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Date : 20080729

Dossier : T-2239-07

Référence : 2008 CF 909

Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2008

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

CHRISTINE SIMONE FLETCHER

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Mme Fletcher souhaite devenir citoyenne canadienne. La demanderesse n’a pu, en raison de sa situation personnelle, être effectivement présente au Canada pendant au moins trois des quatre années qui ont précédé sa demande de citoyenneté, ce qu’elle croyait pouvoir compenser par ses liens avec le Canada. Le juge de la citoyenneté n’a pas partagé cet avis. Alors qu’il tenait l’audience, le juge de la citoyenneté a formulé des commentaires qui ont mené Mme Fletcher à croire qu’il avait pris sa décision avant même qu’elle n’ait eu l’occasion de produire une preuve quant à ses liens avec le Canada et de présenter des observations. Mme Fletcher demande que la décision du juge de la citoyenneté soit annulée et qu’une nouvelle audience devant un autre juge lui soit accordée.

 

CONTEXTE

[2]               Mme Fletcher est citoyenne de la Jamaïque et, le 2 octobre 2002, elle est devenue résidente permanente du Canada. Elle a présenté une demande de citoyenneté le 17 février 2006. La période pertinente pour établir si Mme Fletcher a satisfait au critère de résidence prévu à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29, s’étend du 17 février 2002 au 17 février 2006. Le juge de la citoyenneté a conclu que la demanderesse avait été présente au Canada 575 jours et absente 659 jours depuis la date où elle était devenue résidente permanente, et qu’il lui manquait 520 jours pour atteindre le nombre requis de 1 095 jours de présence pendant cette période. L’avocate du défendeur a reconnu que le juge de la citoyenneté avait commis une erreur en ne tenant pas compte du temps passé par Mme Fletcher au Canada pendant la période de quatre ans qui a précédé son obtention de la résidence permanente. Quoi qu’il en ait été, cependant, la demanderesse n’atteignait pas non plus alors les 1 095 jours de présence au Canada requis par la Loi.

 

[3]               Mme Fletcher fait valoir deux motifs d’appel. Elle soutient que la décision de rejeter sa demande de citoyenneté devrait être infirmée parce que :

a.       les commentaires du juge de la citoyenneté ont porté atteinte à son droit à l’équité procédurale, ce qui donne lieu à une crainte raisonnable de partialité;

b.      le juge de la citoyenneté n’a pas appliqué le critère de résidence approprié en vue d’établir si elle avait démontré sa présence au Canada pendant la période requise pour obtenir la citoyenneté.

 

ANALYSE

[4]               Dans l’affidavit qu’elle a déposé au soutien de son appel, Mme Fletcher fait état des commentaires suivants formulés par le juge de la citoyenneté.

a.       Lorsque la demanderesse est entrée dans la salle d’audience avec son avocat, le juge de la citoyenneté a déclaré à ce dernier qu’il lui présentait [traduction] « toujours » des demandes qu’il ne pouvait accueillir.

b.      Avant le début de l’audience, le juge de la citoyenneté a dit que la demanderesse avait [traduction] « présenté sa demande prématurément » et aurait dû attendre d’avoir atteint le nombre de jours de présence requis, mais qu’il allait quand même procéder à l’audition et examiner le dossier en sa présence et en la présence de son avocat.

c.       Après avoir examiné les liens de la demanderesse avec le Canada et juste avant de clore l’audience, le juge de la citoyenneté a dit estimer que Mme Fletcher serait une bonne citoyenne, mais que, comme elle avait été plus souvent absente que présente, [traduction] « le ministre infirmerait par la suite [sa] décision » s’il devait accueillir la demande de citoyenneté.

Le déroulement de l’audience devant le juge de la citoyenneté n’a pas été consigné par écrit, mais le défendeur n’a pas contesté que les commentaires susmentionnés avaient bel et bien été formulés.

 

[5]               Mme Fletcher déclare dans son affidavit : [traduction] « Il me semblait bien clair que sa décision était arrêtée avant que ne débute mon audience. » Elle soutient que les commentaires du juge de la citoyenneté, considérés individuellement et dans leur ensemble, permettent de conclure à une crainte raisonnable de partialité de la part du juge, ce dernier ayant décidé de l’issue de la demande avant même que l’audience n’ait commencé.

 

[6]               Les allégations de crainte de partialité doivent être examinées à titre d’atteintes au droit à l’équité procédurale. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, « [p]lus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses ». Or, peu de processus me semblent avoir plus d’importance pour la vie des immigrants au Canada que celui de l’attribution de la citoyenneté.

 

[7]               Les quatre autres facteurs dont on a traité dans l’arrêt Baker – la mesure dans laquelle on se rapproche du processus judiciaire, la nature du régime législatif, les attentes des parties et les choix de procédure faits par le décisionnaire – ne donnent pas à croire que, dans le cadre du processus d’attribution de la citoyenneté, on peut accorder au demandeur moins qu’un grand respect de son droit à l’équité procédurale.

 

[8]               C’est à la partie qui allègue la crainte raisonnable de partialité qu’incombe le fardeau d’en démontrer l’existence. Bien que ce fardeau puisse être exigeant, la Cour ne doit pas hésiter à conclure que le bien-fondé de l’allégation a été établi lorsque les faits le justifient, même dans les cas où le résultat atteint était raisonnable et opportun compte tenu des faits. Ce qui est en cause, c’est le droit d’une partie d’obtenir l’équité procédurale, et non pas la décision rendue.

 

[9]               Le défendeur admet que certains des commentaires formulés étaient mal à propos, mais soutient que d’autres commentaires n’étaient que de simples énoncés de faits et ne démontraient pas l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. L’avocate du défendeur reconnaît bien sincèrement que le premier commentaire fait par le juge de la citoyenneté au début de l’audience aurait pu raisonnablement mener une personne raisonnable à croire que le juge avait alors déjà décidé de l’issue de l’affaire, mais soutient qu’un tel sentiment se serait estompé au fur et à mesure du déroulement de l’audience et de l’examen par le juge de la preuve et des observations présentées. La demanderesse prétend pour sa part que le dernier commentaire formulé par le juge a en fait contrecarré tout effet d’atténuation qu’aurait pu ainsi avoir le déroulement de l’audience.

 

[10]           Le défendeur soutient également qu’en ne soulevant pas le plus tôt possible ses allégations de crainte de partialité, la demanderesse s’est implicitement soumise à la compétence du juge de la citoyenneté et a en fait renoncé à soulever par la suite de telles allégations (In re Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F. 103 (C.A.F.), pages 110 et 113; Cougar Aviation Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), [2000] A.C.F. n° 1946 (C.A.F.), paragraphe 43; Frenette c. Canada (Procureur général), 2004 CF 879, paragraphe 30; Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, paragraphe 19; Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1367, paragraphes 18 à 20; Cota c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. n° 872 (1re inst.), paragraphe 26; et Bassila c. Canada, 2003 CAF 276, paragraphe 10).

 

[11]           Selon la demanderesse, les faits en cause dans ces affaires se distinguent des faits de l’espèce. Elle soutient qu’il y a lieu de distinguer les allégations de partialité institutionnelle, comme celles portées dans l’affaire Tribunal des droits de la personne, des allégations de comportement partial, comme celles soulevées en l’espèce. La demanderesse ajoute qu’il faut aussi prendre en compte le fait que les commentaires du juge de la citoyenneté ont été formulés dans le cadre d’une procédure très informelle et d’une durée restreinte.

 

[12]           La Cour suprême du Canada a déclaré que la question à se poser lorsqu’il s’agit d’établir s’il y a ou non crainte raisonnable de partialité est celle de savoir si une partie à un litige croirait que, selon toute vraisemblance, le décisionnaire, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste.

[…] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander «à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe [le président], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?» (Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, page 394).

 

 

[13]           J’estime qu’on pourrait soutenir en l’espèce que les commentaires du juge de la citoyenneté donnent véritablement lieu à une crainte raisonnable de partialité.

 

[14]           Le premier commentaire du juge de la citoyenneté selon lequel l’avocat lui présentait [traduction] « toujours » des demandes qu’il ne pouvait accueillir pourrait fort bien conduire une personne raisonnable à croire que l’issue de la demande était décidée à l’avance. Le défendeur soutient à cet égard que le juge ne faisait qu’exprimer une opinion préliminaire sur l’affaire et qu’il était tenu, sous le régime de la Loi, d’examiner le dossier de la demande avant la tenue de l’audience. Cela étant, soutient le défendeur, il n’était ni surprenant ni inattendu que le juge se soit formé une opinion préliminaire sur le bien-fondé de la demande.

 

[15]           Bien que je convienne qu’un juge de la citoyenneté est tenu d’examiner le dossier avant de rencontrer un demandeur et qu’il se forme alors sans aucun doute une certaine opinion sur le bien‑fondé de la demande, le juge est allé trop loin en l’espèce en s’exprimant comme il l’a fait. Le commentaire formulé est gênant, et il est vraisemblablement injuste à l’endroit de l’avocat. Plus important encore, ce commentaire conduirait une personne raisonnable à croire que toute preuve produite ou toute observation présentée par l’avocat sera sans intérêt, comme celui-ci n’a jamais gain de cause devant ce juge. Ce commentaire seul, à mon avis, conduirait un demandeur de la citoyenneté à croire de manière raisonnable que, comme Don Quichotte, il se battra contre des moulins à vent s’il tente de convaincre le juge du bien-fondé de sa demande.

 

[16]           Les autres commentaires dont s’est plainte la demanderesse pouvaient la conforter dans cette impression. Je ne puis toutefois pas conclure que, considérés isolément, ces commentaires subséquents donneraient vraisemblablement lieu à une crainte raisonnable de partialité. Si le premier commentaire n’avait pas été formulé, je doute qu’on aurait interprété les commentaires subséquents autrement que comme une assertion selon laquelle la demanderesse aurait dû attendre d’avoir atteint un nombre plus élevé de jours de résidence effective au Canada, accompagnée d’un commentaire favorable sur ses qualités personnelles.

 

[17]           Il est nécessaire en droit de porter sans délai ses allégations de partialité, qu’il s’agisse de partialité institutionnelle comme dans l’affaire Tribunal des droits de la personne, ou de comportement partial comme dans l’affaire Bassila. Une telle procédure permet au juge de se récuser et de faire renvoyer l’affaire à un autre décisionnaire, et permet d’éviter que la Cour perde du temps et gaspille des ressources inutilement. Comme la demanderesse n’a pas soulevé d’objections devant le juge de la citoyenneté, elle ne peut en soulever maintenant. J’estime quoi qu’il en soit que les commentaires du juge étaient mal à propos et qu’ils n’auraient pas dû être formulés.

 

[18]           La Cour a interprété de diverses manières le terme « résidence ». Une interprétation requiert qu’il y ait une présence effective au Canada pendant un total de trois ans, selon un strict calcul du nombre de jours de résidence (Pourghasemi (Re), [1993] A.C.F. n° 232 (1re inst.)). Selon les autres interprétations, l’exigence de la présence effective est moins rigoureuse, dans la mesure où les liens du demandeur avec le Canada sont demeurés étroits. Le juge de la citoyenneté a appliqué en l’espèce le critère de résidence le plus sévère, soit celui de la décision Pourghasemi fondé sur la présence effective au Canada et un strict calcul du nombre de jours de résidence. Le fait que le juge a laissé la demanderesse s’exprimer sur ses liens avec le Canada et a tenu compte de ces liens, malgré qu’elle n’ait pas véritablement résidé au pays assez longtemps, laisse croire qu’il était disposé à se voir convaincre, la preuve eût-elle été suffisante, de recourir à un critère de résidence moins rigoureux. Le fait demeure néanmoins que le juge n’a pas utilisé pareil critère – il a choisi le critère le plus rigoureux.

 

[19]           La décision du juge de la citoyenneté appelle une grande retenue, et elle doit être contrôlée  selon la norme de la raisonnabilité. Or on ne peut dire, compte tenu des faits dont le juge était saisi et de la jurisprudence de la Cour, que la décision était déraisonnable. Le présent appel est par conséquent rejeté.

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que le présent appel soit rejeté.

 

 

                                                                                                                 « Russel W. Zinn »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2239-07

 

INTITULÉ :                                      CHRISTINE SIMONE FLETCHER c.                                                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 23 juillet 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Zinn

 

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :                             Le 29 juillet 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen W. Green

 

POUR LA DEMANDERESSE

Sharon Stewart Guthrie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stephen W. Green

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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