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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080718

Dossier : IMM‑228‑08

Référence : 2008 CF 884

Vancouver (Colombie-Britannique), le 18 juillet 2008

En présence de Madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

MORTEZA MOMENZADEH TAMEH

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Morteza Momenzadeh Tameh a été déclaré interdit de territoire canadien pour raison de sécurité du fait de son appartenance antérieure au Moujahedin‑e‑Khalq (le MEK), organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle a été l'auteure d'actes de terrorisme.

 

[2]               M. Momenzadeh Tameh a formé une demande de dispense ministérielle de son interdiction de territoire sous le régime du paragraphe 34(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, l'honorable Stockwell Day, a rejeté cette demande le 15 novembre 2007.

 

[3]               M. Momenzadeh Tameh sollicite par la présente demande le contrôle judiciaire de cette décision du ministre, au motif que ce dernier a commis une erreur en omettant de prendre en considération des faits pertinents, de sorte que ladite décision ne serait pas raisonnable.

 

[4]               M. Momenzadeh Tameh affirme en outre que le ministre a manqué à son obligation d'agir équitablement envers lui en n'appuyant pas de motifs suffisants le rejet de sa demande de dispense ministérielle.

 

[5]               Pour les motifs dont l'exposé suit, je conclus que le ministre n'a pas été informé de tous les renseignements pertinents relatifs à la demande de dispense ministérielle de M. Momenzadeh Tameh. En conséquence, le ministre n'a pu évaluer et peser comme il aurait fallu tous les facteurs pertinents pour établir si la présence du demandeur au Canada serait préjudiciable à l'intérêt national, de sorte que sa décision n'est pas raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

 

Le régime applicable

[6]               Il serait utile, avant d'examiner les faits de la présente espèce, de se faire une idée des dispositions de la LIPR qui régissent les demandes de dispense ministérielle et de la manière dont la jurisprudence interprète ces dispositions.

[7]               M. Momenzadeh Tameh a été déclaré interdit de territoire canadien en vertu de l'alinéa 34(1)f) de la LIPR, libellé comme suit :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

 

f) être membre d'une organisation don=t il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle est, a été ou sera l'auteur d'un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

[8]               L'alinéa 34(1)c) vise les organisations pratiquant le terrorisme. L'article 33 de la LIPR dispose ce qui suit :

33. Les faits ‑‑ actes ou omissions ‑‑ mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu'ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred are occurring or may occur. [emphasis added]

 

 

[9]               Par suite, il n'est pas nécessaire que les faits qui emportent interdiction de territoire pour une personne donnée soient contemporains de l'audience relative à l'interdiction de territoire; voir le paragraphe 7 de Miller c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 912.

[10]           La personne qui a été déclarée interdite de territoire pour l'un des motifs énumérés au paragraphe 34(1) peut demander une dispense ministérielle sous le régime du paragraphe 34(2) de la Loi, ainsi libellé :

34(2) Ces faits n'emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l'étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l'intérêt national.

34(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

 

 

[11]           Comme je l'ai fait observer dans Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 1 R.C.F. 485, 2004 CF 1174, l'examen que commande le paragraphe 34(2) de la LIPR porte sur une question différente de celui que prévoit son paragraphe 34(1).

 

[12]           La question à laquelle le ministre doit répondre sous le régime du paragraphe 34(2) n'est pas la justesse de la décision selon laquelle il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur est membre d'une organisation terroriste : cette décision a en effet déjà été rendue. Il est plutôt prescrit au ministre de répondre à la question de savoir si, malgré l'appartenance du demandeur à une organisation terroriste, il serait préjudiciable à l'intérêt national de lui permettre de rester au Canada; voir Ali, au paragraphe 42. Voir aussi Al‑Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 381, au paragraphe 12.

 

[13]           En effet, le paragraphe 34(2) confère au ministre le pouvoir de prononcer une mesure exceptionnelle de dispense à l'égard d'une conclusion d'interdiction de territoire déjà établie par l'agent d'immigration; voir Ali, au paragraphe 43, et Al‑Yamani, au paragraphe 13.

 

[14]           Contrairement à la plupart des décisions relevant de la LIPR, qui sont rendues par des fonctionnaires du ministère ou des membres de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, les décisions prévues au paragraphe 34(2) de la Loi doivent être rendues par le ministre lui‑même. À ce propos, le paragraphe 6(3) de la LIPR dispose explicitement que le pouvoir d'accorder une dispense relative à l'intérêt national que confère le paragraphe 34(2) appartient exclusivement au ministre et ne peut être délégué.

 

[15]           On a élaboré un ensemble de lignes directrices intitulé « Évaluation de l'interdiction de territoire » afin d'orienter les fonctionnaires du ministère chargés d'établir des recommandations à l'intention du ministre pour l'aider à décider les demandes de dispense ministérielle; voir le paragraphe 56 de Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 123.

 

[16]           Après avoir ainsi défini le contexte législatif de la demande de M. Momenzadeh Tameh, j'examinerai maintenant les faits qui ont donné lieu à cette demande.

 

Le contexte factuel

[17]           Le MEK est une organisation iranienne qui a pour but de renverser le régime actuel de l'Iran et d'y établir une république islamique socialiste. Le MEK est désigné comme entité terroriste par le gouvernement du Canada pour l'application de la partie II.1 du Code criminel.

 

[18]           M. Momenzadeh Tameh s'est lié au MEK en 1979, à l'âge de 18 ou 19 ans. Il explique que ses premières activités pour le compte de cette organisation consistaient à rédiger et à distribuer de la propagande, à écrire des slogans sur les murs et à faire des contributions pécuniaires.

 

[19]           En mai 1982, M. Momenzadeh Tameh est devenu chef d'une cellule de résistance du MEK comptant quatre membres. En tant que chef de cellule, il était chargé, en plus des activités ci‑dessus, d'organiser des manifestations et de cacher chez lui d'autres membres du MEK.

 

[20]           S'il est vrai que le MEK a été impliqué au cours de son histoire dans diverses actions violentes, notamment des attentats à la bombe et des meurtres de civils, aucun élément de la preuve ne tend à établir que M. Momenzadeh Tameh ait participé personnellement à des actes de violence de quelque nature qu'ils soient.

 

[21]           En décembre 1982, M. Momenzadeh Tameh a été arrêté par les autorités iraniennes en raison de ses activités pour le MEK. Il a ensuite passé cinq ans dans une prison iranienne. Il affirme avoir rompu tous ses liens avec le MEK lorsqu'il a été emprisonné.

[22]           Après sa sortie de prison, les autorités iraniennes ont continué à harceler le demandeur et sa famille. En 1990, il a été arrêté de nouveau et torturé par ses geôliers, qui voulaient obtenir de lui des renseignements sur le MEK.

 

[23]           En novembre 1993, M. Momenzadeh Tameh s'est enfui d'Iran. Après son arrivée au Canada, il y a demandé et obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention.

 

[24]           En 1994, M. Momenzadeh Tameh a présenté une demande de résidence permanente au Canada. Dans le cadre de l'examen de sa demande, il a été interrogé par une agente de Citoyenneté et Immigration Canada, Mme Karen Gordon, en août 2001. Après cet entretien, Mme Gordon a établi un rapport où elle notait que le demandeur pourrait ne pas être admissible au Canada sous le régime de l'article 19 de la Loi sur l'immigration, alors en vigueur, au motif de son appartenance à une organisation terroriste. L'article 19 de la Loi sur l'immigration est la version précédente de l'article 34 de la LIPR.

 

[25]           Après avoir analysé les faits du dossier, Mme Gordon recommandait dans son rapport que soit accordée à M. Momenzadeh Tameh une dispense ministérielle sous le régime de l'alinéa 19(1)f) de la Loi sur l'immigration, de manière qu'il puisse obtenir la résidence permanente.

 

[26]           Entre autres observations, Mme Gordon définissait dans le même rapport la participation de M. Momenzadeh Tameh aux activités du MEK comme [TRADUCTION] « peu importante et de niveau peu élevé ». Elle y notait également que le demandeur ne paraissait présenter aucun danger pour la société canadienne.

 

[27]           Nous ne savons pas exactement comment a évolué la demande de résidence permanente de M. Momenzadeh Tameh au cours des quelques années qui ont suivi. Ce que nous savons, c'est que, à un moment donné, son dossier a été communiqué à l'Agence des services frontaliers du Canada pour complément d'examen sous le régime de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, nouvellement promulguée.

 

[28]           En 2005, M. Alain Jolicoeur, président de l'Agence des services frontaliers du Canada, a établi à l'intention du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile un document désigné « Note d'information » touchant la demande de dispense ministérielle de M. Momenzadeh Tameh.

 

[29]           Conformément à la procédure exposée dans le guide intitulé « Évaluation de l'interdiction de territoire », on a communiqué à M. Momenzadeh Tameh un état provisoire de la note d'information et on lui a accordé la possibilité de présenter des observations complémentaires en réponse à ce document, ce qu'il a fait. La note d'information, accompagnée de l'ensemble des observations de M. Momenzadeh Tameh et du rapport de Mme Gordon, a ensuite été communiquée au ministre pour examen.

 

[30]           Après avoir passé en revue certains des faits et circonstances relatifs à la situation de M. Momenzadeh Tameh, l'auteur de la note d'information recommandait de lui refuser la dispense ministérielle. Il s'exprimait à ce propos dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

Le MEK est une organisation désignée comme entité terroriste par le gouvernement du Canada pour l'application de la partie II.1 du Code criminel du Canada. M. Momenzadeh‑Tameh a purgé en Iran une peine d'emprisonnement de cinq ans pour ses activités au sein du MEK. Il affirme qu'il était un sympathisant et non un membre à part entière du MEK, mais les activités auxquelles il s'est livré pour le compte de celui‑ci sont plus que celles d'un simple sympathisant : il rédigeait et distribuait de la propagande antigouvernementale, écrivait des slogans sur les murs, organisait des manifestations, faisait des contributions pécuniaires au groupe et en cachait des membres chez lui. En mai 1982, M. Momenzadeh‑Tameh a été promu au rang de chef d'une cellule de résistance du MEK. Les activités qu'il exerçait de son propre aveu montrent qu'il était plus qu'un simple sympathisant de ce groupe.

 

Bien qu'il ne se considère peut-être pas lui-même comme ayant été membre du MEK, les actions de M. Momenzadeh‑Tameh peuvent être dites avoir favorisé la réalisation des objectifs de cette organisation. Le fait de favoriser la réalisation des objectifs d'une organisation qu'on sait avoir été impliquée dans les actes énumérés à l'article 34 de la LIPR constitue un aspect essentiel du maintien de son fonctionnement. Selon la jurisprudence applicable, il n'est pas nécessaire que la personne considérée ait elle-même commis un acte terroriste ou participe à la direction de l'organisation : il suffit qu'elle soit au courant de la nature essentielle de cette dernière et qu'il y ait une manifestation objective de la volonté de participer à ses activités. Or M. Momenzadeh‑Tameh a déclaré explicitement être au courant du fait que le MEK employait la violence au service de sa cause. Il possédait donc la connaissance nécessaire de la nature de l'organisation et, par ses activités, il a directement contribué à la réalisation des objectifs du MEK.

 

Bien que M. Momenzadeh‑Tameh paraisse s'être établi au Canada, son appartenance au MEK, les activités auxquelles il s'est livré pour le compte de ce dernier et sa profonde inféodation à une organisation résolue à utiliser la violence pour atteindre ses objectifs politiques l'emportent sur tout facteur d'intérêt national qui permettrait à l'ASFC de recommander l'octroi d'une dispense ministérielle au demandeur. Par conséquent, nous estimons que la présence au Canada de M. Momenzadeh‑Tameh est préjudiciable à l'intérêt national.

 

Si vous souscrivez à notre recommandation, la résidence permanente ne sera pas accordée à M. Momenzadeh‑Tameh. Ce dernier a cependant au Canada le statut de réfugié au sens de la Convention. Aucun élément ne donne pour l'instant à penser qu'il constitue un danger pour la société, de sorte que, selon l'article 115 de la LIPR, il ne peut faire l'objet d'une mesure de renvoi.

 

Si vous ne souscrivez pas à notre recommandation et que les motifs de votre décision ne figurent pas dans l'exposé ci‑dessus, veuillez motiver celle‑ci.

 

 

[31]           Le 15 novembre 2007, le ministre Day a accepté la recommandation de M. Jolicoeur et a rejeté la demande de dispense ministérielle de M. Momenzadeh Tameh. Il n'est pas contesté que, comme le ministre a accepté la recommandation formulée dans la note de M. Jolicoeur, le texte de cette dernière doit être considéré comme l'exposé des motifs de sa décision; voir le paragraphe 62 de Miller, précitée.

 

[32]           C'est la décision du ministre de rejeter la demande de dispense ministérielle de M. Momenzadeh Tameh qui fait l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

La norme de contrôle

[33]           Comme je le disais au début du présent exposé, M. Momenzadeh Tameh met deux questions en litige dans la présente demande. Premièrement, il affirme que le ministre a commis une erreur en omettant de prendre en considération des facteurs pertinents dans le cadre de l'exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 34(2) de la LIPR. Le demandeur soutient en outre que le ministre a manqué à son obligation d'agir équitablement envers lui en n'étayant pas sa décision de motifs suffisants.

 

[34]           Pour ce qui concerne le fond de la décision du ministre, toute décision portant acceptation ou rejet d'une demande de dispense ministérielle est de nature discrétionnaire et commande donc un niveau élevé de retenue judiciaire; voir les décisions précitées Miller, au paragraphe 42, et Al‑Yamani, aux paragraphes 38 et 39.

 

[35]           Comme la Cour suprême du Canada l'explique au paragraphe 51 de Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] A.C.S. no 9, la norme de la raisonnabilité s'applique généralement aux questions qui touchent l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire. Il en va particulièrement ainsi lorsque, comme c'est ici le cas, le ministre ne peut déléguer le pouvoir qui lui est conféré et qu'il possède lui-même une expertise considérable dans le domaine considéré (qui est en l'occurrence celui de la sécurité et de l'intérêt nationaux).

 

[36]           Par conséquent, je pense comme les parties que la décision du ministre doit être contrôlée au fond suivant la norme de la décision raisonnable. Lorsqu'elle contrôle une décision selon cette norme, la cour de révision doit prendre en considération la justification de cette décision, la transparence et l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que l'appartenance de ladite décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit; voir le paragraphe 47 de Dunsmuir.

[37]           Étant donné ma conclusion touchant la première question en litige, il ne sera pas nécessaire d'examiner la question de la norme de contrôle applicable au point de savoir si les motifs du ministre sont suffisants.

 

Analyse

[38]           Comme je le notais à la section précédente, la décision d'accorder ou de refuser une dispense ministérielle sous le régime du paragraphe 34(2) de la LIPR est de nature hautement discrétionnaire. Il appartient au ministre de décider le poids relatif à attribuer aux divers éléments de la preuve, et ce n'est pas le rôle de la cour de révision de critiquer son raisonnement à cet égard; voir le paragraphe 34 de Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1.

[39]           Cela dit, le ministre ne peut évaluer et peser tous les facteurs pertinents de manière approfondie que s'il est pleinement et impartialement informé de ces facteurs. Or, pour les motifs dont l'exposé suit, je suis convaincue que tel n'a pas été le cas dans la présente affaire, de sorte que le ministre a omis de prendre en considération des éléments pertinents.

 

[40]           Avant d'examiner au fond la décision du ministre en fonction du critère de la décision raisonnable, il me paraît utile de rappeler que, dans une demande de dispense ministérielle présentée sous le régime du paragraphe 34(2) de la LIPR, c'est sur le demandeur que pèse la charge de convaincre le ministre que sa présence au Canada ne serait pas préjudiciable à l'intérêt national; voir les décisions précitées Miller, au paragraphe 64, et Al‑Yamani, au paragraphe 69.

[41]           Comme on l'a vu plus haut, les lignes directrices intitulées « Évaluation de l'interdiction de territoire » visent à aider le ministre à établir si le maintien de la présence au Canada du demandeur de dispense serait préjudiciable à l'intérêt national. De telles lignes directrices constituent un indicateur utile de ce que serait une interprétation raisonnable du pouvoir conféré par le paragraphe 34(2) de la LIPR; voir Al‑Yamani, au paragraphe 70.

 

[42]           Le point de savoir si l'on est arrivé à une décision donnée d'une manière contraire à des lignes directrices ministérielles est un moyen parmi d'autres d'établir si cette décision constitue un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi; voir le paragraphe 72 de Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, et le paragraphe 56 de Naeem.

 

[43]           S'il n'est aucunement nécessaire que le ministre prenne en considération chacun des nombreux facteurs énumérés dans les lignes directrices pour l'examen de chaque demande de dispense ministérielle, il lui incombe de tenir compte des facteurs essentiels relatifs aux motifs invoqués à l'appui de la demande examinée; voir Al‑Yamani, au paragraphe 91.

 

[44]           Le paragraphe 13.6 du document « Évaluation de l'interdiction de territoire » explique dans les termes suivants le concept d'intérêt national :

            Les personnes qui ont été mêlées à des actes touchant l'espionnage, le terrorisme, les violations des droits humains et la subversion et les membres d'organisations qui se livrent à ce genre d'activités, notamment le crime organisé, sont interdites de territoire au Canada. Le motif d'interdiction de territoire peut être levé si le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a la certitude que leur entrée au Canada ne va pas à l'encontre de l'intérêt national.

            Tandis que la réadaptation d'un criminel est spécifique et aboutit à une décision que la personne est peu susceptible d'enfreindre à nouveau la loi, le concept de l'intérêt national est beaucoup plus large. La prise en compte de l'intérêt national suppose l'évaluation et la pesée de tous les facteurs touchant l'entrée du demandeur par rapport aux objectifs officiels de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, de même que les intérêts et obligations du Canada à l'échelon intérieur et international.

 

            Le paragraphe 13.7 de ces lignes directrices propose aux fonctionnaires du ministère des conseils pour la rédaction des observations destinées à aider le ministre à décider les demandes de dispense ministérielle.

 

 

[45]           Dans le but de faire en sorte que les observations établies à l'intention du ministre prennent en compte les facteurs pertinents, le paragraphe 13.7 des lignes directrices stipule que, « [a]fin d'évaluer la situation actuelle du demandeur en ce qui a trait au motif d'interdiction de territoire, on doit fournir des preuves à l'appui des questions énoncées dans le tableau qui suit [...] ».

 

[46]           Les lignes directrices énumèrent ensuite de nombreuses questions à prendre en considération dans l'établissement d'une recommandation à l'intention du ministre touchant une demande de dispense ministérielle. Après avoir dressé la liste des questions pertinentes à traiter dans la note d'information destinée au ministre, les auteurs des lignes directrices formulent la conclusion suivante :

La recommandation doit être justifiée.

 

La justification doit démontrer qu'une évaluation approfondie a été faite et que tous les facteurs touchant l'entrée de la personne ont été considérés, le tout conformément à ce qui a été exposé concernant l'intérêt national à la section 13.6 du présent chapitre, portant sur l'intérêt national.

 

Un examen attentif de l'affaire me convainc que, malgré le degré élevé de retenue judiciaire que commandent les décisions ministérielles de la nature de celle qui est ici en litige, il convient d'annuler la décision du ministre Day, au motif que la justification donnée du rejet de la demande de dispense ministérielle de M. Momenzadeh Tameh ne témoigne pas d'une évaluation approfondie ni d'une prise en considération de tous les facteurs pertinents.

 

 

[47]           Par exemple, l'une des questions définies par les lignes directrices comme pertinentes pour l'examen des demandes de dispense ministérielle est la suivante : « La personne a‑t‑elle adopté les valeurs démocratiques de la société canadienne? »

 

[48]           Les lignes directrices formulent un certain nombre de sous-questions destinées à permettre de mieux répondre à cette question :

     -      Quelle est l'attitude actuelle du demandeur à l'égard du régime/de l'organisation, de son appartenance et de ses activités au nom du régime/de l'organisation?

 

     -      Le demandeur partage‑t‑il encore les valeurs et le mode de vie reconnus pour être associés à l'organisation?

 

 

[49]           Les lignes directrices proposent cette autre question : « Les liens avec le régime/l'organisation ont‑ils été tous rompus? » Parmi les sous-questions correspondantes, on trouve celles‑ci :

     -      Quels sont les détails concernant sa dissociation du régime/de l'organisation? Le demandeur s'est‑il dissocié du régime/de l'organisation à la première occasion?

 

[50]           L'examen de la note d'information communiquée au ministre dans la présente espèce révèle que les éléments de preuve disponibles sur ces points n'y sont pas pris en considération de manière impartiale.

[51]           Par exemple, pour ce qui concerne l'attitude actuelle de M. Momenzadeh Tameh envers le MEK, la note d'information porte que [TRADUCTION] « M. Momenzadeh Tameh affirme avoir rompu tous ses liens avec le MEK lorsqu'il a été emprisonné ». Cette déclaration est vraie dans ses limites, mais elle ne donne pas au ministre une récapitulation complète et impartiale des éléments de preuve disponibles sur ce point.

 

[52]           Le dossier donne à penser que M. Momenzadeh Tameh a manifesté au cours de son évolution le désir de se détacher du MEK, comme en témoigne le fait que, lorsque cette organisation a essayé de le recruter de nouveau en 1991, il a refusé de renouer des liens avec elle. L'avocate du ministre a concédé à l'audience que c'était là un facteur pertinent dont la note d'information ne faisait pas mention.

 

[53]           On trouve d'autres renseignements sur l'attitude actuelle de M. Momenzadeh Tameh à l'égard du MEK dans le rapport que Mme Gordon a établi sur l'entretien qu'elle a eu avec lui en août 2001, où elle notait ce qui suit :

[TRADUCTION] [I]l a une attitude très négative envers [le MEK]. Il a déclaré que ces gens sont dans l'erreur et qu'ils ont gâché sa vie. Il a expliqué qu'il est encore opposé au régime iranien, à cause de ses actions, mais qu'il est aussi contre le MEK. Il ne pense pas que ce dernier soit meilleur que le régime.

 

 

[54]           Mme Gordon décrit ensuite M. Momenzadeh Tameh comme s'étant montré [TRADUCTION] « franc et coopératif » durant l'entretien, et note qu'il a manifesté des émotions très fortes à l'égard du MEK. Il ressort à l'évidence de la lecture de l'ensemble du rapport de Mme Gordon qu'elle considérait comme entièrement crédible le désaveu des actions du MEK exprimé par le demandeur.

 

[55]           Pour étayer sa recommandation favorable à l'octroi d'une dispense ministérielle à M. Momenzadeh Tameh, Mme Gordon donne des détails sur l'attitude de ce dernier envers le MEK :

[TRADUCTION] Le demandeur a déclaré qu'il n'appuie plus le MEK et éprouve des sentiments très défavorables à son égard. Lorsque nous avons discuté de ce sujet, il s'est montré très catégorique touchant son opinion négative du MEK et a déclaré que celui‑ci avait fondamentalement gâché sa vie. Il a expliqué qu'il se demande souvent pourquoi il s'est lié à cette organisation et que, avec le recul, il voudrait ne l'avoir jamais fait. Le demandeur a exprimé d'un ton très énergique ses opinions sur le MEK.

 

 

[56]           Il est vrai que le rapport de Mme Gordon était joint en annexe à la note d'information, mais celle‑ci ne fait mention d'aucun des éléments que nous venons de passer en revue. Étant donné la charge de travail des ministres, je pense comme le juge Strayer que le simple fait que certains documents aient été annexés à la note d'information ne suffit pas à démontrer que le ministre ait effectivement pris en considération les renseignements qu'ils contiennent, s'ils sont hautement pertinents pour l'examen de la demande de dispense ministérielle; voir Kanaan c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 241, au paragraphe 4. Voir aussi Soe c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 461, aux paragraphes 19 à 22.

 

[57]           En outre, même si le décideur n'est pas tenu de faire état de chaque élément de preuve qu'il a pris en considération, plus sont probants les éléments dont il ne fait pas mention dans l'exposé des motifs de sa décision, plus il est probable que la cour de révision conclura qu'il n'en a pas tenu compte; voir les paragraphes 14 à 17 de Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [1998] A.C.F. no 1425, 157 F.T.R. 35.

 

[58]           Je note que M. Momenzadeh Tameh a soulevé la question de savoir si le rapport de Mme Gordon constitue une « recommandation » au sens du document « Évaluation de l'interdiction de territoire ». Je n'ai pas à trancher cette question aux fins de la présente demande. Que ce rapport constitue ou non une « recommandation », il contenait des renseignements manifestement probants touchant la demande de dispense ministérielle de M. Momenzadeh Tameh, auxquels la note d'information aurait dû faire explicitement référence.

 

[59]           Avant de passer à un autre sujet, j'aimerais faire observer que l'impression créée par l'absence dans la note d'information de mentions explicites des éléments de preuve passés en revue plus haut est d'autant plus propre à induire en erreur que le paragraphe de conclusion de la section « Recommandation » de la note d'information fait état sans nuances de la [TRADUCTION] « profonde inféodation [du demandeur] à une organisation résolue à utiliser la violence pour atteindre ses objectifs politiques ».

 

[60]           Une autre question que les lignes directrices invitent à se poser est celle de savoir si l'entrée du demandeur au Canada choquerait le public canadien. Parmi les sous-questions correspondantes, on trouve la suivante : « A‑t‑on la preuve que la personne ne connaissait pas les atrocités ou activités terroristes/criminelles commises par le régime/l'organisation? »

[61]           Concernant ce point, la note d'information porte ce qui suit : [TRADUCTION] « M. Momenzadeh‑Tameh a déclaré explicitement être au courant du fait que le MEK employait la violence au service de sa cause. Il possédait donc la connaissance nécessaire de la nature de l'organisation et, par ses activités, il a directement contribué à la réalisation des objectifs du MEK. »

 

[62]           Ici encore, les renseignements communiqués au ministre, bien que formellement vrais, ne constituent pas une récapitulation complète ni impartiale des éléments de preuve pertinents. Le passage cité ci‑dessus, en effet, ne dit rien du moment où M. Momenzadeh Tameh a été informé du rôle de la violence dans la stratégie du MEK.

[63]           Les observations en date du 3 octobre 2005 adressées au ministre par le demandeur traitent explicitement cette question. Selon M. Momenzadeh Tameh, le MEK, au moment où il y a adhéré, était un parti politique légitime se présentant comme une solution de rechange pacifique, et non une organisation terroriste.

 

[64]           M. Momenzadeh Tameh a en outre déclaré que ce n'est qu'après avoir été emprisonné qu'il avait été informé des moyens violents mis en œuvre par le MEK. C'est cette révélation qui l'avait amené à rompre ses liens avec l'organisation.

 

[65]           Il est à noter que la preuve indépendante touchant l'évolution du MEK corrobore dans une certaine mesure les dires du demandeur sur ce point. Les renseignements sur l'état du pays que contient le dossier donnent en effet à penser que le MEK, bien qu'il ait eu recours à la violence au début des années 1970, s'est limité, dans les deux ou trois premières années qui ont suivi le renversement du Shah (soit de 1979 à 1981), à une action d'opposition non violente au régime islamique qui s'était instauré en Iran. Or c'est au cours de cette période que M. Momenzadeh Tameh a commencé à travailler pour le MEK.

 

[66]           Ce n'est qu'au milieu de 1981, après avoir fait l'objet d'une série de mesures répressives, que le MEK a commencé à recourir à la violence, y compris au terrorisme, pour parvenir à ses fins politiques.

 

[67]           Il appartenait au ministre de décider le poids qu'il convenait d'attribuer aux déclarations de M. Momenzadeh Tameh concernant ce qu'il savait des activités terroristes du MEK et du moment où il en avait pris connaissance. Cependant, s'il se trouve que le ministre n'avait pas été informé de ces éléments manifestement pertinents, il ne pouvait évaluer ni peser tous les facteurs pertinents pour établir si la présence du demandeur au Canada serait préjudiciable à l'intérêt national.

 

Conclusion

[68]           Le fait que des éléments de preuve manifestement pertinents ne soient pas mentionnés dans la note d'information signifie que la décision contrôlée n'était pas justifiée, ni ne remplissait les conditions de la transparence et de l'intelligibilité du processus décisionnel. En outre, comme le ministre n'a pas examiné ni pesé la totalité des facteurs pertinents dans l'évaluation de la demande de dispense ministérielle de M. Momenzadeh Tameh, on ne peut dire que sa décision appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[69]           En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

Certification

[70]           Ni l'une ni l'autre des parties n'a proposé de question à certifier, et la présente espèce ne justifie la certification d'aucune.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

 

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l'affaire est renvoyée au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile pour réexamen.

 

            2.         Aucune question grave de portée générale n'a été proposée, et aucune question n'est certifiée.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑228‑08

 

INTITULÉ :                                                   MORTEZA MOMENZADEH TAMEH

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

                                                                        ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           Le 16 juillet 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 18 juillet 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Shane Molyneaux

 

POUR LE DEMANDEUR

Helen Park

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Elgin, Cannon & Associates

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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