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Date : 20080723

Dossier : IMM-3950-07

Référence : 2008 CF 898

Toronto (Ontario), le 23 juillet 2008

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

TAREQ MUGHRABI

demandeur

et

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’égard d’une décision (la décision), datée du 20 septembre 2007, par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a refusé la demande de résidence permanente fondée sur des circonstances humanitaires (CH) faite au Canada par le demandeur.

 

CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Jordanie d’origine ethnique palestinienne. Il a quitté la Jordanie et est entré aux États-Unis en juin 1996. Le 6 mai 2003, il est entré au Canada et a présenté une demande d’asile, laquelle a été rejetée le 15 juin 2004. La demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR) du demandeur a été refusée le 16 juin 2005. Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qui visait la décision défavorable prise par l’agent d’ERAR. Le 6 octobre 2005, la Cour a rejeté la demande d’autorisation et, le 17 septembre 2007, une mesure de renvoi a été prise contre le demandeur, lui ordonnant de quitter le Canada le 27 septembre 2007.

 

[3]               Le demandeur a également présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des circonstances humanitaires. La demande a été refusée le 20 septembre 2007. C’est cette décision qui fait l’objet du contrôle judiciaire dans la présente demande. Un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi a été accordé en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire.

 LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

 

[4]               L’agent a d’abord examiné les difficultés auxquelles serait confrontée la famille élargie du demandeur s’il était obligé de présenter sa demande de résidence permanente à l’étranger. L’agent a souligné que la famille élargie du demandeur a énormément besoin de son aide à la maison, que l’oncle et la tante du demandeur souffrent de divers problèmes de santé, et que l’oncle passe de nombreuses heures à exploiter une entreprise dont il est propriétaire. L’agent a conclu que, même si ces facteurs pouvaient être considérés comme des difficultés, celles-ci n’étaient pas inhabituelles, injustifiées ou excessives. L’agent a précisé que beaucoup d’autres familles au Canada se trouvent dans la même situation, où des parents sur le marché du travail doivent jongler avec leurs responsabilités professionnelles et familiales. Cependant, l’agent a également conclu que la famille du demandeur avait les moyens financiers d’alléger ses obligations familiales en engageant une gardienne pour les enfants ou des employés pour l’entreprise de l’oncle. L’agent a ensuite indiqué que, même s’il était possible que la tante du demandeur souffre de dépression, la preuve ne permettait pas d’affirmer que son état serait irrémédiable si elle se soumettait à un traitement médical.

 

[5]               L’agent a ensuite examiné l’incidence qu’aurait le renvoi du demandeur sur les cousins. Il a rejeté l’argument du demandeur selon lequel les enfants souffriraient d’un traumatisme psychologique et émotionnel s’il était obligé de faire sa demande de visa de résident permanent à l’étranger, affirmant que les [traduction] «[e]nfants sont résilients de nature, et qu’il n’est pas déraisonnable de croire qu’ils pourraient s’ajuster et s’adapter à la perte du demandeur, tout comme de nombreux enfants ayant perdu un parent à la suite d’un divorce ou d’un décès ». L’agent a aussi affirmé que les cousins du demandeur bénéficieraient toujours du soutien de leurs deux parents biologiques. Ainsi, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à démontrer que le fait de couper les liens avec sa famille élargie occasionnerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ou aurait une incidence sur les enfants.

 

[6]               De plus, l’agent a reconnu que la famille du demandeur s’inquiétait pour sa sécurité s’il devait être renvoyé en Jordanie, mais il a ajouté que la Section de la protection des réfugiés et la Section d’examen des risques avant renvoi avaient déjà conclu que les allégations du demandeur  concernant le risque d’être exposé à une menace à sa vie, à un risque de persécution et à un risque de traitements ou peines inusités n’étaient pas fondées. L’agent a également indiqué que l’épouse du demandeur réside aux États-Unis où il pourrait retourner et revivre avec elle. À la lumière de ces facteurs, l’agent a conclu qu’obliger le demandeur à quitter le Canada ne causerait pas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, et que les motifs d’ordre humanitaire invoqués étaient insuffisants pour justifier, dans le cas du demandeur, une levée des critères relatifs au visa prévus par la Loi.

[6]

QUESTIONS EN LITIGE

 

[7]               Voici les questions en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire :

1.              L’agent a-t-il omis de tenir compte des deux rapports psychologiques présentés à l’appui de la demande CH du demandeur lorsqu’il a rendu sa décision?

 

2.              L’agent a-t-il omis de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants?

 

3.              La décision de l’agent est-elle déraisonnable?

3.

 

CADRE LÉGISLATIF

 

[8]               Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Visa et documents

 

 

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement, lesquels sont délivrés sur preuve, à la suite d’un contrôle, qu’il n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

 

 

 

Séjour pour motif d’ordre humanitaire

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

Application before entering Canada

 

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document shall be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

 

Humanitarian and compassionate considerations

 

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

NORME DE CONTRÔLE

[9]               La Cour suprême du Canada a récemment conclu dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, qu’il n’existe maintenant que deux normes de contrôle, celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a également déclaré qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle lorsque la norme de contrôle applicable à une question en particulier soumise à la cour de révision est bien arrêtée par la jurisprudence.

 

[10]           Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 61, la Cour suprême a statué que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’accorder une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire était celle de la décision raisonnable simpliciter. Il est depuis bien établi que la norme de la décision raisonnable simpliciter constitue la norme applicable lors du contrôle judiciaire de pareilles décisions. À la lumière des arrêts Baker et Dunsmuir de la Cour suprême du Canada et de la jurisprudence de la Cour, je conclus que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Lorsqu’elle contrôle une décision selon cette norme, la Cour ne doit intervenir que si la décision était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

ANALYSE

 

1.         L’agent a-t-il omis de tenir compte des deux rapports psychologiques présentés à l’appui de la demande CH du demandeur lorsqu’il a rendu sa décision?

 

[11]           Le demandeur soutient que l’agent a omis de tenir compte des deux rapports psychologiques qu’il a présentés à l’appui de sa demande CH et qu’il a donc commis une erreur susceptible de contrôle. Le demandeur souligne que, nulle part dans sa décision, l’agent n’a mentionné les rapports psychologiques. En fait, l’agent n’a fait que mentionner brièvement la documentation qu’il a fournie à l’appui de sa demande, et il ne s’est livré qu’à une analyse générale de l’effet émotionnel et psychologique que subirait sa famille s’il était renvoyé du Canada, ce qui, selon le demandeur, avait été soulevé dans la lettre de présentation accompagnant la demande CH.

 

[12]           Bien que l’agent n’ait pas mentionné expressément les rapports psychologiques ni les documents à l’appui de la demande, le défendeur allègue qu’il ressort clairement que l’agent, dans ses motifs, a effectivement pris en compte le contenu des rapports. Le défendeur se fonde sur la décision de la Cour fédérale dans Thiara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 387, conf. par 2008 CAF 151, où la juge Layden-Stevenson a statué ce qui suit aux paragraphes 18 et 19 :

[12]

18.     D’abord, je dois dire que je n’estime pas que l’omission de l’agente d’avoir mentionné expressément les noms des instruments internationaux soit une erreur de droit. Il est bien établi que l’agente, dans ses motifs, n’a pas à citer toute la preuve dont elle disposait. À moins que le contraire puisse être démontré, il est présumé qu’un décideur a soupesé et examiné toute la preuve : Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.) (QL); Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.). Le raisonnement sous-tendant cette proposition vise à faire en sorte que la forme ne l’emporte pas sur le fond.

 

19.     À mon avis, la véritable question dans la présente affaire repose sur la question de savoir si la décision de l’agente révèle une omission d’avoir examiné et appliqué les principes contenus dans les instruments internationaux cités.

 

[13]           La juge Layden-Stevenson a ensuite conclu dans Thiara que, malgré son omission d’avoir mentionné les instruments internationaux, l’agente a traité de leur contenu et fait une analyse complète et réfléchie des facteurs en cause dans cette affaire.

 

[14]           Le défendeur se fonde également sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au paragraphe 3, dans lequel le juge Décary a déclaré « qu’insister en droit qu’une agente d’immigration indique expressément qu’elle a tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant avant de se pencher sur le degré de difficultés auquel l’enfant serait exposé revient à privilégier la forme au détriment du fond ». Dans la même veine, le défendeur soutient que, bien que l’agent n’ait pas en l’espèce nommément mentionné les rapports, sa décision montre qu’il a pris en compte leur contenu. Le défendeur allègue que l’agent a souligné à plusieurs reprises dans sa décision que la demande était fondée sur le traumatisme psychologique que la famille, surtout les enfants, subiraient si le demandeur était renvoyé du Canada. Compte tenu des motifs de l’agent, le défendeur soutient qu’il est clair que l’agent a pris en compte les rapports.

 

[15]           Le défendeur a cité à bon droit le principe bien établi selon lequel il existe une présomption que le décideur a pris en compte tous les éléments de preuve dont il disposait. L’agent a indiqué dans ses motifs que [traduction] « la famille [du demandeur], plus particulièrement sa cousine la plus jeune et sa tante, subiraient un traumatisme psychologique et émotionnel s’il était obligé de faire une demande de visa à l’étranger », et il a poursuivi en précisant qu’il [traduction] « avait examiné les renseignements fournis sur ces facteurs [...] ». L’agent a également indiqué que la famille avait besoin du demandeur, que sa tante et son oncle souffraient de divers problèmes de santé, et que l’oncle passait de nombreuses heures à exploiter une entreprise de transport dont il était propriétaire. Cependant, dans sa décision, l’agent ne fait aucune référence précise aux rapports et ses motifs et conclusions tendent à indiquer qu’il a jugé que l’opinion concernant le traumatisme venait du demandeur lui-même. L’agent n’a pas traité les rapports comme des éléments de preuve fournis par des professionnels qualifiés, lesquels devaient être examinés comme tels. Dans ce sens alors, même s’il a examiné les rapports, l’agent ne les a pas traités comme des documents constitués par des professionnels compétents ayant passé un temps considérable avec la famille en cause. Essentiellement, l’agent n’a pas vraiment examiné les rapports pour ce qu’ils étaient et n’a pas expliqué de manière adéquate les raisons pour lesquelles il avait rejeté certains éléments de preuve contenus dans les rapports établissant la preuve traumatisme extrêmement inquiétant.

 

2.         L’agent a-t-il omis de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants?

 

[16]           Le demandeur soutient que l’agent n’a pas été réceptif ni attentif ni sensible à l’intérêt supérieur des enfants touchés par la décision lorsqu’il a rejeté sa demande CH. Le demandeur se fonde sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hawthorne, précité, au paragraphe 32, dans laquelle la Cour a résumé la jurisprudence applicable dans les termes suivants :

32.     Il y a eu également consensus sur le fait qu’une agente ne peut démontrer qu’elle a été « récepti[ve], attenti[ve] et sensible » à l’intérêt supérieur d’un enfant touché par la simple mention dans ses motifs qu’elle a pris en compte l’intérêt de l’enfant d’un demandeur CH (Legault, par. 13). L’intérêt de l’enfant doit plutôt être « bien identifié et défini » (Legault, par. 12) et « examiné avec beaucoup d’attention » (Legault, par. 31) car, ainsi que l’a affirmé clairement la Cour suprême, l’intérêt supérieur de l’enfant constitue « un facteur important » auquel on doit accorder un « poids considérable » (Baker, par. 75) dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire sous le régime du paragraphe 114(2).

 

[17]           Le demandeur se fonde également sur la décision dans Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, où le juge Campbell a conclu qu’« être réceptif » signifie que l’agent doit montrer qu’il est au courant de l’intérêt supérieur de l’enfant en indiquant les manières dont cet intérêt entre en jeu. Le juge Campbell a également indiqué qu’« être attentive » signifie que l’agent doit considérer les facteurs qui font intervenir l’intérêt supérieur d’un enfant dans leur contexte intégral, et que la relation entre les facteurs en question et les autres circonstances du dossier doit être parfaitement comprise. En outre, pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

                  

[18]           Le demandeur prétend que l’agent n’a pas tenu compte de l’intérêt des enfants en l’espèce, qu’il n’a que repris les motifs qu’il avait invoqués à l’appui de sa demande CH et qu’il n’a fait qu’une brève mention de l’incidence qu’aurait le renvoi sur les enfants. Le demandeur soutient que l’agent n’a pas identifié ni défini l’intérêt supérieur des enfants et qu’il n’en a pas tenu suffisamment compte, comme le prescrit l’arrêt Hawthorne.

 

[19]           Le défendeur allègue que, bien que l’intérêt supérieur des enfants constitue un facteur important, celui-ci n’est pas déterminant (Hawthorne, précité). L’intérêt supérieur des enfants doit plutôt être évalué en fonction d’autres facteurs. Le défendeur soutient que l’agent a procédé à la pondération des facteurs et à l’examen de la demande d’asile du demandeur qui a été rejetée, de sa demande d’ERAR qui a aussi été rejetée et des rapports psychologiques.

 

[20]           Le défendeur soutient que l’agent s’est nettement penché sur l’intérêt supérieur des enfants, indiquant que l’incidence de l’expulsion sur les enfants constitue l’une des parties principales des motifs de la décision de l’agent. Selon le défendeur, il ressort des motifs de l’agent que celui-ci a  examiné les facteurs particuliers de l’espèce, le contexte entourant les difficultés et les épreuves qui résulteraient d’une décision défavorable, ce qui montre que l’agent a été tout à fait réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants.

 

[21]           Le défendeur soutient également que la présente affaire se distingue de l’affaire Kolosovs. Dans Kolosovs, le grand-père avait été présent à la naissance de chacun des enfants, il leur apportait un soutien affectif et financier, et il était leur seule figure paternelle. De plus, dans Kolosovs, l’agent n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants étant donné qu’il a omis d’examiner un facteur essentiel : un des enfants souffrait du diabète juvénile et se trouvait dans un coma diabétique. Le défendeur allègue que, dans la présente affaire, la décision tient compte du contenu des rapports et qu’elle n’omet aucun facteur essentiel. L’agent a examiné le contexte, reconnaissant que les enfants bénéficieraient toujours du soutien de leurs parents biologiques et de leurs frères et sœurs, et que le demandeur n’était pas le père des enfants ni la personne qui s’occupait principalement d’eux. Le défendeur fait valoir que le demandeur voudrait que la Cour soupèse de nouveau la preuve dont disposait l’agent et ajoute que, comme l’a statué la Cour dans Ramirez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1404, il ne lui appartient pas de le faire.

 

[22]           Après avoir examiné la décision, je conclus que l’agent n’a pas été réceptif ni attentif ni sensible à l’intérêt supérieur des enfants touchés par le renvoi du demandeur du Canada. L’agent a reconnu que les enfants pourraient souffrir d’un traumatisme psychologique et émotionnel à la suite du renvoi du demandeur, mais il a conclu qu’ils seraient en mesure de s’ajuster et s’adapter à la perte du demandeur. L’agent a souligné que les enfants bénéficieraient du soutien de leurs deux parents biologiques et que le fait de couper les liens entre le demandeur et sa famille n’occasionnerait pas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[23]           À cet égard, le véritable problème que pose la décision est qu’elle ne dispose pas de motifs de fond ni de fondement véritable pour justifier le désaccord de l’agent avec l’opinion et les conclusions contenues dans les rapports psychologiques. Le demandeur s’est donné beaucoup de mal pour obtenir et fournir des rapports détaillés, rédigés par des professionnels qualifiés, qui décrivent les problèmes auxquels seraient confrontés cette famille et, en particulier les enfants. L’agent prétend avoir pris en compte les rapports en indiquant que les [traduction] « [e]nfants sont résilients de nature, et qu’il n’est pas déraisonnable de croire qu’ils pourraient s’ajuster et s’adapter à la perte du demandeur, tout comme de nombreux enfants ayant perdu un parent à la suite d’un divorce ou d’un décès ». L’agent ne fournit aucun fondement probatoire pour conclure que les [traduction] « [e]nfants sont résilients de nature », et il ne cherche pas à prendre en compte l’opinion bien arrêtée qu’on lui donne concernant les enfants touchés en l’espèce. Même si les enfants sont résilients de nature (ce qui est certes contraire à mon expérience), l’agent n’a pas été réceptif ni attentif à l’intérêt de ces enfants en particulier, compte tenu de la façon dont il a examiné la preuve psychologique détaillée dont il disposait.

 

[24]           Cela ne veut pas dire que l’intérêt des enfants supplante tous les autres facteurs ou que l’agent était obligé d’accepter les conclusions contenues dans les rapports psychologiques. Toutefois, la décision ne renferme aucun fondement véritable pour justifier le désaccord avec les rapports ou les propres conclusions de l’agent concernant l’incidence du renvoi du demandeur sur les enfants et sur la jeune Jenan en particulier. Cela laisse supposer que l’intérêt des enfants n’a pas été pris en compte de manière appropriée dans la décision dans son ensemble. À mon avis, la décision était déraisonnable.

 

3.         La décision de l’agent est-elle déraisonnable?

 

[25]           Le demandeur allègue que l’agent a omis de prendre en compte et d’examiner les rapports psychologiques qu’il a produits et qu’il a fait un certain nombre de commentaires non fondés qui contredisaient directement les rapports psychologiques pour lesquels il n’a fourni aucune justification. Le demandeur souligne que l’agent a conclu que la cousine la plus jeune, Jenan, ne subirait aucun traumatisme psychologique et émotionnel au motif que les [traduction] « [e]nfants sont résilients de nature », pourtant cette conclusion va directement à l’encontre des rapports psychologiques. Dans son rapport, la Dre Cynthia Jordan a affirmé que [traduction] « [s]i Mohamad et Tareq devaient être renvoyés du Canada, elle [la cousine] risquerait fortement de présenter un trouble de l’attachement qui aurait un effet préjudiciable sur sa santé mentale, voire peut-être des conséquences permanentes pour le reste de sa vie. Il est reconnu que les enfants de son âge qui perdent des figures d’attachement, telles que des gardiennes, s’isolent et demeurent socialement à l’écart, et certains deviennent même muets de façon sélective. » De plus, la Dre Rosalyn Golfman a affirmé dans son rapport que, [traduction] « [l’]évaluateur a constaté une certaine attitude de défi et d’agressivité chez Jenan qui, combinée à un stress supplémentaire, comme la perte de ses oncles, est susceptible de s’aggraver en [traduction] « trouble oppositionnel avec provocation ». Le demandeur soutient que l’agent n’a pas présenté de preuve au soutien de ses conclusions ni de motifs pour justifier son désaccord avec les rapports psychologiques. Par conséquent, l’opinion de l’agent sur l’incidence qu’aurait le renvoi du demandeur sur sa famille était non étayée et déraisonnable.

 

[26]           Le défendeur soutient qu’il était loisible à l’agent de rejeter les rapports psychologiques ou de substituer son opinion à celle contenue dans les rapports. Il ajoute que cela fait précisément partie du rôle de l’agent et qu’il restreindrait son pouvoir discrétionnaire en agissant autrement. Le défendeur prétend que les rapports psychologiques n’étaient qu’un des facteurs à prendre en considération dans la décision d’accueillir la demande CH et affirme que la décision est motivée et qu’elle résiste à un examen poussé.

 

[27]           Pour les raisons déjà exposées, je dois conclure que la décision était déraisonnable. Le demandeur demande davantage à la Cour que de simplement soupeser de nouveau la preuve. Ayant à l’esprit l’ensemble des circonstances qui sous-tendent la décision, l’examen des rapports fait par l’agent était déraisonnable. Au lieu de traiter du traumatisme dont font précisément état les rapports, l’agent a évité la question en s’appuyant sur des généralités non étayées pour conclure que les [traduction] « [e]nfants sont résilients de nature ». Cette conclusion était déraisonnable, compte tenu du contexte de la décision dans son ensemble.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

 

2.         L’affaire ne soulève aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3950-07

 

INTITULÉ :                                       Tareq Mughrabi c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 10 juillet 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT                                LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 23 juillet 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Hafeez Khan

 

POUR LE DEMANDEUR

Aliyah Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Booth Dennehy LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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