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Date : 20080729

Dossier : T-724-06

Référence : 2008 CF 919

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

ENTRE :

Abbott Laboratories Ltd. et

TAP Pharmaceuticals Inc.

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ, Apotex Inc. et

Takeda Pharmaceutical Company Ltd.

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU 10 AVRIL 2008

LA JUGE SIMPSON

 

[1]               Abbott Laboratories Ltd. (Abbott) est une entreprise pharmaceutique innovatrice. TAP Pharmaceuticals Inc. (TAP) est une coentreprise formée d’Abbott et de Takeda Pharmaceutical Company Ltd. (Takeda). Takeda est titulaire du brevet canadien no 1,312,548 (le brevet 548) et, c'est en sa qualité de titulaire de ce brevet qu'elle a été constituée partie à l'instance conformément au paragraphe 6(4) du Règlement sur les médicaments brevetés (Avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement AC). TAP détient une licence à l’égard du brevet 548.

 

[2]               Apotex Inc. (Apotex) est une entreprise canadienne de produits pharmaceutiques génériques. Elle a sollicité de Santé Canada l'autorisation de commercialiser et de vendre un médicament générique contenant du lansoprazole. Les demanderesses demandent à la Cour de prononcer une ordonnance d'interdiction (la demande) interdisant au ministre de la Santé de délivrer à Apotex un avis de conformité avant l'expiration du brevet 548. Apotex a prié la Cour, par voie de requête en date du 3 octobre 2007, de rejeter cette demande sur le fondement de l'alinéa 6(5)a) du Règlement AC, au motif que le brevet 548 n'est pas admissible à l'inscription au registre des brevets. Le 10 avril 2008, j'ai fait droit à la requête. Voici les motifs de cette décision.

 

Le lansoprazole

 

[3]               Depuis qu'elles ont obtenu de Santé Canada leur premier avis de conformité en 1995, Abbott et TAP (les demanderesses) commercialisent au Canada, sous la marque PREVACIDMD des capsules de lansoprazole à libération prolongée.

 

[4]               Le lansoprazole est un antisécrétoire gastrique inhibiteur de la pompe à proton. Une fois pris, il est absorbé par l'intestin grêle. La présence d'acide réduit ou anéantit l'efficacité du lansoprazole. Alors qu'il traverse l'estomac pour atteindre son point d'absorption, il doit donc être protégé contre l'acide. La manière habituelle d'assurer cette protection est de le revêtir d'un enrobage gastrorésistant.

 

Le brevet 548 et le PREVACIDMD

 

[5]               Le brevet 548 a pour titre « Granules sphériques avec un noyau; méthode de fabrication ». Voici l'abrégé des revendications :

[traduction]
Les granules sphériques dont le noyau est revêtu d'une poudre pulvérisée contenant une drogue et une hydroxypropylcellulose faiblement substituée, peuvent, en raison d'un excellent coefficient de dureté, avoir un enrobage encore plus égal (p. ex., un enrobage à libération prolongée, un enrobage gastrique, un enrobage gastrorésistant), tout en ayant un excellent coefficient de désagrégation.

 

 

[6]               Le brevet comporte 41 revendications. La revendication indépendante 1 et les revendications dépendantes 8, 9 et 11, sont importantes. Elles sont reproduites ci-dessous.

1. Des granules sphériques dont le noyau est revêtu d'une poudre pulvérisée contenant une drogue et une hydroxypropylcellulose faiblement substituée et d'un groupe d'hydroxypropyl en quantité d'environ 4 à 20 % en poids.

 

8. Les granules sphériques dont le noyau est, selon la revendication 1, un médicament destiné au système digestif.

 

9. Les granules sphériques dont le noyau est, selon la revendication 8, un médicament destiné au système digestif étant un composé de benzimidazole ayant des propriétés antiulcéreuses, de la cimetidine, de la raniditine, de la pancréatine ou de l'acide 5‑aminosalicyclique.

 

11. Les granules sphériques dont le noyau est, selon la revendication 9, le composé de benzimidazole étant le [lansoprazole] ou l'[oméprazole].

 

[7]               Parmi les autres revendications, nombreuses sont celles qui limitent le médicament dont il est fait état dans la revendication 1 à des médicaments affectant d'autres systèmes physiologiques. Par exemple : les revendications 2 et 3 limitent le médicament à ceux qui sont destinés au système nerveux central; les revendications 4 et 5 le limitent aux médicaments destinés au système circulatoire; les revendications 6 et 7, aux médicaments destinés au système respiratoire; les revendications 12 et 13, aux agents antibiotiques ou chimiothérapeutiques; les revendications 14 et 15 limitent le médicament à ceux destinés au métabolisme; et les revendications 16 et 17, aux vitamines. La preuve ne permet pas de savoir le nombre exact de médicaments qui sont couverts par le brevet 548. Selon l'avocat d'Apotex, il y en aurait des milliers. L'avocat d'Abbott conteste cette proposition, reconnaissant cependant que le brevet 548 s'applique à [traduction] « un très grand nombre » de médicaments.

 

[8]               Le PREVACIDMD est composé de noyaux de sucrose revêtus de la poudre pulvérisée décrite dans le brevet 548. Le médicament appliqué par cette poudre pulvérisée est le lansoprazole (le premier enrobage). Les granules qui en résultent (les granules) reçoivent alors un enrobage gastrorésistant (le second enrobage), puis sont insérées dans des capsules en gélatine. Soulignons que le brevet 548 ne revendique pas le second enrobage qui est appliqué après la fabrication des granules au moyen du procédé décrit dans le brevet 548.

 

Le litige

 

[9]               Les parties conviennent que le brevet 548 ne revendique pas une utilisation du lansoprazole. La seule question que je dois trancher est donc celle de savoir si le brevet 548 comprend une revendication pour le lansoprazole en soi (la charge utile), ou pour un dispositif d'administration. Ainsi que la juge Karen Sharlow de la Cour d'appel fédérale l'a écrit au nom des juges unanimes dans l'arrêt Wyeth Canada c Ratiopharm Inc., 2007 CAF 264, 60 C.P.R. (4th) 375, au paragraphe 56, autorisation d’appel devant la CSC refusée, [2007] C.S.C.R. no 572, si Apotex peut démontrer, selon la prépondérance de la preuve, que le brevet porte sur un dispositif d'administration, le brevet n'est pas admissible à l'inscription au registre des brevets.

 

[10]           Suivant le Règlement AC, le registre des brevets est tenu par le ministre de la Santé. Ce registre comprend des listes de brevets concernant les médicaments ayant fait l'objet d'un avis de conformité. L'alinéa 4(2)b) du Règlement AC prévoit que seul le brevet qui contient « une revendication pour le médicament en soi ou une revendication pour l'utilisation du médicament » est admissible à l'adjonction au registre.

 

Récentes évolutions du droit

 

[11]           Selon la jurisprudence récente, lorsqu'un brevet revendique une composition ou une formulation, la revendication peut porter soit sur le médicament en soi, soit sur son dispositif d'administration. S'exprimant au nom des juges unanimes de la Cour d'appel fédérale dans l’arrêt Biovail Corp. c Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social), 2006 CAF 105, 46 C.P.R. (4th) 321 au paragraphe 7, le juge John Evans a estimé que tout dépend de la manière dont est interprété le brevet.

La question de savoir si le brevet revendique une composition, qui peut être « le médicament en soi », ou un dispositif d'administration du médicament est une question d'interprétation du brevet. Chacune des revendications du brevet doit être examinée séparément, mais elle ne doit pas être interprétée indépendamment des autres revendications et du reste du brevet.

 

 

[12]           L'arrêt Biovail ajoute à l'arrêt GlaxoSmithKline Inc. c Canada (Procureur général), 2005 CAF 197, 40 C.P.R. (4th) 193, dans lequel le juge Denis Pelletier examine la jurisprudence antérieure. Voici ce que le juge a affirmé :

42.  Il est clair que ces brevets visent à protéger un dispositif permettant la libération contrôlée, dans un fluide aqueux, d'un grand nombre de composés, qu'il s'agisse de pesticides, d'herbicides, de médicaments ou de désodorisant ambiant. Les « ingrédients actifs » mentionnés dans les brevets ne sont que la charge utile véhiculée par le dispositif d'administration protégé par les brevets.

 

43.  L'examen des affaires de « dispositifs médicaux » citées plus haut permet de relever l'existence d'un thème constant qui est celui de la dichotomie entre le dispositif et la charge utile qui est véhiculée. Les tentatives pour définir ce qu'il faut entendre par « revendication pour l'utilisation du médicament en soi » en fonction du point de savoir si les ingrédients sont combinés entre eux, ou s'il y a un dispositif matériel, portent à établir une distinction plus essentielle entre le dispositif et le produit que ce dispositif est chargé de véhiculer. La distinction faite dans l'arrêt Glaxo Group Ltd. (C.A.) entre les dispositifs d'administration d'un médicament et le médicament qui est administré est une autre manière d'exprimer la différence entre le dispositif et la charge utile. Mais, comme le montre la présente affaire, la distinction est plus difficile à faire lorsque le comprimé est à la fois ce qui est administré et le moyen d'administrer la drogue en question. La distinction entre le dispositif et la charge utile chevauche les deux critères et exige que l'on se penche sur le fond du brevet. En effet, le brevet protège-t-il le dispositif ou la charge utile?

 

 

[13]           Ce même raisonnement a été repris par le juge suppléant Barry Strayer dans le jugement Proctor & Gamble Pharmaceuticals Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2006 CF 411, 289 F.T.R. 288, qui précise au paragraphe 18 que « la portée des revendications ne devrait pas dépendre de la question de savoir si la charge utile est formulée de manière à fonctionner de concert avec le mécanisme d'administration, ou si le mécanisme d'administration est un dispositif mécanique ou physique distinct de l'ingrédient actif ». Les revendications étant ambigües, le juge suppléant Strayer a examiné les exposés du brevet afin de déceler l'objet et la fonction de l'invention.

 

L'interprétation du brevet 548

 

[14]           L'avocat d'Abbott reconnaît la pertinence du fait que le brevet 548 mentionne un grand nombre de médicaments, mais il affirme que ce fait n'est pas concluant. Pour les raisons exposées ci-dessous, cependant, je conclus que le brevet 548 revendique un « dispositif d'administration » servant à un grand nombre de médicaments, mais qu'il ne revendique pas le lansoprazole ou un autre médicament en tant que « charge utile ».

 

[15]           Le professeur Harold Hopfenberg, expert-témoin appelé par Apotex, a souligné que le brevet 548 ne nous renseigne pas sur l'utilisation du lansoprazole en soi. Au paragraphe 21 de son affidavit, il indique, au contraire, que le lansoprazole n'est qu'un des nombreux médicaments que peut contenir la poudre pulvérisée.

[traduction]
Ainsi, cette personne fictive versée dans l'art comprendrait qu'il ne convient d'accorder aucune signification particulière au fait que le lansoprazole et l'oméprazole sont cités comme appartenant tous les deux à la catégorie des composés appelés benzimidazoles destinés au système digestif. C'est simplement que ces composés faisaient l'objet d'une description spécifique dans les brevets antérieurs, mais le fait d'avoir divulgué à titre d'exemple un très grand nombre de médicaments n'était pas censé avoir d'effet restrictif.

 

[16]           La présente espèce est comparable à l'affaire Abbott Laboratories c Canada (Ministre de la Santé), 2007 FC 622, 57 C.P.R. (4th) 450, confirmée par le juge James Hugessen sous la référence 2007 CF 865, 62 C.P.R. (4th) 45. Il s'agissait d'un brevet portant sur des comprimés à désagrégation rapide, le brevet faisant état de 190 principes actifs différents pouvant entrer dans sa composition, dont le lansoprazole. Étant parvenu à la conclusion que le brevet ne pouvait pas être inscrit au registre, le protonotaire Roger Lafrenière s'est exprimé en ces termes :

[traduction]
49
. [...] Je préfère le témoignage de David Graham, selon qui le brevet 753 n'entend pas plus protéger le médicament lansoprazole qu'il ne protège les 189 autres principes actifs décrits dans la divulgation. L'utilisation du lansoprazole, et cela vaut pour les autres principes actifs évoqués dans le brevet 753, ne figure dans le brevet que pour montrer qu'un principe actif, et les utilisations qu'on lui connaît, peut être administré au moyen de l'invention brevetée. Il semble même que les usages qui peuvent être fait des divers principes actifs ne figurent dans le brevet que pour expliquer un point plutôt évident, c'est-à-dire que la posologie ne serait-ce que d'un seul principe actif dépendra du stade d'évolution de la maladie et du patient. Je suis d'accord pour dire que les revendications mentionnant des principes actifs spécifiques ne font que préciser davantage l'utilité du dispositif d'administration breveté et ne sont aucunement des revendications de ces divers médicaments ou de leur emploi.

 

51. Le lansoprazole n'est qu'une des « charges utiles » pouvant être véhiculées par le dispositif d'administration. Les revendications qui évoquent le lansoprazole ne sont que l’expression ou la réalisation restreinte du dispositif d'administration qui constitue l'invention brevetée, qu’on applique à l'un d'au moins 190 principes actifs possibles.

 

[17]           Je fais remarquer que le titre, l'abrégé et les autres divulgations du brevet 548 montrent clairement que le brevet divulgue des granules sphériques possédant un excellent coefficient de dureté et de désagrégation. L'avantage que procure le brevet – le problème qu'il résout – tel que décrit dans la divulgation est qu'il crée des granules qui [traduction] « en raison de leur excellent coefficient de dureté, peuvent avoir un enrobage plus égal (c.-à-d., un enrobage à libération prolongée, un enrobage gastrique et un enrobage gastrorésistant), et, en plus, les granules ont un excellent coefficient de désagrégation ».

 

[18]           L'avantage que procure le brevet 548 sur le plan de la désagrégation des granules porte à voir dans cette invention un dispositif d'administration. Au paragraphe 19 de son affidavit, la professeure Vemula Kusum Devi, expert-témoin appelée par Abbott, dit ce qui suit :

[traduction]

Au contact de l'humidité, un désintégrant se dilate, ce qui entraîne la désagrégation de la formulation ou forme posologique et libère ainsi le principe actif qui se dissout ensuite avant d'être absorbé.

 

[19]           Au paragraphe 25 de son affidavit, le professeur Hopfenberg (témoignant pour le compte d'Apotex) conclut que les granules sont un dispositif d'administration. Voici ce qu’il a affirmé :

[traduction]
La personne fictive versée dans l'art comprendrait que [l'hydroxypropylcellulose faiblement substituée] fait fonction de véhicule désagrégeant et dans certains cas, s'agissant de comprimés, de liant (mais pas pour les granules en gélules).

 

[20]           Le professeur Stephen Byrn, appelé lui aussi à témoigner pour le compte d’Apotex, reconnaît qu'un médicament peut comporter plus d'un dispositif d'administration. Au paragraphe 30 de son affidavit, il reconnaît que le deuxième enrobage et la capsule sont eux-mêmes des dispositifs d'administration. La capsule permet d'acheminer le médicament jusqu'à l'estomac, et à partir de là c'est le deuxième enrobage qui achemine le médicament vers l'intestin grêle.

 

[21]           Le brevet 548 peut donc être considéré comme un troisième dispositif d'administration. À partir du moment où le second enrobage achemine les granules jusqu'à l'intestin grêle, les granules fabriquées selon le brevet 548 se désagrègent rapidement et libèrent au bon moment le médicament dans le sang. Les granules constituent donc l'ultime étape du processus d'administration.

 

[22]           Le brevet 548 pourrait également être considéré comme le moyen de renforcer le deuxième dispositif d'administration que constitue le deuxième enrobage. Étant donné que la dureté des granules fabriquées selon le brevet 548 permet d'appliquer plus facilement et plus également le deuxième enrobage, l’enrobage gastrorésistant voit accroître son efficacité en tant que dispositif d'administration.

 

[23]           Dans l'un et l'autre cas, le brevet 548 revendique un dispositif d'administration du médicament et ne revendique pas le lansoprazole en tant que médicament en soi. Par conséquent, la Cour a prononcé une ordonnance portant que le brevet 548 ne peut être inscrit au registre des brevets.

 

 

« Sandra J. Simpson »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-724-06

 

INTITULÉ :                                      ABBOTT LABORATORIES LIMITED et autres c

                                                            LE MINISTRE DE LA SANTÉ et autres

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              VANCOUVER (C.‑B.)

 

DATE DE L'AUDIENCE :             LE 18 MARS 2008

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 29 JUILLET 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Reddon

Ariel Neuer

 

POUR LES DEMANDERESSES

Andrew Brodkin

Richard Naiberg

Belle Chan

 

Vik Tenekjian

 

POUR LA DÉFENDERESSE (APOTEX)

 

 

 

POUR LE DÉFENDEUR (TAKEDA)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

Gowlings Lafleur Henderson LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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