaire pour réfuter la présomption de la protection de l'État, cette présomption se réfute par une preuve claire et convaincante de l'insuffisance ou de l'inexistence de ladite protection.

[16]           Il importe de signaler que, dans cette affaire-là, la demanderesse, citoyenne du Mexique, alléguait être victime de sévices non seulement aux mains de son époux, dont elle était séparée, mais aussi de son frère, un agent de la police judiciaire fédérale.

 

[17]           Dans une affaire différente et non liée, même si le nom du demandeur est semblable, Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 944, la juge Snider de la Cour a conclu que, lorsque la partie demanderesse ne s’est pas adressée aux autorités, parce que, allègue-t-elle, les agents de persécution étaient des représentants de l’État, la Cour se doit tout de même d’examiner s’il était objectivement déraisonnable de ne pas avoir sollicité une telle protection. Voici ce qu’indique la juge Snider aux paragraphes 6 à 8 :

[6]        En l'espèce, la demanderesse soutient qu'étant donné que les agents de persécution sont des représentants de l'État, elle n'est pas tenue en droit de démontrer à la Commission qu'elle a cherché à obtenir la protection de l'État. Je ne suis pas d'accord.

[7]         Dans l'arrêt Ward, précité, à la page 724, la Cour suprême du Canada a conclu que, lorsque la protection de l'État [traduction] « aurait pu raisonnablement être assurée », la Commission est autorisée à tirer une conclusion défavorable du fait que le demandeur ne s'est pas adressé aux autorités de l'État pour obtenir leur protection :

Comme Hathaway, je préfère formuler cet aspect du critère de crainte de persécution comme suit: l'omission du demandeur de s'adresser à l'État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l'État [traduction] « aurait pu raisonnablement être assurée » . En d'autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention » s'il est objectivement déraisonnable qu'il n'ait pas sollicité la protection de son pays d'origine; autrement, le demandeur n'a pas vraiment à s'adresser à l'État.

[8]        À mon avis, la question de savoir s'il est objectivement déraisonnable pour le demandeur de ne pas avoir sollicité la protection de son pays d'origine invite la Commission à apprécier la preuve dont elle est saisie et à tirer une conclusion de fait. À titre d'exemple, bien que les agents de persécution puissent être des représentants de l'État, les faits de l'espèce peuvent indiquer que des éléments purement locaux ou indésirables sont en cause et que l'État en question est un État démocratique qui offre une protection aux personnes qui sont dans une situation semblable à celle du demandeur. Il pourrait donc être objectivement raisonnable de s'attendre à ce que le demandeur cherche à obtenir la protection de l'État dans un tel cas. Dans d'autres cas, l'identité des représentants de l'État et la preuve documentaire quant à la situation dans le pays pourraient indiquer que la protection de l'État ne peut raisonnablement être assurée. On ne s'attend donc pas à ce que le demandeur cherche à obtenir la protection de l'État dans de tels cas. Vu que l'analyse qu'a faite la Commission des institutions politiques et judiciaires du Costa Rica n'était pas manifestement déraisonnable (autrement dit, qu'elle s'appuyait sur la preuve dont était saisie la Commission), l'obligation imposée par la Commission, en se fondant sur cette preuve, de chercher à obtenir la protection de l'État, ne constitue pas, à mon avis, une erreur susceptible de contrôle.

[18]           En l’espèce, il ressort clairement de la preuve que les demandeurs n’ont rien fait pour s’adresser aux autorités de l’État à propos des individus qui les persécutaient. Le demandeur était un avocat qui avait travaillé au service de l’État et qui aurait su quoi faire pour porter plainte. Il déclare que les agents de persécution étaient des agents de la police judiciaire de l’État, mais qu’ils n’étaient pas en uniforme, et il n’a rien fait pour confirmer leur identité. Il avait néanmoins suffisamment confiance envers le système judiciaire mexicain pour intenter une poursuite dans le but de récupérer un montant de salaire retenu.

 

[19]           Il était loisible au commissaire d’évaluer cette preuve pour arriver à la conclusion qu’il a tirée, à savoir que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante. Cette décision était raisonnable, et il ne convient pas de l’annuler.

 

Question no 2 : Les conclusions de fait

[20]           Les demandeurs soutiennent que certaines conclusions de fait que le commissaire a tirées étaient suffisamment déraisonnables, au vu de la preuve que ce dernier avait en main, pour qu’il y ait lieu d’annuler sa conclusion selon laquelle la présomption de la protection de l’État n’a pas été écartée.

 

[21]           Les demandeurs soutiennent que le commissaire se fonde principalement sur un rapport d’Amnesty International portant sur la situation au Mexique et daté du 7 février 2007, intitulé Mexique. Injustice et impunité : les défaillances de la justice pénale au Mexique ». Selon leur avocat, le commissaire s’est montré sélectif en choisissant les éléments du rapport sur lesquels se fonder, et en faisant abstraction des éléments où il était question de corruption et d’abus, notamment au Chiapas, ainsi que des difficultés à obtenir une réparation efficace par l’entremise de la Commission nationale des droits humains ou des tribunaux, notamment en ce qui concerne une réparation appelée amparo.

 

[22]           Il ressort clairement des motifs du commissaire que ce dernier a pris en considération le rapport et a fait référence à certaines des mesures de réparation qui y sont évoquées, et ce, en tenant compte du fait que le demandeur était un avocat qui avait travaillé pour le compte de l’État, mais qui n’avait rien fait pour demander l’aide du Mexique, alors qu’il s’était adressé au système judiciaire pour régler la question de son salaire que l’on retenait. Je répète ici une partie de ce qu’indique le commissaire au paragraphe 31 de ses motifs :

En tant que Mexicain diplômé en droit et avocat ayant travaillé pour deux gouvernements d’État, notamment à deux bureaux du procureur général au service de l’État, le demandeur d’asile principal aurait dû connaître toutes les options que le Mexique offre à ses citoyens pour obtenir la protection de l’État au Mexique. En fait, les demandeurs d’asile ont présenté une preuve que quatre principales options existent pour obtenir réparation au Mexique. Néanmoins, ils ne sont pas allés demander l’aide du Mexique. 

[23]           Le commissaire n’a pas traité de la preuve d’une manière déraisonnable, pas plus qu’il n’a tiré des conclusions déraisonnables.

 

CONCLUSION

[24]           Je conclus que le commissaire n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en droit ou en fait, et la présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

 

[25]           Les demandeurs ont proposé une question à certifier :

[traduction]

Quand un demandeur d’asile risque d’être persécuté par des représentants de l’État, le fardeau qu’il a de prouver que l’État ne veut ni ne peut lui assurer une protection est-il moins lourd que celui qui s’applique dans les cas où les agents de persécution ne sont pas des représentants de l’État? 

[26]           Le défendeur dit qu’il n’y a pas de question à certifier en l’espèce. Je suis d’accord. Les circonstances dont il est question dans la présente affaire reposent sur les faits. Dans l’arrêt Carrillo, précité, la Cour d’appel fédérale a récemment traité d’une bonne partie des mêmes questions que celles qui sont soulevées en l’espèce, de sorte que cette dernière ne présente rien de neuf à soumettre à une interprétation juridique.

 

JUGEMENT

Pour les motifs qui précèdent,

LA COUR ORDONNE :

1.                  La présente demande est rejetée.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

3.                  Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5461-07

 

 

INTITULÉ :                                       ARMANDO FALCONI MAZA et al. c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 8 juillet 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Hughes

 

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 9 juillet 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Shepherd Moss

 

POUR LES DEMANDEURS

Helen Park

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Shepherd Moss

Avocat

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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